Bien au delà de l’horizon
Me promenant sur la côte Est de l’île j’aperçus pour la première fois à une demi-lieue au large les contours d’une autre île. Celle-ci se détachait à peine de la ligne d’horizon, je me penchai alors m’appuyant sur ma canne, clignai des yeux et la vis alors. Je crus d’abord à un fantôme d’île ; vous pensez bien, cela fait 87 ans que je suis là, enfin là sans être là puisque je naviguais autrefois, mais peu importe, reprenons… 87 ans… oui, je suis né à Ouessant en 1926 et, croyez-moi, jamais il n’y a eu d’île ici au large de la côte Est. D’abord je me suis dit que c’était une hallucination et que mes pauvres yeux me jouaient des tours ; alors je les ai frottés et j’ai continué à marcher.
- Ne regarde plus là-bas, regarde tes pieds, regarde la lande, me répétai-je la mer est changeante, ensorcelante comme une femme, une sorcière, tu le sais bien,
mais je ne pouvais pas m’en empêcher. J’allais vers elle comme tous les matins, fidèle à notre rendez-vous ; hiver, été, pluie ou brouillard, soleil, mer d’huile, jamais nous ne nous étions manqués.
Je ne la voyais pas bien cette île ; elle disparaissait dans les creux de vagues, réapparaissait, semblait se rapprocher, disparaissait à nouveau. J’ai continué mon chemin au plus loin que j’ai pu. Ce n’était pas facile, c’était même périlleux pour mon âge ; il avait plu la veille et de grandes mares s’étaient formées m’obligeant à les contourner en montant un peu sur les talus. J’ai failli tomber plusieurs fois d’autant plus que je ne voulais pas la perdre, cette nouvelle née mais elle s’échappait quand même de temps en temps. Angoisse terrible qui me serrait alors le cœur. Il fallait qu’elle soit là, que je la découvre, que je vois de quoi elle était faite, quelle taille elle avait ; il fallait que je la fasse mienne cette terre de l’au-delà.
Je suis arrivé tant bien que mal au chaos de rochers où il y a une pierre plate, celle sur laquelle je m’assieds les soirs d’été pour fumer ma pipe. Elle était là ma pierre, blanche, d’un blanc presque phosphorescent dans le petit matin ; elle m’a semblé plus longue comme si quelqu’un tout d’un coup voulait s’inviter et s’asseoir à côté de moi.
Cela faisait un bon bout de temps que je n’étais pas venu ; depuis cet hiver, je m’arrête avant, sur le petit banc ; j’ai bien l’idée d’aller plus loin mais le souffle me manque. C’était toujours aussi grandiose que dans mes souvenirs. A force d’être en face des choses on ne dit pas, on ne dit plus combien elles sont magnifiques, on ne dit rien, on se tait, on fait comme si, comme si tout était normal mais une beauté pareille, une telle sauvagerie c’est quelque chose ; les mots, personne ne les trouve les mots. Ils ne sont plus dans la bouche, ni même dans la tête, ils viennent d’ailleurs. Autre langage que personne ne comprend, chacun pour soi. Comment dire les récifs noirs, déchiquetés, entassés par quelques forces surnaturelles les uns sur les autres et là, à quelques mètres, en contrebas, la mer ? J’entendais les vagues qui s’écrasaient contre les rochers, j’entendais l’eau quelques secondes après qui s’enfuyait et revenait à l’immensité mer ; je devinais les jaillissements, les bouillonnements, l’écume, le calme retrouvé, la vague qui se forme et qui, à nouveau, infatigable, part à l’assaut de la terre, éclate, explose ; de là où j’étais, assis, je ne voyais rien. Il aurait fallu que je m’approche du bord ; j’étais trop fatigué et puis surtout j’étais si intrigué ; l’île était toujours là.
Quelle heure pouvait-il bien être ? Je n’en avais aucune idée. Ce matin, il faisait encore nuit quand je me suis réveillé. Aucune lumière ne filtrait au travers des volets. Je suis resté un long moment tranquille, serein, j’avais passé une bonne nuit et me sentais apaisé. J’ai attendu flânant dans mes souvenirs que l’horloge de la cuisine sonne; j’ai attendu un bon moment lissant de chaque côté de moi le drap ; il était doux. Draps d’autrefois en fil blanc ; je me souviens de ma grand-mère l’aiguille à la main qui, à la veillée, près de la cheminée, brodait ; de la moustache de mon père, à moins que ce ne soit le cadre sur le mur qui l’impose dans ma tête ; je me souviens du rire puis, plus tard, des larmes de la mère.
Des souvenirs, il ne me reste que des souvenirs car ils ne sont plus là. Souvenirs de la cour de l’école, souvenirs de voyage, c’est que j’ai bourlingué partout ; matelot j’étais et puis d’autres souvenirs dont il ne faut point parler ; ceux qui des années plus tard continuent à vous faire mal, à vous hacher l’intérieur. Je n’avais ni froid ni chaud ; j’étais bien. Didou, ma chatte dormait à mes pieds ; je ne voulais pas bouger de crainte de la réveiller, elle est vieille, elle aussi.
Le jour s’est enfin levé, je me suis levé avec lui. Curieuse atmosphère ; le silence enveloppait les choses ; un silence profond, absolu qui m’a presque fait peur ; l’horloge s’était arrêtée, les 2 aiguilles en haut, minuit pile ; et pourquoi Didou refusait-elle maintenant de sortir au jardin se frottant contre moi, le poil tout hérissé ? Je suis resté sur le pas de la porte, la nuit se raccrochait, elle ne voulait pas fuir à l’ouest et attendait ; qu’attendait-elle noire et sombre comme un suaire ? Une odeur d’iode, de varech, de mer entêtante, troublante et ça y était ma décision était prise, il fallait que j’y aille ; que j’aille au rendez-vous ; j’ai fait quelques pas et c’est alors que je la vis. L’île ! bien sûr l’île dont je ne peux maintenant détacher mes yeux. Elle est d’une couleur qui n’existe pas, qui ne ressemble à aucune autre couleur. C’est impossible à décrire une couleur. Essayez, vous, d’expliquer à un aveugle ce qu’est un jaune, un rouge ; pourquoi et comment le bleu de la mer vire brusquement au gris, au noir, au vert. Alors une couleur inconnue…. Ses contours, sa matière sont mouvants comme des algues. Proche et absente tout d’un coup, scintillante comme une pluie d’étoiles, se resserrant sur elle-même puis s’étirant souple et féline. J’attends, j’attends une accalmie, un temps mort entre deux vagues pour distinguer quelques détails ; peine perdue elle s’échappe quand je veux la fixer, me rattrape, m’enveloppe de son odeur quand je ferme les yeux.
- Mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’arrive ? L’Ankou[1] , c’est peut-être l’Ankou qui t’appelle ; peut-être bien qu’elle veut te prendre, là, tout de suite, comme tu es, assis sur ta pierre ; tu aurais dû te préparer, t’arranger, tu ne ressembles à rien avec ton bonnet sur la tête, ta vareuse de drap noir un peu tachée et tes vieilles chaussures.
J’ouvre grand les yeux, je veux emporter là-bas, dans l’ailleurs, la mer, l’image de la mer, la garder en moi pour des jours et des jours, enfin, pour ce qu’il y a devant, ce qu’on pressent mais ne connaît pas, cet au-delà qui nous échappe. La mer n’est plus là ; c’est incroyable ; les mouettes, les goélands, les rochers, le fracas, les tourbillons, plus rien n’est là et pourtant rien ne manque.
- La mer, je veux la mer. Elle réapparaît. Quelle frayeur !
- Mais le rocher où est-il ? Un éclair, il est là !
- Ma maison ? Mon potager ? J’y suis
- Didou ? Je la sens se frotter contre ma jambe…
- Les autres ? le Pierre ? Il me tape sur l’épaule…
Je ne comprends rien, c’est trop étrange, je suis seul et pourtant ils sont tous là, les vieux copains, l’adjudant-chef et même l’inconnu qui buvait un rhum en hurlant comme un fou au bar du port à Port Saïd.
Il suffit que je pense à eux et ils apparaissent laissant la place à d’autres lorsqu’ils quittent ma pensée. Je suis ici et là-bas en même temps, je suis hier et peut-être même demain. Plus aucun repère, je saute les âges, traverse les époques, revis les instants. C’en est fait, je suis sur l’île à présent. Je vois en face, de l’autre côté, le clocher de Lampaul, j’aperçois le Créac’h. Mon souffle, il faut que je reprenne mon souffle, que la machine s’arrête un peu, que j’appréhende ce nouveau monde, que je domestique mes pensées puisqu’il suffit d’une image, d’un souvenir pour qu’il apparaisse.
- Fais le vide, ne pense à rien, ne pense à personne… surtout, ne pense pas à elle !
Trop tard, elle est là ; plus belle que jamais. Alors tout m’est revenu, notre rencontre, le regard partagé à la tombée de la nuit sur le pont du « Conquérant », ses cheveux, sa masse de cheveux roux qui flambait dans le vent. C’était il y a longtemps, nous étions jeunes. Je n’avais pas pu résister. Je m’étais approchée d’elle poussé par une force irrésistible, hypnotisé. J’avais pris sa tête entre mes mains, elle ne s’était pas débattue, au contraire, elle avait juste entre-ouvert les lèvres. Je m’étais penché, elle s’était alors offerte.
Le temps est passé, combien d’années sans elle ?
Passé et présent se jouent maintenant de nous. Nos lèvres se cherchent, se trouvent, salées des embruns de mer, fraîches ; nos bouches s’ouvrent, nos langues se mêlent, se démêlent, s’emmêlent. Elle se colle contre moi et je l’embrase ; je la veux encore cette femme, je veux l’étreindre, je veux la posséder, je veux la prendre, je veux l’entendre hurler de plaisir, je veux… Je retrouve toutes mes sensations d’antan. Le vieil homme disparaît, l’amant retrouve sa belle. Elle danse sous moi et je suis ébloui ; mon sexe durcit ; tout me revient ; sa peau… Jamais peau ne fût plus explorée, plus caressée que la sienne. Ma langue, mes doigts, mon corps entier retrouvent leurs chemins, l’effleurent, l’étreignent. Corps de déesse, déesse du feu, de l’amour, de la passion à nouveau contre le mien. Le plaisir est là, jouissance infinie ; je me perds en elle.
- Pourquoi m’as-tu tuée ?
Foudre sur moi, sur nous, je ne peux y échapper, je pense à lui ; c’est lui, oui je le jure, que je voulais tuer. Il apparaît alors et c’est sa tête hideuse que je garde en moi sans pouvoir m’en échapper ; sa tête, ses mains, ses mains qui s’étaient posées sur elle. Son sourire insupportable, il me nargue, il me défie, il se cramponne à moi, je ne vois plus que lui. Cette image ne me quitte pas ; elle ne me quittera plus je le sais, c’en est fini de moi. C’est lui que j’ai en tête.
Oublier ma terre, oublier la mer mais est-ce possible d’oublier la mer ? Oublier tout ce qui a fait de moi un homme, m’oublier moi-même et m’obliger à ne penser qu’à elle, à elle seule. J’ai peut-être une chance, une toute petite chance de la garder pour moi, contre moi.
Elle, ne penser qu’à elle … Elle, ne penser qu’à elle…. Elle, ne penser qu’à elle, encore et encore…..
Elle….. Elle…..
La brume va se lever, bientôt tout disparaîtra, nous arriverons au bout du bout, au-delà de l’horizon, de l’autre côté du miroir ; la longue, la très longue aventure commence.
Elle, ne penser qu’à elle … encore…et encore….