Chemin de traverse
Jeanne Sialelli
Chemin
de traverse
Roman
1
L’église était pleine. Cela lui a fait du bien de voir tant de monde et pourtant elle n’en connaissait pas beaucoup. Elle s’est avancée entourée de ses trois enfants. L’aîné, une bonne trentaine d’homme bien nourri était engoncé dans un costume sombre qu’il avait dû emprunter car il n’était pas à sa taille. On ne voyait dans cette assemblée toute vêtue de noir que ses poignets de chemise, d’un blanc éclatant qui dépassaient de chaque côté de son corps.
Une pie, il ressemble à une bonne grosse pie, a-t-elle pensé ; pourtant les pies sont bavardes, il ne l’est pas tellement mais il a, comme elles, le poil lisse et l’œil vif.
Cela l’a fait rire ; enfin rire intérieurement, il eût été très contraire aux bonnes manières qu’elle se laisse un peu aller. Antoine, lui, était comme à son ordinaire, en jean et baskets. Elle a remarqué qu’il avait mis une cravate ; jamais, non jamais elle ne lui en avait vu porter une. Elle savait combien lui et Célia, la petite dernière, la chouchoute, la préférée comme le disaient ses frères étaient anéantis. Tout avait été si vite, trop vite ; il n’y avait qu’elle qui avait immédiatement compris, dès les premiers jours, que tout était terminé, que Philippe allait mourir, que leurs chemins se séparaient. Intuition puis certitude. Eux, ils avaient préféré esquiver l’inévitable ; ils avaient fait leurs les messages d’espoir des médecins et les distillaient à tous, familles et amis ; Philippe, leur père les avait aidés déniant la maladie ; mort, aujourd’hui, guéri.
– Chers amis. Dieu a rappelé à Lui Philippe. Nous sommes tous réunis dans cette église pour entourer de notre amour Madeleine, son épouse, Bernard, Célia et Antoine ses enfants et leurs enfants. Leur peine est immense. Le jour viendra, nous le savons, où rassemblés à nouveau dans la maison du Père…
C’est à ce moment-là, tout de suite, qu’elle a décroché. Son regard est passé au-delà du catafalque posé devant elle, au-delà des ombres en robes qui s’agitaient, au-delà des murs de l’église…
La maison du père, oui bien sûr, là-bas en Savoie, le chalet dominant la vallée, la montagne en face, l’aigle qui plane ; elle a revu la haie de peupliers, elle s’est souvenu du plus grand que la foudre avait décapité ; elle a revu le grand champ devant la maison, le potager, les haies de framboisiers et les sapins tout autour. C’était leur maison de vacances, loin des bruits et de l’agitation de Chambéry où ils vivaient le reste de l’année, loin des VIP, des invitations, des « Monsieur le Juge », des simulacres et des baisemains.
Un endroit hors du temps, une ancienne ferme isolée au tournant d’une route qui ne menait nulle part. Un hasard, si quelque aventurier venait à passer par là ; le temps était rythmé par le bruit du tracteur du père Morot et les cloches accrochées au cou des vaches qui, au lever du jour, partaient aux champs pour en revenir, démarche lourde, pis gonflés de lait et ballotant en fin d’après-midi. Liberté ; elle et ses frères pouvaient disparaître, faire des cabanes, pêcher dans les ruisseaux, jouer aux indiens ou martyriser le chien, personne ne se souciait d’eux, ne s’inquiétait d’eux à la condition qu’ils réapparaissent à l’heure des repas. Enfance étonnante, dirait-on, enfance dont ils gardaient des souvenirs si différents. L’un disait avoir souffert « d’abandonnite » et toute sa vie avait cherché à capter l’attention de leur père au point de choisir la même voie professionnelle que lui. Juge au tribunal de commerce. Homme sérieux, bien établi. Il avait épousé la fille des Laboratoires Verdier ; un beau mariage. Quatre enfants, un chien ; une réussite que personne ne contestait. L’autre, ses 18 ans à peine atteints, s’était engagé dans la Marine et était parti à l’autre bout du monde. Qu’avait-il fui ou que cherchait-il ? Il ramenait de ses périples tant d’histoires, tant d’anecdotes que c’était l’oncle préféré, celui que leurs enfants adoraient. Une enfance comme la nôtre, une chance disait-il. Liberté, autonomie, le monde devant nous et la confiance de nos parents, il n’y a pas meilleurs ingrédients pour une vie passionnante, de découvertes et d’aventures.
Ils étaient tous là, dans l’église, arrivés de partout, les yeux rougis, le cheveu bien rangé, la mine de circonstance et la circonstance, c’était qu’on allait l’enterrer, lui, son mari, le pater familias, le roc, l’indestructible.
Elle ne les voyait pas, elle était au premier rang ; ils étaient là ; elle les sentait dans son dos.
Elle était arrivée à l’église soutenue par ses fils, Bernard sérieux comme un pape et Antoine qui, revenu de Terre Adélie, un miracle qu’il ait pu sauter dans l’hélicoptère qui les ravitaillait et trouver ensuite des avions de ligne, avait tenu à coucher à la maison où il avait retrouvé son lit d’adolescent. Il avait fallu en passer par là, car « ils » avaient décidé qu’elle avait besoin de réconfort, de ses enfants auprès d’elle. Il n’était pas question de les contrarier ; elle ne s’en sentait pas la force. La bataille était perdue d’avance. Comment leur dire qu’elle aurait préféré qu’il aille chez sa sœur, ou chez son frère, peu importe, qu’elle aurait préféré pouvoir allumer la télévision, regarder une série policière, se faire un plateau repas et être enfin seule. Retirer ses chaussures, bonheur absolu, et se vautrer dans les coussins.
En fin de compte, cela avait été plutôt bénéfique, ils avaient dîné tranquillement sur un coin de table, à la cuisine et, pour ne pas avoir à lui raconter la maladie et les derniers jours de Philippe, elle s’était intéressée à son expédition en terres australes et à ses recherches encore que, les manchots, même en faisant des efforts surhumains, elle s’en fichait du tiers comme du quart. Personne n’était dupe, ni lui, ni elle ; c’est ainsi que le temps avait passé. Avantage : efficace et rapide, c’est lui qui répondait au téléphone, donnait les indications : heure, église, adresse. Il s’acquittait de cette tâche sérieusement notant avec attention le nom des interlocuteurs. Pour tous, il avait le même ton compassé mais rapide redoutant sans doute d’être obligé d’entendre ces sempiternels « courage » « être exceptionnel » et autres fadaises que tous débitaient avec componction.
2
Mauvaise nuit.
Elle n’avait pas le choix, il fallait y aller et chaque heure qui passait la rapprochait de cette obligation écœurante. Ils seraient tous là, tous. Il lui faudrait les embrasser, leur serrer les mains, débusquer derrière leurs yeux embués la chance qu’ils ressentaient de n’être pas à sa place et l’envie que tout cela se termine vite ; ils avaient des obligations : un enterrement, en plein mois de mai, cela tombait mal, très mal ! Elle aussi en avait mais personne ne s’en souciait.
Obligation de vie, de respiration, d’oubli.
Antoine le baroudeur, le grand absent ne la quittait plus ; comment pouvait-il être hâlé à ce point alors qu’il revenait d’étendues glacées ? Était-ce le moment de se poser la question ? Il s’était assis à côté d’elle, à sa droite, au premier rang ; Célia à sa gauche puis Bernard serré dans son costume. Son frère aîné et sa tribu se sont installés au deuxième rang, derrière eux. Visage couperosé, lunettes rondes cerclées, pardessus bien fermé, léger embonpoint et gants, le juge était accompagné de sa femme menue et apparemment frigorifiée.
– C’est encore une idée de Martine ce nœud de cravate énorme ; et ce chapeau à voilette qu’elle a, elle, sur la tête ! Où peut-elle l’avoir dégoté ? On dirait que c’est elle la veuve éplorée ; pitoyable cet accoutrement ; plus bourgeois qu’eux on ne fait pas.
Les enfants sont là, eux aussi, déguisés et un peu perdus ; ils ne connaissent rien à la scène jouée ; c’est leur premier enterrement.
Qu’a-t-elle comme souvenirs de l’enterrement de son grand-père ? Quasiment aucun et pourtant elle l’aimait beaucoup alors ils feront comme elle, ils s’en remettront. En attendant, les filles dans son dos reniflent, c’est agaçant.
Elle était entourée, encerclée, immobile, perdue dans ses pensées. Perdue est le mot car elle n’était nulle part. Elle entendait l’officiant, sursautait quand un enfant faisait grincer sa chaise, se levait, s’asseyait quand il le fallait. Emprisonnée une fois encore.
Elle avait été surprise, contrariée puis finalement contente de voir tout ce monde, tous ces visages connus et inconnus, de sentir ces présences derrière elle. Masse indistincte d’où émergeait tout d’un coup quelqu’un qui s’approchait d’elle. Elle se devait d’écouter, d’embrasser. La cérémonie commencée, le ballet s’était enfin interrompu.
Après, peut-elle le dire maintenant que le jour où on l’enterrait, ce jour-là, elle n’avait rien suivi ou si peu ; sa pensée zigzaguait, souvenirs d’enfance d’abord puis pêle-mêle tous les autres qui dans un grand désordre s’accrochaient, émergeaient, s’imposaient.
Plongée dans le passé. Dans ce magma gluant qui, quoiqu’on fasse, colle à la peau toute la vie.
Les cicatrices de l’enfance qu’elle soit heureuse ou non perdurent à l’âge adulte ; la preuve, elles s’ouvrent à nouveau, autres, déformées, gommées par les années passées, par le poids des autres souvenirs, bons ou mauvais, qui s’accumulent.
Les non-dits, les silences, les interprétations, les secrets de famille se mélangent, forment une bouillie épaisse, lourde, fondations sur lesquelles elle a bâti sa vie. Ce qu’elle sait, cela est sûr, c’est qu’elle a enfoui bon nombre de choses et qu’elle n’a aucune envie d’aller fouiller dans sa mémoire, de disséquer le passé. Il revient par bribes et c’est déjà trop, beaucoup trop à son goût.
S’imposent à elle toutes ces années où elle s’est démenée entre vie professionnelle et vie familiale ; où elle a tenté de concilier les deux. Avec Philippe, aux yeux du monde, ils ont formé une vraie famille. Il était la tête, elle était les jambes. Il pensait, elle agissait. C’est ce sur quoi elle médite alors qu’ils sont tous réunis autour du cercueil. Moment où comme jamais, elle l’a senti encore proche d’elle et dans le même temps si inconnu.
Qui était-il cet homme ? Qu’en savait-elle ? Derrière sa façade de journaliste reconnu, de mari responsable, d’homme engagé, de père un peu sévère y avait-il un autre Philippe qu’elle méconnaissait ?
Depuis qu’elle l’avait entrevu cet autre Philippe, cet inconnu allongé sur son lit ; depuis qu’elle le voyait ne plus pouvoir donner le change, lui qui avait été son mari, était tombé tout d’un coup du piédestal où elle l’avait mis, où elle le maintenait depuis des années coûte que coûte et l’homme nouveau ne lui plaisait pas. Il lui avait fallu trouver vite une solution, trouver tous les moyens pour qu’il recouvre sa place de chef ; c’est là-bas, dans ce lieu inimaginable, qu’elle avait cru trouver ces forces ; à son retour, à 5 heures, elle tentait de les lui insuffler.
C’est impossible d’entrer dans cette vérité et pourtant c’est la seule. La vérité ; il n’y en a pas d’autres. Elle ne peut pas être exposée aux yeux, aux oreilles de tous ; les enfants, les amis ne comprendraient rien. Devoir de la garder secrète.
Madeleine est donc contrainte de raconter ce qu’ils attendent tous : son immense tristesse, le sol qui s’effrite sous ses pas, sa peur d’un avenir sans lui, sa douleur.
Ce n’est pas vrai, elle n’en est pas là, elle n’a aucune idée de ce qu’elle fera demain sans lui ; cela l’angoisse mais ne les regarde pas ; depuis des semaines, elle gère seule sa vie. De plus, ce n’est pas lui, ce n’est plus lui qu’on met en terre, alors elle n’éprouve rien. L’autre, le Philippe qu’elle a connu, qu’elle a aimé s’est dissout depuis si longtemps ; il s’est modifié, elle aussi a changé ; elle s’est transformée, a mué, est devenue autre.
Bouleversée, elle a découvert dans la tourmente qu’elle aussi avait sa face cachée ; elle ne sait plus qui elle est car jamais elle n’aurait pensé faire ce qu’elle a fait.
Rêve, réalité ?
Seul espoir : que le reste de sa vie lui permette d’analyser, de déchiffrer ce qui est arrivé, comment elle a été complice et actrice de sa propre renaissance. Il faut qu’elle comprenne et, pour cela, elle doit, seule face à elle-même, regarder la vérité en face, ne rien trafiquer, ne pas juger.
Les images se bousculent, pêle-mêle, des bribes de pensée confuses, inachevées, tourbillon infernal. Madeleine ferme les yeux.
Car il y a l’autre maintenant dont il faut tenir compte, celle qui est née et qui lui impose ses dictats, la rebelle, Madeleine, sa siamoise, celle que personne ne connait, son double ; c’est elle qui a vécu entre parenthèses ce moment de vie qui n’a appartenu qu’à elle, qu’elle n’a pas vu venir, qu’elle n’a pas prémédité, bien au contraire. Ce moment de vie où débordée, dans sa tête, dans sa vie, dans ses certitudes, elle a agi sans rien comprendre de ce qui lui arrivait.
Tout devait pourtant être inscrit, prévisible. Comment retrouver les indices qui annonçaient ce séisme ?
Il lui faut revenir bien plus en arrière, c’est inévitable, retrouver son passé, son passé intime, secret, dont Philippe ne faisait pas partie ; ce n’est pas qu’elle lui ait volontairement à l’époque caché quelque chose, c’est plutôt qu’à aucun moment il n’avait manifesté l’envie d’en savoir plus sur elle alors elle n’avait pas ressenti la nécessité de lui imposer des confidences. Ce passé oublié tout d’un coup lui saute à la figure ; elle le croyait pourtant enfoui. Expliquerait-il cette folie des derniers temps, cette explosion, ce bouleversement dont elle sort éberluée, comme shootée.
Revisiter son enfance, sa difficulté à être femme à part entière. Combien de portes devra-t-elle ouvrir, combien de jardins secrets, après seulement, elle devra analyser cette période extraordinaire qu’elle vient de vivre ; face à face avec elle-même. Elle en a peur.
C’est instinctivement qu’elle est allée là-bas. Endroit subversif dont elle ne connaissait rien mais qui l’avait tant fait fantasmer, endroit dont elle a franchi la porte et dont elle sait qu’elle est ressortie triomphante mais autre, différente, métamorphosée, inconnue.
C’est par Kim qu’elle en a appris l’existence.
3
Kim,
Rencontre improbable de deux femmes que rien en temps normal n’aurait rapprochées. Un fait divers, une voiture qui s’emballe et vient percuter l’étal du marchand de journaux devant le métro Anvers. Elle était là, Kim était là. Désordre indescriptible, les journaux éparpillés, une femme qui criait et cet homme à terre. Kim partait travailler ; elle, Madeleine, en revenait ; tête contre tête, elles se sont penchées sur lui et immédiatement, comme si les choses étaient naturelles, comme si elles faisaient un numéro de duettistes répété de nombreuses fois, posément, calmement, elles avaient trouvé les gestes, pris les premières décisions en s’accordant parfaitement.
Kim, c’était elle, la femme de la nuit avec laquelle un soir de décembre, à quatre mains, genoux à terre, ensemble, elles avaient lutté pour attendre les secours et retenir en vie un inconnu.
Cadeau de la vie.
L’homme pris en main par d’autres, par le Samu arrivé toutes sirènes hurlantes sur les lieux, naturellement elles se sont relevées, reculées, ont été réabsorbées par la foule, s’en sont extraites et sont allées à la brasserie du Mont d’Or.
Elles se sont assises, ont commandé des vins chauds, ont eu besoin d’un temps de silence, d’un temps de récupération ; elles avaient fait face ensemble et c’est ensemble que, tout d’un coup, brutalement, la gravité des choses, le choc les terrassaient.
Qui étaient-elles, qu’avaient-elles fait ?
Inconnues et déjà amies, sans un mot encore d’échangé, elles se sont souri puis présentées. C’est de là qu’est née leur amitié, improbable puis cachée. Elles avaient leur monde personnel, leur vie, leur univers qu’elles n’avaient pas envie de mettre en commun. Tout comme elles avaient trouvé instinctivement les gestes qui relient à la vie, leur trésor c’était leur rencontre puis par la suite leur complicité et il est des trésors, des secrets, des connivences qu’on ne veut partager avec personne d’autre.
C’est Kim qui lui avait fait entrevoir un autre monde, celui de la nuit, des hommes qui la hantent, des plaisirs cachés, de l’interdit.
Elle n’est pas là aujourd’hui, elle travaille. Madeleine ne l’a pas vue ; elle sait que Philippe est mort, que c’est fini ; c’est bien ainsi.
Kim, c’est son jardin secret que Philippe n’a pas connu car il n’était pas question de mélanger leurs mondes. À Kim et à elle seule, un jour peut-être, elle racontera le grand chambardement, la plongée vers l’inconcevable.
Il n’est pas encore temps car tant que les mots n’ont pas été dits, tant que cette histoire n’est pas écrite noir sur blanc, encre indélébile, tant que tout cela fait partie d’un flou appartenant au passé, n’importe qui, Madeleine la première, peut à tout loisir la déformer, l’enjoliver, la modifier. Madeleine n’aurait alors plus droit à la parole, à sa vérité ; il ne resterait que la lie qui, tôt ou tard, l’étoufferait elle-aussi à son tour.
Est donc venu le temps de la confrontation. Madeleine est face à elle-même, à cette autre qu’elle était, qui lui a échappé et ce, sans concession.
Mais par où commencer car il est question d’une vie, la sienne, qui ne peut être dissociée de celle de Philippe son mari, de leurs enfants, de tous ceux qui les entouraient à l’époque. Il est question d’usurpation et de grands sentiments ; il est question de ce pas qu’elle a franchi en dehors des clous et de la bascule qui a suivi. Il est question d’une femme, une simple femme, de son plongeon brutal dans cet univers inconnu dont elle ne connaissait ni l’existence, ni les usages, ni les règles. Elle n’était sûre que d’une seule chose : il n’y aurait pas d’à peu près, pas de filet de sécurité, les choses étaient binaires : ou elle s’en sortait victorieusement et plus rien ni personne ne l’atteindrait ou elle mourrait avec lui.
Non, pas la mort brutale, le passage de l’état de vivant à celui de mort, mais le long épuisement, l’asphyxie, l’étouffement.
4
Debout, assise quand il le faut, automate obéissante, Madeleine laisse son esprit divaguer.
– Philippe n’est plus là pour me contredire. Pour une fois que ma mémoire vagabonde, celle-là même qu’il n’y a pas si longtemps, je tentais de domestiquer.
Faire revenir du fond de sa mémoire et raconter au présent ce qui s’est passé il y a des années, notre vie commune, tient de l’équilibrisme entre les souvenirs qu’il me semble avoir réellement, souvenirs flous de sensation, de plénitude, quelquefois de joie ou de douleur et l’envie que j’ai de les changer, de les modifier, de recréer un passé qui me plairait mieux, qui répondrait aux désirs reconnus ou non que j’avais autrefois. Univers de bisounours. Philippe et moi la main dans la main, les enfants qui naissent, les premiers mots, les premières dents, les années qui passent, l’amour toujours l’amour, présent comme au premier jour !
Non, ne pas en rajouter, à qui pourrais-je servir une pâtée pareille ? Pas à moi, c’est certain. À mes enfants ? Ils ne sont pas crétins, ils ne cherchent pas à savoir et tout me dit qu’ils ne veulent pas connaître la face cachée des choses.
Il me faudrait sortir les albums photos et avoir le courage d’écrire sous chacune d’entre elles la légende. La vraie.
Ces photos qui sont bien collées, bien rangées, en ligne, comme notre vie a dû apparaître aux yeux des autres.
Philippe est là, Philippe est partout, Philippe faisant du sport, Philippe posant devant ses voitures, Philippe en colloque, Philippe interviewant le Président du Zimbabwe.
De moi, il n’y en a pas ou peu, quelques unes accrochées à lui, d’autres avec un nourrisson dans les bras ; je souris, c’est vrai que je suis fière d’avoir réussi cette chose extraordinaire que font des milliards de femmes : mettre un enfant au monde. Personne ne devine qu’en même temps je regarde cette partie de moi-même qui s’est détachée, vagissante, et que je n’ose pas dire ma déception et mon angoisse ; il est affreux, rougeaud, un avorton ; réflexe de rejet et pourtant je ne peux pas m’en séparer ; le cordon ne sera jamais rompu, nous sommes unis pour la vie.
Et c’est ainsi pour tout. On met des légendes sous les photos ! On raconte des légendes, on croit vivre des légendes. Légende, le mot est bien choisi.
Ce compte à rebours, pense Madeleine, n’est nécessaire que pour en arriver à l’autre, ma siamoise, la rebelle, la désenchantée, la Madeleine que personne, pas même moi, ne connaît, celle qui a toujours jouer les trouble-fêtes, celle qui m’a doublée : motus et bouche cousue, une fois de plus, elle n’a pas droit à la parole, peut-être va-t-il me falloir la juguler, l’étouffer à tout jamais, la tuer.
5
Le seul endroit où la vérité ou toutes vérités auraient pu émerger était au fond d’une brasserie, la brasserie du Mont d’Or ; c’est là que Kim et elle, assises l’une en face de l’autre, toujours à l’angle des deux grandes glaces pouvaient mettre bas leurs masques.
Sous les lumières jaunes, elles se sont découvertes petit à petit ; jamais cela n’aurait pu être possible sans ce fait divers dont elles se souvenaient en riant, car le vendeur de journaux était revenu quelques semaines plus tard reprendre sa place ; vivant !
Une vraie bonne surprise !
– Beurk, le bouche-à-bouche…comment as-tu pu ? Sait-il qui tu es quand tu achètes le journal ?
– Tu ris mais tu ne faisais pas la mariole, ton massage cardiaque, parlons-en, c’est un miracle s’il s’en est sorti.
Par petites touches, c’est ici qu’elles se racontent leur vie. L’une venant de sa province, l’autre de Thaïlande avec une famille éparpillée, une sœur en Angleterre, un frère en Allemagne.
Madeleine est curieuse, elle qui est sur des rails depuis sa naissance. Elle l’interroge, elle voudrait tout savoir, tout de l’enfance de Kim, des années passées dans son pays, de son arrivée en France. Kim sourit mais ne dit rien ou si peu de choses que Madeleine a vite compris qu’elle préférait taire ces périodes de vie probablement douloureuses. Alors elles parlent vie quotidienne, boulot.
Je suis la femme de la nuit, lui a lancé Kim un jour en riant ; cela l’a intriguée. Elle s’est même demandé si Kim ne gagnait pas sa vie comme entraineuse ; elle devinait sous ses manteaux ou vestes, suivant les saisons, des vêtements très suggestifs, avait entrevu des paillettes.
Au hasard d’une conversation, alors qu’elles commentaient les difficultés des jeunes pour trouver du travail, elle avait enfin su.
– La vie était impossible dans mon pays, j’ai choisi la France car j’avais étudié le français ; nous nous sommes mariés, c’était la seule façon de faire pour avoir l’assentiment de nos parents et sommes partis sans un sou en poche. Quand nous sommes arrivés, j’avais une licence de biologie mais le diplôme n’était pas reconnu ici ; de ce fait, plus aucune qualification. Je me suis inscrite comme demandeur d’emploi ; l’ANPE, autrefois cela ne s’appelait pas comme ça, mais peu importe, m’a trouvé mon job. L’annonce indiquait « Hôtel de charme cherche serveuse ». Je n’avais pas de boulot, je ne parlais pas vraiment bien, je me suis présentée. En fait d’hôtel de charme, c’était un club libertin, tu sais ce que c’est ?
– Je ne suis pas niaise quand même, c’est un hôtel de rencontre.
– On peut le dire ! Celui où je travaille, c’est un ancien bordel, un vrai bordel d’autrefois avec salons, glaces, alcôves, tels que tu les vois dans les films. Ma patronne, c’est la taulière d’alors. On l’appelait la rouquine, c’est une très vieille dame mais encore une sacrée bonne femme. Il n’y a plus aucune professionnelle, les hommes et les femmes qui fréquentent le club y viennent pour le plaisir.
– Des couples ? Pourquoi ne vont-ils pas dans un l’hôtel classique ?
– Club libertin, tu m’as entendu ? La règle est autre si on peut parler de règle : chacun fait ce qu’il veut, uniquement ce qu’il veut ; il y a des couples qui changent de partenaires, des hommes qui viennent seuls et qui font l’amour avec les femmes qui sont là. Des mêlées où tu ne distingues plus rien, des jambes, des bras, des sexes ; il y aussi des couples qui se créent et qui vont, le temps de se découvrir et de s’envoyer en l’air, se cacher dans les coins. J’ai tout vu !
– J’ai du mal à imaginer mais pourquoi pas.
– On pourrait dire que c’est la recherche du plaisir tant pour les uns que pour les autres mais en fait, c’est beaucoup plus compliqué.
– Et toi, là-dedans ?
– Moi, je tiens le bar depuis plus de 25 ans. Je fais la nuit, j’y suis habituée. Le club ouvre à midi ; je prends la relève de huit heures du soir jusqu’au petit matin ; il n’y a pas d’heure, c’est selon le monde que nous avons. Rarement avant 3 heures, plus souvent vers 4; le temps de rentrer, c’est l’heure du laitier.
– Mais tu….
– Si je participe ? Non, jamais, ce serait même aux yeux du gérant, c’est un homme charmant, intelligent, cultivé, considéré comme une faute professionnelle et je serais virée.
– Je savais que ça existait ; autrefois, dans ma jeunesse folle, un de mes amis avait voulu m’y emmener mais tout cela me semblait et me semble encore un peu contre nature. Une sorte de dégoût ; j’y ai repensé de temps en temps, n’ai pas vraiment changé d’avis ; question de principe, morale de base, je ne sais pas. C’est un peu excitant d’imaginer cet univers mais faire l’amour sans amour, c’est pathétique aussi, non ?
– L’amour sans amour, Madame a des œillères, qu’est-ce que tu crois, c’est le lot de trois quart des couples mariés.
Madeleine avait coupé court à la conversation, gênée, embarrassée, prise dans des sentiments contradictoires qu’elle gardait pour elle. Non, tout cela ce n’était pas bien, ne pouvait pas être bien, trop loin de ses convictions, de son mode de fonctionnement.
Je n’arrive pas à cautionner ce qui pour moi est une parodie, un simulacre, un détournement de ce qui est la plus belle chose qui soit l’amour entre deux êtres pensait-elle ; pourquoi pas, lui disait sa raison.
– Tu es libre de penser ce que tu veux ; au début j’observais tout ce petit monde avec mes yeux de biologiste ; un peu importants les sujets pour être mis sous des microscopes mais objets d’étude et de recherche. Avec le temps, je les ai découverts et ce qui m’intéresse, ce sont eux, les hommes et les femmes, les clients qui viennent, pas ce qu’ils font. Je ne porte pas de jugement avait conclu Kim.
Madeleine s’était rendue à cet argument.
– Je devrais être comme Kim, ce que font les autres ne m’intéresse pas, ils sont libres.
6
Léger remue-ménage de l’autre côté de la travée. Madeleine penche la tête. Trois jeunes enfants s’agitent, se retournent vers un quatrième et pouffent. Quelle idée d’emmener des enfants à un enterrement ; ce sont les enfants de « petits parents » tellement éloignés qu’elle ne les reconnaît pas. Ils se sont précipités au premier rang pour assister au spectacle. Le plus grand, meneur des dissipations, sentant le regard sévère de son père change de camp et morigène les plus petits surpris de ce revirement ; le plus jeune lève les yeux, il n’ a guère plus de cinq ans ; il a une bouille toute ronde et aimerait bien, envers et contre tout, continuer le jeu ; il donne un dernier coup de coude complice à son voisin qui, comble de l’injustice, lui envoie une bonne tape derrière la tête en regardant les parents, sûr de trouver là un appui. Il se met à pleurnicher.
Madeleine ferme les yeux, se revoit petite fille à l’école, école qu’elle a détestée. Sortir du cocon familial et être projetée brutalement dans un univers d’inconnus, dans la petite école du cours Saint Michel a été une véritable épreuve ; il y avait beaucoup plus de filles que de garçons. Il y avait déjà Philippe, heureusement, son Philippe, car sa mère connaissait très bien Madame Félix la Directrice. Tout ce monde-là piaillait, criait, chantait des chansons idiotes qui se terminaient toujours mal ; le pire, c’était quand elle se retrouvait avec une autre au milieu de la ronde et qu’ils hurlaient tous en tournant autour d’elles :
Entre les 2 mon cœur balance, je ne sais pas laquelle aimer des deux,
C’est à … c’était toujours l’autre qui était choisie …ma préférence et à Madeleine les cents coups de bâton.
Ah Madeleine, si tu crois que j’t’aime, mon p’tit cœur n’est pas fait pour toi,
Il est fait pour celui que j’aime et non pas pour celui qu’j’aime pas…
Et tout le monde lui tombait dessus en braillant. Recroquevillée sur elle-même, elle se protégeait de ses deux mains attendant qu’ils en aient assez, les monstres.
Philippe grand et costaud, deux ans les séparaient, lui sauvait souvent la mise, l’air méprisant devant les autres mais si gentil à la maison.
Les parties de balle aux prisonniers étaient des épreuves, personne ne la choisissait dans son camp ; la compétition était partout ; il fallait être la meilleure à la corde à sauter pour épater les copines ou en histoire-géographie pour faire plaisir aux parents qui disaient qu’il suffisait d’apprendre, que c’était la science des ânes. Madeleine n’aimait ni la géographie, ni le sport, ni le reste, tout le reste, elle n’aimait que lire vautrée sur son lit comme lui reprochait sa grand-mère, vieille dame rigide, au chignon serré et à la moustache brune.
Tout la terrorisait ; prendre l’autobus toute seule ? Elle avait peur de se tromper de station ou que le bus pour une raison inconnue ne s’arrête pas ; des invités à la maison ? C’était l’obligation de réciter au salon une fable. Elle se sentait ridicule, en voulait à ses parents du petit air content qu’ils avaient en la regardant ânonner la cigale et la fourmi. Partir en camp de jeunes ? Elle s’inventait des maux de ventre pour échapper aux jeux de nuit. La nuit était bien pire, elle devait surveiller les deux portes qui donnaient dans sa chambre car des voleurs allaient venir la tuer. Elle était pourtant protégée par ses poupées et son ours qu’elle installait tous les soirs autour de son oreiller jusqu’au jour où, tous ensemble, ils ont disparu. Qui a dit « Poubelle » ? Elle ne s’en souvient pas très bien ; sa mère ? Elle préfèrerait sa grand-mère.
– Ils étaient tous dégoûtants, tu es trop grande maintenant, tu n’as plus besoin de poupées.
À qui aurait-elle pu dire son désespoir, sûrement pas à Monsieur le Juge son père, ni à sa mère, sa femme, ils étaient dans leurs sphères, bienveillants mais inaccessibles. Jamais ils n’auraient imaginé combien elle s’ennuyait toute seule dans la petite maison de vacances lorsque ses frères étaient ailleurs, ensemble, envoyés dans des camps scouts dont ils se devaient de revenir forts et aguerris ; ses pleurs dans la grange, ses horribles angoisses le soir quand la nuit venait et qu’elle était persuadée que la lune avait grossi et que c’était sûr, c’était certain, c’était justement cette nuit qu’elle allait s’écraser sur la terre.
Elle n’a jamais eu personne à qui raconter qu’elle attrapait des fourmis, qu’elle leur arrachait les pattes et qu’elle ne comprenait pas pourquoi la foudre ne tombait pas du ciel pour la punir ; jamais non plus elle n’a parlé à quiconque de ces affreuses promenades dans les bois que son père s’obligeait à organiser, car il se devait d’être bon juge mais aussi bon père. C’est excellent pour la santé disait-il, allons chercher des champignons ; elle les détestait ; il faisait noir, les ronces s’accrochaient à sa robe et à tout coup ils allaient tous se perdre, l’oublier.
Que dire des vaches, trop grosses, trop sales qui lui faisaient peur ; et l’eau qu’il fallait aller chercher au trou. De l’eau de source, disait-il ; là aussi, il était question de santé, il n’y avait parait-il rien de meilleur. L’anse du seau lui cisaillait la main.
Après, rien, le vide absolu, aucun souvenir, si ce n’est une période longue, très longue, d’ennui. Couchée sur son lit, elle lisait tout ce qu’elle trouvait, pleurait sur les histoires tristes, se régalait des interdites.
Les parquets de la maison étaient bien cirés, les repas servis à l’heure et les professeurs découragés s’obstinaient à écrire tous les trimestres dans les petites cases qui leur étaient réservées : pas de travail – des facilités mais peut mieux faire.
Elle séchait souvent les cours, allait au cinéma à l’angle de la rue d’Italie. Il n’y avait qu’une salle, elle y entrait, regardait n’importe quoi, le temps passait. Mauvaise conscience cependant.
Les « Comment se sont passés tes cours aujourd’hui ? » n’apportaient eux aussi que la même réponse « bof » qui de temps en temps le faisait réagir, le juge.
Puis, ils ont déménagé à Paris. Elle emportait avec elle ses valises, déjà pleines de désillusions et d’angoisse sans savoir que rien ne les allègerait.
7
Vers 12 ans, peut-être 13, elle a lu « La neige était sale ». Série noire. Atmosphère glauque. Et, une ligne qui la bouleverse : le héros, détective sûrement, emmène au cinéma une femme. Qui ? Elle n’en a aucun souvenir. Il l’embrasse, et dans l’obscurité, remonte doucement sa jupe jusqu’à la limite de son bas. Douceur et tiédeur. Que va-t-il faire ? Jusqu’où va-t-il aller ? Elle ne se pose pas la question.
Explosion dans sa tête, dans son corps, Madeleine lit et relit ce petit passage, ferme les yeux, voit la scène, c’est elle la créature, elle sent la chaleur du corps de l’homme assis à côté d’elle dans la pénombre ; elle attend, sage, genoux serrés qu’il s’approche, qu’il penche sa tête, qu’il l’embrasse ; c’est ce qu’il fait maintenant, elle a le cœur battant, il se tend vers elle, elle regarde l’écran, encore une image, encore deux, il est là, contre elle ; elle sent le souffle de l’homme, son haleine, vague odeur de tabac. Il doit continuer, il ne faut surtout pas qu’il s’arrête ; il est là, il va la toucher, une image encore, elle tourne la tête, elle le devine dans le noir, il est déjà trop près, il est contre elle, c’est fait, c’est inéluctable, impossible de résister, ils s’embrassent. D’abord frôlement des lèvres. Les nez s’emboitent, le reste suit !
Que cela doit-être bon mais après, que fait-on ? Et la langue, il paraît qu’on ouvre la bouche, qu’on met la langue ; est-ce qu’on la tourne, est-ce qu’on se laisse avaler ? Et puis sa main, la main de l’homme, pourquoi remonte-t-elle sous la jupe ? Et après la cuisse, jusqu’où va-t-elle ? Les voisins qui ne voient rien, qui ne se doutent de rien, cela semble impossible tellement le cœur doit battre ; et puis, la main, toujours elle, qui remonte encore, qui remonte encore…
C’est ce jour-là que la vie de Madeleine a basculé pour la première fois. Qu’elle a senti tout son corps s’éveiller, son ventre se nouer, une moiteur entre ses jambes et surtout, surtout l’envie d’essayer tout de suite, maintenant, de trouver un garçon, de l’embarquer ; de l’embarquer ou de l’embrasser ? Mais comment faire ?
Madeleine sourit, hoche la tête, cligne des yeux, ce qui est vrai pour les uns n’arrive pas forcément aux autres. Elle l’a pourtant vécue et revécue cette scène-là car elle était souvent allée au cinoche avec ses copains d’alors. Et alors ? Rien ! Il ne s’était rien passé ; quelques baisers quelquefois mais baveux et maladroits ! Pas de grand frisson. Aucun n’aurait eu le courage de remonter sa jupe ; trop jeunes, trop inexpérimentés, c’est comme ça et, pour ce qui est de la grande découverte des corps et de tout le Saint Frusquin dont elle cherchait des traces, des témoignages dans la littérature, dans les revues, les magazines, les choses ne se sont pas vraiment passées comme elle s’y attendait.
Elle a vite eu 15 ans, elle ne rêvait que d’une chose, quitter la maison familiale, s’enfuir ailleurs, ne pas vivre comme eux, ses parents, ces adultes coincés dans leur monde de bourgeois et, le top, que l’amour lui tombe dessus, la foudroie, l’anéantisse !
8
Classe de seconde. Semaine de ski avec ceux du Lycée Buffon. Des inconnus.
– Cela lui fera du bien avaient dit les parents. Elle est pâlotte ces temps-ci.
Ils ne rajoutaient pas cela nous fera du bien, mais ils le pensaient.
L’avoir sous les yeux, cette grande sauterelle aux yeux délavés toujours là quand il ne fallait pas, répondant par monosyllabe à leurs questions, s’enfermant des heures durant dans la salle de bain ou riant comme une hystérique au téléphone avec ses copines commençait à leur peser. Quelques jours de calme, enfin !
Elle se rappelle comme si c’était hier le grand diable roux, le train, le couloir, il dépassait tous les autres. Au matin, leurs yeux bouffis d’une nuit sans sommeil à bavarder, entassés dans les couchettes de ce train qui les emmenait à Saint Maurice, leurs regards, leur rapprochement, en grand secret, l’air de rien. Attention aux copines.
L’arrivée là-bas. Dehors le blanc, la neige, l’immaculée.
Le chalet, les rires qui fusent, les sacs à dos qu’on entasse, les cris, les bousculades et puis l’incroyable, en fin d’après-midi, dans le couloir, il faisait presque nuit, une voix dans son oreille :
– J’suis là-bas avec un pote, le premier box près de la porte de l’autre côté du couloir. Viens ce soir, je le virerai.
Elle se retourne, il avait déjà disparu avec ses copains.
Oui, c’est à elle que c’est arrivé. Elle ne sait ni son nom, ni son prénom et voilà qu’elle a rendez-vous. Pendant tout le dîner, de loin, elle essaie de le voir mais sans attirer l’attention des autres. Il est à la table derrière, celle qui fait le plus de bruit. Leurs regards se croisent, il lui fait un clin d’œil et recommence à blaguer avec les autres.
Elle attend que tout le monde soit couché, que sa compagne de chambre dorme et le cœur battant à tout rompre, pieds nus, elle court ; elle ouvre la porte, elle le voit tout de suite ; il est seul comme il l’avait dit, couché sur son lit, lisant une B.D. Il a un drôle de sourire, comme s’il avait gagné un pari ; elle n’a pas aimé mais s’est quand même avancée. Il s’est poussé, a soulevé le drap, elle s’est glissée contre lui et sans un mot il a commencé à la peloter. Ses mains partout qui ne s’attardaient nulle part.
Elle veut et elle ne veut pas.
Ça va trop vite, trop fort, elle voudrait qu’il lui parle, qu’il l’embrasse, non, il soulève sa chemise ; quelle idée a-t-elle eue de la prendre ? Il aurait mieux fallu un pyjama. Elle le sait, elle. Cadeau de son oncle qui lui avait rapportée du Japon ; trop belle et elle voulait impressionner ses copines. C’est gagné maintenant !
– Pas pratique, vire-moi ça
Elle avait encore le choix ; le choix de partir, de le laisser là, planté. Elle est restée.
– Tu es vierge ?
– Non
Pourquoi a-t-elle dit ça ? Les dés étaient jetés, elle allait accepter l’incroyable ; s’est-elle vraiment posé la question ? Encore maintenant, elle n’a pas la réponse. C’est trop loin.
Alors le grand diable roux à peine entrevu sous sa capuche noire lui a grimpé dessus. Elle ne se rappelle que de la douleur. C’était donc ça dont on faisait toute une histoire ? Non, ce ne pouvait être ça ; cette douleur aigüe, brutale. Ventre qui s’ouvre, douleur qui transperce, les épées des chevaliers, le couteau du bourreau. Son ventre coupée en deux, cuisses ouvertes et lui cet inconnu qui monte, qui descend, qui l’étouffe ; bouffée d’air qu’elle attrape et la masse qui, à nouveau, lui retombe dessus, étouffante, écœurante.
Clouée au matelas, dans la pénombre ; plongée dans le vide ; vrillée autour de sa douleur ; spasmes de dégoût ; lèvres molles qui crachent dans son cou des gémissements de porc baveux.
Elle s’était trompée ; souvent dans sa vie elle s’est trompée mais là, c’était le pompon !
Il ne fallait pas dire ça. Il fallait avoir le courage de dire « Oui » « Oui je suis vierge ». Est-ce que cela aurait changé quelque chose ? Aurait-il continué ? De toutes les façons ce n’était pas possible. « Non » était la seule réponse qu’elle pensait bonne pour exister aux yeux de ce bellâtre, sinon il aurait ri, se serait moqué, aurait tout raconté aux autres ; « Non » était la seule réponse pour basculer dans la cour des grands, pour connaître enfin ce que c’était.
Malgré son indifférence le lendemain, elle ne lui en a pas voulu. Elle n’en voulait qu’à elle-même. L’expérience n’était pas concluante ; rien du grand frisson attendu, les choses restaient encore très mystérieuses mais une certitude, la bascule était faite, le premier pas franchi, elle quittait son statut de petite fille sans pour autant se sentir adulte.
Madeleine ouvre les yeux, ne peut s’empêcher de froncer les sourcils, de serrer les dents ; elle tourne la tête, regarde par-delà, au-delà du visible. Était-ce bien elle cette gamine projetée dans la cour des grands, le ventre en feu ? Pourquoi ce souvenir maintenant ? Sa jeunesse qui lui pète à la figure, flashs en kaléidoscope qui tournent, virent autour d’elle, tourbillon infernal et cortège de souvenirs qui s’imposent à elle.
Antoine la voit se crisper ; une telle douleur sur le visage de sa mère lui est intolérable ; sans lui, comment fera-t-elle pense-t-il ; elle est anéantie. À quoi d’autre pourrait-il attribuer ce masque de souffrance ?
Il la prend par l’épaule, la serre contre lui ; passé, présent se confondent ; il ne sait pas qu’elle a perdu pied, effrayée de revivre « ça » sous les yeux du prêtre qui officie.
Elle se ressaisit, se redresse, remercie son fils d’un pauvre sourire, s’éloigne de lui, reprend sa place, la bonne place, digne, à nouveau attentive.
Lecture de l’épitre. Chacun s’assoit. Enfin un peu de mouvement, de brouhaha. Quelques phrases lues par Bernard qui, à petits pas serrés, franchit les deux marches, monte à l’autel ; la mine compassée, le visage sérieux, il se place devant le micro, bien trop haut placé. Lecture de l’épitre selon St Paul Lettre aux Corinthiens ; voix d’abord hésitante « Frères… » Il prend un peu d’assurance, accélère, pour avaler les derniers mots et redescendre rapidement les marches, à grands pas ; c’est fait, il est débarrassé, il a rempli son rôle.
9
Kim ne peut pas aller à l’enterrement mais elle n’a rien fait non plus pour se libérer. Elle n’a pas connu Philippe ; toutefois elle ne le connaît, lui semble-t-il, que trop bien au travers des confidences de Madeleine qui pourtant ne s’est pas beaucoup épanchée. Quelques réflexions glanées au hasard de conversations et une certitude, ce n’est pas l’homme qu’elle aurait pu, elle, aimer. Mais quel homme aime-t-on quand on sait que ses propres critères évoluent au fil du temps et vont jusqu’à se contredire. Elle-même… Non, ce n’est pas le moment de se retourner sur son idéal d’homme et de vie passés. Sa journée va être difficile, elle le pressent.
De plus, elle ne connaît personne. De toutes les façons, elle ne va à aucun enterrement ; ils la renvoient à son passé, à ces trous noirs, à ces femmes qui pleurent, à ces vieux qui, les yeux vides, attendent leur tour résignés devant la barbarie de la génération qu’ils ont engendrée, à ces jours de terreur qu’elle s’interdit de revisiter. Temps de douleur, de pleurs, temps révolu.
L’eût-elle voulu qu’elle n’aurait pas pu y aller. Depuis quelques jours, c’est elle qui assure l’ouverture du club, son collègue du matin étant malade ; le gérant prend le service de nuit ; c’est ainsi qu’ils l’ont décidé sans même la consulter. Il est acquis qu’elle s’y soumettra. Elle n’aime pourtant pas ce changement d’horaires qui bouleverse sa vie. Kim, c’est la femme de la nuit, comme elle se plait à se définir. Femme de la nuit quasi invisible qui retrouve chaque matin, à l’heure où les autres se réveillent, son appartement, un petit trois pièces sous les toits du côté de Clichy. Les derniers fêtards partis, elle donne le coup de torchon final à son bar, vide les cendriers, remet en place les fauteuils, retire les protège-matelas et serviettes de toilette qu’elle entasse dans de grandes corbeilles que d’autres viendront chercher. Elle ramasse ce qui traîne, fait la grimace et gronde contre ces cochons qui laissent leurs préservatifs n’importe où. C’est la seule chose à laquelle elle ne s’est pas habituée. Cela la dégoûte toujours autant. Elle a suggéré au patron de mettre des écriteaux partout dans les salles de bain, il a haussé les épaules et n’a rien fait. S’il est plus de quatre heures, elle attend dans des odeurs indéfinies d’amour refroidi, de relents d’alcool, assise dans le grand fauteuil à bascule du bar, l’heure du premier métro. Sinon, quand elle est en forme, elle rentre à pied ; petite silhouette menue dans un Paris silencieux. Plus elle avance, moins elle a peur ; c’est comme ça. Elle craint toujours les grands immeubles haussmanniens vers le parc Monceau et change souvent d’itinéraires ; les boulevards sont larges et sombres, il n’y a aucune vie, la moindre présence est inhabituelle donc potentiellement dangereuse. Après tout va bien, elle se rapproche de Pigalle, du monde de la nuit ; elle n’a pas peur, ni des drogués ni des ivrognes qui titubent, c’est un monde qu’elle connaît, celui de la nuit dans son dernier quartier, dans sa solitude, dans sa détresse ; c’est son monde. Elle sait les attitudes à prendre, les comportements à avoir ; elle sait qu’elle saura quoi faire en cas de problèmes.
Elle retrouve alors son mari. Comme d’habitude, il aura laissé la lampe de l’entrée allumée. Au début, il y a longtemps, très longtemps, elle trouvait toujours une douceur, un petit gâteau, un morceau de tarte, un bonbon sur la table de la cuisine et un petit mot lui souhaitant une bonne nuit. C’en est fini maintenant. Ces attentions se sont espacées et puis un matin, il n’y a rien eu. Il s’en est excusé, il n’avait pas eu le temps, le petit était fatigué, il n’y avait plus pensé. Jean a grandi, les mots gentils se sont transformés en post-it ; ils n’ont plus été dans le meilleur des cas que des recommandations, des choses qu’elle devait régler ou ne pas oublier, dans le pire des cas des annonciateurs de mauvaises nouvelles. Elle en trouvait partout : sur le frigo, sur la table de la cuisine, sur le téléphone, aux toilettes et même un jour dans la corbeille de linge sale. « Les lingettes supposées absorber les couleurs qui déteignent, bonne idée ou arnaque ? »
Jaune fluo, rose pétard, vert pomme, bleu vif, déco éphémère qu’inlassablement il semait ça et là, elle y répondait d’un mot ou les retirait après en avoir pris connaissance. Le lendemain, ils réapparaissaient ailleurs, génération spontanée de papillons éphémères. Très nombreux quand leur fils était là, rares maintenant qu’il les a quittés, qu’il termine ses études en Angleterre. Elle a peur qu’il s’y fixe, qu’il rencontre là-bas l’âme sœur, elle a peur de se retrouver en face de lui, son mari, sans voir évoluer son fils, sans le voir mûrir, elle qui ne l’a qu’à peine vu grandir.
Drôle de vie. Un mari qui dormait quand elle arrivait, se réveillait quand, à son tour, elle dormait à poings fermés, s’occupait du petit, l’habillait, le déposait encore à moitié endormi chez la voisine qui l’emmenait à l’école et s’engouffrait rapidement dans le métro pour arriver au boulot prendre son quart.
C’est elle qui récupérait Jean à quatre heures et demie à la sortie de l’école. Ils rentraient main dans la main à la maison ou couraient au jardin des Batignolles, selon le temps qu’il faisait. Elle lui donnait une heure, une heure pleine et entière où ils jouaient ensemble, parlaient, dessinaient, chantaient. Une heure de complète complicité, une heure de jeux, de tendresse, d’amour partagé. Une heure qu’elle ne consacrait qu’à lui et tant pis si la machine à laver n’avait pas tourné, c’était lui, son mari, qui s’en occuperait. Venait, inexorable, toujours trop vite, le temps de se préparer, elle enfilait dans la salle de bain son habit de travail, habit de lumière, de paillettes, de strass, elle se maquillait, s’enveloppait de son manteau ou d’une cape légère, embrassait l’enfant et partait, à son tour, travailler.
10
Philippe et moi, nous nous sommes toujours connus ; il est là, partout, dans tous mes souvenirs ; à dire vrai, je sais qu’il est là car il ne peut pas être ailleurs ; c’est curieux je revois les lieux, nos maisons, la rue mais lui, il est loin, il est indistinct. Est-ce vraiment lui, étions-nous si proches que cela ?
C’est au mariage de Jeanne Durenton que nous nous sommes retrouvés. Jeanne, ma grande amie de terminale ; ce fût une année à marquer d’une croix car elle supplantait toutes les autres : découverte de la philo, discussions interminables, le monde que nous refaisions chaque jour avec toute une bande de copains. Les bistros du quartier latin, apparemment l’insouciance des jours heureux ; dans la réalité, une sourde angoisse, diffuse, dont elle ne pouvait parler à personne puisqu’elle-même ne pouvait ni la qualifier ni l’expliquer. Tout simplement la peur de ce que serait demain, de l’avenir, des choix qu’elle aurait à faire.
Jeanne épousait Giorgo, un bel italien. Ils s’étaient connus à Florence où, dans le cadre de son cursus universitaire, Jeanne faisait un stage. Elle vivait avec lui depuis quelques années et malgré la distance elles étaient restées très proches ; un coup de fil, un message de temps en temps leur suffisait pour entretenir une amitié tranquille. Et voilà que tout d’un coup, Jeanne la non-conformiste, s’était mise à rêver d’un mariage, un vrai, avec robe longue, demoiselles d’honneur, calèche et pièce montée ! Et en avant la musique, ce que femme veut, Dieu le veut !
Ce mariage, c’était une bonne occasion pour qu’elles se revoient d’autant plus que Jeanne lui avait demandé d’être son témoin. Il devait avoir lieu à Châteauneuf.
– Regarde, c’est la liste des invités.
– Beaucoup de monde, des inconnus pour moi, quelques vieux amis aussi. Mon Dieu, Philippe Durieux, un revenant !
– Tu le connais ?
– Depuis la nuit des temps.
– Tu ne m’en as jamais parlé.
– Perdu de vue depuis le collège. On habitait l’un à côté de l’autre quand on était petits et on allait à la même école, cela me fera plaisir de le revoir.
Je ne l’ai pas vu à la mairie, pourtant je l’ai cherché ! Par contre, à l’église oui, au moment où les invités se rassemblaient sur le parvis, masse colorée et amusante : le grand jeu, baisemains et sourires convenus, capelines et mousseline, robes longues et habits, il était là tout à coup, souriant, d’un sourire légèrement ironique, debout devant moi, surgi de nulle part. Le même regard, la même fossette, les mêmes cheveux « coiffés avec un pétard » disait sa mère.
Il semblait avoir résisté à cette joyeuse mascarade, ne portait pas l’ombre d’une cravate et débarquait avec l’air un peu ahuri de ceux qui ne connaissent pas grand monde mais qui sont contents, simplement contents d’être là. Je lui ai sauté au cou. D’un seul coup, je retrouvais mon enfance, notre complicité et n’avais qu’une hâte, ouvrir avec lui la boîte à souvenirs.
– Je t’ai, je te tiens, je ne veux plus te perdre. Je suis le, la, témoin de Jeanne, bien obligée de tenir mon rôle, toi tu ne bouges pas d’ici, tu m’attends. Juré, promis, sur « Ta-Ma tête » ?
Enfants, à force de dire, jure-le-moi sur ta tête ou sur la tête de je ne sais qui, nous avions inventé un raccourci. Ta tête, ma tête, puis encore plus court « Tamatête ». Alors nous nous sommes mis à rire, mis à rire comme autrefois. Le temps était aboli, le vécu de chacun rangé dans sa case ; « Tamatête » était revenu et avec lui le temps de la sécurité, de la sérénité et même de l’insouciance !
Je riais encore quand je suis entrée dans l’église et ai pris sagement ma place aux côtés de Jeanne.
Les « oui »traditionnels ont été échangés, la mère de la mariée a pleuré, un peu, dans son mouchoir de fine batiste. Son père cachait son émotion sous un sourire un rien forcé ; quelques pétales de roses blanches ont été lancés sur les mariés par les demoiselles d’honneur, petites filles mignonnes comme tout qui ont pris leur rôle très au sérieux. Les badauds et touristes se sont arrêtés. La scène était superbe, les invités élégants, les mariés radieux et le soleil de la partie. Photo traditionnelle sur les marches de l’église, je l’ai gardée. Je le cherche, lui, du regard. Il avait disparu. Je l’ai retrouvé très à l’aise bavardant et riant avec une très belle inconnue ; je n’ai pas apprécié, j’étais déjà jalouse comme une tigresse.
– T’as perdu « Tamatête », qu’est-ce que tu fiches…
Sur une autre photo, je suis déjà accrochée à son bras, regardant de face l’objectif, triomphante. De quoi ? Belle question ! Les plus durs combats étaient à venir ; curieusement je les pressentais. Diffus, informe et pourtant là, une sorte de mal-être, de trouble m’a engluée. Haussement d’épaules, rire forcé je l’ai embarqué dans ma vieille deux-chevaux.
La réception a eu lieu au château de Tallecy ; les grilles du parc, l’immense allée de graviers blanc avec en toile de fond les ruines de l’Abbaye, donjon vertigineux, ouvertures vers rien, vers le ciel, allure fantomatique. À gauche la chapelle ; plus loin l’Orangerie, magnifique bâtiment aux hautes et nombreuses fenêtres toutes ouvertes sur des pelouses fraîchement tondues. Les tables dressées dehors ; faste d’antan, splendeur discrète, musique classique et serviteurs en livrée. Les invités un peu guindés au début, se détendent, les enfants courent, le bonheur est au rendez-vous.
Il est là, près de moi, fort, carré ; j’étais enfin bien, tout simplement bien. Nous ne nous sommes plus jamais quittés ; c’est aussi simple que ça.
Madeleine ferme les yeux, un sourire aux lèvres.
11
– Peut-on parler de coup de foudre quand l’élu de votre cœur est un homme que vous connaissez depuis la plus tendre enfance ? La réponse est oui. J’étais éblouie et si contente de l’être ; il était mon chevalier perdu, mon héros. Nous avions tant et tant de choses à nous raconter. Je ne savais pas par où commencer ; peu importe, nous avions la vie entière. Mais il nous fallait rattraper le temps perdu. Tant d’années depuis que nos familles avaient déménagé ; de plus nous avions choisi des orientations complètement différentes, Sciences po à Grenoble pour Philippe, école de commerce à Lyon pour moi. Il n’était pas dit que nos chemins se croiseraient à nouveau. Hasard ? Destin ? À coup sûr, chance !
Le petit garçon, l’ado boutonneux, le grand échalas de mes souvenirs, je le cherchais dans l’homme large et costaud, sûr de lui, carré que j’avais en face de moi. Même regard, même allure de gamin hors des rails, rien ne laissait présager ce qu’il allait devenir.
Des souvenirs oui, j’en ai ; blessures de guerre, blessures de vie. Ils ne sont pas tous à mettre sur la place publique. Je vais néanmoins m’en fabriquer d’autres, de ceux que je pourrai raconter à mes enfants, à mes petits-enfants. Toute vérité n’est pas bonne à dire me disait ma grand-mère ; c’est vrai, il en est qu’il m’est impossible de leur livrer. Leur père, leur grand-père est mort depuis longtemps pour moi, depuis très longtemps. La preuve, tout se brouille dans ma tête, rien ne se profile de façon claire et si je devais tout d’un coup faire sortir du néant un souvenir heureux, un souvenir particulier, j’aurais un mal fou.
Il y a bien des choses dont je me rappelle, des évènements, des sensations mais tout forme un bloc, un bloc d’années compressées. Rien n’émerge vraiment. Des flashs dans le désordre, éclairs de couleur. Une couverture écossaise dans un champ, à l’orée d’un bois. Je ne sais plus où ni quand mais elle est là, cette couverture écossaise ; j’entends nos rires ; il faisait beau. Plus tard, beaucoup plus tard, je fais l’impasse sur 20 ans, peut-être plus, il a dû pourtant y avoir plein de choses, nous avons dû vivre, ressentir, pleurer, rire ensemble, il ne me revient que …Non, plus tard, ne pas l’évoquer maintenant, épisode douloureux, passionnel dont je me serais bien passé ! et puis après, il était déjà malade, à l’hôpital, ses mains sur le drap, bien à plat ; il dort. C’est déjà un vieil homme ; il a les yeux fermés, je ne le reconnais pas. Ce n’est pas lui. C’est un étranger. Je voudrais savoir ce qu’il y a derrière ses paupières closes.
Les enfants, bien sûr les enfants viennent s’interposer, bruyants et rieurs dans mes souvenirs mais lequel d’entre eux court sur la plage, je suis aveuglée par le soleil. Lui, non, il n’est pas là. Il n’était pas souvent là pris par ses activités. Par contre, j’entends sa clé dans la porte et son sifflotement, toujours le même ; c’était dans notre maison de Chambéry, au début, tout au début de notre mariage, le portail grinçait, cinq secondes après j’entendais sa petite ritournelle. Curieux, elle avait disparu de mon oreille et puis tout d’un coup, voilà qu’elle ressurgit.
De l’ordre, il me faut mettre de l’ordre mais dans quoi ?
Madeleine n’a rien à en dire, sa vie elle l’a passée dans le sillage de Philippe qui commençait son ascension professionnelle. Affaires d’hommes, elle en était exclue.
Tout lui semble plat, linéaire maintenant. Il y a bien eu des moments où elle a vécu des choses, où rayonnante, éblouissante, elle se lançait dans mille aventures qu’elle réussissait, il y en a eu ; aucune ne lui vient à l’esprit. Rien ne surnage. Philippe, il n’y avait que lui qui comptait pour elle. Comment faire autrement, il était là et prenait toute la place.
Le bonheur sans aspérité est d’une platitude sans intérêt ; ce ne sont que les accrocs, les douleurs, les obstacles qui surviennent, qui lui donnent une dimension.
Leurs retrouvailles, leur mariage et ce long chemin vécu ensemble, tout cela est commun à tant de couples ; boulot, enfants, soucis, plaisirs, vacances, voyages, catalogue des gens sans problème, elle l’a parcouru, elle le sait, normalement, naturellement sous leurs regards à tous. Elle ne s’est pas posé de questions, elle a tracé son chemin comme ses parents, ses grands-parents et tous les autres l’avaient fait avant elle. Pas de choix à faire, objectif défini, ligne de vie déterminée entre amour, devoir, obligations, satisfactions, balises d’une vie traditionnelle. Sa médaille de bonne mère, d’épouse dévouée, elle l’a gagnée, bien accrochée sur le revers de son tailleur de bon faiseur.
Elle a beau chercher, elle ne trouve pas.
Il y a sa vie d’avant, celle dont elle n’arrive pas à se souvenir aujourd’hui, matelas confortable, et l’attente des derniers jours, cette insupportable attente quand la maladie est entrée en scène.
Il y a aussi, surprise, sa vie « d’entre deux », d’entre vie et mort, elle seule la connaît. Celle dont elle n’a parlé à personne, son moi intime qui, un jour l’a prise de court, l’a sidérée, qui a pris tant de place qu’à la limite, elle voudrait bien l’oublier ou du moins la mettre de côté mais qui est là, qui l’obsède et avec qui elle a appris à vivre. Parenthèse de vie qu’elle ne renie pas, dont elle n’a pas honte. C’est plutôt qu’elle sait de façon indubitable qu’elle ne peut en parler à personne. Que ce chemin-là lui a été personnel, comme d’autres prennent le chemin du carmel, du silence. Impression de ne plus faire partie du même monde, de s’être débarrassée d’une gangue, d’un habit trop étroit fait pourtant de banalités qui conviennent bien aux autres.
Elle est condamnée à vivre, à avancer, vers quoi, vers où ? Vers cette même déchéance, personne n’y échappe mais force lui est de constater maintenant et d’accepter que leur vie, leur vie à deux puis à cinq avec les enfants n’a pas été à la hauteur de ce qu’elle avait espéré, de son idéal, qu’elle restera donc dans l’inachevé, que le temps ne se rattrape pas.
Depuis des jours, elle est submergée ; problèmes à résoudre, formalités de toutes sortes, coups de fils apitoyés, réponses aux marques de sympathie et les enfants qu’elle voudrait protéger, surtout les plus petits bouleversés, perdus, abandonnés. La perte, le mot lui-même leur était insupportable, d’un père ou d’un grand-père, est toujours une injustice. Pourquoi lui, si jeune, si plein de vie ? Pourquoi mon père, mon grand-père et pas celui des autres, des voisins ? Pourquoi lui ? Pourquoi moi au bord de cette tombe ?
Elle, elle n’ose pas dire qu’elle est sereine, qu’elle accepte sans difficultés l’inéluctable et que si l’émotion la submerge par moment, c’est plus parce que les larmes des autres lui sont insupportables. Elle se sent étrangère à cette souffrance affichée et pourtant elle se le répète, mais l’aurait-elle oublié, elle l’avait aimé au point de se perdre elle-même.
Aimé ? À voir, à vérifier ; en est-elle maintenant tellement sûre ?
– Ils sont là autour de moi. Ils écoutent avec attention cet homme dans son aube blanche. Il est bien à son affaire. Nous ne le connaissons pas et pourtant il raconte, comme s’il l’avait partagée, que notre vie fut digne, bien remplie, heureuse.
Chacun espère avoir sa place, être nommé, être distingué dans la grande saga familiale et je n’ai qu’une obsession : rester dans le « politiquement correct », continuer à jouer mon rôle, continuer à ne rien dire qui puisse bouleverser quiconque.
Il va falloir faire de plus en plus attention, ne rien laisser filtrer.
Alors que restera-t-il ? La banalité. C’est cela qu’on déverse sur eux et qui leur sert de baume : la banalité.
Madeleine ferme les yeux.
Elle est en colère et cette colère, elle ne peut pas l’exprimer, elle n’en a pas le droit. Pourquoi ne pas se laisser aller, pourquoi vouloir à tout prix tenter de retrouver des bribes heureuses d’un passé clos définitivement ? Pourquoi remonter plus encore dans le temps et fouiner dans les coins obscurs de sa vie et plus loin encore dans celle de ses parents ? Ils ont tout cadenassé, elle ne trouvera rien.
Peur, aurait-elle eu peur de les découvrir autres que ce qu’ils étaient, de ce » qu’ils sont dans ses souvenirs ? Tout savoir d’eux serait-il un plus ? Le cours des choses lui semblerait-il différent ?
Et Philippe, pourquoi parlerait-elle en son nom ? Avoir partagé le même lit ne l’autorise pas à le faire. Elle a son histoire avec lui, il a la sienne dont elle ne sait finalement rien.
– Mais qu’est-ce que je fiche là, il fait froid, j’ai mal aux pieds, je déteste l’orgue, il m’écrase.
12
– Je suppose que nous étions comme les autres, nous avons eu nos beaux et nos mauvais jours ; plutôt beaux ? Sûrement ; je ne sais pas s’il y a un Dieu qui ordonnance l’ensemble, mais nous avons échappé au pire. La mort, la maladie nous ont épargnés ; les enfants sont là, je tiens sur mes jambes.
Philippe oui, il y a Philippe, il est le premier à basculer de l’autre côté. Pas étonnant, il a toujours tenu à sa place de premier soutenu en cela par sa mère. Elle serait contente aujourd’hui, il y a du beau monde. Ce n’est pas le tout Paris, mais quand même, bon nombre de têtes connues sur lesquelles Madeleine ne met pas de nom ; alors, pour qu’elle se souvienne de leur dernière visite, non contents de signer le registre, ils s’inclinent devant elle et se présentent. Entre ses confrères journalistes et les politiques, elle ne fait pas grande différence ; des manipulateurs de mots !
Les mots, les phrases, parlons d’eux, ils ont commencé leur valse infernale dans sa tête. Elle voudrait pouvoir s’en saisir car il y en a de jolis. Elle les entend en boucle : sérénité, paix, autre monde, réussite, vie, vie entière, complète, modèle, fière….Sa mémoire depuis longtemps n’est plus au rendez-vous. Prendre des notes un jour comme celui-ci, transformer cette mascarade en reportage, ne pas subir ces sermons larmoyants et pourquoi pas ? Inconvenance ? Et pourtant c’est cela qui la soulagerait ; bouffée d’oxygène.
– S’il m’arrive encore d’aligner quatre mots, c’est pour les écrire au dos d’une carte postale ; ils sont souvent les mêmes, bouées à la mer qui invitent le destinataire à découvrir la vie, et au-delà de la vie et de ses merveilles, sa propre vie et à la vivre passionnément. Attention passion ne veut pas dire n’importe comment ! La passion, c’est la curiosité, l’envie de chercher, de regarder ce qu’il y a derrière les choses, d’entrevoir d’autres vérités.
Tout cela, si j’avais à le raconter à quelqu’un lui semblerait bien ridicule, je retombe peut-être en enfance, période exaltante où tout était possible où tout aurait dû être possible. Quel dommage que je n’en ai rien fait, j’en avais pourtant des rêves dans la tête !
Tourbillon de la vie, de ma vie, que peu de gens connaissent puisque Philippe, toujours lui, était devant moi, écran rassurant.
Ce n’est pas le moment mais j’aimerais tant noter un mot, une phrase qu’il vient de dire, l’officiant, caché derrière ses surplis. Il n’est plus question de jugement dernier, de culpabilité et de toutes ces fadaises, juste quelques mots sur l’amour, l’amour inconditionnel, l’amour éternel ; de temps en temps, c’est sympa ce que racontent les curés ; c’est leur fonds de commerce, ils ont raison, et l’amour c’est quand même plus vendeur que la damnation pour l’éternité.
Mais j’ai déjà oublié.
C’est lui, encore lui qui le premier a pris la route, qui est parti dans un autre monde ; injustice dont personne ne sort gagnant. Il s’accrochait à la vie, la mort va l’embarquer alors qu’il aurait tant voulu rester. Arapède sur son rocher, roi assis sur son trône dominant ses sujets, vieux sage qu’on serait venu consulter. Il aurait aimé ce rôle, couronnement de sa vie. Trop tard. Il n’y aura pas de retour.
Elle, elle vogue entre réalité et fantasmes, entre tout ce qui la retient encore à ce passé fourre-tout et demain dont elle ne sait rien ; vertige. La porte de la liberté, quelle liberté, s’est entrouverte, elle sent poindre des paysages nouveaux, une vie dont elle ne sait que faire, inconnue, ponctuée encore et toujours d’obligations diverses ; elle sait de façon indubitable qu’elle va en partie s’en dégager, elle en a la force ; il lui faut trouver sa voie à défaut de se trouver elle-même.
13
Kim aime travailler la nuit. Elle est Shiva, la femme aux multiples tâches. La serveuse, celle qui apporte les coupes de champagne, qui glane quelques mots de la conversation qui s’est établie d’une table à l’autre. C’est elle qui change les CD au fil du temps. D’abord entrainante, la musique permet alors aux femmes de se montrer, de s’exhiber, de danser éventuellement seules devant la glace pour celles qui, fières de leurs corps, de leur féminité, n’ont besoin de personne, pas même de leur compagnon pour s’admirer. Guêpières et porte-jarretelles, bas résille et escarpins, tout seins dehors, le sourire à la face. Les quelques bons danseurs qui s’aventurent dans ces face à face se font alors remarquer pour leur aisance ; peut-être auront-ils une chance supplémentaire d’être, plus tard, quand les joutes amoureuses commenceront, préférés à d’autres. Puis, Kim choisit une musique plus langoureuse, blues and slows, pour que les couples se forment, que les corps se devinent, se cherchent, se trouvent, s’emboîtent. Danse nuptiale, prélude de ce qui va se passer plus tard dont elle ne verra que quelques images en passant. Kim est aussi la gardienne des lieux, comme une ombre, elle est partout à la fois, s’assurant que tout va bien. Personne ne la voit, elle fait partie des lieux. Quand ils sont tous agglutinés dans les salons, jouant à la bête à plusieurs dos, elle fait le tour des salles de bain, ramasse le linge sale et son inspection finie, elle reprend imperturbable, quoiqu’elle ait vu ou entendu, son poste derrière le bar.
Ce sont les hommes seuls qui rôdent d’un salon à l’autre tentant de s’immiscer dans les jeux amoureux qui l’intéressent ; certains même l’attendrissent. Ils arrivent fatigués de leur journée de travail, mais tendus comme des arcs. À croire que la journée n’a été que le long préliminaire nécessaire à l’hypothétique réalisation de leurs fantasmes. Ombres immobiles, ils se dissimulent derrière des tentures, observent les couples, supputent de leur chance, les suivent du regard, se glissent dans leurs traces quand ils se dirigent vers les alcôves ; spectateurs muets puis tendant timidement une main, l’élu fort de l’accord tacite deviné, caresse un sein, une hanche puis s’enhardit débordant alors d’une énergie dévastatrice sachant son temps compté. La compétition est rude, ils sont plusieurs quelquefois et rien n’est acquis. Pourquoi lui et pas un autre, c’est une histoire de seconde, de frôlement, de peau ; il n’y a pas de règle.
Gagnants et perdants se retrouvent les uns à côté des autres au bar. Les uns satisfaits, repus, les autres quêtant dans les regards des vainqueurs la trace aussi minime soit-elle du plaisir pris dont ils volent les dernières volutes. La nuit enveloppe tout, permet tout ; le temps passe, les derniers clients accoudés au bar ferment les yeux agrippés à leur verre, partent les uns après les autres. Les héros sont fatigués, l’aventure est finie.
Un habitué hésite, se penche vers Kim prête à prendre sa commande, se ravise, se penche à nouveau :
– C’est compliqué, trop compliqué ; vous, vous qui êtes toujours là, le comprenez-vous ?
Le silence s’installe, Kim le respecte, elle ne sait pas de quoi il s’agit. Elle est dans l’attente, il se peut qu’il continue, comme il se peut qu’il redresse la tête, jette quelques pièces sur le comptoir et parte sans même lui dire au revoir.
– C’est la seule façon que j’ai trouvée, il doit bien y en avoir une autre.
Kim ne bouge pas ; les autres sont partis, seul cet homme est resté, il fait tourner au fond de son verre les quelques gouttes restantes ; une minute passe, deux, il est comme hypnotisé et sans la regarder, toujours penché vers son verre :
– Je la trompe, oui, je trompe ma femme quand je suis à la maison, chez moi. Le croirez-vous, quand je l’ai dans mes bras, quand nous faisons l’amour, c’est aux autres femmes que je pense, à toutes les autres. Il me les faut. Toutes. Les salopes surtout, sinon je ne peux pas y arriver. Alors que, quand je suis ici, si je baise une de ces femmes, n’importe laquelle, c’est à elle, à ma femme que je pense et je bande comme un fou. Je l’aime, il faut me croire, je l’aime. Si elle l’apprenait… Peut-être que je suis fou ? Vous qui savez…
Kim a une tendresse particulière aussi pour ceux qui déambulent, qui ne font rien, ceux qui regardent les couples se former, les silencieux qui restent debout, appuyés contre un mur, cachés par une tenture, se masturbant quelque fois tranquillement ; ceux qui ne peuvent alors plus détacher leurs yeux des spectacles qui s’offrent à eux ; attentifs, ils semblent tétanisés, subjugués lorsqu’ils sentent l’épilogue arriver, la femme va bientôt jouir, le miracle s’opérer.
Elle a d’abord cru que ces hommes-là avaient des problèmes, impuissants ou inhibés, qu’ils avaient besoin de vivre par procuration. Non, ce n’est pas cela car elle a vu les mêmes, d’autres jours, nus comme des vers, actifs, sortir de la mêlée tout ébouriffés. Elle ne cherche plus à comprendre. Ils font provision d’images, de sensations qu’ils remportent avec eux. Qu’en font-ils? Elle ne le sait pas et ne se pose même pas la question. Pour beaucoup ils reviennent, le lieu est discret, ils en connaissent les usages, cela doit les rassurer. Il y a même quelques habitués qui se reconnaissent, se saluent, échangent quelques mots et, dans l’attente de ce qui se passera, commentent brièvement l’actualité ; ils retrouvent presque toujours instinctivement leur poste d’observation.
Chacun son histoire, sa trajectoire, sa vie.
Kim pense à son homme, là-bas, à la maison. Que fait-il ? L’attend-il ? Va-t-il dans ce genre de lieu, en cachette ? Que dirait-elle alors ? En serait-elle bouleversée, elle qui sait qu’il n’est pas question d’amour entre tous ces gens, que tout est affaire de fantasmes, de peaux, d’opportunités, de transgression, d’interdits franchis et bien évidemment de recherche du plaisir.
Elle entre dans leur vie par la petite porte ; une confidence, une réflexion, un rire, un regard, il suffit de pas grand-chose.
Cela fait si longtemps qu’elle assure son service qu’elle a tout vu. Plus rien ne l’étonne. Seules, la grossièreté, la vulgarité la heurtent encore.
Ils sont sa vie, sa famille, ses clients certes mais aussi des hommes et des femmes dont elle devine la fragilité derrière les rires et les provocations.
Elle va devoir les quitter, son mari va prendre sa retraite, il veut partir de Paris, peut-être définitivement, rejoindre Jean et le reste de la famille en Angleterre. Ils en ont parlé mardi, c’est son jour de congé. Elle a été surprise de le voir à son réveil, il n’était pas à son travail. Il s’était habillé comme pour une fête importante, costume sombre et chemise blanche et l’attendait dans la cuisine. Elle a cru à un accident, à une catastrophe, elle qui sortait de son sommeil, encore toute chaude et engourdie. Elle est restée debout, appuyée contre le chambranle de la porte, prête à tout, serrant les dents.
– Jean, il est arrivé quelque chose à Jean.
Il s’est levé, s’est avancé vers elle.
– Non, il faut que je te parle.
– Dis-moi, dis-moi ce qui est arrivé, tes parents ? Ma sœur ?
Il a grondé – Qu’est-ce que tu inventes ? Il faut que je te parle, c’est tout.
– Me parler de quoi ?
– De moi, de nous.
– Pourquoi n’es-tu pas à ton travail ? Pourquoi ton costume ? Ta chemise ? Ta tête ? Tu la vois ta tête ? Tu veux quoi ? Tu es malade ? Tu as rencontré quelqu’un ? Tu pars ? Tu veux me quitter ?
Kim avance dans la cuisine, pieds nus sur le carrelage, presqu’en titubant, le ton monte, elle crie, elle a eu trop peur ; elle se laisse tomber sur une chaise puis se tait brusquement.
Et c’est alors qu’il a pris son courage à deux mains, qu’il lui a dit qu’il en avait marre de cette vie dissociée, de ne jamais la voir, de son boulot à elle, de tous ces hommes qui l’entouraient, qui comptaient plus que lui, à qui elle parlait alors que :
– Ça fait combien de temps qu’on ne se voit plus, qu’on ne fait plus rien ensemble. Je n’en peux plus, tu perds ta vie et ton temps, tu perds aussi la mienne ; nous ne nous parlons plus ; tu ne sais même pas que j’ai changé de poste ; tu t’en fous ; je n’en peux plus, j’ai fait mon temps de travail, c’en est fini, je veux tout plaquer, la France, notre vie actuelle, tout.
Il était lancé et rien ne pouvait plus l’arrêter. Lui le taciturne, le sage, le calme marchait de long en large, passait d’une pièce à l’autre, revenait à la cuisine où assise devant la table, elle le regardait bouche bée comme sonnée.
– On est des rats, tu ne le vois pas, des rats pris au piège. On ne sort de notre trou que pour aller bosser et on y revient. Emprisonnés dans notre cage, dans nos habitudes, dans ce logement de cons où il n’y a pas de place, pas d’air, tu t’en fous toi, tu y dors, tu n’es jamais là ; j’en peux plus Kim, j’en peux plus. On ne se parle pas, on ne se voit pas, on ne baise plus, on ne respire plus. Faut se barrer, s’en aller, rejoindre Jean, retrouver un peu de famille.
Elle a d’abord dit oui, un oui instinctif ; il lui fallait arrêter cette litanie, retrouver ses esprits, le calmer, gagner du temps. Il s’est écroulé en larmes. Jamais elle n’aurait cru cela possible et pourtant c’était la réalité, il était en larmes et elle ne savait que faire. D’autres se seraient levées, l’auraient pris dans leurs bras, elle, elle n’a pas pu. Elle regardait la toile cirée, il restait quelques miettes de son petit déjeuner. Ce n’était donc pas si grave puisqu’il avait mangé ; n’est-ce pas ?
– Tu veux un autre café ? On va en discuter. Tu as des nouvelles de Jean ?
Il l’a regardée, a haussé les épaules, attrapé son blouson et est parti sans un mot, en claquant la porte. Elle a soufflé, fait la grimace, pris sa tête dans les mains ; elle aussi s’est mise à pleurer.
Depuis, elle ne dort pas, elle ne dort plus. Partir c’est tout laisser, renoncer à sa vie ; partir, quitter son appartement, son repaire, ses habitudes, les clients, la nuit, elle a le vertige.
14
Oui, c’est sûr, c’est sûr, elle l’a aimé cet homme qu’on va mettre en terre. Aimer à en perdre le souffle. Elle n’en doute pas, elle le sait, il a réapparu au bon moment, au moment où elle en avait assez de sortir des bras de l’un pour tomber dans les bras de l’autre ; assez de ces aventures joyeuses certes, éphémères, quelquefois un peu glauques ; assez de ces réveils à côté de presqu’inconnus ; assez de ces embrasements soudains, de ces passions sans suite. Elle commençait à se poser la question insidieuse :
- Y’en a t-il un, un seul, avec qui j’aimerais tenter l’aventure de la vie ?
Suivie d’autres questions en tourbillon : Est-ce que je suis trop exigeante ? Pourquoi un homme ? Pourquoi des enfants seraient-il indispensables ? Quel intérêt de faire comme les autres ? Pourquoi je n’y arrive pas ? Je suis trop moche ? Trop conne ? Ils ne savent pas ce qu’ils perdent !
Tout d’un coup, éclair incontestable, elle en était enfin sûre, c’était lui ; il était là à ses côtés depuis l’enfance et elle ne l’avait pas vu. C’était comme ça, une certitude, il n’y avait pas à y revenir ; les jeux étaient faits, lui et aucun autre ; mais cela fait si longtemps. Il lui reste des bribes de souvenirs. La couverture écossaise, toujours elle, à grands carreaux verts, dans un champ au revers d’un coteau, le ciel bleu, leurs rires, sa main qui remonte sa robe et cette effroyable douleur dans le dos
– Arrête, arrête, j’ai trop mal, il y a un caillou…
C’était où ? C’était quand ? Aucun souvenir ; ils étaient jeunes, cela est sûr ! Et sa photo qui ne la quittait jamais et qu’elle regardait à toute heure du jour. Ses lettres qu’elle lisait et relisait.
Des mots, encore des mots, des phrases et puis un jour « Tu es mon alternateur » c’est tout ce dont elle se souvient aujourd’hui. Des dizaines de lettres, et le seul mot qui lui vienne aujourd’hui à l’esprit, le seul mot qui surnage : « alternateur » ! Sa question d’alors, sa stupéfaction mais Bon Dieu, qu’est-ce-que c’était ? Qu’est-ce-que ça pouvait bien vouloir dire ?
C’est là, dans sa mémoire.
Elle était à La Baule ; c’est précis ; appuyée sur la table de la salle à manger, ce devait être en été, toutes les fenêtres étaient ouvertes, il y avait de la légèreté dans l’air ; elle allait partir au marché et cette lettre ! Ce mot griffonné de son écriture serrée. Encre noire sur le papier quadrillé qu’il aimait. Alternateur ? Pas de dictionnaire dans cette foutue maison, elle s’était précipitée séante tenante chez le libraire, l’urgence était grande, le reste pouvait attendre !
Faire appel à ses souvenirs… petit à petit, comme s’ils s’y refusaient, elle reconstitue tant bien que mal le passé ; un petit truc, une image, une sensation qu’elle retient, qu’elle épingle.
La tête qui tourne, les jambes flageolantes quand elle entendait sa voix. Elle n’a pas oublié, c’est sûr, le jour où elle s’était évanouie de bonheur dans la cabine téléphonique. Évanouie, évanouie... C’est de la légende, mais la tête qui tourne, la nécessité absolue de s’appuyer contre la vitre, cela est vrai. Je rentre demain disait-il. L’attente avait été trop longue, trop douloureuse.
Madeleine serre les dents, son visage se chiffonne car c’est là, dans les inquiétudes, les angoisses, les douleurs que se niche son souvenir.
Les jours heureux, ils furent nombreux, c’est obligé puisqu’ils ont partagé une vie entière, forment une sorte de matelas capitonné dont rien ou si peu de choses n’émerge. Des images éparpillées, des paysages, des voyages, des cuisines le matin de bonne heure, des cris d’enfants.
Mais lui, que se rappelle-t-elle de lui ? De l’homme jeune qu’il a été, de l’amoureux ? De lui tout seul, pas grand-chose.
Aujourd’hui, elle ne revoit que ces jours qui s’écoulaient les uns après les autres quasi identiques, toutes ces années qui se sont succédé avec leur cohorte de petits problèmes, de petites difficultés, de petits bonheurs aussi ; il n’est pas question de les nier.
En fait, ce sont les accrocs, les peurs, les angoisses, les émotions partagées qui ont pris du relief dont elle se souvient mais pas de lui. Le temps a passé. Philippe lui n’a pas changé, pas grandi, au contraire, s’est un peu tassé et elle l’a oublié, si proche d’elle, pour se retrouver à côté d’un vieux monsieur, au poil blanc.
Que leur est-il resté ? Une sorte de dépendance mutuelle qui s’est créée au fil du temps, lien qui unit les vieux époux ; c’est peut-être cela le mariage et à vouloir être lucide, à vouloir débarrasser les choses de leur manteau d’hypocrisie, elle n’est peut-être plus si objective que cela.
Ce sont les choses qui l’ont heurtée, qui l’ont blessée, qui comme des flashs ressurgissent au détriment d’autres, moins visibles peut-être plus profondes. Et pourquoi le montrer du doigt, lui, avec qui elle a passé tant d’années, n’est-elle pas aussi en partie responsable de leur enlisement commun ?
Revenir en arrière, s’obliger à évoquer les temps d’avant, saisir des éclairs de mémoire auxquels elle s’accroche comme une noyée. Se souvenir de leurs corps, de leur frénésie, mais il y a si longtemps.
Elle se souvient avoir sauté dans des trains pour le voir un après-midi, faire l’amour quelques heures grignotées, si peu, résumées à présent en rien, quasiment rien. Et puis leurs corps ont perdu en attirance, gagné en tendresse, en confort et même en plaisir, il faut le dire, ils se connaissaient si bien. Les machines étaient rodées. Elles se sont usées, fatiguées ; il n’en est rien resté.
Lui, elle veut à tout prix se souvenir ou au moins se souvenir du souvenir qu’elle a entretenu, année après année ; elle veut le récréer, elle ferme les yeux, cherche ; peine perdue, elle ne revoit plus l’homme jeune qu’il a été. Tant d’années communes, tant de choses réalisées ensemble. Il lui semble là qu’elle pourrait en faire la liste et qu’elle serait longue mais aucune ne se distingue ni en bien, ni en mal, aucune ne lui vient à l’esprit. Calme plat.
Se raccrocher à cela comme une naufragée à une échelle de corde. À quoi bon car ressurgit alors aussi, tout ce qu’elle a volontairement enfoui. Ses désillusions puis ses exaspérations, son désenchantement, cette affreuse scène et sa voix : « Madeleine, ne rêve pas, la vie c’est autre chose, garde les pieds sur terre… » Alors qu’elle tentait… Non, oublier cette voix, cette voix qui constatait la platitude de leur vie, s’en accommodait et l’exhortait à en faire de même ; cette voix, sa voix. Premier accroc.
Et puis le feu à nouveau, la passion dérangeante, celle qui les a, à nouveau, bousculés. Elle préfèrerait ne pas y penser, pas aujourd’hui jour de paix qui scelle leur séparation définitive, jour qu’elle voudrait enfin d’oubli, de pardon, c’est fini, on n’en parle plus. Mais c’est plus fort qu’elle, elle a beau repousser de toutes ses forces ce souvenir-là, il est là, sans une ride, limpide. Elle se rappelle comme si c’était aujourd’hui des moindres détails.
Un soir, il fait nuit dehors. Les lampes du salon sont allumées ; musique douce, du Sinatra ; les enfants ne sont pas là ; que faisaient-ils ? Elle n’est plus sûre de rien maintenant ; l’important ce n’est pas ce qu’ils faisaient ni où ils étaient, l’important est qu’ils n‘étaient pas là. Un point, c’est tout.
Il lit au salon. La chaudière ronronne, de temps en temps un petit clic étrange ; il a dit à ce moment-là que cela devenait inquiétant et qu’il fallait appeler le plombier, faire faire un contrôle. La chatte dort, roulée en boule sur le fauteuil crapaud. Elle, elle est dans la cuisine, elle entre et sort du salon ; elle tourne et retourne la question dans sa tête ; va-t-elle lui en parler ? Elle sait qu’il vaut mieux se taire, qu’elle va au-devant d’une catastrophe, que jamais rien ne sera plus entre eux comme avant, elle le sait et pourtant elle ne peut pas faire autrement. Valse insoutenable ; il faut absolument qu’elle crève l’abcès, qu’il en prenne sa part, qu’il soit lui aussi éclaboussé de malheur ; c’est de sa faute après tout. Elle avance, cette foutue facture d’hôtel à la main ; main qui tremble, un étau dans la poitrine, la voix blanche :
– Qu’est-ce que c’est que ça ? Dis-moi, dis-moi que ce n’est pas vrai.
Il prend le papier, ne le regarde même pas, le jette sur la table basse. Silence total ; descente aux abîmes, l’espoir insensé que même confronté à l’évidence, il nie, il niera encore, niera toujours.
– Je veux la vérité, dis-moi la vérité.
Elle sait alors qu’il ne faut surtout pas qu’il la lui dise et pourtant elle continue :
– Seule la vérité permet de pardonner, d’oublier, ne sois pas un lâche, dis-la moi.
Elle n’espère qu’une chose, qu’il n’en fasse rien ; elle dit les mots mais ne veut pas être comprise. Elle se refuse à imaginer pareil scenario, pourtant il n’y en a pas d’autre crédible. Elle est prête à tout gober, à croire à l’impossible. Il faut qu’il nie, qu’il lui invente n’importe quel bobard. Elle continue :
– Nous sommes des adultes, assume tes actes, dis la moi cette vérité qui t’arrache la bouche.
Que faire ? S’écrouler ? Hurler ? Lui envoyer des mots, encore des mots, d’autres mots, tous ceux qui se bousculent dans sa tête, des injures, des quoi ?
Le silence encore, lourd ; le silence pire que tout. Le silence pierre tombale de tout ce qui avait été leur vie ; du moins le pensait-elle alors. Et puis l’horreur. Elle se revoit, elle est tendue vers lui, cette saleté de facture d’hôtel entre eux, lui, assis sur la banquette blanche, son journal ouvert devant lui. Il le referme, le replie lentement, se lève, prend son inspiration, penche un peu la tête, ouvre les mains de chaque côté de son corps et prononce l’imprononçable :
– Oui, c’est comme ça….
Il ne cherche ni à nier, ni à expliquer encore moins à s’excuser.
– C’est comme ça…
Que pouvait-elle dire ? Faire ? Les cartes étaient découvertes ; pas la moindre chance de les battre à nouveau, de trouver un joker, de dire stop, stop tu triches, elle était là maintenant, entre eux deux, cette vérité qu’elle se refusait à entendre.
Ils restent face à face. Elle, abasourdie. Non, cela ne peut pas leur arriver à eux ; non elle ne veut rien entendre de plus ; non, elle refuse d’être un personnage dans ce vaudeville d’un classique de mauvais goût ; non !
Et pourtant tant de questions qui naissent et tournoient dans sa tête. Depuis combien de temps ? Avec qui ? Comment a-t-elle fait pour ne pas s’en apercevoir ? Ces retards, c’était donc ça ! Ces rendez-vous « incontournables », ces faux fuyants et cette gentillesse sucrée dont il l’enveloppe depuis quelque temps et dont elle ne sait que faire ? Un leurre, des mises en scène ; c’est elle le dindon de la farce, c’est elle qui est ridicule ; la femme trompée, quoi de plus banal ? Encore une bobonne qui n’a rien compris. Et cette colère qu’elle sent monter qui va tout dévaster, que cache-t-elle ? Sa souffrance ou sa désillusion ? Sa honte ou son immense peine, ses doutes, que faire maintenant ? Elle cache aussi son soulagement : c’était donc ça, je n’avais pas rêvé, je le sentais, je m’en doutais, je le savais.
Qui pourrait croire que des périodes entières de vie heureuse, oui, sûrement heureuses sont balayées d’un seul coup ? Qu’elle est incapable de se remémorer autre chose que cet affreux jour ? Qu’elle se rappelle comme si c’était hier, de la lumière diffusée par la lampe, du cendrier qui débordait et du vélo de Célia qui barrait le passage.
Elle n’a pas envie bien sûr de se remémorer tout cela, sa désillusion, ses pleurs, cette insupportable sensation d’être stupide, idiote, dans un rôle de composition où elle se devait de hurler et de clamer sa peine. Mais les souvenirs depuis lors s’imposent à elle, elle ne fait rien pour les repousser.
Elle est consciente qu’il y a là, une sorte de plaisir pervers. Évoquer sa souffrance quand l’orage est passé est assez jouissif mais l’évoquer aujourd’hui, devant Dieu et devant les hommes, elle ne l’ose pas. C’en est fini, elle est là, elle est vivante, seule dans l’arène maintenant, il a perdu la partie.
Il n’y a que Kim qui connaisse l’autre vérité. Kim, la femme de la nuit, alors qu’elle est, elle, la femme au grand jour. Personne n’est au courant, il n’est pas possible d’entrer dans ce genre de confidences avec d’autres aussi proches soient-ils, d’abord parce que cela n’intéresse personne, ensuite parce que c’est la porte ouverte au grand déballage, à l’obscène récit/réalité pour en arriver où ?
Tout ceci n’est rien que de très ordinaire, fait même sourire dans les coins, entretient les commérages. Les hommes complices, les femmes indulgentes, pire encore, regardant l’homme en Don Juan, quand elles ne sont pas concernées.
Quant à elle, elle ne sait pas, elle ne comprend pas comment il y a si peu de temps, elle a pu aller bien plus loin que tout cela, jusqu’au bout d’un chemin qui s’est imposé à elle, un seul chemin, loin derrière la ligne jaune.
S’être pourri la vie, avoir donné tant d’importance à tout cela, elle en a honte maintenant. Quelle mesquinerie ! Quelle petitesse ! Une histoire de fesses, une simple histoire de fesses et elle a failli tout remettre en cause. Deux corps qui rapidement, en cachette, se cherchent, se trouvent, explosent, qu’est-ce que cela lui retirait, elle qui ne se doutait de rien.
Romantisme ou bêtise absolue.
Souffrance incontrôlable malgré sa raison qui lui clamait que le dédain, le mépris étaient la voie royale.
Si elle avait pu, si elle avait su prendre du recul, s’en moquer, quel panache ! Non, tout a été vérolé et sa vie n’a plus été après qu’une farandole de suspicion, de questions, de reproches, d’inquiétudes. Une minute de retard et l’angoisse lui serrait la gorge ; un coup de fil chuchoté et son cœur battait à tout rompre ; un regard et elle inventait une histoire. Minable, elle a été minable ; elle le sait. Seule victime du mélodrame.
Avec le recul, aujourd’hui, elle accepte de voir l’autre côté de la vérité. Oui, elle a hurlé, c’est vrai ; elle s’est sentie trahie, mais sa fureur était-elle toute entière dirigée contre lui ?
Elle seule sait que l’autre Madeleine, car elle existait déjà cette autre Madeleine, avait pris, peut-être la première qui sait, quelques chemins de traverse.
L’envie, l’envie de passer de l’autre côté, l’envie de vivre autre chose, l’envie de séduire à nouveau, de provoquer, l’envie de se rouler dans des plaisirs interdits, bien sûr qu’elle l’a eue. La tentation, elle sait ce que c’est, elle en connait les dictats ; jamais elle n’a pu résister à la tentation, la vraie, celle qui vous obsède, qui vous prend aux tripes.
Quelques aventures dont elle garde le goût épicé du plaisir interdit dont une un peu plus longue, cinq, six mois peut-être, avec un collègue de travail, mais bien sûr, ce n’était pas pareil !
Elle se disait alors que c’était une parenthèse, qu’elle en connaissait les limites, que jamais cela ne remettrait jamais en cause quoi que ce soit et surtout elle, elle ne s’était pas fait prendre ! C’était là, la grande différence. Comment peut-on être assez bête, si insouciant, si sûr de soi pour laisser traîner des indices, des preuves. C’est peut-être cela qui aujourd’hui encore la blesse, qui la rend furieuse, qu’il n’ait pas pris, pour elle, plus de précautions et qu’elle bascule alors dans la souffrance insupportable, dans l’inquiétude, dans la peur d’un lendemain sans lui car qui sait, la créature allait peut-être le séduire, l’ensorceler et le risque était là qu’il la préfère à elle.
Elle avait beau se raisonner, se dire qu’elle n’avait aucune logique, qu’elle s’était autorisée exactement les mêmes écarts, rien n’y faisait ; la souffrance était là, aigüe, brutale ; elle lui collait à la peau.
Lui, il était là en face d’elle en furie, son journal à la main, avec son air de tous les jours. Un peu ennuyé certes mais il était écrit, et cela se lisait sur son front, que ce n’était pas important, qu’il attendait que la crise se passe, qu’en aucun cas il ne remettait en cause son confort, ses habitudes de vie au nom de la construction du couple, leur couple.
Jalouse, oui, elle s’était surprise jalouse non pas de l’autre, de la pétasse qu’il avait baisée dans cet hôtel minable mais du naturel qu’il lui opposait, de sa certitude tranquille que malgré ses hurlements, ses pleurs, elle ne ferait rien qui compromette quoi que ce soit ; sa quasi sérénité était insultante.
Elle était l’épouse bafouée surprise de se voir si bien jouer le rôle jusqu’au bout ; se délecter de son malheur, l’afficher à sa face ; lui donner des remords alors qu’elle se savait pas si innocente que cela ! C’était aussi une façon d’exister.
Grande scène de l’acte III, celui où tous les protagonistes expriment avec force, conviction, brio leur colère, leurs différends avant que dans le IVème acte, ils ne retrouvent leurs esprits, disposent de leur vie et repartent tranquillement vers des avenirs qui ne peuvent être qu’heureux !
Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle se brûlerait à ce jeu ; elle a tant pleuré, crié qu’elle s’y est en effet fait prendre, qu’elle s’est convaincue de l’horreur de la situation ; elle a d’abord épuisé tout son répertoire de mots, de sensations, de citations accumulés au fil du temps dans les rôles, dans les romans, dans les vaudevilles ; elle les a restitués là, forte de sa bonne foi mais rien n’a résisté au temps ; le château de ses certitudes s’est fissuré puis écroulé ; n’est restée que la vérité ; au fond d’elle-même, tout au fond, elle s’est demandé si ces faits, ces faits auxquels elle s’est habituée car, ne nous leurrons pas, Philippe n’a pas été plus fidèle, elle ne se fait aucune illusion, il n’a été que plus prudent, ont changé quelque chose de fondamental ?
Oui et non ; oui car son regard sur lui n’a plus jamais été le même.
Il l’avait trahie, c’est un fait mais bien pire il avait en plus et, elle ne lui pardonnait pas, trahi toutes les femmes. « Elle n’est rien » disait-il de sa conquête quand Madeleine avait vent d’une escapade. Ce « rien » elle le considérait comme une injure supplémentaire pour elle et pour la femme en question ; toutes dans le même panier, toutes des « rien ». Être trompée pour rien, c’était pire que tout.
Non, les choses faites sans retour possible, il n’y avait plus matière à crier, à pleurer. Tout ce brouhaha n’avait plus de raison d’être mais pour rien au monde, elle ne l’aurait admis. En fait, et très vite, elle en a pris conscience, tout cela autorisait l’émergence de ses envies, le jaillissement de ses désirs qu’elle se devait alors de cacher aux autres et à elle-même.
Qui pourrait dire s’il n’y a pas encore, aujourd’hui, encore derrière cette dernière version, une autre vérité sous-jacente ?
15
Ils sont là, comme toujours, peu nombreux ce soir ; quelques-uns au bar, d’autres sur la piste dansent ; la routine. Kim fait son service, machinalement, mais elle n’est pas là ; elle n’est nulle part, perdue dans ses pensées.
Il est parti, il a pris son sac ; il a disparu du jour au lendemain, sans la prévenir ; porte close ; dévastation, l’armoire ouverte, penderie à moitié vide, porte-manteaux accrochés à la tringle comme des oiseaux un soir d’hiver sur un fil électrique, une seule brosse à dents dans le verre sur la tablette ; les fenêtres fermées et cette odeur de renfermé quand elle est rentrée ; silence lourd, obsédant. Elle ne sait pas pour combien de temps, peut-être pour toujours. Il n’a rien laissé à son intention : pas de post-it, pas de lettre, rien. C’est impossible, on ne coupe pas les ponts comme ça. Il faut qu’ils parlent c’est sûr, il faut donc qu’il revienne. Il est sûrement là-bas en Angleterre, il est allé rejoindre Jean. Le frigo est blanc, lisse, pas le moindre papillon de couleur. Il est vide ; les choses restent en place, la poussière se dépose, quasi invisible ; Kim n’ouvre plus les volets ; à quoi bon ?
Kim essuie un verre, passe et repasse son éponge sur le bar ; elle serre les dents, sa colère monte. Lui faire ça, claquer la porte, filer comme un voleur ; voleur de vie, oui, de sa vie à elle ; qu’a-t-il pris ? Elle n’en sait rien mais elle sait qu’elle ne s’y retrouve plus, qu’elle est paumée.
Il a dit qu’il avait besoin de temps, qu’il voulait prendre du recul, décider enfin de sa vie, comme si elle l’en avait empêché ! Elle n’est jamais là, il faisait donc ce qu’il voulait, pourquoi tout d’un coup l’agresser, pourquoi tout remettre en question ? Non, il ne lui manque pas ; non, qu’on se le dise et qu’il se le mette dans la tête, il ne lui manque pas ; il ne lui manque pas ; elle se le répète en boucle en articulant entre ses dents. Il ne lui manque pas. Pourquoi lui manquerait-elle du reste ? Elle ne le voyait pas, ou si peu.
Du bout des doigts, Kim essuie ses yeux, se retourne pour que personne ne la voit, cherche un kleenex ; elle sert les clients machinalement, marmonne en essuyant les verres.
– Ridicule de pleurer, c’est la fatigue. Qu’il aille au diable, qu’il y reste chez les rosbeefs. Je peux faire sans lui. S’il se croit indispensable, c’est raté ! Et s’il croit que c’est drôle pour moi de faire ce boulot, de voir tous ces bonhommes, ces bonnes femmes, le pantalon baissé, les seins à l’air. Je gagne ma vie, c’est tout ; il préfèrerait peut-être que je sois boniche à nettoyer la merde de tous ; ici, au moins, je suis considérée, ils me saluent, m’écoutent quand je leur parle. Ce n’est pas extraordinaire et, du reste, je n’en suis pas vraiment fière mais c’est comme ça. Il est quand même content que je ramène ma paye. Depuis le temps, avec l’ancienneté, avec la prime de nuit et les pourboires, j’en rapporte plus que lui. Jaloux, il doit être jaloux et il voudrait que je plante tout ça. C’est quand même ma vie, non ? Qu’est-ce-que je peux faire d’autre ? Les hommes, ce n’est jamais content. Il fait sa crise et moi, si j’en faisais une ? Ce serait mon droit…
– Trois coupes et un café serré, c’est possible ? On est à la table derrière la piste. Où peut-on s’isoler ?
– J’arrive ; le café avec sucre ou non ? Serré ou non ? Les coins câlins ? Il y en a un de l’autre côté de la piste de danse et deux salons en montant les marches que vous voyez là-bas. Avez-vous besoin de préservatifs ?
– D’abord, il ne me voit plus, lui ; je ne suis plus rien ; une chose. Autrefois il me prenait dans ses bras quand je me glissais contre lui tout endormi. Maintenant, il grogne que je le réveille et prend toute la couverture. Des mois qu’on n’a pas fait l’amour et il étouffe ! Monsieur étouffe alors que je ne suis jamais là. S’il y en a un de nous deux qui doit se plaindre, c’est bien moi. Il fait ce qu’il veut, quand il veut. Personne pour l’empêcher de regarder le foot et ses séries policières et il se plaint ! Je veux bien croire que ce ne doit pas être toujours drôle d’être seul, il n’a qu’à sortir. Depuis que Jean est parti, il est dans son fauteuil à faire ses sudokus. C’est vrai que s’il n’avait pas été là, comment aurais-je pu faire pour Jean ? Mais c’est son fils aussi, qu’il ne l’oublie pas, on ne pouvait pas faire autrement…
-Un martini, deux coupes et une bière,
– Heineken ou Kronenbourg ? Merci de prendre vos consommations au bar mais de ne pas emporter vos verres dans les salons.
Il faut tout leur dire ; aucun savoir-vivre, aucune pudeur. Ils m’énervent aujourd’hui. Je suis fatiguée, j’en ai assez et la soirée ne fait que commencer. Il n’y aura pas beaucoup de monde, finale de foot, ce n’est pas compatible avec la baise. Tout va mal, je deviens grossière moi aussi. Ça ne va vraiment pas bien.
Hélène, voilà Hélène. C’est trop pour moi, c’est trop pour aujourd’hui. Jamais je ne tiendrai. Oublions tout cela. Plus le temps de m’apitoyer sur ma petite personne, il y a d’autres aberrations dans la vie, d’autres injustices, elle en est la preuve et fait montre d’un sacré courage. Cela fait un moment qu’elle n’est pas venue.
Celle-là, c’est une femme, une vraie et une amoureuse, chapeau ! Quel âge peut-elle bien avoir ? Trente, trente-cinq maxi ; comme toujours, la tenue type : décolleté, escarpins, bas couture ; elle pourrait faire n’importe quoi, même à poil, elle reste bon chic bon genre, comme en retrait.
Il lui manque un je ne sais quoi, elle allume mais elle n’a pas le feu ! C’est ça, le corps y est mais pas la tête !
Ils s’en foutent, eux, ils ne remarquent rien, une femme avec un trou, ça leur suffit. Ils ne se posent pas de question. Son histoire ? Ils ne veulent même pas la connaître ; ça les ferait débander ? Même pas ! Il y a vraiment des jours où ils me débectent et d’autres, c’est vrai, où ils m’émeuvent ces bonshommes.
Une femme qui vient ici et qui enregistre tout car c’est ce qu’elle fait, c’est hallucinant ; elle enregistre le son bien sûr mais je crois même que son appareil renvoie en direct des images, je n’en suis pas sûre ; elle filme tout, de la minute où elle arrive à celle où elle me dit au revoir.
Grand jeu : drague, séduction, effeuillage et tout le reste ; dans le salon du fond, elle se fait prendre par plusieurs, vite, comme si elle voulait s’en débarrasser. Je l’ai vu faire. Elle les allume, en suce deux ou trois et tout d’un coup elle se couche sur le dos, ouvre les jambes et dit « allez-y », c’est tout. Cet « allez-y » je l’ai encore dans la tête, c’est un ordre, c’est une obligation ! Va savoir, c’est à n’y rien comprendre.
C’est par la suite que je l’ai eue, l’explication ; mais le plus étonnant, le pire, ce qui me glace mais qui les excite ces salopards, c’est qu’elle parle, elle parle sans arrêt, à voix basse, elle dit ce qu’elle fait, ce qu’elle veut, ce qu’elle ressent.
C’est pour lui qu’elle le fait, parait-il, pour son mari à la maison, paralysé, un accident de moto ; enfin, c’est ce qu’elle dit, je crois que c’est vrai sinon, cela n’aurait aucun sens. Ces foutus hommes, ils lui font l’amour par procuration.
J’ai cru, à voir son air de zombie, détachée de tout, automate qui vient s’offrir que jamais elle ne jouissait, je me suis trompée, son corps prend le dessus, elle crie quelquefois. C’est bien.
Elle va redescendre bientôt. Il faut que je sois là ; je sens qu’il les lui faut ces quatre mots qu’on va échanger, qu’ils lui sont nécessaires pour reprendre sa route.
Elle va boire deux Cointreau, l’un après l’autre. L’un qu’elle va descendre cul sec et l’autre plus lentement. C’est à ce moment-là qu’il me faut y être, ne serait-ce que pour virer les importuns. Il y en a toujours, des mal finis, qui tentent encore leur chance alors qu’ils devraient bien le voir que c’est terminé, qu’elle est une autre. Ils sont d’un lourd !
Je ne sais pas qui en a eu l’idée, d’elle ou de lui, par principe je n’interroge pas mais ce qui est certain, c’est que ça fait réfléchir. Sacrée preuve de confiance, d’amour.
Peut-être qu’il lui en a fallu aussi beaucoup d’amour, au mien, pour supporter que je fasse ce métier. La confiance, il l’a toujours eue ; il aurait pu à un moment ou à un autre douter ; ce ne devait pas être facile de me savoir entourée de tous ces hommes en rut, j’aurais pu faire une rencontre ; non, il a tenu bon ; une vie à m’attendre, il s’est habitué. Il me trouvait à côté de lui tous les matins à son réveil. Il le savait, il n’en doutait pas. C’est déjà quelque chose !
Le fossé s’est creusé, insidieusement ; des silences ; et puis, c’est l’envie de lui qui m’a lâchée. Trop fatiguée ; j’ai rejoint la cohorte de toutes ces femmes, ces hommes qui se plaignent du manque d’inconnu, du manque de mystère dans la vie conjugale ; un comble, moi qui suis plongée au cœur de leurs histoires, j’aurais pu faire quelque chose, tenter de prévenir cette usure, tenter de préserver ce « nous » qui n’existe plus ; j’ai courbé le dos, le désir a disparu et bien pire, est venu le jour où sa caresse, sa caresse habituelle m’est devenue insupportable.
Cela fait un moment qu’il voulait partir, m’emmener.
Je ne suis plus rien qu’une ombre de la nuit ; je ne sais pas vivre au grand jour et puis partir c’est bien beau mais partir pour où ?
16
Mardi, le mardi 5 mars, un jour comme un autre. Nous nous étions levés de bonne heure, il faisait à peine jour. Ce jour-là a été différent, début d’un compte à rebours dont on boucle l’épilogue aujourd’hui.
Il avait pourtant bien commencé, petit déjeuner sur la table de la cuisine.
Ce moment nous l’aimions, à dire vrai l’aimait-il autant que moi ? Il ne faut pas que je me pose la question.
Comme d’habitude, nous nous sommes raconté des choses, de petites choses, dans le désordre, sautant du coq à l’âne : les enfants tous installés au loin, le programme de la journée, les dernières nouvelles, l’actualité.
C’était des moments privilégiés où toujours en peignoir retenant un peu de la chaleur de la nuit, ébouriffés, les yeux encore un peu gonflés de sommeil, nous bavardions devant notre première tasse de thé. Elle serait tout à l’heure suivie d’un café, puis d’un autre encore… Habitude prise au fil du temps de la vie commune, une sorte de rituel ; tout y passait : les évènements de la veille, nos rencontres, son travail, mes découvertes.
À dire vrai, c’était plutôt lui qui commentait l’actualité, qui me parlait de ses activités, de ses projets. Ce jour-là n’a pas échappé à la règle.
– Sais-tu, Madeleine, les statistiques sont formelles…
Et les mots s’accrochaient aux mots. Intarissable ! Sujets d’économie, de politique, informations recueillies pour son prochain éditorial ; il était assis, comme un prince, et je m’activais autour de lui attentive à ce qu’il ne manque de rien, son plaisir étant le mien.
– Que fais-tu à midi ?
– Je déjeune avec Leteneur, le député de la Nièvre ; il m’intéresse car il fait partie de la commission des finances à l’Assemblée et dispose de données que je n’ai pas. Polytechnicien, il a écrit il y a une dizaine d’années une thèse sur l’étalement urbain, ses conséquences sur le budget des collectivités locales. Je suppose qu’il est resté très attentif au problème et a suivi la législation ; elle a beaucoup changé, devient incompréhensible pour un non initié ; lois, amendements se succèdent sans qu’on s’assure qu’ils ne viennent pas en contradiction avec d’autres règlementations ! Un imbroglio impensable d’autant plus que les politiques…
Les mots ont virevolté autour de moi ; les retenir, ce n’était pas vraiment important car je savais que, de toutes les façons, s’il obtenait les renseignements demandés, il rentrerait tout heureux et m’en ferait part. Je glanerai alors quelques informations suffisantes pour comprendre la suite de ses recherches, relancer la conversation et paraître intéressée.
Un matin comme un autre. Un matin dont je me rappelle maintenant le moindre détail.
C’est curieux, c’était un jour comme un autre, que rien ne différenciait ; point de départ de la fin de notre histoire, nous ne le savions pas, ne le devinions même pas, ma mémoire a tout enregistré, il ne manque rien.
Tout m’apparaît clairement aujourd’hui, le temps qu’il faisait, d’abord cette pâleur du ciel au sortir de la nuit, puis la brillance de l’air, sa légèreté, la couleur de la peau de l’orange sanguine que j’avais pelée, ma ceinture de peignoir qui pendait d’un côté, le même qu’aujourd’hui, je n’en ai pas changé, les plantes sur le balcon, le crocus jaune ; il me semble même que c’est ce jour-là que j’avais renversé un peu de café, je revois la tache brune sur la nappe.
Il s’est moqué de moi car mon pigeon était là perché sur le rebord du balcon, semblant s’intéresser à la conversation.
Mon pigeon… Il a atterri chez nous un soir d’hiver ; il faisait un froid de gueux et je crois qu’il serait mort gelé si je ne l’avais pas fait entrer dans la maison. Jamais je ne l’aurais remarqué, il faisait nuit noire, il bloquait la fermeture du volet. Je l’avais pris, il ne s’était pas débattu ; il n’était vraiment pas en forme car le lendemain, il n’avait pas bougé du carton dans lequel je l’avais mis.
Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je l’ai nourri, logé, blanchi quelques jours et puis je lui ai redonné sa liberté. Il est revenu. Pigeon reconnaissant !
Ce jour-là, donc, éclair gris, battement d’ailes au dehors, il a atterri sur une des jardinières et écrasé les plantes ; je ne rappelle plus de leur nom mais les aimais bien ; elles donnent fin juillet, début août de grandes fleurs jaunes qui chaque année égayent le balcon. Il avait les plumes brillantes et semblait en pleine forme. Je le reconnais bien, il a les griffes d’une patte abimées et un petit toupet de plumes blanches sur le haut de la tête, ce que n’ont pas les autres. Il doit être mort lui aussi, il ne vient plus.
Dès qu’il y avait du mouvement dans la cuisine, il apparaissait, attendait quelques minutes et reprenait son envol si je ne lui envoyais pas deux, trois petits morceaux de pain. L’ennui, c’est qu’il invitait à ses bombances ses copains, qu’ils faisaient un raffut du diable et qu’ils me trahissaient !
Nous l’avons regardé derrière la vitre, il a penché la tête, s’est penché en avant et a plongé dans la cour, vers l’immeuble d’en face. Philippe a levé les yeux au ciel, n’a rien dit… Il allait revenir, c’était certain et je lui donnerai comme d’habitude quelques miettes en cachette du voisin du 5eme qui, du haut de sa fenêtre, un jour, m’a traitée de folle, oui de folle « Les pigeons c’est dégueulasse, c’est plein de maladie » hurlait-il.
Mon pigeon ? Des maladies ? Et quoi encore ? J’avais tenu bon, belle réussite !
Sujet inépuisable de moquerie de la part de Philippe.
– Des mémères à chats, tout le monde connait, il te faut un pigeon toi ! Tu as raison, le dialogue est plus construit et la gêne moindre ! Pas besoin de l’emmener en vacances !
Les choses ont commencé si simplement. Un matin comme les autres, un matin comme aujourd’hui. Philippe s’est penché vers moi comme pour me confier un secret. Drôle de secret…Juste une question qui m’a un peu interloquée.
– Les pruneaux ? Il faut les faire tremper pour que ce soit plus efficace ?
C’était une façon comme une autre d’avouer un léger disfonctionnement et, de ce côté-là, j’appréciais sa pudeur, sa grande discrétion. Jamais il ne me parlait de sa santé, de sa fatigue, toujours bon pied, bon œil, ne s’attardant pas sur les menus ennuis qu’il devait, comme tout un chacun, supporter. C’était bien comme cela ; j’aurais détesté avoir à subir la litanie, avec détails plus ou moins répugnants, des maux en tout genre qu’il aurait pu subir.
– Oui, je crois ; c’est ce que faisait ma grand-mère. Elle les mettait le soir à tremper dans un bol d’eau et les mangeait le lendemain matin. Tu as un problème ?
– Non, rien, peut-être ; tout va rentrer dans l’ordre.
– Depuis combien de temps n’es-tu pas bien ?
Parler de constipation ? Non, trop vulgaire, trop gênant, il fallait biaiser un peu.
– Deux, trois jours, je ne sais pas, je n’y fais pas très attention.
– Si j’étais toi, j’irais à la pharmacie parce que les pruneaux…
– Tu crois ?
– À toi de voir mais en deux temps, trois mouvements ce serait réglé.
– Ça t’ennuierait d’y passer ?
Je me rappelle que je m’étais mise à rire et lui avais lancé :
– Tu n’as pas envie de raconter tes problèmes de boyaux à la belle Madame Lefort ! Tu as raison, ce n’est pas très sexy !
Après, Madeleine était sortie faire quelques courses. Quand elle était rentrée, il était dans son bureau comme tous les jours, la porte était entre- ouverte ; elle l’a vu dos arrondi, la tête penchée, le stylo à la main. Un peu plus loin, assise bien droite devant son écran, sa secrétaire attendait qu’il lui dicte les modifications à apporter à un article. Lumière diffuse. Elle était passée comme une ombre.
Les jours qui ont suivi, un ? Deux ? Elle n’en a par contre plus aucun souvenir si ce n’est que la question, toujours la même, naviguait entre eux.
– Alors ?
– Toujours rien…
Ils étaient sur le toboggan et ne le savaient pas. Encore quelques heures d’insouciance, puis pharmacie à nouveau, médecin, enfin l’incroyable réalité :
– S’il n’y a rien de neuf lundi, ne tardez pas, allez à l’hôpital, je vous fais une lettre.
17
Dernière nuit. À la maison. Elle aussi ressurgit tout d’un coup du magma dans lequel elle s’était évanouie.
Pourquoi maintenant ?
Après la mort, la vie… Après la nuit, la lumière… pour se retrouver à Sa Droite ! Bla bla auquel personne ne croit, et pourtant ce sont ces quelques mots qui font reparaître encore ces souvenirs : la dernière nuit. Ils lui appartiennent. Madeleine y repense de temps en temps. Ils s’étaient couchés plus tôt que d’habitude, vers 11 heures et tout naturellement avaient lu, l’un à côté de l’autre sans plus parler que d’habitude ; toujours comme d’habitude, elle s’était collée contre lui pour s’endormir mais ce n’était pas pareil. Valse de pensées qu’elle refusait de laisser émerger, intuition d’une catastrophe à venir qu’elle refoulait et contrariété.
Quel ennui, il allait falloir annuler ses rendez-vous. Elle se posait des questions ; les prendra-t-on au sérieux, les laissera-t-on entrer avec la seule lettre du toubib, trois lignes écrites sur un coin de table à la va vite ?
Tout cela lui semblait ahurissant ; tout ce ramdam pourquoi ? Pour rien ; pour « ça » !
Elle lui en voulait presque. Qu’il fasse un effort, qu’il pousse un grand coup et qu’on n’en parle plus.
Au petit matin, elle s’était radoucie ; il n’était pas fier, teint gris et petite mine ; mauvaise nuit lui aussi.
– Non, pas Pompidou, c’est trop gros, c’est loin de tout, essayons Saint Joseph.
Efficace et pratique, elle lui avait suggéré d’y aller en pyjama ; ils allaient le garder alors à quoi bon s’habiller, se déshabiller, pour elle cela n’avait aucun sens, du temps perdu. Pour lui ; pas drôle du tout cette histoire. Y rester ? Il n’y avait même pas pensé. Baguette magique, il voyait un médecin, un vrai puisqu’à l’hôpital et revenait guéri. Basta.
À bien y réfléchir maintenant que le temps est passé, lui suggérer pareil raccourci, c’était être sûr de son hospitalisation, de son incarcération : ligoté sur un lit, à la merci de ces hommes en blouses blanches qui du haut de leur savoir décideraient pour lui des conditions de sa mise en détention ou de sa mise en liberté.
Elle n’avait aucun choix au départ si ce n’est d’être celle qui assure. Les rendez-vous de Philippe à annuler, les siens, un certain nombre de personnes à prévenir. C’est entre la maison et l’hôpital qu’il lui a donné ses instructions ; assis dans la voiture, engoncé dans sa robe de chambre prune, pantoufles aux pieds. Voix ferme et, dans l’urgence, ton qui n’admettait aucune contestation.
– Rappelle à ma secrétaire qu’elle doit repousser le déjeuner Galpin, surtout ne rien dire, ne pas donner d’explication, seulement le repousser, dans une huitaine de jours je serai sorti.
Il me faut aussi les notes que j’avais prises au Congrès des Maires de France. Elle sait ce dont il s’agit ; un intervenant avait appuyé son exposé sur des statistiques qui m’intéressent.
Tu as bien pris mes lunettes ? Les journaux, il me faut les journaux, surtout s’ils me gardent un jour ou deux; tu me les apporteras ? C’est stupide de les racheter, nous sommes abonnés.
Oui, bien sûr elle les lui apportera ainsi que tout ce dont il aura besoin.
Elle a tout prévu sauf cette peur au ventre qui, imprécise et sournoise commence à la gagner. Il doit en être de même pour lui car le silence s’installe ; aucun d’eux ne veut faire part à l’autre de son angoisse naissante.
Madeleine était dans l’action et s’obligeait à rester calme et efficace alors qu’ils n’étaient que deux petits électrons libres roulant dans une voiture entourée de mille autres voitures qui chacune emmenait leurs passagers vers leur boulot, leurs rendez-vous, leurs amours, leurs clients.
C’est vers l’inconnu qu’eux se dirigeaient.
Dès l’instant où ils ont franchi les murs de l’hôpital, leurs rôles se sont inversés. Il était sur son brancard, elle s’occupait des formalités.
– Votre carte vitale ? Donnez-la-moi.
Cerbère derrière la vitre et, en face, lui qui ouvre de grands yeux et semble perdu.
– Madeleine, tu l’as ?
– Vous l’avez actualisée ?
Il s’était alors tourné vers elle, interrogatif, comme si la secrétaire assise derrière ses piles de dossiers lui parlait une langue étrangère.
Blouse verte, son nom inscrit sur un badge en lettres majuscules, Jocelyne Deparc l’a alors regardé, un peu de biais, a froncé légèrement la bouche, sorte de moue de mépris et ne s’est plus adressée qu’à elle. Les jeux étaient faits.
– Attendez dans le couloir, on va venir vous chercher.
Ils avaient obéi, que faire d’autre ? Lui allongé sur un brancard sous une mince couverture, elle debout à ses côtés.
Dire : je sors, je vais prendre un café : impensable. Décider d’ouvrir un livre, vouloir s’y plonger ? Impossible aussi. Les va et vient des arrivants, les brancardiers qui entrent, s’emparent d’un voisin d’infortune, disparaissent, les hurlements d’un poivrot que les pompiers viennent d’amener, les portes qui s’ouvrent, se referment, des blouses roses, des blouses bleues qui s’affairent sans jamais leur jeter un coup d’œil, l’attente, tout concourait à le rendre insignifiant dans ce grand brouhaha.
C’est là qu’ils avaient tous les deux compris sans se le dire qu’il n’était plus qu’un cas parmi les autres, tous pitoyables, tous souffrants, tous attendant que leur tour arrive sans bien comprendre dans quel ordre et où on les emmenait.
À ses côtés, debout et silencieuse, elle lui tenait la main. Ils avaient perdu l’habitude de cette chose-là ; c’était différent, c’était la main du souffrant dans la main de celui qui accompagne.
Souvenirs d’enfance qui ressurgissent.
Ce n’est rien mon petit, je souffle, j’embrasse, tu n’as plus mal. Mais ça n’a pas marché ce jour-là.
Les choses se sont enchaînées, c’est dans le box où il a été emmené qu’il a perdu aux yeux de Madeleine sa stature d’homme pour endosser définitivement celle de malade, de diminué, d’enfant dépendant du bon vouloir et de l’autorité des médecins qui enfin se penchaient sur son cas.
– Docteur…Madeleine, Madeleine reste ; s’il te plait reste.
– Ne dites rien, répondez à mes questions, je suis Bernard Langlois l’interne de service, vous êtes bien Philippe Andrieux ?
– Oui.
– Quel âge avez-vous ? Vos antécédents ? Maladies enfantines ?
Flot de questions auxquelles il avait répondu en lançant vers Madeleine de temps en temps un regard inquiet semblant dire : – Je ne me trompe pas, dis-moi que je réponds bien.
– Alors que vous arrive-t-il Monsieur Andrieux ? Pourquoi êtes-vous venu aux urgences ? Martine, notez déjà une radio des poumons, une prise de sang.
– Mais je…
– Continuez
– Voilà Docteur…
Ne pas bouger, ne pas intervenir, ne pas se substituer à lui. Mais tapi au plus profond d’elle-même, le doute, qui instille déjà sa dose de désespoir.
Elle sent intuitivement qu’ils commencent à descendre un escalier ; que chaque marche les entraine vers des profondeurs ; mais vers où ce voyage les mène-t-il ?
Elle n’aspire, mais craint déjà de ne plus y croire, qu’à la vie, la santé retrouvée, la normalité qui déjà leur manque ; sortir de là, aller vers l’extérieur, vers le bruit, la rue, vers d’autres, elle ne pense plus qu’à ça ; c’est impossible.
Elle se doit d’être là, à ses côtés.
Et puis la spirale infernale, la chambre attribuée, sa chambre dont il ne sortira plus.
Depuis ce jour, Philippe n’a plus rien été qu’un malade ; malade anonyme ; le 102 entre le 100 et le 104, entre la prostate et l’occlusion mais pour elle, Madeleine, qui est-il ? Un inconnu dans un lit ? Non, c’est son mari mais dans le même temps ce n’est plus lui ; il ne peut être celui qu’elle a aimé, qu’elle a connu.
Elle sent à de multiples détails que la bascule est engagée. Il l’oblige presque, petit à petit, à grignoter son propre espace de vie, lui tendant son portable lorsqu’il reçoit un appel, repoussant de la main son courrier. Elle le lui ouvre, lui lit, attend les réponses à donner d’abord gênée, comme si quelque chose la retenait, comme si elle entrait dans sa sphère et qu’en le faisant, elle lui prenait son oxygène ; et puis, elle s’y est habituée, ne l’a plus apporté car les jours sont vite venus où il ne s’y est plus intéressé.
Elle ne le reconnaît plus.
Elle fait alors appel à tous ses souvenirs, balayant ceux qui fâchent mais qui se cramponnent, allant chercher ceux des jours heureux, loin si loin, et les petits, les infimes, ceux des derniers jours, ceux qui l’émouvaient il n’y a pas si longtemps : ses sifflotis le matin dans la salle de bain et même ce geste dansant d’envoyer par derrière, dans son dos, sa longue écharpe rouge quand il sortait de la maison.
Elle convoque même ceux qui, il y a si peu de temps l’exaspéraient : sa façon de se gratter la gorge quand il attrape le téléphone, et pire encore de racler avec attention le fromage blanc dans son assiette.
Tout cela, il lui fallait tout cela et plus encore pour retrouver l’autre, le disparu, son homme que contre vents et marées, contre les attaques du temps et les multiples petits détails de la vie quotidienne qui la contrariaient, elle avait mis et maintenu sur un piédestal.
Vertical brusquement à terre ; horizontal entre deux draps ; tête de proue métamorphosée en vieillard grelottant.
Non, ce ne pouvait être lui et même si sa main serrait la sienne, ce n’est que pure humanité ; elle aurait pu en faire de même avec n’importe qui.
À de rares moments, lorsqu’il ouvre les yeux, il redevient lui-même ; alors elle revoit tout, éclairs fulgurants, kaléidoscope, leur vie par morceaux.
C’est lui, le gisant qui la lui fait revisiter. Le mari, l’amant, le père, le complice à nouveau là, quelques instants vite rattrapés par la réalité.
18
Depuis que Kim lui a dit un soir rapidement qu’elle travaillait dans un club libertin, pendant un long moment, elles n’en ont plus parlé comme si le sujet était tabou mais Madeleine se surprend à y penser, éclairs fugitifs, elle est curieuse de cet endroit, de l’interdit, du comment, du pourquoi, elle imagine des situations, des ombres qui s’étreignent, il lui faut avoir plus de détails ; tout cela l’effraie, l’excite aussi.
– Dis-moi la première fois où tu as travaillé pour eux, tu t’en souviens ? Raconte !
– Si je m’en souviens, c’est comme si c’était hier ! Je ne pensais rester que quelques temps, juste le temps de trouver un autre travail alors je me suis dit, tu vas rire, que j’allais faire là une étude sociologique intéressante. J’avais deux questions en tête, l’une qui me concernait : est-ce pour moi un chemin à prendre pour compléter mon itinéraire de vie, sorte de chemin initiatique ? Est-ce qu’après je ne serais pas fichée à vie, obligée à rester dans ce milieu ? J’ai tout de suite vu que non et c’est volontairement que je suis restée.
La deuxième : qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils là ?
– Et alors ?
– Pour ce qui est du chemin initiatique, je n’ai rien appris que je ne connaissais déjà sur mon fonctionnement, mon regard sur la vie ; cette expérience me permet de la gagner, un point c’est tout. Elle m’a enrichie mais je t’en parlerai une autre fois. Au début, une chose m’a sidérée, je m’en souviens très bien, c’est l’ennui et la tristesse des participants camouflés quelque fois sous des rires, des comportements de fêtards, de gamins mal dégrossis. Une autre m’a choquée. Ce sont les cris des femmes. Tu sais quoi ? Maintenant, à un je ne sais quoi, je peux deviner celles qui jouissent vraiment de celles qui simulent ! Tu parles d’un plus dans la vie !
Pour en revenir à mes débuts, le matin quand je rentrais, je racontais tout cela à mon chéri, maintenant je suis blasée, je m’y suis habituée.
– Il n’était pas jaloux ?
– Non, au contraire, excité comme tout, j’en étais la première bénéficiaire et puis au fil du temps… Oui, il m’attendait, comme toi, avec plein de questions, cela a pimenté sans réel danger notre vie. Les choses étaient claires entre nous, il n’y a jamais eu de lézard. J’étais jeune, j’avais bien conscience néanmoins que c’était un métier en marge de la vie mais je n’avais pas d’autre choix ; plus tard, j’aurais pu partir, j’ai eu une opportunité, un job de vendeuse, je ne l’ai pas fait et je ne le regrette pas.
Passé l’étonnement, tout est finalement très banal. J’ai vu des gens connus, des petites gens, de tout, de tous les milieux. Chaque fois que l’occasion se présentait, je bavardais avec les uns, les autres ; de cinéma, de loisirs, de vie, de livres ; j’ai entendu beaucoup d’histoires, souvent des tristes.
Les hommes, que veux-tu que je te dise, c’est : sexe, sexe and sexe ! Recherche du plaisir sans complications pour beaucoup. Ils vont trouver là des femmes disponibles et qui ne sont pas des putes ; elles sont prêtes à tout, et cette disponibilité est un aphrodisiaque sans nul autre pareil ; plus besoin de draguer, d’offrir des restos, de risquer de prendre une veste ou pire encore d’entrer dans des complications pas possible en ayant une liaison. Ils ne trompent pas leurs femmes, ils entrent dans un autre monde excitant et sans danger.
– C’est gagné à tous les coups ?
– Non, c’est un peu plus compliqué mais guère plus. Le temps se resserre, la séduction, car il y a séduction, s’opère en quelques minutes à peine. Un regard, un début de conversation, une danse, c’est emballé !
– Il y a des histoires qui se créent ? Des habitués ?
– Que de questions ! Des habitués ? Oui. Quand ils ont franchi le pas, ils reviennent souvent quelques-uns dès le lendemain d’autres six mois après. On a beaucoup de provinciaux, Paris c’est l’anonymat. Très peu, vraiment très peu se donnent des rendez-vous à l’extérieur pour vivre leurs folies de façon plus intime. Se savoir vus, observés rajoute à leur plaisir.
En fin de compte, ce sont de grands enfants qui viennent se rassurer, tant qu’ils peuvent baiser, tant que leur sexe fonctionne, ils sont en vie !
– Je ne connais vraiment rien à ce monde-là. Je ne suis pas une oie blanche mais quand même, sans vouloir avoir l’air bégueule, je trouve ça dérangeant, un peu obscène et j’ai tendance à dire : pas pour moi. D’un autre côté, c’est plus qu’intrigant, c’est excitant d’imaginer ce qui peut s’y passer. Tu dis que c’est sans limites, sans tabous d’aucune sorte mais la morale là-dedans ?
– Qu’est-ce qu’elle vient faire la morale ? C’est ta vieille éducation catho qui ressort ?
– Non, c’est autre chose. Pour moi, il y a quand même le bien et le mal.
– Et c’est mal de dissocier mariage, amour, désir, plaisir, jouissance ?
– Non, bien sûr que non ; les femmes qui viennent là, qui sont-elles ?
– Des femmes, rien de plus, rien de moins néanmoins la démarche est plus complexe. J’ai eu plus de mal à les cerner, elles parlent moins. En général, la première fois, ce sont leur copain, leur amant, quelquefois leur mari qui les entraînent là ; eh oui, ne fais pas cette tête ! ce sont eux qui fantasment sur l’amour à trois, sur le partage, sur je ne sais quoi et qui les poussent à essayer au nom de l’expérience partagée, de la complicité qu’ils ont et que rien n’entamera et bien sûr du plaisir, du plaisir nouveau, du piment que cela mettra dans leur vie sexuelle. Elles ont peur de les perdre si elles refusent ou pire, d’être trompées. C’est très souvent la version qu’elles me donnent. Vraie ? En partie je pense, elles aussi se barbent dans le « conjugo » alors il ne faut pas grand-chose pour les décider.
– Saintes Nitouches et un peu hypocrites ? À mon avis, facile de faire porter le chapeau à l’autre.
– Les nouvelles se remarquent immédiatement.
– À quoi ?
– Elles ont quand même une peur bleue et restent accrochées à leur homme, dans leur sillage, jetant des regards furtifs ou bien, au contraire, elles font carrément de la provoc. Curieusement, et à chaque fois je suis stupéfaite, j’en vois qui à partir du moment où elles ont accepté de venir et du coup accepté les règles du jeu se déchaînent complètement. Ce n’est pas un inconnu qu’elles veulent entre leurs jambes mais deux mais trois ! Insatiables et jouissant comme des bêtes ! Et là, retour de manivelle, l’homme qui fantasmait à mort, qui se croyait le maître du jeu est complètement perturbé et ressort bon pour une psychanalyse de dix-huit ans !
Les deux femmes éclatent de rire, le garçon se retourne.
– Continue, raconte.
– Je pourrais te raconter des quantités d’histoires certaines drôles, d’autres pathétiques ; pas le temps, je file.
– Une, une seule…
– Juste une, il y a cinq ou six ans, il y avait un drôle de coco ; un homme seul ; un chasseur à l’affût de quelque chose d’inhabituel ; une façon astucieuse d’être toujours au milieu des situations scabreuses et pourtant de ne jamais vouloir tenter quoi que ce soit. C’était comme s’il attendait quelque chose.
– Quoi ?
– C’est justement cela qui m’intriguait. Il est venu plusieurs fois, toujours avec le même comportement et ne ressemblait pas au voyeur ordinaire, qui observe tout mais reste en général quelques pas derrière ; il lui fallait, bien que ne participant pas, être au cœur de l’action, au plus près des acteurs. En complet, veston et cravate, tu imagines la scène !
– Alors ?
– Le fin fond de l’histoire, je le la fais courte : la seule, l’unique chose qui l’intéressait, qu’il venait chercher là, c’était… Tout compte fait, je te le raconterai la prochaine fois !
– Ah non ! Au secours, je veux savoir !
– Je suis bonne fille… Il ne voulait voir qu’une chose, une seule : voir la jouissance dans les yeux de la Femme. Oui, ma chère, capter l’instant ultime, l’éclair infime, l’éclatement de l’iris. L’infini, l’infini ce n’est rien disait-il, ce que je vois est bien au-delà de l’infini, c’est la folie, les portes de la mort, le néant puis la résurrection.
– Un dingue ?
– Pense ce que tu veux ; tchao !
19
Le chemin entre la vie et la mort, ils avaient chacun le leur. Avaient-ils le choix ? Apparemment serein, Philippe était sur la passerelle qui sépare le monde des vivants de l’autre monde ; il marchait, sans retour possible vers elle, vers la mort puisqu’il faut l’appeler par son nom.
Comment faisait-elle la mort ? Comment faisait-elle pour l’apprivoiser, pour qu’il reste toujours optimiste, curieux et content. Bien sûr il était contrarié, on l’eut été à moins !
– Ces examens n’en finissent plus, pourquoi en faire encore et encore ? La cicatrice est refermée, tout va bien lui disait-il. Il est temps que je rentre à la maison. Ils ont tout retiré, retiré la tumeur, retiré je ne sais pas quoi d’autre, je m’en fiche ; je me sens en bonne forme et c’est ce qui compte.
Déni de la maladie, inconscience ou volonté farouche de ne pas regarder la vérité en face ?
Comment pouvait-il lui jouer cette comédie alors qu’elle voyait ses mains sur le drap blanc de l’hôpital, d’une drôle de couleur, jaunâtre, trembler maintenant ? Alors qu’il ne pouvait plus lire que quelques lignes sans tomber dans des somnolences de courte durée certes mais les faits étaient là, alors que toute visite l’épuisait et qu’il vomissait la moindre cuillerée avalée ?
Peut-être voulait-il la protéger ? Elle l’a cru ou plutôt elle a voulu le croire, s’accrocher à cette idée. Avec le recul, elle sait que c’est une erreur, que celui qui se bat contre la maladie ne pense qu’à lui, tout comme celui qui l’accompagne. L’un veut encore quelques jours de quelque nature que ce soit, quelques jours de vie et l’autre se demande ce qu’il va devenir, de quoi sera fait demain.
Chacun est dans ses pensées, dans ses angoisses qu’il dissimule au mieux. Philippe n’avait cure ni de son épuisement ni de ses peurs ; il ne pensait qu’à lui.
– Tu es solide, tu es une gagnante, rien ne peut t’atteindre lui disait-il ; on ne peut pas tricher avec toi, tu devines tout. Nous sommes condamnés à te dire les choses, bonnes ou mauvaises, à tout t’avouer, tu encaisses et agis, c’est là ta force.
Il n’a pas changé de discours quand il s’est retrouvé à l’hôpital ; dès le premier jour il l’envoyait aux informations, elle se devait d’être toujours en première ligne.
Et vlan, pourquoi alors prendre des précautions, ils, eux, les autres lui apprenaient de face les pires nouvelles, sans fioritures aucune, brutes de décoffrage, à elle de se débrouiller !
Il n’y avait aucune raison que cela change au fil du temps ; s’inquiétait-il de sa solitude, du comment elle faisait à la maison, du comment elle réglait tous les problèmes, de ses rapports avec les autres, avec les enfants, les amis ? Point du tout. Le monde extérieur dans son fonctionnement n’existait plus ; ne l’obsédaient que la conférence qu’il devait donner en avril, les recherches qu’il avait encore à faire, le temps qu’il faisait et d’autres petites choses dont elle préfère aujourd’hui ne pas se souvenir car le malade s’octroie tous les droits et peut à loisir informer son entourage de l’état de ses boyaux sans que quiconque ne trouve rien à redire.
Chaque jour apportait son lot de mauvaises nouvelles qu’il n’entendait pas et pourtant, dialogue dont elle était témoin, dialogue insupportable pour elle, le chirurgien ne cachait rien à Philippe. Elle se devait alors de jongler entre la vérité, ses certitudes de malade guéri, son optimisme affiché, et ce qu’elle croyait, pensait, ce dont elle était sûre et qu’elle préférait cacher.
Quelle a été sa route ?
Elle était vivante et bien vivante ; épuisée par des nuits sans sommeil où d’affreux cauchemars la poursuivaient jusqu’au petit matin.
Nuits de terreur, de tremblements de terre ; de lave en fusion qui recouvrait tout, les monts, les plaines et qui inexorablement viendrait l’engloutir ; nuits d’épouvante. Ciel et terre s’absorbant puis se séparant dans des bruits apocalyptiques. Éclairs et éruptions. Les humains n’y avaient plus leurs places. Seules des croix lugubres érigées sur une terre brûlée. Lui qu’elle ne voyait pas mais dont elle entendait la voix, grave, si grave, voix du maître qui ordonne, mais qu’ordonnait-il ? Et le réveil brutal où elle retrouvait, impitoyable, la réalité.
20
Tenir, tenir était son obsession. Jusqu’au jour où tout s’est éclairé, le chemin a été tracé. Elle devait y aller, elle ne pouvait pas faire autrement ; elle était sur la ligne de départ, fragile, désemparée, mais sûre d’elle, il fallait que le voyage initiatique commence, qu’elle affronte sa peur et qu’elle aille puiser là où elle était la force de vivre, la vie.
Elle savait où ; le chemin était balisé, elle n’a plus hésité, elle y est allée.
Elle n’avait pas d’autres possibilités pour se ressourcer, se brûler, renaître dans l’éclatement de la vie, le big-bang originel.
Elle s’y est préparée avec soin. Assise sur leur lit, le store à peine relevé, dans la pénombre, bien qu’il fasse très beau dehors, de ces matins où le froid enveloppe tout.
Elle s’est brossée les cheveux longtemps, très longtemps. Pieds nus.
Elle n’avait pour tout vêtement qu’une sortie de bain légère ; sensation de flottement, de bien-être, toute chaude encore du long bain parfumé dont elle venait de sortir.
Le glissement de la brosse sur ses cheveux, leur caresse sur ses épaules, sur ses seins, la lenteur des gestes, elle créait sa bulle, un cocon dont il lui faudrait sortir pour aller là-bas mais rien ne pressait ; elle avait tout son temps, le monde n’existait plus et s’il existait encore, il n’était plus souffrances et angoisses, il était douceur et volupté.
Elle devait partir, passer de l’autre côté, apprivoiser la mort, dire oui à la vie, aller vers elle, l’accueillir, se plonger dans ses bras, se laisser aspirer, prendre, engloutir pour renaître enfin.
Elle a peint ses ongles d’un rouge éclatant ; temps qui s’étire, allongée maintenant sur son lit, elle attendait doigts écartés que le vernis sèche, qu’il durcisse, que chaque extrémité de son corps soit précisément délimitée.
Elle avait l’obligation absolue d’être elle-même dans son intégrité complète, totale, qu’aucune de ses cellules n’échappe à la fête. Lentement, très lentement, par toutes petites touches, s’effleurant à peine, caresse subtile, lait pour le corps, onctueux, parfumé, senteur d’ailleurs, de ces si lointains pays qu’on se demande s’ils existent vraiment, si on ne les a pas inventés pour faire rêver.
Elle a choisi une robe noire à bretelles fines ; simplicité de la robe noire, sans strass ni fantaisie, ajustée ; elle voulait la sentir autour d’elle, créer son propre espace, exactement.
Comme seuls bijoux, des bracelets d’or, larges, africains, aux mains et aux pieds. Esclave, elle arriverait dans ses anneaux et ses fers ; aux hommes présents de l’en débarrasser pour qu’elle recouvre sa liberté.
Se défaire de la Madeleine traditionnelle pour ne plus être celle qui assume, qui panse les plaies, qui est là toujours là, celle sur qui on compte, celle dont on dit qu’elle a toutes les qualités, la deuxième main, l’effacée.
L’envoyer au Diable cette Madeleine-là et ne plus jamais croiser son chemin, c’était son seul but.
Reconquérir sa majuscule, retrouver sa part perdue diluée au fil du temps, participer à son propre accouchement, émerger du magma gluant et étouffant, se dresser alors vraie, forte et triomphante.
Affronter les démons au risque de s’égarer dans un labyrinthe sans issue, provoquer, engager la bataille et lui rapporter à lui, son homme, quelques bribes, quelques parcelles de vie, de force, pour qu’ensemble ils s’y accrochent et que la mort alors recule.
Elle sait alors ou plutôt elle sent le duel vie/mort perdu d’avance pour lui mais tentera quand même le tout pour le tout, ultime espoir.
Elle sait que, pour elle aussi, l’issue est incertaine mais que si elle gagne, si elle en sort victorieuse, une autre vie s’offrira alors à elle ; elle n’a plus peur ; à elle de livrer le combat dont elle a imposé les règles.
La porte était là, telle qu’elle l’avait imaginée. Une petite porte noire avec un œilleton. De chaque côté, débordant sur le trottoir, un bac et une barrière de buis, haute, bien taillée.
De face, droite, elle a baissé les épaules, sorti la poitrine, « Tiens-toi droite lui disait sa mère quand elle était petite », elle a fermé les yeux, respiré profondément, une fois, deux fois puis les a à nouveau ouverts; le visage tendu, déterminé, elle a sonné.
Un homme lui a ouvert, il l’a regardée attentivement ; elle est restée verticale, silencieuse, sans un mouvement, sans un battement de cil, sans rien, statue impénétrable. Secondes qui passent ; il s’est effacé devant elle, l’a fait entrer et la porte s’est refermée sur eux.
Elle ne voyait rien, n’entendait rien, elle était tout simplement sur sa route et c’est naturellement qu’elle s’est dirigée vers le vestiaire où elle s’est débarrassée de son manteau, de son sac, elle n’a gardé qu’une toute petite pochette avec elle, un rouge à lèvres, un mouchoir en papier, c’est tout ce dont elle avait besoin. Elle a gardé aussi ses gants, ses gants de dentelle noire qui remontaient jusqu’à son coude. Elle a ouvert son portefeuille et a interrogé du regard l’homme qui, lui aussi, instinctivement, devinant une démarche particulière, un être hors du commun, ne disait mot. De la tête, il a fait non. Il a souri. Elle a rangé son portefeuille dans son sac qu’elle a refermé.
Elle a attendu quelques secondes immobile, silencieuse, tendue comme un athlète qui se concentre avant de tenter la performance. L’homme n’a rien fait, il n’a rien dit.
Il était là, c’est tout, une ombre. Et puis, tout d’un coup, elle a avancé d’un pas, d’un autre vers l’escalier qui montait vers les salons et elle a gravi, l’une après l’autre, doucement, tranquillement toutes les marches. C’est alors qu’elle a senti son regard sur elle.
Elle se devait d’être droite, décidée, allant avec détermination vers ce lieu qu’elle devinait. Elle a continué sa progression, une marche, encore une, la main appuyée sur la rampe de bois verni. Elle ne s’est pas retournée, elle a dégagé le rideau lourd et sombre et est entrée sans hésitation aucune dans le salon. Elle ne s’est pas arrêtée ; la tenture est retombée derrière elle.
Elle était là, elle était arrivée. Elle était dans l’univers dont elle avait entendu parler.
La musique, douce, l’a immédiatement enveloppée ; elle a relevé le bras gauche, l’a plié et sa main, doigts écartés, s’est posée sur son décolleté comme si elle voulait se protéger. Puis elle s’est caressée le cou, doucement, du bout des doigts, lentement, perdue dans ses pensées.
Elle a entrevu des glaces, des tapis, des ors, des chandeliers, des bougies, des divans profonds, des alcôves, des gravures çà et là, des rideaux rouges, rouge sang.
Elle entrait dans un monde hors du temps, un monde nouveau, un écrin de chaleur, de douceur, de sensualité.
Le temps était venu de le découvrir, elle avait franchi la porte, elle se devait d’aller jusqu’au bout.
Une peur panique l’a brutalement saisie. Elle a cru défaillir, tomber à terre, son souffle manquait, elle a entrouvert la bouche, respiration saccadée, elle a fermé les yeux, les a ré-ouverts.
D’abord, elle n’a plus rien vu que deux torchères, bustes de femmes noires, nues, diffusant une lumière douce de chaque côté d’une grande glace au cadre doré. Elle les a fixées ; la glace, elle aussi, semblait lui indiquer le chemin qu’elle devait emprunter.
C’est de l’autre côté qu’elle allait retrouver la vie.
Plus loin, des ombres, un couple qu’elle devinait et qui dansait là-bas sur une piste, un slow.
Elle s’est alors avancée jusqu’au bar, y est arrivée et tout d’un coup a semblé désemparée, perdue. Elle a regardé autour d’elle, s’est retournée vers la salle, a tourné la tête à gauche, à droite, lentement. Elle a posé une main sur le bar ; elle ne s’y est pas appuyée, mais cela l’a rassurée ; enfin un point d’attache.
Elle était toujours très droite, très fière. De son autre main, le long de son corps, elle tenait sa pochette.
Elle a de nouveau fermé les yeux, à nouveau ouverts, a deviné la silhouette de deux hommes qui ne disaient plus mot, debout, un peu plus loin, elle les a fixés. Ils n’ont pas bougé, étonnés, surpris même car elle semblait regarder au-delà d’eux.
Elle a alors prononcé ces mots : « Je suis seule, j’ai peur, à vous de jouer ».
Ils semblaient pétrifiés. Silence, et puis l’un d‘eux s’est avancé, il l’a prise par la main, il l’a emmenée là-bas, dans un salon annexe. Elle s’y est laissée enlever.
Elle a marché, elle a franchi la porte, elle s’est arrêtée sur le seuil d’une pièce où elle a vu un grand et large lit, une glace au-dessus, ouverture vers le ciel, lumière tamisée, douce.
Il n’a rien fait si ce n’est d’avancer d’un pas, d’un autre, la tenant toujours par la main jusqu’à l’entrée de la pièce, il l’a alors guidée, l’a plaquée debout, face contre le mur du fond.
La tête légèrement tournée du côté gauche, elle lui tournait le dos.
Elle a attendu, attendu le cœur battant, maintenant terrorisée. Sa voix l’a vite rassurée ; une voix chaude, calme, décidée cependant, une voix qui lui disait :
– C’est bien.
Il s’est passé quelques secondes et ce « C’est bien » a pris toute la place dans sa tête ; elle n’avait plus de pensées, elle n’avait plus à se poser de questions.
Il a envahi tout l’espace, c’était comme ça, c’était une simple constatation. C’était le sésame, c’était la clé, c’était la certitude.
Après, tout se télescope maintenant dans sa tête. Il a relevé, c’est certain, sa robe, juste un peu, du bout des doigts. Elle a senti la fraîcheur sur ses jambes. Il s’est arrêté puis a continué ; il s’est arrêté à nouveau à la limite des bas.
Elle s’est sentie contemplée, c’était bon.
C’était comme dans un film dont elle aurait été l’héroïne mais qu’elle aurait vu de loin, qui ne la concernait pas. Les images sur le mur continuaient leur lent déroulement. Légère, très légère caresse, juste du bout du doigt, à l’endroit où la cuisse est dénudée. Tout, tout doux, puis là, juste à la limite de la naissance de la fesse.
Oui, c’était bon.
– Vous êtes belle Madame, très belle ; c’est à vous maintenant de relever encore votre robe, de l’enlever ; prenez votre temps ; allez-y, doucement. J’attends.
Elle a obéi ; lentement de ses deux mains elle a remonté sa robe, remonté encore jusqu’à avoir la tête cachée dans les plis. Elle s’est alors arrêtée, bras relevés, elle était dans le noir le plus absolu, s’y sentait bien, d’un côté indécente mais peu lui importait car de l’autre elle se sentait belle, protégée du monde dans la noirceur et la douceur des étoffes. Il fallait cependant continuer, le cap a été franchi, la robe retirée. Il la lui a prise d’une main ; de l’autre, posée sur elle, il lui intimait, sans dire un mot, l’ordre de ne plus bouger, de ne pas se retourner, de rester là, immobile, comme une statue vêtue seulement de ses sous-vêtements noirs.
Elle lui a obéi.
– C’est bien a-t-il dit à nouveau.
C’est du doigt, des doigts alors que très doucement, il a fait connaissance de son corps. D’abord des contours, glissant des épaules à la taille, puis aux hanches pour s’arrêter de chaque côté sur ses cuisses. Puis, il lui a pris à pleine main l’arrière de sa tête, serrant sans la faire souffrir une grosse poignée de ses cheveux.
Elle a fermé les yeux.
Le geste était symbolique, elle lui appartenait, elle l’acceptait. À lui, maintenant le Maître de décider de la suite.
Il a retiré une à une les épingles à cheveux, la barrette et la masse de cheveux est tombée d’un coup sur ses épaules, sur son dos. Des deux mains, il l’a canalisée, domestiquée, enroulée en une longue boucle épaisse.
Le silence était complet. Ses veines, son cœur, battaient, trépidaient, frémissaient. Elle était dans l’attente mais elle ne savait pas de quoi, elle était perdue et pourtant là où elle l’avait voulu et si extraordinairement sereine.
Devait arriver ce qui était écrit et ce à quoi, sans le savoir, sans rien connaître du film, elle s’était préparée.
Elle respirait comme une enfant un peu essoufflée, la bouche à peine entrouverte, petits filets d’air. À la base de son cou, elle a senti une palpitation. Elle a avalé sa salive. La palpitation est restée. C’était le seul signe de vie et, elle seule, le ressentait.
– Ouvrez vos jambes, encore, encore un peu.
Elle s’est exécutée et s’est alors sentie à la merci de cet homme inconnu ; disponible, consentante.
Il a saisi de ses deux mains sa taille et a chuchoté :
– Cambrez-vous ; vous êtes très belle.
Il s’est plaqué contre elle, de tout son corps, l’a mordue dans le cou, juste à la naissance de l’épaule.
Elle a senti ses mains partout, tentacules qui l’exploraient, doigts qui l’effleuraient, qui la caressaient, valse lente ou rapide, ici, là, ailleurs. Elle n’a pas bougé, elle s’est simplement ouverte, son ventre s’est crispé, les doigts l’ont envahie, pénétrée, tout d’abord doucement puis furieusement, son sexe ensuite, elle a coulé, le plaisir l’a surprise, fort ; elle a gémi, elle a joui.
C’est alors qu’elle n’a plus rien ressenti, qu’elle n’a plus eu peur du tout.
Elle était là, elle était belle, elle était reconnue, elle était existante, elle était vivante.
Elle a senti des larmes monter, le ruissellement sur ses joues ; elle n’a rien fait pour les retenir ; elle est restée dans sa position.
– Je ne sais pas ce que vous venez chercher ici. C’est vous, Madame, qui déciderez de la suite mais sachez que je vous attendrai demain, à la même heure.
Restez, restez en place, je vous prie.
Elle n’a pas bougé, toujours droite, dévêtue, appuyée contre le mur, toujours la tête tournée du côté gauche.
Il l’a aidée à passer sa robe, il l’a ajustée le long d’elle, il l’a retournée, elle l’a vu alors. Un homme ; rien qu’un homme. Un homme que rien dans un autre contexte n’aurait distingué d’un autre. Un homme au beau regard, c’est tout.
Il l’a prise par la main. Les autres hommes se sont détachés de leur poste d’observation, elle a été surprise d’en voir tant ; dans un grand silence, ils se sont ouverts pour les laisser passer puis les ont suivis.
Il l’a ramenée dans le salon. Elle a lâché sa main, repris sur le bar sa pochette.
Ils l’ont alors vue redescendre l’escalier de la même démarche tranquille et lente, ils ont cru discerner en bas, au loin, feutrés, quelques mots ; ils ont entendu la porte se refermer.
21
Depuis, petite bonne femme sérieuse et attentionnée le matin, elle prépare avec attention le sac de Philippe. Elle enveloppe dans une serviette brodée un morceau de tarte aux pommes qu’elle s’est dépêchée de faire pour lui ou un clafoutis, c’est selon ; elle trie son linge, veille à joindre le journal du jour et note avec soin tous les messages téléphoniques, mails, textos qu’il reçoit.
Quand tout est fait, quand elle en est sûre, elle relève la tête.
C’en est fini alors de la petite bonne femme, c’est l’autre qui se réveille, qui prend la place, qui tel un chevalier qui se prépare à engager un combat singulier, enfile son armure faite de dentelles et de soie noire.
Plus rien ne l’arrête alors. Le duel sera sans merci.
À l’hôpital, il est le « héros », celui qui force l’admiration de tous, celui qui combat. C’est pourtant elle l’épicentre, celle à qui les médecins parlent, celle qu’on considère comme un pilier. Le « héros » n’est plus rien, il s’étiole, il rétrécit et arrivera nu devant la mort.
Elle ne veut pas ce rôle d’intermédiaire entre lui et le corps médical, entre lui et la famille, entre lui et la mort à venir. Alors elle va là-bas ; là-bas elle est anonyme, totalement anonyme.
Plus elle baise, plus elle est épuisée, dépouillée de celle qu’elle est au dehors, de la bonne épouse, de la bonne ménagère, de tout ce qui fait elle, plus elle prend du plaisir, pour elle, comme une voleuse, plus elle renaît, plus elle revit.
Ce temps-là est nécessaire, indispensable, sorte de grossesse, temps de gestation pour accoucher d’elle-même. Il lui faut se perdre pour mieux se retrouver.
Vie et mort chaque jour croisent le fer. Madeleine en sort exténuée mais triomphante, vêtue uniquement du fantasme de la vie, vite reformaté mais qu’elle pourra faire ressusciter par les mots.
Le couperet tombe à 5 heures et dans tous les cas, 5 heures, c’est 5 heures !
Si Célia l’entendait dire cela, elle lèverait les yeux au ciel, se moquerait d’elle. Elle n’aurait pas fini d’en entendre parler ! Cela rejoindrait les histoires familiales qu’on ne manque pas à toutes occasions de lui rappeler. Tout cela parce qu’un jour de printemps, bêtement, elle s’était exclamée : regarde les cerises sur le cerisier… Alors, 5 heures, c’est 5 heures…
N’en parlons plus. 5 heures, c’est mythique pour elle, c’est l’heure de la journée qu’elle s’est donnée alors qu’il est à l’hôpital pour arriver, chaque jour, à son chevet.
Prise dans le flot de circulation, elle tempête, parle toute seule, cramponnée au volant de sa voiture, pied sur l’accélérateur. Elle invective les autres conducteurs, les soupçonne de n’avoir eu leur permis de conduire que par favoritisme, les insulte.
– Que fait-il ce crétin qui se traîne ? Et le clignotant ? En option sur sa voiture ?
Ça se bouscule dans sa tête. Il est là-bas, à l’hôpital, il l’attend, il a dû finir sa sieste.
– Fonce abruti mais fonce donc… Jamais je n’y serai. Ne pas prendre de risque, ce serait trop bête, 5 minutes de plus, 5 minutes de moins qu’est-ce que ça change ?
Il faut que j’arrête mes conneries.
Combien de fois l’a-t-elle dite cette phrase ! Cela lui semble si dérisoire maintenant. C’était comme si sa vie à elle et sa vie à lui en dépendaient. Elle se devait d’être à son chevet à 5 heures. C’était comme ça. Il ne pouvait pas en être autrement sinon tout s’écroulerait, elle serait démasquée. Par qui ? Par lui, par d’autres ?
Mais qui avait dit 5 heures ? Elle, elle seule, la Madeleine admirable qui venait tous les jours, sans exception. Elle ne voulait à aucun prix changer les règles, ce serait tricher.
Elle devait y être, un point c’est tout. La parenthèse était terminée.
Certitude qu’elle le condamnait si elle n’y était pas à l’heure précise. À cela s’ajoutaient les autres, les réflexions qu’ils pourraient faire en voyant sa chaise vide, elle se disait alors qu’elle s’en fichait, qu’ils pourraient dire ce qu’ils voudraient : mauvaise femme, mauvaise épouse, pas fichue d’être à son chevet alors qu’il était malade. Cela n’était pas vrai et elle le savait.
Une voix lui chuchotait : - ne te raconte pas d’histoires, tu ne t’en fiches pas. Il faut que tu sois honnête, supporter leurs regards, imaginer leurs pensées, leurs jugements te seraient insupportables.
Alors elle accélérait encore, slalomait, hésitait entre le boulevard des Invalides ou la place de Catalogne, pilait, repartait, s’inventait de nouveaux itinéraires ; le rouge, les feux rouges la mettaient en transe.
Plus l’après-midi avait été bonne, plus elle s’était perdue, plus elle avait joui, plus elle se devait d’être à l’heure. Tout ce plaisir pris, sésame de vie, elle devait lui transmettre, lui insuffler. Elle espérait ce miracle. Qui pourrait comprendre cela ? Cet incessant besoin de bascule de la vie à la mort, de la mort à la vie.
Aller là-bas, c’est transformer la douleur en vie, en force de vie. C’est vouloir à tout prix rester dans la continuité ; faire comme si ; rester sous la dépendance de Philippe ; c’est lui qu’elle a en tête, son plaisir est le sien ; renier la maladie, le rendre à la vie jusqu’au jour où ce ne sera plus possible, où il franchira, seul, la limite.
Ce sera à son tour d’être seule, seule mais libre.
Jamais elle n’osera en parler à quiconque car personne ne le comprendra, ne l’admettra.
Il lui fallait du recul ; qu’elle se remémore l’histoire comme si ce n’était pas elle mais une autre Madeleine à qui tout cela est arrivé ; une autre femme avec ses faiblesses, ses folies et sa folle envie de vivre.
Cette autre femme aujourd’hui ne lui déplait pas puisque c’est elle, Madeleine ; elle est indulgente car ça aussi, c’est vrai, il n’y a qu’elle qui sait comment tout cela a commencé, comment ils en sont arrivés là, lui et elle ; comment tout s’est précipité ; vite, tellement vite, vertige.
Elle aura maintenant qu’il est mort, là entre ses quatre planches, le temps de tenter d’analyser l’impensable il y a encore si peu.
– Raconter tout cela, et à qui, serait mettre un point final à cette histoire, je ne le veux pas, j’ai toute la vie pour entretenir ces souvenirs ; à moi, les longues soirées d’hiver au coin du feu et, pourquoi pas des farnientes écrasée de chaleur sur des plages inconnues ; je laisserai errer mes pensées, m’autoriserai toutes les folies, m’imaginerai serrée contre des hommes aux couleurs, tailles, odeurs différentes. Après, ce sera la longue descente en chute libre lorsque ce sera à mon tour d’être clouée définitivement sur un fauteuil roulant, je m’autoriserai à tout oublier à moins que je ne profite aussi de la mort, de ma mort, pour me remémorer et analyser ce qui s’est passé.
Il lui faut alors figer sur la toile, épingler dans sa mémoire, bercée par son souffle tout aussi irrégulier cette nuit que les rafales de vent et de pluie qui claquent sur la vitre, sa vérité.
Est-ce la sienne ou celle de cette femme qu’elle a découverte, qu’elle apprend chaque jour à connaître dont elle ne sait si elle est mirage ou réalité. Femme inconnue ou femme jusqu’ici niée ; femme à peine née en tous les cas. Vertige.
Il n’y a pas d’autre choix que de jouer la comédie, rester la même, celle que tous connaissent. Elle s’y emploie priant le ciel que tout cela ne dure pas trop longtemps.
– Schizophrène, je deviens schizophrène se dit-elle ; comment faire autrement ? Il y a moi, il y a l’image de moi, celle que je veux que les autres voient. L’éternelle, la rassurante. Comment devineraient-ils que le seul endroit où je me sente libre, où plus rien ne m’atteint est un club libertin ? Ils n’en connaissent peut-être même pas l’existence. L’équilibre que j’y ai trouvé est précaire ; à tout moment sans dommage, je peux partir, n’y jamais revenir. Monde hors du temps et de l’espace, monde sans émotion, sans angoisse, où n’arrivent aucunes nouvelles bonnes ou mauvaises, planète inconnue jusqu’alors où je me brûle et c’est bon.
22
Kim ne sait rien de tout cela, elle ne sait pas que Madeleine vient au club l’après-midi, elle ne sait pas où elle en est, ce qu’elle fait, elle se débat de son côté. Les rires fusent moins à la Brasserie du Mont d’Or, l’une parle maladie et glissade vers le rien, l’autre voit les nuits passer, espère qu’il va rentrer et sait qu’il lui faudra affronter le présent, prendre des décisions, elle est sur une nouvelle ligne de départ mais vers quoi, vers où ?
– Pourquoi veut-il que vous partiez ? Et pourquoi l’Angleterre ?
– J’ai ma sœur là-bas, il a lui, une cousine qui s’est mariée à un anglais ; Jean semble s’y trouver bien mais je crois surtout qu’il veut mettre un trait à notre vie actuelle, oublier définitivement quelles ont été nos racines ; c’est un leurre tant que nous serons ici, nous serons des immigrés ou plutôt des apatrides. Je ne suis de nulle part ; plus de mon pays d’origine c’est certain mais pas d’ici car je vis à contre temps. Huit heures midi, deux heures – six heures, je ne connais pas.
– Tu te sens vraiment d’ailleurs sans savoir bien d’où ?
– C’est cela ; mon pays, c’était eux, mon mari, mon fils ; nous avons tout ce à quoi nous aspirions, nos papiers, des métiers, un enfant vivant, en bonne santé, adulte maintenant ; nous n’avons plus peur et cela me suffit même si le grand jour m’effraie. C’est bête à dire et peu de personnes peuvent le comprendre, je ne connais que la nuit, le jour m’aveugle. Pour lui, c’est différent, il lui manque quelque chose, peut-être la légèreté, le souffle. Je me suis éloignée de lui, nous sommes comme deux vieux colocataires qui nous croisons au petit matin.
– Vous avez des amis ? Encore de la famille ici ?
– Très peu. Il n’est pas liant. Barrage de la langue dans un premier temps. Moi, je suis allée à l’alliance française, j’ai pris des cours pendant très longtemps. Anglais, je le baragouine, et Français.
– On te croirait née ici, de temps en temps un léger accent et encore il faut le savoir.
– Merci ; toujours au contact de la clientèle, c’est cela ; en plus, pour Jean, je voulais qu’il soit totalement intégré alors je mettais Europe 1 toute la journée, n’achetais que des journaux français, ne lui parlais qu’en français ; c’est Jean du reste qui, quelquefois, me reprenait les premiers temps.
Lui n’a pas fait cette démarche, il s’y est refusé, à croire qu’il prévoyait de ne pas rester là.
– De quoi vivrez-vous ? La vie y est chère je crois, surtout les loyers. Et ton boulot ?
– On peut tenir un moment, nous avons quelques économies ; il a de l’or dans les mains et trouvera toujours des petits chantiers. Moi, c’est fini la nuit, pas à mon âge et cela me panique ; ce métier, je l’aime quoiqu’on en dise, je ne trouverai jamais le même. Tu sais, leurs histoires, elles me nourrissent ; je ne leur vole pas, hommes ou femmes, ils viennent d’eux-mêmes me les raconter. Savoir qu’ils se livrent dans leur totale intimité et qu’ils peuvent disparaître à jamais, que je ne suis rien pour eux qu’une serveuse et que néanmoins c’est moi qu’ils choisissent pour les écouter, c’est étrange. Les paroles qu’ils me déversent, leurs confidences se perdent et s’ils reviennent, ils s’installent au bout du bar, silencieux, avec juste un regard de reconnaissance comme si, ce qui avait été dit, était un ciment qui avait durci et ne supportait aucun rajout.
Les silences aussi m’intriguent, non-questions auxquelles je ne peux pas me soustraire ; alors, je trouve autre chose pour établir une communication. Ils sont ma vie ; des fantômes qui passent, des morts-vivants, un monde dans le monde ; les autres, ceux du jour, qui vivent, qui s’affairent, qui courent, une fourmilière ; impression qu’ils sont tous derrière une vitre, que je les vois s’agiter mais que ce sont eux « les autres », un autre monde.
Tout recommencer, ailleurs, c’est impossible. Je suis perdue, je ne vais pas savoir faire.
Je t’ennuie avec ma vie que je te sers là alors que tu as d’autres soucis. Ton mari, comment ça va ?
– La vie s’échappe mais on ne sait jamais. Je ne suis pas triste, je m’emploie à démêler nos souvenirs ; ils sont imbriqués les uns dans les autres, je voudrais ne faire remonter que ceux qui sont porteurs d’espoir ; c’est comme une bobine de fils de toutes les couleurs, tu sais qu’il y en a un noir ; tu dévides, tu dévides, la peur au ventre, tu ne sais pas quand il va apparaître. Chemin à contre-sens, chemin douloureux. Je divague.
Il me vient de bons et de mauvais souvenirs, lambeaux de vie, c’est comme les peines, ça ne se mélange pas, ne se partage pas ; n’y vois pas un manque de confiance, c’est comme ça, je cherche, je cherche seule une voie, quelque chose pour échapper à ce trou noir qui me donne le vertige ; j’entrevois alors quelquefois la vie mais ne sais pas la retenir. Je pare au plus pressé, j’assure au quotidien.
Il faut que j’y aille du reste, unième rendez-vous avec le chirurgien, que va-t-il encore m’annoncer ? Des fois j’ai envie que tout s’arrête, qu’il meure et qu’on n’en parle plus. Je rêve de grands espaces, de bords de mer, d’infini, ce n’est pas pour bientôt hélas, je me retrouve face à la réalité et la chute est dure.
– File, je règle
– Sympa ; je te revaudrai ça.
Madeleine se lève, attrape son sac sur la banquette, avance un peu, revient sur ses pas. Son visage est grave, douloureux.
– La liberté, qu’est-ce que c’est pour toi la liberté ?
– Quelle question ! Et me la poser de but en blanc, que veux-tu que je te réponde ? Je ne sais pas, faire ce qu’on veut, quand on le veut et ne pas avoir de comptes à rendre à quiconque.
– J’y pense ces temps-ci. J’ai rêvé d’une immense verrière ensevelie sous des lierres aux larges feuilles ; de milliers d’oiseaux rachitiques, déplumés et d’un tremblement de terre qui faisait crisser les plaques de verre aux jointures ; bruit insupportable et puis tout d’un coup, le miracle, le silence total, absolu et une fente ouverte vers le ciel ; aucun oiseau ne bougeait, n’essayait de s’envoler, ils tendaient vers le ciel leurs cous pelés. En fait, ils ne voyaient rien, ils avaient tous les yeux blancs, des yeux d’aveugle ; un, un seul s’est mis à pleurer, un fleuve s’est constitué, je ne sais pas où il menait, je me suis réveillée, je pleurais aussi.
– Quel cauchemar ! assieds-toi une minute encore ; il y a des gens qui disent savoir interpréter les rêves, je n’y crois pas trop. Notre inconscient qui se manifeste, la belle affaire ! La liberté, plutôt notre liberté, celle de chacun d’entre nous veux-tu dire, c’est plus exact n’est-ce-pas ?
On s’est construit entre des balises avec des obligations imposées par les autres mais aussi avec nos convictions ; celles-là, on en a fait le choix ; domaine donc de liberté mais tout bouge, tout change, le contexte, les gens, nous même, il ne fallait pas en rester là, obligation de remise en question continuelle, de vigilance pour sauvegarder l’essentiel, c’est éreintant ; je t’en parle en connaissance de cause, je n’ai pas su m’adapter, faire bouger les marques au fil du temps. Ce qui m’effraie dans ton récit, ce sont tes oiseaux aveugles, je ne sais pas ce que ça veut dire ; et pourquoi l’un pleure. Il était aveugle lui aussi ?
– Je ne sais pas, je ne sais plus. Je repousse de toutes mes forces l’idée que j’étais enchaînée et que seule la mort de Philippe m’ouvrira les portes ; quelles chaînes ? Quelles portes ? Je veux qu’il vive, tu m’entends, qu’il vive.
– Bien sûr. Pleure un bon coup, bois un verre, tu veux un café ? Un…
– Non, t’es gentille ; je suis crevée, épuisée, c’est tout, et je me pose plein de questions. Il avait une sacrée personnalité. Je vais vers moi, enfin vers moi.
– Comment cela ?
– Je m’occupe de lui, tu le sais mais je n’ai pas d’autre chemin que de trouver vraiment qui je suis. C’est à moi et à moi seule de décider de mes propres contraintes, de ce que je veux faire, de ce que sera demain qu’il vive ou non et cette liberté-là me fait peur.
– Attends, je rêve ! Toi qui as tout mené de front depuis toujours, tu doutes de toi, de tout ?
– Aux yeux des autres, j’étais libre ; je sais, moi, que ce n’était pas vrai. Nous avions, j’avais mes habitudes ; les mêmes qui tuent l’amour, les mêmes m’ont engluée, dépossédée de moi ; je me croyais libre, en fait je suivais les chemins tracés, j’avais rendu les armes.
– D’où te viennent ces idées ? On peut rester soi-même tout en partageant sa vie avec quelqu’un. Il n’y a pas qu’une liberté, il y a des libertés, de nombreuses libertés ; on en fait ce qu’on en veut de ces mini-libertés mais on a le devoir de se battre pour elles ; c’est là que le bât blesse, c’est épuisant d’être sur tous les fronts. C’est ce qui fait que les femmes s’autocensurent, plus que les hommes à mon avis, car ce sont des luttes au quotidien.
Il arrive un jour où elles sont trop fatiguées. La belle affaire, c’est pareil pour beaucoup, tu ne vas pas te flageller, ça ne sert à rien de se retourner.
Demain, c’est demain qui compte et ce que tu en feras avec ou sans Philippe.
– Philippe… Il faut vraiment que j’y aille. Viens là que je t’embrasse.
23
Après ils ont fait ménage à trois, la maladie, reine de la fête, Philippe, et elle. Elle devrait dire à quatre car l’autre Madeleine existait maintenant, la doublure cachée.
Chacun avait ses exigences. C’est Philippe qui en avait le moins, c’est un paradoxe mais c’est comme ça. L’important pour lui était d’avoir le journal du jour et ses livres fétiches ; Sénèque, les pensées de Sénèque dont il a fait à Madeleine un résumé concis :
– Madeleine, c’est irréfutable, le fondement de la philosophie, génial, tellement simple mais fort, si fort : « Fais ce qui est en ton pouvoir de faire. »
C’était tellement succinct qu’elle s’était demandé si c’était de l’humour ou une phrase qu’il aurait lancée, comme ça, en l’air ; quand il n’y a pas d’interlocuteur plus intelligent, que les phrases volent, elles font alors partie du brouhaha universel !
Phrase cependant bien domestiquée devenue son leitmotiv et qu’il lui lançait chaque fois que confrontée à un problème insoluble, il l’entendait rouspéter.
Son autre bréviaire : Albert Memmi pour ses petits bonheurs.
À ces fondamentaux s’ajoutaient, suivant les critiques qu’il lisait, des essais politiques ou économiques qu’elle courait acheter dès qu’il les lui demandait.
Pour le reste, il semblait s’en moquer complètement et s’en remettre à tous ces gens bienveillants qui gravitaient autour de lui. Ombre brune sur l’oreiller clair, toujours le sourire aux lèvres, il pouvait enfin reconnaître une fatigue passagère sans passer pour un pleutre et rassurait chaque visiteur :
– Je vais très bien, dans trois semaines je ne sais plus quelle association m’a demandé d’animer un débat avec quelques députés et experts sur le faux problème du mitage des paysages dû à l’urbanisation des campagnes. Nous en ferons un documentaire, avec un peu de chance la chaîne parlementaire nous le prendra. Il faut que j’en parle à Terzieff.
Des tumeurs ? Ah oui, ces taches que j’ai sur le foie, l’une a complètement disparu, l’autre est si petite qu’il suffit de la traiter par une chimio. Ce n’est pas du tout gênant, je n’ai aucun effet secondaire.
Ce n’était pas ce que disait le toubib, ce n’était pas ce que Madeleine entendait.
Il ne changeait pas de version quand ils étaient seuls et, pourtant, il savait qu’elle savait que depuis longtemps il avait largué les amarres, qu’il n’était pas question d’animer quoi que ce soit, qu’il n’en avait plus la force ni même l’envie. Alors pourquoi ces discours ? Elle faisait semblant d’y croire ; tant qu’il jouait cette comédie, elle le respectait, c’était refuser d’être considéré comme diminué, c’était garder son image, sa place, sa dignité.
Cela la perturbait beaucoup. D’un côté, elle était contente qu’il se prenne à son propre jeu, qu’il passe au-delà du réel, qu’il soit inconscient de la gravité de son état mais l’était-il vraiment, d’un autre côté elle était mal à l’aise et se demandait pourquoi il adoptait cette stature.
Voulait-il les protéger ou se protéger lui-même dans le déni complet de ce qui lui arrivait ? Comment devait-elle réagir ? Et que dire aux autres, aux enfants, aux amis admiratifs de sa combativité, trop heureux pour leur part de ne pas être confrontés à la maladie, à la déchéance, à la mort probable.
Rétablir la vérité ? Au nom de quoi ? Se bousculaient dans sa tête plein de conceptions : liberté du malade, vérité, respect mais aussi devoir ; les derniers jours ne sont-ils pas des moments où des passerelles peuvent encore s’établir, des explications, des pardons se donner ? Il les en privait tous, elle plus particulièrement, et quelques fois elle lui en voulait terriblement, de la spolier de la possibilité d’échanger sur l’essentiel les obligeant à des conversations superficielles sur le temps, le charme des infirmières, la médiocrité des repas.
Pourquoi ? Pourquoi un être intelligent les réduisait-il à être tous des pantins ignorants dans un moment aussi grave ?
Interface entre lui et les médecins, était-ce à elle de rétablir la vérité ? Ce n’est pas un cadeau qu’il lui faisait là, bien au contraire, il la cantonnait dans une angoisse qu’elle ne pouvait partager avec personne.
Madeleine le détestait et se détestait alors ; jalouse de les voir tous, parents, amis rassurés sortir de sa chambre apaisés, trop contents de ne plus avoir à se poser de questions, de ne pas avoir d’obligations de visite, de coups de fil à donner, de nouvelles à prendre, heureux de replonger dans une vie sans souci puisqu’il disait aller bien, alors qu’elle restait là, seule, si seule.
Si elle parlait, comment le prendraient-ils ?
Elle ne voulait pas être l’oiseau de mauvais augure, la vilaine, la pessimiste, la Cassandre par qui le malheur arrive alors elle se taisait repliée sur ses inquiétudes et lui en voulait. Une colère sourde et muette qui l’étouffait, l’asphyxiait.
– Qu’il crève comme un héros mais que cela se fasse vite.
Elle guettait alors chaque jour non pas ce qui aurait pu être signe de recul de la maladie mais l’avancée vers l’inéluctable.
Puisqu’il ne voulait rien partager avec elle, ni avec les autres eh bien qu’il assume, qu’il assume jusqu’au bout mais qu’il ne lui inflige pas alors ses hoquets, ses flatulences pestilentielles, ses faux sourires, ses crispations, ses rictus.
Il y a toujours des « avant » et des « après » dans la vie. Madeleine sait déjà intuitivement que ce qui fera date, quelle qu’en soit l’issue, ne sera pas la mort de Philippe, mais qu’elle l’ait vu à terre. Jamais plus il ne sera le même à ses yeux, jamais plus, elle non plus ne sera la même.
Deux étrangers apprenant à vivre ensemble, pour combien de temps encore ?
La maladie quant à elle avait tous les droits et tout son temps. Elle se sait tôt ou tard triomphante et elle s’invite à toute heure du jour. Elle a ses dictats relayés par une équipe de médecins qui entrent le matin dans la chambre, à grands pas, blouses ouvertes, se donnant des airs de grands sages mais qui ne sont sûrs de rien.
– Certains réagissent bien à cette thérapie, d’autres moins, rien n’est sûr en la matière.
– Alors pourquoi ce choix plutôt qu’un autre ?
– Non, non, nous nous sommes mal compris, c’est à vous de faire le choix, de décider.
– Mais entre quoi et quoi ?
Langage incompréhensible, dialogue de sourds, impuissance, communication impossible.
La sacrée heure de la visite n’est pas faite pour cela ; l’éminent professeur suivi de tout son staff passe d’une chambre à l’autre ; il a un étage entier à parcourir, son ton est sans appel. Ne pas songer à l’interrompre, ce serait peine perdue. Un cortège des jeunes filles en fleurs, au regard rimménolé, à la nudité fantasmée derrière la blouse rose ou blanche le suit ; derrière elles se cachent quelques cerbères, grosses et revêches qui notent avec attention les prescriptions.
Chaque jour ils attendent cette visite, ordonnant à l’espoir d’être au rendez-vous ; viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas ? Se fera-t-il remplacer par un autre, par un interne ? Pourront-ils lui parler ? Enfin le jour espéré arrive ; l’infirmière leur a confirmé ; il passera ce matin.
Bruits de couloirs, les conversations s’interrompent, oreilles aux aguets et puis enfin, c’est sûr, il est là, ils l’ont tous deux entendu, ils ont reconnu sa voix, il est en train de passer d’une chambre à une autre.
Le silence s’installe entre eux, il n’y a plus de place pour le dialogue, ils sont muets, figés dans l’attente.
Raides, lui dans son lit, bien droit sur son oreiller, draps tirés de chaque côté de ses bras ; Madeleine, assise sur le fauteuil, le cœur battant se demandant si elle doit se lever ou non quand le professeur sera là. Vite en chuchotant comme des élèves qui vont se faire prendre en faute, les dernières recommandations :
– Dis-lui, n’oublie pas de lui dire que je n’ai rien mangé, que tout me dégoute.
La porte s’ouvre, il est enfin là. Un bonjour rapide ; debout au pied du lit, il se saisit du dossier, le regarde, se retourne vers les infirmières, ordonne une modification ; des mots qu’ils ne comprennent pas pris en note par la surveillante. Un nouvel examen ? Une perfusion supplémentaire mais de quoi ? Et pourquoi ?
Philippe n’est plus Philippe, il n’est plus rien dans ces moments-là. On parle de lui à la troisième personne ; pour preuve, ce n’est pas à lui que le professeur pose des questions mais à l’infirmière.
-A-t-il eu une dose de…
Philippe tente alors un timide essai :
– Docteur, je n’ai plus aucun ap…
– Normal, c’est pourquoi vous avez une perf.
– Et la nuit ?
– Vous dormez mal ? Stilnox, notez-lui, un comprimé le soir.
– Ce nouvel examen ?
– Demain si possible, notez-le Florence.
– Mais pourquoi ?
Le professeur tapote des doigts le montant du lit, lâche quelques mots.
Attentifs, bouche ouverte, ils en saisissent un au passage, deux, mais ne leur donnent pas les mêmes significations.
Il entend rémission, donc des jours de vie.
Elle, elle comprend qu’il n’est plus question de guérison.
Bonne réaction aux traitements, effets secondaires supportables donc retour à la vie normale pour l’un ; chimio et hospitalisation encore et encore pour l’autre.
Face à eux, à cet aéropage de blouses blanches, ils sont seuls dans leur perception si différente qu’ils n’osent alors plus se regarder, n’essayant pas d’en savoir plus.
C’est après, qu’il leur faudra faire avec les quelques mots grappillés, les rappeler, se les passer en boucle, les interpréter et se rassurer.
Le groupe reflue déjà vers la sortie. Demain peut-être…
– Un nouvel IRM, c’est bien. Nous saurons exactement à quoi nous en tenir.
Elle n’y croit pas vraiment, c’est le troisième.
Par contre, elle suit de loin la visite, sachant le professeur probablement dans la dernière chambre du couloir car les voix sont très estompées.
Elle se rappelle aujourd’hui qu’elle tentait alors de l’intercepter quand il passait à nouveau dans le couloir, à leur hauteur.
Madeleine ne voulait rien que la vérité et des explications complémentaires sur le comment allaient se dérouler les prochaines interventions. C’est là que le professeur retrouvait, quand il avait quelques minutes, un peu d’humanité et lui donnait en termes clairs ces renseignements qu’elle redoutait et qui l’anéantissaient. Peut-être se déchargeait-il ainsi du poids de la vérité ; dite, cela l’autorisait à abandonner le malade, à le remettre à d’autres, à sa famille, à Madeleine, à se consacrer de nouveau à la bataille pour la vie d’autres malades ; moyen pour lui aussi de s’assurer qu’il était dans le bon camp, celui des vivants.
Les yeux dans les yeux, d’adulte à adulte, il n’hésitait plus à utiliser les mots interdits qui valsaient dans sa tête, à tel point que revenue au point de départ, au chevet de Philippe, elle ne se souvenait que des derniers :
– Tenez-bon, Courage.
Alors comme un vaillant petit soldat, elle faisait front, se composait le visage du jour : aujourd’hui un peu soucieux, demain plus souriant pour partager un optimisme qu’il achetait franco de port ; mais elle savait qu’il n’y avait rien dans l’emballage.
Le pire était que tant qu’elle-même doutait, espérait, elle ne remettait rien en question, voulait croire à tout, à rien, à ce petit plus entrevu dans les résultats de la énième analyse de sang mais l’affreuse petite voix intérieure la poursuivait « C’est foutu et tu le sais. »
Elle devait repousser cette réalité, elle le devait mais au fond d’elle-même se disait : « C’est trop long, je n’en peux plus, si c’est effectivement foutu eh bien que ça aille vite, qu’il disparaisse, que je vive, que je vive enfin. »
Honte de ces pensées quand elle se voyait dans la glace de la salle de bain.
Elle regardait les autres, ceux qui sortaient sereins et souriants des chambres voisines comme des ovnis, des usurpateurs qui ne faisaient que jouer des rôles, de pauvres sourires sur leurs faces.
Elle les haïssait quand ils semblaient tenir droit et ne pas fléchir.
Elle se sentait en communion avec eux lorsqu’il ou elle claquait la porte et partait vite, très vite, vers les ascenseurs resserrant frileusement autour d’eux leurs manteaux.
24
– Tout me répugne, me lève le cœur, les odeurs, les bocaux, les sourires forcés, sa barbe qui lui envahit le visage parce qu’ici ils ne savent pas le raser. Je ne veux pas le faire, je ne veux pas m’approcher de lui, il a une espèce de petite pâte blanche à la commissure des lèvres, je ne peux pas, c’est simple je ne peux pas.
Je ne connais pas cet homme-là, je ne l’aime pas.
Pourquoi moi ? Pourquoi cette obligation ? Il a été mon mari et alors ? Cela fait si longtemps.
Il s’est désagrégé au fil du temps celui que j’avais connu, il n’existe plus, il est mort depuis belle lurette. Je n’ai pas vu sa mutation, je n’ai pas vu qu’il devenait autre mais c’est un fait.
C’est au nom du devoir paraît-il qu’il va me falloir supporter l’insupportable. Quel devoir ? J’ai eu ma part moi aussi et je n’ai rien demandé. Il a été absent, trop souvent, il n’a pas été là celui que j’attendais, que je voulais.
Mirage, déception, tricherie, voilà finalement ce qu’a été notre mariage ; ces années de vie commune n’ont été qu’une énorme supercherie profitable à tous ; chacun d’entre nous y trouvait son compte.
Lui le premier, il pouvait travailler, être reconnu, régner ; il pouvait organiser sa vie, son emploi du temps comme il le voulait, il se sentait, il était le maître. Il avançait sûr de lui, de ses jugements, entouré de collaborateurs du même acabit. Chacun mettait en avant son savoir-faire, sa culture, ses pensées profondes si profondes qu’elle, Madeleine, ne comprenait plus rien au charabia intellecto, mediatico, politico, utilisé. Au début, elle était béate d’admiration. Son homme ? Cet homme si érudit, si passionnant que les amis, les invités autour de la table, à l’écoute, se taisaient quasi religieusement.
– Au fil du temps, à force d’entendre les mêmes choses, les mêmes recettes, j’aurais pu tenir les mêmes discours, lui écrire ses éditos mais il n’y avait de la place sur le piédestal que pour un seul, et c’était lui qui l’occupait. Alors j’ai composé, fait comme si, souri aux mêmes traits d’esprit, hoché la tête pour acquiescer, recueilli en son nom les compliments, mimé une admiration sans borne et caché l’ennui qui me saisissait.
J’ai fait comme si. Il me fallait rester à ma place. Je cherchais où et quand je m’étais trompée mais le fossé s’est creusé.
M’approcher, l’embrasser mais comment faire ? Cela fait si longtemps que nos peaux se sont perdues, que leur flétrissement sert de révulsif, que les corps se sont enveloppés d’abord de pyjamas, puis de robe de chambre ; que seule l’habitude, peut-être la tendresse, cet affreux plat de mièvrerie qu’on sert à toutes les sauces, maintient-elle une sorte de complicité ?
Il n’est plus qu’un pantin désarticulé dont elle pourrait prendre possession, sa chose ; elle ne le veut pas.
Rester dans l’ombre, lui laisser son dernier rôle et continuer la farce.
Qu’il reste le maître, elle ne veut pas changer de place, veut rester invisible ; ce sera à elle, plus tard, de choisir sa prochaine domination. Il lui en faut une, colonne vertébrale qui lui permettra de rester droite.
Elle se trompe comme elle s’est toujours trompée.
Tout tourne, elle a l’impression de devenir folle, d’entrer dans un autre monde qu’elle ne maîtrise pas, tellement au-delà d’elle, plus grand, plus fort.
Ce monde-là, monde en dehors du temps et des hommes, ne la décevra pas, ne tombera pas malade, ne l’abandonnera pas.
Pourquoi n’en a-t-elle pas eu conscience plus tôt ?
Pourquoi sciemment a-t-elle continué à jouer ce jeu de dupes ?
Dès leur première rencontre, dès ce jour de retrouvailles, elle voyait en Philippe, dans l’avenir qui s’offrait à eux les signes de sa désillusion. Elle n’a pas voulu que l’histoire finisse avant qu’elle n’ait commencé, a tout fait pour juguler son idéal.
Elle seule savait qu’elle se trahissait.
Les années, le temps passait et plus l’homme qu’elle admirait, qu’elle avait choisi, qu’elle plaçait au-dessus de tout au risque de se perdre elle-même, s’enlisait jour après jour. Les loupés, les compromissions, les petites lâchetés, les « Elle n’est rien », tout cela lui a d’abord été intolérable puis supportable puis indifférent.
L’équilibre était trouvé, chacun avait ses jardins secrets, cela lui interdisait de porter un jugement sur l’autre et maintenait cet équilibre dont elle seule connaissait l’origine.
Paradoxe, elle sait intuitivement, elle ne l’exprime pas et n’ose même pas se le dire à elle-même, que tout nul qu’il est, tout petit à ses yeux, elle ne peut vivre sans lui.
Toutes ces années, tout ce temps lui a été nécessaire pour l’observer ; elle a découvert ses manques, ses failles et alors seulement, tardivement, elle l’a découvert aussi touchant, presqu’émouvant.
S’il n’y avait eu tout d’un coup la maladie, la chute brutale, peut-être les choses auraient-elles pu perdurer plus longtemps ?
Pleinement consciente maintenant de l’espace qui les sépare, elle s’empare de la maladie, prétexte, subterfuge et commence, tête haute, à marcher sur un chemin de traverse sans savoir où il la mènera.
Lui, il sent qu’elle lui échappe ; elle n’est plus sa créature ; il ne peut en être autrement.
Ce n’est pas la femme qui naît qu’il veut à ses côtés, ce n’est pas non plus la femme nourricière, l’infirmière, la quasi-mère, celle qui joue à la perfection tous ces rôles en ce moment, ce serait reconnaître sa dépendance.
Il n’est pas dupe. Il est juste perdu. Il n’est pas maître de sa maladie, il n’est plus maître de rien.
En prenant le rôle de malade, il lui interdit le même registre ; elle se doit donc d’être vivante. Ce qu’il ne devine pas, c’est que prise de peur devant cette liberté qu’à aucun moment elle n’a revendiquée et qui tout d’un coup lui est donnée, elle va chercher des tuteurs, des tuteurs qui soient sans danger, qu’elle pourra rejeter quand elle se sentira capable de s’assumer pleinement. Ce sont ces inconnus, ces hommes qui ne lui sont rien, qui ne devinent pas qu’ils ne sont que des passeurs vers la vie d’après. Avec eux il n’y a pas de risques, aucune illusion, aucune histoire d’amour, ce sont des intouchables.
Philippe sent sa force nouvelle, ne sait pas d’où elle la tire, redoute sa puissance tout en voulant s’y brûler. Il lui tend la main.
Madeleine appuyée sur le lavabo tremble, se regarde, prend une profonde respiration, relève ses cheveux qu’elle attache comme elle peut, sort de la salle de bain.
– Mon chéri, tout va bien ? Tu sembles avoir de l’appétit aujourd’hui. Ta serviette ? Veux-tu que je te la noue autour du cou, ce sera plus facile pour toi…
C’est reparti, les phrases convenues, le sourire « accroché à la face » qui cache la grimace de dégoût. Et puis d’un coup, sans qu’elle se soit protégée, elle retrouve juste derrière ses paupières mi-closes, la couleur de ses yeux, de ses yeux d’autrefois. Elle va se mettre à pleurer ; non, il ne le faut pas.
L’autre Madeleine reste en retrait ; elle n’existe que dans les temps qu’elle s’octroie pour le plaisir, le plaisir uniquement ; l’explosion physique, l’embrasement, la jouissance saupoudrés du meilleur des aphrodisiaques : l’interdit.
C’est là uniquement qu’elle trouve la vie à l’état brut, qu’elle s’en délecte, qu’elle s’en goinfre sans états d’âme. C’est au moment où il est sur le flanc, atteint, touché à mort qu’elle prend conscience de son aliénation passée.
D’avoir toujours été dans son ombre, de lui avoir déblayé le terrain, servi de bouclier face aux obligations quotidiennes, familiales ou autres, pour qu’il ne se consacre qu’à ses activités.
Elle ne remet rien en cause mais le referait-elle ? Peut-être, peut-être pas car elle découvre aujourd’hui autre chose de plus insidieux, de plus dissimulé, la sorte de toile d’araignée qu’il a construite autour d’elle, gluante, étouffante, faite de bons sentiments, de fausses paroles d’encouragement et d’une grande commisération. Tout lui saute à la gueule.
– J’aurais dû…pourquoi toutes ses phrases commencent-elles toutes par cela : j’aurais dû…
Regrets ? Regrets de quoi ? Des choses que je n’ai pas faites, des phrases que je n’ai pas dites, des folies que je me suis interdite, du courage qui m’a manqué. À quoi servent ces questions ? C’est le pourquoi qui est important.
25
Non, cela n’a pas été facile pour Madeleine de vivre à coté de quelqu’un de brillant, quelqu’un qui se sait brillant, quelqu’un reconnu comme brillant par ses pairs. Il lui a fallu apprendre à s’allumer et s’éteindre.
S’allumer lorsque perdu dans la masse d’autres congénères aussi brillants que lui, il risquait de passer inaperçu ; il appartenait alors à Madeleine, petit plus qui changeait tout, et dont il lui était reconnaissant, de lancer un mot d’esprit qui lui permettait de faire, à son avantage, rebondir l’échange d’idées, le débat.
Il lui fallait s’éteindre lorsqu’en petit comité, Philippe et lui seul était l’astre qui illuminait tout.
Plus question de mot d’esprit ni d’une simple moquerie qui altèrerait alors l’image du Dieu régnant, arbitre des bonnes et mauvaises causes, celui qui, d’une phrase, commentait l’actualité, d’une autre critiquait tel ou tel auteur, telle ou telle mesure politique ou économique, racontait avec brio l’interview du philosophe à la mode.
Elle savait qu’à cet exercice-là, il était imbattable.
Elle savait aussi que la veille au soir, couché contre elle dans le lit conjugal, il venait lui-même de le découvrir cet inconnu dont il faisait le panégyrique dont il s’obligeait à retenir non seulement le nom mais aussi la biographie, afin de nous en mettre plein la vue, pauvres ignares que nous sommes !
– Type fantastique, écoute, même toi tu vas te rendre compte de la justesse de sa pensée. Arriver si vite à circonscrire un problème, à en faire la synthèse, cet homme est un génie.
Madeleine l’écoutait consciencieusement. Immanquablement, lorsque sa lecture était finie, il jetait alors un œil par-dessus son épaule - Et toi qu’est-ce que tu lis ? Et sans lui donner le temps de la réponse avec un ton et une moue méprisante il dénonçait la faute : - Ah un roman !
La messe était dite !
Il n’y a pas d’exæquo sur le podium et, comme pour les jeux olympiques, hommes et femmes ne sont pas dans la même section. Cela, elle l’a appris très vite. Quelquefois cela la faisait sourire, d’autres fois cela la mettait en fureur.
Tel ce jour où allant dîner chez les Leteneur, elle lui a demandé ce que faisait sa femme.
Il eut d’abord l’air un peu étonné, puis il fronça les sourcils et murmura :
– La petite Leteneur ?
– Petite, si petite que ça, elle est naine ?
Haussement d’épaules, dédain complet, remarque qu’il s’empressa d’oublier car toutes les femmes continuaient à être les petites untel ou untel.
Toute règle supporte ses exceptions, quand la dame en question sortait de l’ENA ou de toute autre grande école, le ramage était différent mais tout aussi intéressant car jaillissait là l’emploi spontané et magnifique du « mais », conjonction reine. Elle a fait l’ENA MAIS… Elle occupe un poste important au Ministère de… MAIS…, brillante MAIS…. Et l’autre versant de la phrase ne manquait pas de surprendre Madeleine soit par le mot employé, coup d’épée fulgurant, soit par le ton :
ENA mais… carriériste ENA mais… au Sous-secrétariat des affaires sociales
ENA mais… fille d’un Conseiller d’État ENA mais…Je ne sais plus où elle est maintenant…
Peu de femmes échappaient à ses flèches acérées qui clôturaient immédiatement la conversation.
Beau joueur, il avait consenti à sourire le jour où un de leurs amis s’était enquis de ce que voulait dire les initiales que Madeleine avait accolées à son nom sur la boîte à lettres : Madeleine Durieux DMRU promotion 48 quand, du fond de la cuisine, il lui avait entendu répondre : Diplômée de la Maternelle de la Rue d’Ulm.
– Cette Madeleine, quelle farceuse !
Madeleine sourit à cette évocation, son œil reste glacial.
C’en est fini des rôles qu’elle tenait pour mieux le mettre en valeur. C’en est fini de la crainte toujours présente de faire une bourde, de dire une énormité, de ne pas être à la hauteur ; à la hauteur de quoi ? Elle ne veut plus jamais enfiler cet habit qu’il lui avait fait sur mesure sans qu’elle en prenne vraiment conscience, elle refuse ce rôle dans lequel pourtant elle était irremplaçable.
Toujours en second plan, discrète, elle avait accepté d’être derrière lui, accepté d’être impuissante, une ombre, un colibri, son troubadour ; ses jambes quand il était la tête, celle qui présentait les uns aux autres, qui créait une ambiance conviviale, celle qui relançait si besoin était le débat, celle enfin qui avait osé un soir où la conversation languissait un discret :
– Donnez-moi votre main, cher Monsieur, que je vérifie quelque chose.
Succès assuré qu’il lui avait pardonné lui faisant jurer de ne pas recommencer, pourtant les résultats avaient dépassé toujours ses espérances !
– Vous lisez les lignes de la main ?
– Peu, si peu ! Une sorcière autrefois dans le Berry m’a initiée…une longue histoire…
– Que voyez-vous ?
– Des difficultés. Études longues et brillantes. Un peu seul dans votre enfance.
– Et encore ?
– Un amour vers 17 ans, peut-être un peu plus mais avant 20 ans.
– Étonnant, continuez.
– Vous voyez cette petite ligne qui part de l’auriculaire, d’ordinaire elle ne mesure qu’un centimètre, rarement deux, vous, elle est particulièrement développée. Donnez-moi la main droite que je compare.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Vous êtes un gagnant, un leader, vous avez dû vous battre et ce n’est pas fini.
– Après ? Après ?
– Des décisions à prendre, vous gagnerez encore mais attention, il vous faut trouver des appuis ; je vois un homme peut-être une femme, ce n’est pas clair, qui vous met des bâtons dans les roues.
– Vous avez raison.
– Tenez bon ; regardez cette croix entre la ligne de chance, celle-ci, et la ligne transversale, elle indique le succès ; tournant positif dans votre carrière. Par contre, faites attention : un accident, pas grave mais une immobilisation de quelques jours. Vous écrivez ? Ce serait le moment.
– Votre femme, cher ami, est une magicienne… Petite Madame, me ferez-vous l’honneur…
Cela avait permis de passer de la poire au fromage après des conversations sérieuses sur la crise, l’économie, le pouvoir des banques, l’Europe, le taux du Yen, les soubresauts du FMI et les différents scandales qui secouaient le monde politique.
Libération, enfin, le dessert et le café.
Autorisation implicite donnée à ces dames de pouvoir converser : le dernier best-seller déjà mis en scène, une histoire très amusante de mercière ; le casting est remarquable, ce ne peut être qu’un succès. Et Pleyel ? Avez-vous été … Interprétation magnifique, originale. Artiste russe, un doigté… s’est approprié l’œuvre et nous a transportés dans son monde, une technique, une sensibilité… L’officiel des spectacles y passait au tamis de Télérama tandis que chacune remuait avec attention son café ou sa tisane avec sa petite cuillère en argent.
Les hommes s’asseyaient alors confortablement, humaient délicatement leur cigare qu’ils roulaient sous leur nez, l’allumaient tête un peu penchée en avant pour enfin se redresser, s’appuyer sur le dossier de leur fauteuil, croiser les jambes ; béats, ils tiraient quelques petites bouffées.
L’intermède offert à ces dames fini, les conversations sérieuses interrompues allaient pouvoir reprendre. C’en était fini ; « Coucouche panier » ; belles et inconsistantes, elles n’avaient plus qu’à tourner la tête, tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre ; tout était alors dans le regard qui se devait de rester curieux, intéressé, admiratif.
Tous les dîners n’étaient bien heureusement pas sur ce modèle mais si Philippe n’avait pas, à un moment ou à un autre, sur un sujet sérieux la possibilité de se placer et d’être reconnu comme un expert, rien n’allait plus.
– La futilité de ces dîners, Madeleine, c’est du temps perdu, il ne faut plus les accepter, c’est insupportable.
– Philippe, as-tu remarqué Samuel Martin, l’homme qui était assis à côté de moi, à ma droite, il est très étonnant, même passionnant, il a fait trois fois le tour du monde dont une fois en cargo, a vécu dans des conditions extrêmes et, de plus, est passionné d’art primitif ; ce serait bien de le revoir.
Grognement à interpréter ; s’il était dubitatif, c’était non ; tendant vers le Ah interrogatif, ce pouvait être oui.
– Mais avec qui l’inviter, le sujet est si limité.
No comment !
À la maison les rôles étaient inversés non pas qu’il ait choisi de descendre de son piédestal car à aucun moment il ne doutait de l’ascendance qu’il avait sur ses enfants mais, dans sa grande condescendance, il en avait confié la charge à Madeleine.
Il était le pater familias, un point à la ligne et personne n’aurait eu l’outrecuidance de le contester. À lui, les grands discours, les décisions à prendre, pour le reste, le terre à terre, le quotidien ce n’était pas son fait. Il les lui avait délégués et à dire vrai ne se plaignait jamais du comment fonctionnait la maison.
Les enfants étaient nés comme des champignons après l’ondée. Une sorte de génération spontanée. Petits, il les regardait comme un biologiste regarde les souris de son laboratoire, trouvant « normal » que l’un suive sa trace et complètement stupéfait que le second oblique, ne soit pas intéressé par les mêmes choses et dénonce même un monde hypocrite, surfait dans lequel il ne trouvait pas sa place. Alors tout simplement, il ne l’avait plus vu, plus entendu ; il était là, il le nourrissait comme toute la couvée mais il était devenu transparent.
Sa fille l’intriguait, elle l’avait surpris. Charmeuse, elle l’avait d’abord séduit, il n’en attendait rien, c’était une fille. Il fût sidéré de la voir un jour lui tenir tête, plus tard s’opposer à ses raisonnements et, comble, argumenter de façon intelligente. Qu’elle soit belle et charmante lui aurait suffi, intelligente pourquoi pas mais que sur certains sujets, elle n’ait pas les mêmes opinions et l’affiche ouvertement continuait à le surprendre. Prudent, il préférait ne pas croiser le fer, affichait un sourire condescendant et lui pardonnait ses errements au nom de sa jeunesse.
Petits les enfants n’en ont pas souffert ; ils le voyaient peu durant l’année ; il restait donc le papa qui savait tout mais aussi le papa inaccessible. Le croque-mitaine et le grand sage, celui qui dirait oui ou non, celui dont l’ombre planait au-dessus d’eux, ombre rassurante certes mais aussi ombre lourde et inquiétante car lorsqu’il était là, dans son bureau, porte fermée, il n’était plus question de faire du bruit, de jouer à cache-cache dans le noir ou de courir dans les couloirs.
Les vacances étaient le moment des retrouvailles ; il les emmenait visiter châteaux et musées, courir les vide-greniers, voir des expositions. Toujours devant, marchant à grandes enjambées.
Ils ont grandi. Bernard a enchaîné les succès, fait une prépa, un doctorat de droit. Il était présentable. Il n’en a pas été de même pour Antoine. Dix-huit ans, un bac décroché au forceps, et son billet pour Niamey. Un discours un peu rude qui l’avait laissé abasourdi :
– Regardez autour de vous, c’est ce monde-là que vous avez fait et qui me débecte. Je pars, désolé de te décevoir mais il y en a là-bas qui ont besoin de bouffer avant de penser. Ne vous en faites pas, je sais ce que je fais. Tchao.
Période dure où Madeleine les a vus sortir du nid les uns après les autres. Fière de leur choix, de leur réussite, de leur révolte, de leur flamboyante jeunesse. Inquiète aussi ; avaient-ils chacun dans sa partie, assez de force, assez de pugnacité pour combattre les difficultés qu’ils n’allaient pas manquer de rencontrer ?
Elle était le pont entre Philippe qui restait dans sa sphère et eux qui, lucides, avaient bien compris qu’en ne correspondant pas exactement à ce qu’il attendait d’eux, des miroirs destinés à chanter ses louanges, ils perdaient toutes chances de complicité avec lui. C’est Bernard qui en avait le plus souffert. Il avait tout fait, tout, pour lui ressembler, pour être remarqué de lui, pour marcher dans ses pas. Peine perdue. Philippe n’avait rien vu, rien entendu et continuait à demander à Madeleine des nouvelles des enfants comme s’ils étaient un bloc indissociable.
Pendant quelque temps, ils sont restés dans l’attente du jour où il les verrait, leur parlerait, les distinguerait, peut-être même engagerait un dialogue, créerait une complicité. Antoine, le premier a abdiqué, sans douleur, sans regret. C’était comme ça. Il avait sa vie, son père continuait la sienne et peu importe si rien ne les rapprochait ; il restait entre eux une sorte d’amour, d’instinct d’amour, d’amour de bienséance qu’ils partageaient sans se poser de question.
Célia quant à elle, lancée depuis l’enfance, dans sa campagne de séduction, continuait à l’encenser, à le défendre bec et ongles. Rien ne l’atteignait ; elle ne l’avait pas déçu, il n’attendait rien d’elle. Styliste, métier dont il ne connaissait rien, voilà ce qu’elle était devenue. Elle ne lui faisait pas ombrage, il pouvait en être fier. Alors, elle riait de lui, se moquait de sa misogynie, le prenait dans ses bras et le faisait valser.
Il n’y a plus de fête maintenant, plus de compétition, plus de coups de coude pour être le premier, le meilleur.
Il n’y a plus qu’un homme qui dépérit, qui cherche ses mots et qui lui tend la main.
– Tu es ma force Madeleine.
S’il savait d’où elle tire cette force, cet élixir de vie dont elle voudrait lui rapporter quelques gouttes, transfusion bénéfique dont elle lui fait cadeau lorsqu’elle en revient !
S’ils le savaient eux, tous ceux qui l’accompagnent aujourd’hui, quel scandale ce serait. Madeleine voudrait avoir le courage de leur lancer cette vérité à la face, elle se retourne, ils sont bien rangés, en ligne, épaules tombantes et têtes baissées.
À quoi bon ? Pourquoi ?
Agnus dei… Donne-nous la paix !
26
Aucune nouvelle de lui ; il aurait quand même pu lui laisser un message.
Kim est contrariée.
– Eh bien qu’il reste là où il est ou qu’il parte au diable, je m’en fous. Que croit-il ? Que je vais le supplier de revenir ; je vis très bien sans lui. Aucun compte à rendre, je suis libre.
Elle constate néanmoins qu’il ne lui reste que deux yaourts, un quignon de pain sec et un vieux reste de confiture.
– Demain, je n’y échapperai pas, il me faudra bien faire des courses.
Kim soupire, elle a horreur de ça. C’est pourquoi elle attend la dernière minute, à tel point même, qu’hier, elle s’est pris un hamburger et des frites au coin de la rue ; plus jamais elle ne recommencera ; tiède c’est infect, les frites avaient ramolli et la sauce figeait. Pour compléter le tableau, quand machinalement elle a ouvert le frigo pour se trouver un fruit et qu’elle a vu sous la lumière jaune les clayettes désespérément vides, c’était d’un glauque !
– C’est vrai que j’ai eu une pensée pour lui, pas mal de le trouver toujours plein.
Kim sourit, petit sourire triste, désabusé, au coin des lèvres ; elle remet un peu d’ordre dans l’appartement, sans conviction. Elle a mal retapé son lit ; et alors ? Personne ne le verra et quand elle rentrera, elle ne va quand même pas se faire une scène, à elle ! Ce serait drôle !
C’est vrai qu’il est efficace et gentil, son mari ; ça oui, il est gentil, il fait tout dans la maison ; facile, il sait tout faire et a du temps, lui. Est-ce que ça suffit pour faire un couple ?
– Nous ne nous voyons que le dimanche mais si peu, si mal. Il n’y a pas si longtemps Jean était là ; c’était lui, notre ciment, notre trait d’union. Curieuse union ! Jamais un mot plus fort qu’un autre ; grisaille des sentiments ; sa gentillesse m’a écœurée puis étouffée.
Kim va et vient dans son appartement, elle déambule sans but fixe, redressant un tableau, tapant sur un coussin, passant d’une pièce dans l’autre. La chambre de Jean n’a pratiquement pas changé, elle est telle qu’il l’avait quand il était adolescent ; un grand poster du Ché, des magazines de moto en tas, sa vieille console de jeux ; elle s’imaginait à l’époque qu’elle allait être toute va vie condamnée à le voir les yeux rivés sur l’écran !
Il lui arrivait, quand elle rentrait au petit matin, d’apercevoir un halo bleu derrière ses rideaux mais quand elle passait sa tête dans sa chambre, miracle, il dormait profondément, la couverture remontée au-dessus de sa tête ! À quoi cela aurait-il servi qu’elle croise alors le fer avec lui ?
Il n’avait changé que son bureau, si on peut appeler cela un bureau, un plan de travail sur des tréteaux : - C’est bien suffisant et au moins j’ai de la place, t’inquiète la mère…
Sa chambre a perdu maintenant toute vie. Il l’a désertée par étapes. D’abord invité à dormir chez d’autres copains, puis est venu le temps des boums puis des « plans » dont il ne revenait ou… ne revenait pas… de la nuit. Elle le trouvait alors lui, son mari, inquiet, perdu.
– Je n’aime pas le savoir à l’extérieur, il y a des dangers dehors même pour un garçon, lui disait-il.
Elle se moquait de lui.
– Qu’est que ç’aurait été, si nous avions eu une fille !
L’inquiétude est contagieuse, elle se couchait mais n’arrivait pas à s’endormir.
Elle se rappelle ces petits matins un peu lugubres où assis sur les tabourets à la cuisine, l’un face à son bol de café, l’autre à sa tisane, ils épiaient les bruits de la nuit, sans parler, sursautaient aux camions de livraison et ne se détendaient que lorsqu’ils entendaient sa clé dans la serrure. D’un commun accord, sans qu’ils en aient jamais discuté ensemble, ils lui souhaitaient alors, comme si de rien n’était, une bonne nuit et pouvaient, l’un commencer sa journée l’autre sa nuit, jusqu’au jour où Kim lui a dit leur inquiétude, leur angoisse. Elle s’est fait encore moquer d’elle !
Ils sont ensemble là-bas ; de quoi peuvent-ils bien parler ? Il y a une connivence entre eux dont elle est exclue. C’est comme ça.
Elle est encore en robe de chambre et va retrouver les autres, ces hommes qui sont ses clients et dont elle ne sait finalement rien ou si peu de choses, face émergée de l’iceberg. Hommes de la nuit eux aussi qui rapportent avec eux, chez eux, qu’ils soient seuls ou en couples, l’excitation tombée et les corps repus, des bribes de musique, le souvenir éteint d’étreintes furtives, de pitoyables images de mascara qui coule, d’hommes bedonnants, de boules de lumière sous lesquelles des corps épuisés s’obstinent à danser, piétinements fatigués.
– Qu’est ce qui m’arrive aujourd’hui, le blues ! Il faut que je me secoue… Tout cela à cause de lui ; pourquoi est-il parti ? Il me demande l’impossible, retrouver le jour, vivre au grand jour, jamais je ne le pourrais ; du reste, comment fait-on ? Je suis un oiseau de nuit. J’ai peur. Partir pour où ? Encore partir. J’ai chassé de ma mémoire tout ce qui fut ma première vie, elle est loin derrière, oubliée. Jamais il ne pourra le comprendre, c’est mon histoire et non la sienne.
« Nous » n’existe plus depuis longtemps, nous sommes perdus, hors du temps, cela s’est fait doucement, insidieusement ; il paraît que l’amour est une construction à deux, comment construire quand on ne fait que se croiser. Faire l’amour, oui, tout au début, chaque instant devenait une éternité car chaque minute était comptée ; j’étais jeune, je baignais dans cette atmosphère de désir, de plaisir et la rapportait à la maison. Lui, me sachant là-bas, était excité comme tout, probablement un peu jaloux du regard des hommes sur moi et me sautait dessus à peine arrivée ! Il reprenait possession de sa femme, je m’en amusais et j’aimais ça. Souvenirs, souvenirs ! Qu’en reste-t-il ? L’arrivée de Jean a tout remis en cause, a tout perturbé, il est devenu notre point d’ancrage, le seul que nous ayons, objet de toutes nos attentions. Nos échanges se limitaient à de petites questions, anodines : Qu’a-t-il mis aujourd’hui ? Comment l’as-tu habillé ? A-t-il bien pris son petit déjeuner ? N’oublie pas de… et la maîtresse, qu’a-t-elle dit ? Les post-it décoraient la maison, de plus en plus nombreux.
Je ne me suis plus vue dans ses yeux ; était-il dans les miens ? Il me semble que oui, mais je n’en suis pas sûre. Tout comme la marée qui, à un moment, est étale, rien ne bouge, tout va bien, quelques années se sont écoulées. La jalousie, c’était fini mais avec elle le désir s’en était allé. Son indifférence m’est devenue insupportable tout comme la banalité des petits mots.
Irréprochable, il est resté irréprochable, je dois en convenir, il a toutes les qualités surtout quand je vois, quand j’entends les plaintes des autres femmes.
J’ai vu quand même de drôles de créatures, il suffit qu’un homme les fasse jouir pour qu’elles oublient leurs pépères à la maison, deviennent des accrocs du sexe et parent leurs amants d’un jour de toutes les qualités ! Dieu sait que pour se donner bonne conscience, elles n’hésitent pas à charger leur mari de tous les défauts, par contre les amants qui les ont sorties de leurs misères sexuelles, elles leur tressent des lauriers ; qu’ont-ils fait de plus sinon les bousculer dans leur train-train de tous les jours et les installer au rang de favorites. Le mien, il a tout assumé depuis le début, je ne crois pas qu’il ait cavalé ailleurs, ce n’est pas la question.
J’angoisse, j’angoisse sans savoir vraiment pourquoi. Je n’arrive pas à m’imaginer vivre au grand jour, encore moins une avec lui, en face de lui, de lui seul.
Et dans le même temps, ne plus voir de petits mots ici et ailleurs, sentir la maison vide, froide, la retrouver exactement comme je l’ai laissée, vague odeur de moisi qui s’insinue, petite mort, et les savoir loin m’oppresse. Pourquoi mais pourquoi donc ?
Que de fantômes flottent autour de moi entre mes quatre murs. Ce sont tous ces hommes que j’ai écoutés, ces femmes que j’ai consolées ; qu’ai-je eu en retour ? Aucun d’entre eux ne me connaît. Aucun d’entre eux ne peut à son tour m’écouter car je ne suis rien. Une ombre derrière un bar ; une silhouette, un maillon invisible au service de leur plaisir, un distributeur de préservatifs ; toujours souriante, toujours là quoiqu’il arrive mais inexistante.
J’ai choisi de mener une existence de petite souris qui ne sortait que la nuit, qui se fondait dans l’univers parisien pour exister, il ne peut pas tout me faire quitter, m’emmener loin d’eux, loin de tout ; cette vie-là, elle est faite de tous ces gens que j’ai côtoyés, de ces lumières, de ces souffrances, de ces moments hors du temps dont j’ai été témoin.
Derrière mon bar, toute insignifiante que je suis, je reste une reine autour de laquelle ils gravitent, une reine de pacotille, une reine de paillettes qui les rassure ; que de pitoyables histoires m’ont-ils racontées ces grands enfants que sont ces femmes et ces hommes qui jouent aux adultes, aux conquérants pour certains, aux belles affranchies pour d’autres et qui finalement ne recherchent qu’un peu d’écoute, de tendresse ; s’ils savaient que ce sont eux qui me nourrissent, que j’ai fait miennes leurs histoires, tourbillon de la vie.
Il faudrait que je les quitte, que je reparte à zéro, que je les oublie ; ils sont ma famille, impossible que je lâche tout ça et pourtant…
Je m’en défends mais en le perdant, lui le seul appui que j’avais, le seul à qui j’aurais pu parler, je me sens abandonnée, pire orpheline.
Ensemble nous avons tracé notre route et n’en avons jamais dévié. Rails qui nous tranquillisaient, qui nous autorisaient à envisager non pas notre avenir mais tout simplement nos lendemains sans inquiétude. Nous n’avons pas vu l’enlisement qui nous guettait, l’étiolement de nos vies, le dépérissement de notre amour ; nous avons tout mis sur le compte du déséquilibre de nos existences, nous persuadant mais sans y croire, que c’était sage, que c’était la meilleure solution et qu’il suffirait de le vouloir pour pouvoir à tout moment faire rejaillir une étincelle, un rien qui nous ressusciterait.
Il est parti, il a fait son choix, seul, dans son coin. Sa décision était prise, je n’avais plus mon mot à dire maintenant je suis dos au mur et c’est à moi de dire oui ou non. Oui, je t’accompagne, toi que je ne connais plus. Je t’accompagne dans un pays presque inconnu, sans travail, sans racines, sans rien que des espoirs d’un nouveau départ, d’une nouvelle aventure. Mais comment ? Trou noir ; rien pour me raccrocher, un abîme qui s’ouvre devant moi, saut dans l’inconnu, saut sans élastique, impossible de revenir à la case départ.
Ne pas partir, c’est le perdre, lui ; non, pas Jean, Jean restera de mon côté, je ne peux même pas imaginer, je m’y refuse, qu’il soit lui aussi happé par la chimère d’un bonheur là-bas. Il ne donne pas ou peu de ses nouvelles. Il y est depuis des mois. Rien ne le fera revenir chez sa mère, ce n’est pas le sens de la vie.
Seule, je serais alors seule. Choisir cette voie est un suicide ; les quitter, sortir de ma bulle, un déchirement.
J’ai froid.
27
Le temps de l’attente est trop dur à supporter d’autant plus que Madeleine ne sait pas quel en est le but ou plutôt refuse de l’admettre.
Toutes ces années de paix tranquille avec son cœur, avec son corps, l’ont anesthésiée.
Tout d’un coup, c’est une évidence insupportable, c’est parce que Philippe est à terre que l’équilibre se rompt. Sa maladie, à elle Madeleine, était de vivre et de vivre à ses côtés, elle le découvre, était une souffrance. Les cartes se sont inversées. C’est grâce à la maladie de Philippe que Madeleine qui s’enlisait dans le train-train quotidien, dans la « petite mort » renaît.
Ce courage que tout le monde lui reconnaît est né de la faiblesse de Philippe.
Elle peut tout lui pardonner maintenant, les plateaux de la balance sont à égalité. Il n’est plus Philippe Andrieux le brillant journaliste, c’est un homme ordinaire, son mari. Il est en bout de course. Elle a acquis sa plénitude, elle le perçoit, stupéfaite mais sereine. Le fil est coupé. Elle est.
C’est dans l’indépendance qui naît qu’elle prend conscience de sa dépendance passée. Sans cette descente de toboggan, elle serait restée présente, immobile, en retrait, l’ombre qu’elle a toujours été.
Son corps a tenté le premier de trouver tous les subterfuges possibles pour vivre ; il est parti en quête d’issues de secours ; il a trouvé et s’est engouffré, perdu, donné, pour mieux ressusciter. C’est l’instinct primitif de la femelle qui va vers la vie.
Il a fallu ce bouleversement, cette tragédie, pour le sentir à nouveau là, il est intact, alors qu’elle le croyait laminé, étouffé, anéanti.
Elle regarde en arrière et concède que jusqu’à maintenant elle n’a pas existé par elle-même, qu’elle a été portée par les uns, par les autres, formatée, garrotée dans les chaînes de la bonne éducation, des convenances, des devoirs, des habitudes. Que sa maladie a été de ne jamais savoir vraiment ce qu’elle voulait, ce qu’elle aimait.
On ne meurt pas de cette maladie-là mais elle vous colle à la peau et vous ligote. Elle n’a aucun ressentiment, aucune colère, c’est comme ça.
C’était à elle d’avoir le courage de faire sauter les verrous, de pas accepter cette longue servitude.
Impossible de se réfugier dans le déni, dans le « je ne le savais pas ».
C’était, elle ne peut pas le nier, une contrainte reconnue, acceptée au nom du « c’est ça la vie » et tout était alors si confortable, si simple.
Philippe régnant en maître et elle, dans son sillage. Chaque personne, chaque chose à sa place comme elles étaient chez ses parents, chez les parents de ses parents et partout ailleurs.
Elle ne lui en veut pas, il n’a fait que remplir un vide qui était là sans que jamais jusqu’à maintenant elle n’en ait eu conscience.
Elle est seule maintenant et n’a plus de garde-fou, de balises, de guide.
Il va mourir.
C’est un monde nouveau qui s’ouvre à elle, un monde encore caché derrière le paravent de la mort.
C’est pourquoi elle se crée des rituels, des habitudes pour tromper la mort, pour tromper l’angoisse, pour tenter de l’étouffer ; en vain, il faut jour après jour l’admettre comme une partenaire incontournable et lui opposer une femme entière, une femme qui vit, qui tente d’inverser le cours inéluctable des choses. C’est ce qu’elle cherche chaque après-midi. Une transfusion de vie. La femme terrorisée et angoissée des premiers jours a disparu ; celle-là même qui, le cœur battant à tout rompre, avait monté les marches de l’escalier, celle qui s’était laissée entraîner dans des alcôves, caresser, investir par un inconnu n’est plus. C’est une femme décidée, sûre d’elle, de son corps, de sa beauté qui chaque jour va chercher sa dose, sa dose de vie. Elle est ponctuelle, toujours habillée de la même petite robe noire, ajustée, à bretelles fines. Petit à petit elle a vu naître l’autre Madeleine. Une Madeleine rayonnante, sûre d’elle-même, belle dans le regard des autres, sensuelle, exultante, ouverte au plaisir.
Est-il dupe ? Du fond de son lit quand elle revient encore toute essoufflée sent-il qu’elle lui échappe, que ce n’est plus la même, qu’elle a ouvert d’autres portes, qu’elle s’est trouvé une issue ?
Il ne lui pose aucune question, tend la main. Elle la lui prend, il la serre sans un mot d’échangé.
28
Maintenant, il va mourir.
Elle a tout fait, elle est allée chercher dans ce lupanar or et rouge la vie.
Jambes ouvertes, accueillant tous les hommes que le désir emportait.
Chaque jouissance était pour lui. Elle partait belle, provocante, elle en sortait épuisée mais pleine d’une rage créatrice.
Le jour où le couperet est définitivement tombé, où les yeux dans les yeux, le médecin lui a dit :
– Une semaine, voire deux, pas plus.
C’est lui qu’elle a appelé, l’homme du premier jour. Cet homme qui par la suite la prenait toujours par la main et l’entraînait vers l’autre monde. Hoquetant, pleurant elle répétait en ânonnant ce qu’elle venait d’entendre : métastases, tumeurs non opérables, envahissement brutal, aucun espoir.
C’est lui dont elle ne savait rien qui a trouvé les mots, quelques mots, des mots tout simples.
C’est lui, lui et les autres, qui la possédaient, qui la faisaient gémir, qui jour après jour lui ont insufflé le courage de tenir. Valse infernale, corps à corps douloureux, oubli de tout, oubli complet, oubli absolu.
Magiciens de la vie qui ne sauront jamais, sauf lui, le premier, la mission qu’ils ont accomplie.
C’est ainsi, grâce à eux, que Madeleine, le 10 avril et les jours qui suivirent, a pu retourner presque sereine dans la chambre blanche où Philippe s’amenuisait, n’était plus qu’un pantin désarticulé. Elle pourrait alors en prendre possession, être sa chienne de garde ; elle ne le veut pas ; elle ne veut pas être la prédatrice mais rester la soumise qu’elle a toujours été. Suivre un chemin tracé, obéir à des exigences, cela lui convient, c’est pleinement libre et consciente qu’elle reste dans son rôle mais bientôt il ne sera plus là. Il est temps qu’elle ne dépende plus de quiconque mais d’elle-même. Elle veut avoir le choix de sa future dépendance mais doute que l’on puisse se mettre en position de soumission par rapport à soi-même. Rejeter à plus tard ces questions ? Impossible. Elles la hantent.
– Folle, je deviens folle ; j’ai peur d’entrer dans ce monde que je ne maîtrise pas, monde inconnu que je rêve quand même d’investir car lui, ne me décevra pas, ne tombera pas malade, ne s’écroulera pas. Un monde qui me résistera, un monde à qui je donnerais tout. Pourquoi faudrait-il que cette soumission s’applique à un homme, pourquoi ne pas y substituer quelque chose d’autre, mais quoi ?
La page est tournée.
Philippe mort, Madeleine sait qu’il ne faut pas, à aucun moment, qu’elle retombe sous le joug des autres, tous les autres, les bienveillants, les gentils, les enfants, les « bien dans le rang » qui vont vouloir lui prendre sa place, lui imposer des normes, des obligations, des devoirs ; ils tenteront de la rattraper, de la remettre dans le troupeau des veuves qu’on invite à déjeuner car « La pauvre, elle a perdu son mari », de toutes celles qui n’ont plus droit à rien, ni à rire, ni à chanter, ni à vivre, encore moins à prendre des amants.
Elle tente de faire un bilan, un bilan rapide de sa vie.
Tant d’erreurs commises, tant de mauvais choix, tant de faux-fuyants et de mensonges. Peut-être s’additionnent-ils ou mieux, comme en algèbre, tous ces moins font-ils un plus ?
– Je ne suis pas si nulle que ça, je ne suis pas si folle, jusqu’au dernier moment j’ai cherché des échappatoires, des issues de secours. Qui dit que je n’ai pas gagné ainsi ma liberté.
Il me faut saisir cette occasion ; vertige.
Pour l’instant, cela lui semble impossible, elle n’arrive pas à concevoir que c’est ce chemin là qu’il lui faudra emprunter. Elle ne le connaît pas, elle a peur, tout simplement peur. Avancer, faire, prendre des décisions, choisir seule face à elle-même va être difficile.
Les jugements des autres, de ses enfants, de ses amis planeront au-dessus de ses options de vie et seront des liens qu’elle le veuille ou non. À elle de s’en défaire au risque de les froisser, de les vexer, de s’en faire même des ennemis.
La liberté est à ce prix. Il lui reste peu de temps pour s’y préparer.
La maladie est encore là, elle pue, tout lui est dû. Elle déforme les êtres, élève des barricades entre morts et vivants. Elle met tout en œuvre dans ses fièvres et cernes, dans ses pestilences pour permettre et autoriser le recul, la mise à distance.
Alors pourquoi Madeleine a-t-elle si mauvaise conscience, pourquoi s’arqueboute-t-elle pour se réfugier encore derrière ses devoirs et ses obligations ? Pourquoi refuse-t-elle de lâcher prise, au nom de quoi ? Des années passées ensemble, de l’amour ?
Aux yeux des autres, cela apparaît comme une évidence, mais d’amour il n’y en a pas, il n’y en a plus. Ce n’est plus une question à se poser, c’est sa certitude.
L’homme qui va mourir est un inconnu mais pour autant, laisse-t-on un inconnu mourir seul ?
29
– Je ne te demande pas comment va ton mari, à voir ta tête les nouvelles ne doivent pas être bonnes.
– Catastrophiques ; je tente de lutter pour garder le moral, pour croire à un miracle mais les miracles… encore faudrait-il que j’aie la ligne directe de Dieu, je lui enverrais un texto mais il ne me connaît pas, nous n’avons pas beaucoup de rapports !
– C’est bien de tenter de rire encore.
– On ne peut rien faire contre l’inéluctable ; Philippe a perdu, il s’est bien battu mais il a trouvé plus fort que lui. Je m’incline, je n’ai plus la force de lutter, j’ai fait ce que j’ai pu, au-delà même de ce que je croyais pouvoir faire, bien au-delà…Maintenant je fais semblant.
Les deux femmes restent silencieuses. Le visage fermé, murées dans leurs problématiques, dans leurs questionnements conscientes qu’elles ne peuvent échanger que des mots mais que valent les mots dans de tels moments ?
– Et toi que vas-tu faire ? As-tu décidé ? Tu pars le rejoindre ?
– Non.
– Alors vous vous séparez ? Divorce ?
– Non, je ne sais pas, je ne sais plus. Vivre sans lui est beaucoup plus difficile que je ne le pensais. Vivre sans mon job me semble impossible aussi. J’ai besoin de racines, c’est ici que je me les suis faites.
– Du temps, il te faut peut-être encore du temps pour peser le pour et le contre. Je me demande aussi quelle va être ma vie. Curieusement, je suis assez sereine ; je ne le dirais à personne qu’à toi, c’est comme une déchirure, douloureuse comme toute les déchirures mais en même temps une ouverture vers un je ne sais quoi qui m’attire, me plaît, sans que je n’en sache rien. La mort de Philippe, c’est une sorte de gué qu’il me faut passer.
– L’autre jour tu me parlais de Liberté, c’est peut-être ce vent-là qui te donne le tournis. Philippe était plus que présent, tu vas décider de ta vie maintenant, en être le maître ; j’espère que tu retrouveras ton équilibre, moi c’est compliqué ; plus les jours passent, plus je me dis que le quitter, parce que ne pas vouloir le suivre, c’est prendre la décision de le quitter, et le faire à mon seul profit, je risque de le regretter.
– Ton profit ? Lequel ? Le rejoindre oui, c’est plus confortable pour toi. Rester, c’est être seule à tout assumer.
– Ce n’est pas ça, c’est plus complexe. Gérer le quotidien ne me fait pas peur, la solitude n’est pas drôle mais on doit pouvoir l’apprivoiser ; c’est de tout quitter, de les perdre, eux, qui m’effraie un peu comme si je les abandonnais.
– Tes clients ?
– Ce n’est pas un job comme un autre, il est devenu ma drogue. Si je m’expatrie, si je romps brutalement avec cette vie, je vais mourir de…
– De ?
– D’asphyxie, de dénutrition, de remords de les avoir laissés, c’est d’un bête à pleurer ce que je te raconte. Il y a comme un espoir ; figure-toi que pas plus tard qu’aujourd’hui, à croire qu’il y a des concordances incroyables, un homme est venu, un petit homme aux yeux vifs, un inconnu ; il prend une coupe, nous bavardons, quatre mots comme je fais avec tous les clients ; il semble subjugué par les lieux, me pose mille questions sur l’histoire du club, son passé ; il n’y avait pas grand monde, cinq ou six couples, atmosphère polissonne sans plus, rires et légèreté. J’étais précisément en train de lui dire que, comme partout ailleurs, il y avait des jours tranquilles, presque bon enfant, jours de vacances au Levant quand tout d’un coup, un des hommes présents se précipite vers nous, au bar :
– Vite, vite, où est ce que peux me mettre, ma femme est là, elle arrive, elle me tue si elle me voit.
– Alors ?
– L’urgence était de trouver une solution, nous avons une réserve derrière le bar, je l’ai caché là mais il restait la pauvre fille avec qui il était venu et qui ne savait que faire. Je l’ai planquée aussi !
– Et alors ?
– Alors ? Figure-toi que la femme en question n’était pas seule, qu’elle n’avait pas le gabarit de l’occire, là, d’un grand coup de couteau et qu’on n’allait pas passer l’après-midi à attendre d’autant plus que je craignais ses réactions à lui !
– Et alors ?
– Une sorte d’intuition : je l’ai convaincu en trois mots d’affronter la situation, d’aller voir sa femme. La balle était au centre puisqu’ils étaient tous les deux, là, en galante compagnie.
– Et alors ?
– Et alors ? Et alors ? Il s’est avancé, l’a invitée à danser ; je n’en menais pas large prête à intervenir. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, ni ce qu’il a fait mais à la fin de la danse, ils s’embrassaient comme si de rien n’était.
– Pas vrai, tu me racontes des histoires !
– Et si, c’est la vérité, il ne me restait plus qu’à conseiller aux deux autres de partir. Ils ont vite détalé ! Tout ça, non pour te raconter la dernière du jour mais voilà que l’homme avec qui je parlais avant, qui était aux premières loges, reprend tranquillement la conversation.
– Vous êtes sur une scène de théâtre et, chaque jour je suppose, la scène est différente. Ce serait passionnant d’enregistrer ou d’écrire toutes ces histoires pour les garder en mémoire, en conserver la trace.
Et là, déclic dans ma tête. Si je les quitte, si je dois partir, tout quitter, je dois partir les mains pleines, que ma vie ne se résume pas à zéro ; il faut que j’emporte quelque chose d’eux ; que j’écrive les histoires, toutes leurs histoires, depuis le temps j’en ai des mille et des cents, ce seront ces fameuses racines dont j’ai besoin.
– Bonne idée, tu te sens de le faire ?
– Autrefois quand j’étais petite je jouais avec les mots, peut-être vais-je retrouver mon innocence et alors le chemin de l’écriture. Il faut que j’y réfléchisse.
30
Halo de lumière bleue, sinistre, Madeleine entrevoit des formes ; paysage nouveau. Elle est à ras de terre, couchée sur un inconfortable lit de camp déplié là, coté tuyaux et récipients translucides qui se remplissent au fil des heures de liquides brunâtres. Il faut qu’elle se soulève pour voir Philippe ; elle doit alors retenir d’une main le drap en coton et la fine couverture que l’infirmière a bien voulu lui donner. Elle a froid.
Il est couché sur le dos, yeux fermés. Sa respiration est saccadée, de temps en temps elle s’affole ou pire encore s’arrête brusquement pour repartir après quelques secondes qui semblent des éternités.
Rien n’a changé depuis tout à l’heure.
Philippe lui échappe complètement entrant dans un monde qui lui est inconnu et dans lequel elle n’a pas sa place. Entrer dans sa tête, deviner ce qu’il pense ? Impossible.
Le sait-il qu’il est foutu, que son état empire d’heures en heures ? Qu’éprouve-t-il ?
Des mots, ses mots, elle voudrait les retenir, les épingler, s’en souvenir mais sont-ce ses mots ces quelques sons murmurés dans l’effort, hachés par le sifflement de sa respiration - Un peu d’eau – un peu d’eau s’il te plaît.
Ce ne sont pas ceux qu’elle attend ; elle veut le miracle de mots que sur la dernière marche Philippe inventerait pour elle, rien que pour elle et qu’elle garderait comme des reliques.
Une sonnette là-bas, bruit de pas feutrés qui s’évanouissent au loin.
Fermer les yeux, se rendormir. Impossible.
Chuintement, soupirs et tout son corps est alors en alerte. Nouvelle apnée et la voilà à nouveau dressée comme un i pour retomber sur ce mauvais matelas à peine rassurée. Tout va bien, il se repose.
Madeleine aimerait se mettre en chien de fusil, bras repliés, mains sous le menton et se laisser aller. Se pelotonner, retrouver de la chaleur, appeler des images, s’abandonner. Souvenirs, carrousel des jours passés, bons ou mauvais qu’importe maintenant mais rien ne vient, vide absolu.
Somnolence ; la porte s’ouvre ; raie de lumière, l’infirmière vérifie la perfusion ; elle s’assure d’un seul coup d’œil que tout est en ordre, en place, et repart.
Petit sourire, tout petit sourire à Madeleine qui tend vers elle des yeux interrogatifs ; l’infirmière referme la porte. Pas un mot d’échangé et à nouveau l’obscurité bleue, ouate enveloppante. À nouveau aussi :
– Madeleine, tu es là ? Ta main, donne-moi ta main.
Hier, elle a tenté l’inimaginable il y a encore si peu de temps : lui parler, lui parler vrai. Bonne ? Mauvaise idée ? A-t-elle bien fait ?
– Si on partait ensemble ? Si nous décidions que le bout du chemin, de notre chemin n’est pas loin et qu’il nous appartient de le franchir ensemble tous les deux ? Je n’ai pas envie de faire ce parcours-là seule, avec toi je n’aurais pas peur. Je voudrais t’accompagner.
Elle s’est entendue prononcer ces mots mais ne pouvait croire que c’était elle qui les formulait. Ils sortaient de sa bouche, sa tête les refusait ; qu’aurait-elle fait s’il avait acquiescé ? Et pourtant elle continuait.
Il n’a pas répondu ; rien, pas un mot ; le silence n’était pas pesant, il était tout simplement.
Puis au bout d’un moment, un long moment il a ouvert les yeux. Il y avait un rayon de soleil. Il a regardé par la fenêtre ; le ciel sans doute.
– Nous en reparlerons, quand j’irai mieux.
L’histoire n’est pas achevée, le silence l’écrase ; sensation d’étouffement ; partir, partir ailleurs.
Hirsute, la bouche pâteuse, elle se lève tout doucement, serre la ceinture de sa robe de chambre autour d’elle, cherche à tâtons ses pantoufles, elles sont rouges, et se glisse dehors. Le couloir est vide, complètement vide ; aucune trace de vie.
Elle sait que derrière chaque porte il y a un malade, une souffrance, une solitude.
– Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi moi, pourquoi lui ? C’est un cauchemar. Partir, me sauver, appeler au secours, mais qui ? Non, c’est impossible ça ne se fait pas et encore moins en pleine nuit. Quelle heure peut-il donc être ?
Elle n’a plus aucun repère dans ce couloir verdâtre au lino brillant. Elle frissonne. Là-bas, un petit local, trois fauteuils en plastique, une machine à café ; elle est lumineuse et offre le choix entre le cappuccino, l’expresso ou l’allongé ; le sucré ou non. Madeleine glisse quelques pièces, enfin du bruit, il lui semble tonitruant ; elle regarde autour d’elle, inquiète, elle a peur d’avoir réveillé quelqu’un ; le couloir reste désert. Le gobelet tombe, le café coule, chaud.
– Merci.
Madeleine se surprend à dire merci. Elle entend sa voix qui dans le silence lui semble assourdissante ; cela la terrifie.
– Folle, je deviens folle.
Rester, partir, dire qu’elle n’en peut plus mais à qui le dire ? Tenir, qu’est-ce que ça veut dire tenir ?
Au loin une sonnette, des pas, des chuchotis, encore des pas, une ombre, puis deux ombres pressées, le chariot qui roule, une porte que l’on referme, que l’on ouvre à nouveau, quelques mots d’échangés, vite, forts, des pas précipités.
Plus rien du tout maintenant ; le silence à nouveau et l’interrogation.
– Qu’est-il arrivé ? Derrière quelle porte ? Un homme, une femme ? Grave ? La mort peut-être. La vie se serait arrêtée sans que rien, rien du tout ne le laisse présager ; pas un souffle, pas un signe ; j’étais là, je n’ai rien entendu, rien vu, bascule brutale de la vie à la mort.
Madeleine est pétrifiée ; vite aller le voir. Non, pas lui, ce n’est pas lui, c’était dans l’autre partie du couloir mais si proche quand même.
Se ressaisir.
Le café est presque froid maintenant et pourtant elle tient le gobelet des deux mains ; toutes petites gorgées, le poids du monde sur ses épaules.
Demain est un autre jour. Demain les résultats de l’I.R.M., voir le médecin, le saisir encore au vol, discuter, tenter de comprendre, comprendre quoi, photo de l’instant, compte-rendu plat, linéaire, état des lieux dont elle n’attend rien de bon, elle sera, elle le sait, confrontée une fois de plus à ce qu’elle redoute le plus : la perte de tout espoir.
Depuis longtemps, le médecin ne s’adresse plus qu’à elle, c’est ce qu’il fera encore, rapidement, tous deux debout dans le couloir et puis ensemble ils entreront dans sa chambre et lui traduiront le message.
Ils ne lui mentiront pas.
Ce sera à lui d’aller chercher la vérité derrière leurs paroles, dans le ton qu’ils emploieront, jeux de cache-cache car il y a des mots qu’ils ne diront pas.
Est-ce le déposséder de lui-même, lui retirer sa capacité d’entendre, de comprendre, de décider, de faire face ?
Est-ce le diminuer ou le protéger ?
Rôles inversés une fois de plus. C’est à Madeleine de doser ce qu’elle pense important de lui dire ; elle voudrait pouvoir trouver d’autres mots que les habituels, inventer un langage, qu’il soit leur, qu’il trace un chemin vers cet autre monde qui lui fait peur.
Il est seul à s’y engager.
Jamais elle ne s’est sentie à ce point abandonnée. Trouver des mots, quelle idée saugrenue ; des mots pour remplacer tous ceux qu’ils n’utilisent plus maintenant, une farandole de mots.
– Tout doux, tout doux, Philippe, Philippe, je suis là.
C’est tout ce qu’elle sait dire. Il chuchote maintenant, il n’a plus de force, elle fait de même, là, toute proche de son oreille.
– Je suis là, je suis là.
Madeleine ne veut pas de ce rôle ; elle ne veut pas être l’épouse admirable vissée sur son fauteuil, elle ne le veut plus ; elle donnerait tout pour disparaître, pour qu’il disparaisse, lui, que ce soit fini, que la page soit tournée et pourtant elle guette, elle attend quelque chose mais elle ne sait pas quoi.
Elle attend encore et encore ; le temps passe. Elle attend.
Mais, il y a un moment où quand la maladie de l’autre dure trop longtemps l’espoir se mue en désespoir, l’envie de sa guérison devient l’envie de sa mort et où l’annonce de cette mort sera, c’est certain, un soulagement.
Certitude absolue mais à qui la dire ? Madeleine est condamnée au silence et ce silence-là est pire que la souffrance.
– Encore une heure, m’extraire de tout ça, oublier, être une autre, aller là-bas, ce là-bas interdit où il y a la vie. Je reviendrai, je reviendrai plus forte, plus courageuse ; la mort m’épuise. Elle va gagner ; je n’ai plus d’autre choix que de franchir tous les interdits, de laisser derrière moi ma vie toute tracée, de sortir des rails et d’y aller, pour moi, pour survivre, pour oublier, pour renaître, autre.
Madeleine ferme les yeux ; elle entend la musique, elle revoit ce couple dansant les yeux dans les yeux ; lui, grand, large d’épaules, cheveux poivre et sel, élégant et fier ; elle, petite fille trop vite grandie, perchée sur des escarpins à talons hauts et fins, jupe courte, très courte, trop courte aurait dit sa mère avec une moue de dédain, et petit haut à bretelles noires moulant ses seins.
Il la tient serrée contre lui puis tout d’un coup s’en détache, semble lui donner l’autorisation de partir, d’aller plus loin danser, de gambader, erreur, il la retient du bout des doigts, la ramène vers lui et l’enlace à nouveau.
Danse nuptiale.
Elle tourne, elle vire, les mains se quittent, se retrouvent, les pas s’écartent, se rapprochent ; les escarpins de la jeune femme frappent le sol, les mocassins de l’homme ont leur propre vie et imposent la partition. Ils sont beaux ; animaux qui se préparent au combat, au duel.
Tout est séduction, provocation. Il y aura corps à corps, de nombreux corps à corps, car elle le connaît ce couple ; quand il le décidera, quand il la sentira prête, il l’offrira à tous les hommes présents, à tous ceux qui le voudront. Ils lui feront l’amour, la prendront ensemble, séparément, les uns succédant aux autres, la feront basculer d’un côté de l’autre. Si l’opportunité le permet, il cherchera une partenaire ; l’un et l’autre alors pris dans le tourbillon du sexe mais bien souvent, il restera près d’elle, la regardera, lira sur son visage grimaçant le plaisir qui monte, elle criera ; puis reddition, tout d’un coup, elle refermera les cuisses, se relèvera de l’autel de vie, disparaitra dans la salle de bain dont elle reviendra lavée de tout.
C’est la main dans la main, ensemble, repoussant alors toute autre présence, qu’ils reprendront leur conversation.
Pas de gagnant à ce jeu-là, pas de perdant non plus, deux êtres en sueur, rassasiés, essoufflés et seuls.
C’est de cet endroit-là, de cette arène, que Madeleine sort victorieuse tous les jours ; victoire sur elle, sur les autres, sur toutes ces années passées, vides, sages ; électrocardiogramme plat mais séisme des corps, de son corps, son corps à elle qu’elle découvre et qui l’enchante.
Elle en dispose, elle en est fière, c’est sa seule arme.
Elle exige, elle impose, elle décide, il obéit.
Elle n’a plus ni honte, ni pudeur. Elle se sait belle, non pas de mensurations imposées par les magazines mais belle de son autorité, de sa disponibilité, de sa liberté acquise mais à quel prix !
Il n’y a plus aucune obligation, elle est maîtresse d’elle-même et chaque jour est différent. Une ombre, une silhouette, un regard, un acquiescement, elle laisse place au désir qui brutalement lui serre le ventre, crispation insupportable ; il monte, monte encore et la submerge ; sa respiration est courte, rapide, elle ouvre la bouche, il lui faut de l’air, elle va suffoquer.
La vie est là.
Madeleine est au cœur du volcan, de la création ; il suffit qu’elle regarde un homme, quel homme, peu importe, celui qu’elle a élu et qu’il réponde à son regard.
L’affrontement est proche, inévitable.
Elle passe sa langue sur ses lèvres, elle sent son cœur battre de plus en plus fort, il s’approche, elle ne peut plus reculer ; l’envie de cet homme, l’envie tout de suite de sa peau, de son odeur et pourtant elle le sait, il suffit de peu de choses, d’un mot qui n’est pas le bon, d’un bouton de chemise trop laid, d’une moiteur de la main pour que brutalement l’attirance s’évanouisse et laisse place au dégout, d’un revers de main alors elle l’évince.
C’est elle la maîtresse du jeu qui d’un rien, d’un battement de cil invite celui-ci ou celle-là à venir en elle, contre elle, sur elle ; court-circuit des corps, embrasement.
Le désir qu’elle a d’aller là-bas, anéantit tous les autres. Ils deviennent secondaires.
Ne pas s’y abandonner la plongerait elle-aussi dans le noir, elle s’y noierait.
S’il n’existait pas, elle resterait dans l’interrogation de ce qu’elle a à faire, de ce qu’elle doit faire.
Le chemin est tracé ; elle n’a qu’à obéir à cette pulsion de vie, à s’y soumettre, à avancer ; mais que l’on ne s’y trompe pas, le plaisir, la jouissance ne sont pas souvent au rendez-vous. Heureusement, car ce n’est pas ce qu’elle vient chercher et si, par aventure, ils étaient là tout le temps, elle aurait probablement mauvaise conscience.
Quelque fois, par surprise, ils la submergent, elle repart alors plus tôt, plus forte, plus résolue à lutter.
Elle arrive à son chevet comme une guerrière revient du combat, prête à en affronter d’autres. Elle traverse les couloirs de l’hôpital marchant à grand pas, forte, prête à en découdre avec la maladie, certaine de gagner la bataille et se penche sur lui.
Instant d’oubli, de rêve, de fantasme.
La réalité est là dans la lumière triste de fin d’après-midi, elle lui saute à la gueule. Philippe n’est pas mieux, Philippe n’est pas mort, encore une journée de vie, le combat continue.
Aux périodes de découragement succèdent des périodes d’euphorie, un petit mieux et c’est une ouverture vers le jour, une porte entrebâillée, un espoir enfin. C’est de moins en moins le cas alors il faut y retourner non pas pour lui maintenant mais pour elle.
Elle a un besoin vital de ces piqûres de vie, hors du temps, hors du monde des bien-vivants, de ceux qui courent après leurs autobus et s’attablent le soir devant leur assiette bien remplie, devant la télé.
Immanquablement, dès le lendemain, le désir renaît ; c’est lui qui lui permet de ne pas avoir de compte à rendre.
Et puis, il y a les jours de doute, les jours où elle se regarde dans la glace, où elle se voit vieillissante, les cernes sous les yeux, où elle se sait encore brûlante des corps à corps de l’après-midi mais si triste, si découragée.
Seule, elle est seule à lutter et les moyens qu’elle a choisis lui semblent alors dérisoires.
31
Les jours ont passé. Elle se rappelle très bien qu’elle avait la conscience aigüe qu’elle perdait la raison ; elle se jurait de ne plus y aller, tout en sachant que dès le lendemain, elle serait là devant la porte. Crainte d’être découverte, du qu’en dira-t-on ? Non, à aucun moment mais crainte de se perdre définitivement, crainte d’arriver en retard auprès de lui et cela, c’était impossible, inimaginable.
Immanquablement, dès qu’elle reprenait le volant de sa voiture et qu’elle revenait vers lui, les choses les plus simples reprenaient leur place.
Son obsession ? Avait-elle bien tout pris ? N’avait-elle rien oublié de ce qu’il avait demandé ?
Folie ! Elle avait toujours tout et puis ce tout n’a plus été nécessaire ; Philippe dort de plus en plus.
Les journaux restent repliés, la chemise de l’hôpital est devenue son uniforme, il ne se lève plus, son regard s’est éteint, sa peau est devenue jaune, cireuse, noire par endroit ; sa respiration s’est amenuisée, effilée, c’est la fin, il était temps.
Elle ne lui a plus appartenu alors, il n’y avait plus d’obligations. Elle a attendu son dernier souffle.
Elle est là maintenant, dans cette église, sous une Jeanne d’Arc en armure qui invoque le ciel ; elle est entre ses fils, petite chose noire fatiguée. Elle a de plus en plus mal aux pieds et enrage, la cérémonie dure depuis trop longtemps. Une vie entière, sa vie, ce long déroulement qu’elle a revu en accéléré certes, pour en arriver là, ce là qui l’attend elle aussi dans quelques temps.
Il n’est plus temps de s’apitoyer ni sur lui, ni sur elle, ni sur les autres.
Elle soupire, frissonne, rentre la tête dans les épaules. La voix, encore elle, bourdonne autour d’elle, l’enveloppe, l’étouffe. Cette voix qui exhorte à l’espoir, au courage.
– Certitude d’un autre monde, quelle fadaise, je voudrais tellement y croire, je ne demande pas mieux ; je compose même avec l’avenir ; il m’arrive de penser qu’un peu de nous, immatériel, nous est personnel et que cet état, ce souffle, ce rien, navigue encore après notre mort dans une autre dimension dont nous ne savons rien. Composition rassurante mais à bien y réfléchir plus pertinente qu’une résurrection des morts avec en prime la résurrection des corps ! Que de monde au garde à vous à la droite de Dieu ! Comment peut-on croire de pareilles choses ?
De l’immatériel pourquoi pas ? Un cloud nouveau, bonne idée cela !
Elle tente de l’imaginer mais imaginer de l’immatériel c’est impossible. Il faut avoir la foi !
– Ce sont nos enfants qui jonglent avec ces idées ; ils ont déjà leurs photos, leurs messages, leurs documents dans la grande armoire du ciel. Je n’y comprends rien, ce monde n’est pas fait pour moi, il me faut du concret, du tangible, du réel et la réalité ; tiens, il fait beau dehors, un grand soleil, il n’y a pas de doute, le vitrail derrière l’autel est tout illuminé. Incroyable, sans cette brillance inespérée, je ne l’aurais jamais vue, c’est Sainte Marguerite sortie de la gueule d’un dragon. Miracle, l’Église l’aurait-elle reconnue ? Quel exploit ! S’extraire d’une espèce d’énorme salamandre crachant du feu, c’est absolument magnifique !
Il y a bien eu un précédent : l’histoire de Noé et de la baleine ; simplicité enfantine, trop facile, milieu marin, une bulle, une grosse bulle qui remonte à la surface et vient échouer sur une plage de sable fin mais un dragon, sortir de la gueule d’un dragon, c’est autre chose !
Un dragon terrassé par une femme, voilà qui impose le respect. Il lui en a fallu, là, du courage à cette Marguerite dont personne ne parle.
Il m’en faut maintenant. Je n’en peux plus. Quand tout cela finira-t-il ? Il va y avoir les condoléances, encore debout, encore ces figures enfarinées, encore des larmes ; même lui plutôt content des honneurs n’aurait pas voulu ces flots de sensiblerie. Il détestait les larmes. -Trucs de bonnes femmes quand elles n’ont plus d’arguments, disait-il. Probablement une citation mais de qui ?
Brouhaha maintenant et mouvement. Chacun à petits pas s’approche du cercueil, lui rend un dernier hommage, s’incline, mine plus compassée que jamais, goupillon à la main, toile d’araignée de signes de croix, et repart à sa place non sans avoir tenté pour quelques-uns, un geste, une parole vers elle.
– Caresse de chat donne des puces ; ma grand-mère avait raison, tout me démange maintenant, trop froid, trop chaud, trop mal, mal aux pieds, mal partout ; je n’ai plus rien à faire ici.
Madeleine tourne la tête à droite, à gauche, tout le monde est encore bien à sa place. Elle se penche vers Antoine.
– Mon chéri, écoute-moi bien et ne dis rien. Je m’en vais.
– Tu ne te sens pas bien, je t’accompagne.
Madeleine gronde un peu et martèle :
– Je t’ai dit de m’écouter ; je vais bien, je veux juste m’en aller, c’est tout. Je vous retrouverai ce soir.
– Mais l’enterrement, le cimetière ?
– Pas pour moi. Ne m’attendez pas et surtout retiens ton frère et ta sœur, qu’ils restent là et qu’on me foute la paix.
– Mais…
– C’est comme ça, tu as bien entendu, qu’on me foute la paix ; je ne peux pas hurler plus fort ; toi tu peux me comprendre, tu peux tenter de me comprendre, tu es le seul, laisse-moi m’en aller.
32
Elle a déposé son manteau noir au vestiaire ; elle a monté l’escalier, décidée et rapide. Elle est entrée dans le salon. Elle est allée directement au bar.
C’est Kim qui me l’a raconté, Kim qui savait que Philippe était mort, Kim qui savait aussi qu’on l’enterrait aujourd’hui, Kim qui s’était excusée la veille de ne pas pouvoir venir car elle devait faire le remplacement du barman de jour ; Kim abasourdie car elle n’avait jamais su, jamais deviné que Madeleine avait trouvé là, au club, l’endroit où elle pouvait s’échapper, oublier le présent.
Madeleine est là, debout devant elle, le visage sérieux, fermé, décidé.
– Tu es là, je le savais, cela ne change rien. Donne-moi un whisky double s’il te plait et ne dis rien, je t’en supplie, toi non plus, ne dis rien. Il me faut être ici, une dernière fois ici.
Elle n’a rien dit d’autre, Kim n’a pas répondu. Madeleine a bu vite, très vite son whisky, a relevé la tête, s’est dirigée vers un homme, vers un autre et les désignant du regard et du doigt : - vous et vous a-t-elle dit. Ils l’ont suivie.
Elle a choisi le salon aux multiples glaces, celui qui reflétait les choses tant et tant de fois qu’elle savait qu’elle en serait pour jamais dégoûtée.
Ils n’ont rien eu à faire. Elle a retiré sa robe noire, non pas celle des jours précédents à petites bretelles, elle a retiré sa robe noire de veuve. Elle a retiré sa combinaison, noire elle aussi ; elle n’a gardé que ses bas. Elle est montée sur le lit et s’est plaquée debout contre le mur. Elle a écarté les jambes, elle a écarté les bras levés vers le ciel et n‘a plus rien fait ni dit. Elle s’est vue dans la glace, en face d’elle, une fois, dix fois, vingt fois, de plus en plus petite, jusqu’à disparaître.
Les hommes à ses pieds n’ont d’abord pendant un temps dont elle ne se souvient pas, a-t-il été long ou court ? Comment calculer le temps quand il est hors du temps ? Les hommes n’ont rien fait. Le plus grand, est resté debout le long du lit, très proche d’elle, l’autre s’est assis à ses pieds.
Puis, ils se sont enhardis l’un caressant la jambe fine gainée de bas et remontant, remontant doucement vers le triangle noir entre-ouvert, disponible, brillant d’humidité qui l’hypnotisait, l’autre lui mordillant puis lui embrassant les seins ; elle demeurait impassible, toujours debout à l’égal d’une statue qui tendrait ses bras vers le ciel.
Les caresses se sont accentuées ; elle a écarté encore plus les jambes, permission complète et absolue s’il en était de l’investir puis, toujours debout, elle a pris à pleine main la tête du plus petit, l’obligeant à rester à genoux, entre ses deux jambes. Elle l’a saisi, a plaqué sa bouche contre son sexe, lui intimant par là-même l’ordre de continuer, de la boire à la source.
Naissance de l’homme entre les jambes de la déesse femme.
Les autres personnes, hommes et femmes, qui avaient suivi demeuraient dans un silence quasi religieux. Il se passait là quelque chose d’inhabituel dont ils pressentaient la gravité.
Tout d’un coup, comme une torche qui prend soudainement feu, il y a d’abord eu un cri, son cri, un cri incroyable, d’une puissance inouïe, venant cela était certain du profond d’elle-même, suivi d’un autre plus plaintif, plus resserré, plus long. Il s’est éteint enfin.
Embrasement.
Son corps le premier, puis les deux autres se sont tordus, ont résisté, se sont redressés dans un dernier élan, somptueux puis se sont écroulés sur le lit.
Tous ; tous les témoins de la scène, hommes ou femmes ont alors désiré si violemment cette femme qu’abandonnant leurs conjoints, ils se sont joints à l’hallali final. Tous voulaient la toucher, la posséder, tous voulaient se brûler, se purifier à cette incandescence, se perdre, s’oublier, dans son ventre, entre ses cuisses ouvertes.
Personne n’a vu ses yeux ouverts, grands ouverts et les larmes qui en flots coulaient, se perdaient dans ses cheveux.
Personne n’a vu son sourire.
Quand tout a été fini, quand l’un après l’autre ils ont quitté le salon, quand elle a été seule, elle s’est assise sur le lit, a relevé ses cheveux en chignon, s’est regardée dans une glace, dans une autre, dans la troisième ; de tout côté elle ne voyait qu’elle, elle seule, seule, définitivement seule.
Elle s’est alors mise à fredonner la chanson de Piaf
Non ! Rien de rien
Non ! Je ne regrette rien
Les mots lui venaient dans le désordre, peu lui importait, elle continuait à chanter
Ni le bien qu´on m´a fait
Ni le mal tout ça m´est bien égal !
Non ! Rien de rien
Non ! Je ne regrette rien
C´est payé, balayé, oublié
Je me fous du passé !
Cela, « Je me fous du passé », elle l’a répété plusieurs fois, elle a continué :
Avec mes souvenirs
J´ai allumé le feu
Mes chagrins, mes plaisirs
Je n´ai plus besoin d´eux !
Balayés les amours
Et tous leurs trémolos
Balayés pour toujours
Je repars à zéro
Elle a encore repris le refrain ou un couplet au hasard, encore, encore ; enfin, elle s’est étirée, relevée, a cherché ses affaires et a disparu dans la salle de bain tout en continuant à fredonner :
– Non, rien de rien, non je ne regrette rien... Non, rien de rien… Non rien…
Elle s’est tue. Personne n’a entendu ses dernières paroles :
– Non, je ne reviendrai plus ici. Jamais plus ici.
La messe était dite.
Curieuse journée.
Elle est revenue vers Kim, a penché la tête, a souri
– Tu finis à quelle heure ? Je n’ai pas envie de rentrer à la maison tout de suite. On va faire les boutiques ? Flâner, boire un verre ? J’ai tout mon temps.
– J’arrive ; j’ai une valise à acheter, quatre roulettes, tu crois qu’on trouvera ça facilement ? Je pars à Londres pour le week-end. J’ai commencé à écrire, à tout écrire, je les emmènerai ainsi tous avec moi.
Il le sait, il attendra le temps qu’il faudra, le temps que j’aie fini, ce sera long d’autant plus que chaque jour m’apporte sa moisson.
Cela aura une fin, un jour, alors je pourrai partir n’importe où, là où il le voudra.
FIN
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