Les amoureux
Que sont-ils devenus ces amoureux qui se croyaient seuls au monde ? Ils étaient assis l’un à coté de l’autre sur une banquette en vieux cuir fendillé d’un café d’autrefois. Devant eux, une table en bois, en bois brut, épais. Avant eux, tant de gens s’y étaient succédés qu’elle devait être, par endroit, un peu poisseuse.
Devant lui, une tasse vide, cerclée d’une petite bande où j’avais déchiffrée OX. OX ? M’est venu immédiatement dans la bouche le goût poivré du Viandox, son odeur et la brûlure à la lèvre de celui qui le boit car, on ne buvait autrefois du Viandox que les jours de grand froid où tout gèle autour. Il avait tout bu. Devant elle, une soucoupe vide accompagnée elle aussi de sa petite cuillère ; s’il y avait une petite cuillère, c’est que le verre qu’elle avait à la main, à moitié plein, contenait un vin chaud. Peut être avec de la cannelle, c’est meilleur. Un paquet de cigarettes, une petite boite d’allumettes posés là. On les aurait cru oubliés par les clients précédents car aucun des deux ne fumait.
Ils se regardaient avec une telle intensité que j’ai pu, transparente, s’immiscer entre eux ; nous étions trois mais ils ne me voyaient pas.
Ils devaient être là depuis un bon petit moment car il avait mis son coude sur la table et appuyait sa tête sur le revers de sa main. Elle n’était pas posée légèrement sa tête, non, elle était bien calée, penchée. Séduit par son sourire, par son bavardage, il s’était tout naturellement laissé aller. Je ne voyais de lui que la raie dans ses cheveux. Les hommes ne portent plus de raie ainsi ; c’était pourtant touchant. A leur Première Communion, il l’avait déjà bien tracée et elle les suivait toute leur vie ; toujours du même coté. Au revers de sa manche, trois petits boutons. J’en avais alors déduit que c’était un homme soigneux car il n’y avait pas de petites traces qui auraient attesté d’un quatrième, disparu.
Pas grand-chose de ses traits. Un grand front et ce regard, ce regard que je ne voyais pas mais qui était là, il n’y avait aucun doute à cela, intense, passionné. Je ne voyais pas non plus, un de ses bras, disparu. Peut-être… Pourquoi ai-je eu cette idée, à ce moment-là ? J’ai imaginé qu’il l’avait glissé sur la banquette juste assez pour sentir, pour toucher la douceur de sa jupe, la chaleur de son corps… indiscrétion !
C’est qu’elle était mignonne comme un cœur la petite qui était à côté de lui. Vive, pétillante, mutine. Avec un petit col Claudine de jeune fille sage mais on ne me la faisait pas à moi… Je savais que c’était une coquine et qu’elle n’avait peur de rien. Les yeux plantés dans les siens, le sourire aux lèvres, elle était sûre de son pouvoir de séduction. Je l’ai vue, de mes yeux vue, lancer une petite plaisanterie, être contente de son effet, rire, gonfler la poitrine et se mordre la lèvre, un petit bout de langue dépassant de sa bouche ; enfin pour couronner le tableau, elle lui avait fait un clin d‘œil. Elle avait mis tous les atouts de son coté. En plus du col Claudine, le corsage à pois. Cheveux relevés pour dégager son front. Comme toutes les jeunes filles de ce temps-là, elle avait joué la timide pour entrer dans ce café car « ça ne se faisait pas » mais, une fois là, elle s’était bien installée, les deux coudes sur la table. Pour se donner du courage, elle n’avait pas hésité à commander son vin chaud. Elle le tenait à deux mains, devait sentir sa chaleur au travers du verre ; elle soulevait le petit doigt.
Que de choses à raconter sur ce petit doigt dressé !
Il était séduction et légèreté, fantaisie et accroche. Il n’était pas là pour rien. Il était féminité ; a-t-on jamais vu un homme relever ainsi le petit doigt ? L’homme a bien dû le voir ce petit doigt dressé. Il a dû sourire, être touché et c’est peut être grâce à ce petit doigt dressé qu’il l’a aimé, cette petite au sourire complice. Il n’en savait encore rien, l’homme. Il ne faisait que la regarder encore et encore. Il avait vu son col Claudine. Il avait vu son regard planté dans le sien, il avait vu son sourire, il avait vu sa gaîté.
30 ans plus tard, il aura tout oublié ; il ne dira pas « C’est grâce à ce petit doigt dressé que je l’ai aimée » mais moi, moi qui ai tout vu, je peux témoigner.