Derrière la porte
Que se passait-il derrière cette porte interdite ? Pourquoi devions-nous ne pas faire de bruit, ne pas courir, ne pas parler, encore moins hurler ? Qu’y faisait-il ?
Je le voyais tous les matins rasé de près, en costume sombre, chemise blanche et cravate, s’y diriger, l’ouvrir et disparaître. Il en ressortait pour le déjeuner et semblait alors nous découvrir. Autre monde dont nous étions exclues jusqu’au jour où…
Jusqu’au jour où après une dispute particulièrement bruyante avec une de mes sœurs, nous l’entendîmes sortir de cette pièce mystérieuse. Il vint alors dans notre chambre, nous regarda silencieusement l’une après l’autre, s’approcha de moi, me prit par la main et m’emmena.
Terreur de l’enfant qui va entrer dans un monde inconnu. Fierté d’avoir été choisie. Quelques pas, un ordre clair « entre ». Découverte d’une pièce étrange. Au centre un grand bureau, avec de chaque côté des piles de dossiers très hautes, un plumier comme le mien, beaucoup plus beau, beaucoup plus grand. Une lampe ronde en cuivre diffuse une lumière jaune. Derrière le bureau, un fauteuil large, aux accoudoirs de bois brun, recouvert d’un tissu vert. Non, pas d’un vert pétard ; de ce vert passé, tout doux et surtout pour moi émerveillée, une découverte: il y a un galon doré tout autour. Sur la table, un cendrier avec deux ou trois pipes retournées, un peu de cendre. En face, deux fauteuils vides. Sur la cheminée en marbre un écorché. Statue de bois d’un homme, un genou à terre, les mains derrière la nuque, dont je voyais bien qu’il n’était ni mort, je savais ce qu’était un squelette, ni vivant : pas de peau, rien de que muscles qui se liaient, s’accrochaient les uns aux autres. Tapis, tentures, une lumière diffuse et des livres, des livres partout bien rangés dans des bibliothèques, couvrant les quatre murs. Des livres qui ne ressemblaient absolument pas aux miens, déchirés, colorés, éparpillés dans toute la maison.
« Installe-toi là ». Une petite table annexe dont il retire les piles de papiers. Le ton est sans appel. Il me libère une petite place, prend une chaise, attend que je m’asseye, choisit un livre. « Tu sais lire ? Un peu ? Eh bien, lis et ne fais pas un bruit. » Je prends le livre et l’ouvre. Les pages sont minces, tellement fines que je n’arrive même pas à les tourner avec mes doigts d’enfant. Il n’y a pas d’images. Il est maintenant assis derrière sa table de travail. Je le vois de profil. Le corps droit, la tête un peu penchée, il est attentif. Il écrit. De temps en temps, il relève la tête. Que regarde-t-il ? Rien, ses yeux sont vagues au-delà des livres, des murs. Que voit-il ? Que cherche-t-il ? Il reprend son stylo et recommence à écrire. Lèvres serrées, sa main courre sur le papier. Il se tourne, saisit un petit livre rouge, l’ouvre, je tente de voir le titre ; j’y arrive enfin : « Code civil ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Il le feuillette, cherche quelque chose, j’entends le bruit des pages qu’il tourne ; il le pose à côté de lui, ouvert, le recopie. « C’est donc ça qu’il fait, mon papa, quand il s’enferme, il recopie des mots ? » Il referme le petit livre et recommence à écrire. Sa main va vite maintenant j’entends le bruit de son stylo ; il entrouvre la bouche, fronce les sourcils et continue. De temps en temps il se frotte le menton avec sa main, rature quelques mots, soupire, se redresse et reprend.
Combien de temps cela va durer ? Je n’ose pas bouger. Depuis que nous sommes là, pas un mot. Il ne s’est pas retourné une seule fois vers moi. Il s’arrête enfin. Regarde attentivement ce qu’il vient d’écrire. Il tend la main ; elle est pleine de poils ébouriffés. Il prend alors sa pipe et avec une espèce de petite tige métallique en vide consciencieusement l’intérieur ; il la remplit de tabac, craque une allumette et tire une bouffée. Il est tout auréolé de volutes de fumée qui dessinent des dessins sous l’abat-jour. L’odeur arrive jusqu’à moi et m’enveloppe. J’ai mal au cœur. Le temps passe. La pendule sur la cheminée égrène quelques notes. Le bruit des voitures sur le boulevard s’estompe, la lumière baisse.
« Déjà sept heures. Tu peux retourner voir tes sœurs ».