Édredon rouge et coeur sacré de Jésus

Hier…

J’ai sept ans.

Ma mamie à moi, elle est toute petite, elle a un collier avec des perles blanches et elle est toute ridée ; surtout son cou, ça tombe un peu, mais c’est pas grave. Sa jupe est toujours la même, bleu très foncé, elle la lisse avec ses mains et retire très vite les miettes qui tombent dessus. Quelquefois, elle met mal sa poudre, poudre de riz elle dit, et ça fait des petits tas pas beaux. Elle sent une drôle d’odeur ma Mamie. J’ai oublié de vous dire pour ses cheveux. On croirait des petits fils de toutes les couleurs, des blancs, des gris et puis un ou deux un peu marron, c’est mélangé. Il n’y en pas beaucoup ; ils sont toujours roulés dans un petit chignon avec des épingles en fer; une fois, il y en avait une qui partait, j’ai voulu lui remettre. Je lui ai piqué la tête ; elle ne m’a pas grondée.

Aujourd’hui, elle prépare la valise, notre valise ; il n’en faut qu’une car le chemin est long. Elle a dit « Ça ne fait rien, je laverai, il y aura quand même des beaux jours ». Cela a fait rire mon papa. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être une blague entre eux.

Elle fait attention, très attention ; elle a mis sur le lit par petits paquets ses affaires et les miennes, bien pliées, et elle les range. Quelquefois, elle hésite ; quelquefois elle retire quelque chose et marmonne « On n’en aura pas besoin ». Ces préparatifs ne m’intéressent guère, je ne vis que pour l’instant où enfin, enfin nous partirons.

Partir, c’est oublier l’école ; partir, c’est tout oublier. Je n’aime pas l’école, il y a les autres et j’ai peur des autres. Partir avec Mamie, c’est ne l’avoir que pour moi et retrouver la petite maison au bout de la route, au bout du jardin. Elle est un peu rose avec des volets verts ; vert très clair, je ne sais pas comment on dit et les volets ont des écailles.

On va prendre le car; il est vieux. C’est toujours le même depuis que je suis toute petite. Les gens ne sont pas comme nous et même qu’ils nous regardent d’une drôle de façon. De grosses dames avec leur panier sur les genoux ; des légumes débordent ; quelques hommes âgés au visage buriné ; il y a des messieurs avec des mallette de cuir noir et un air sérieux. Ce sont des voyageurs de commerce dit Mamie. Je les reconnais à leur mise rigide dans des costumes étriqués. Je suis un peu ballottée, de droite ou de gauche, contre Mamie. Quelquefois, on saute tous un peu en l’air ; par la fenêtre, je vois les arbres défiler de chaque coté. Ces arbres forment une haie mouvante et tracent le chemin. Peut-être que sans eux, on se perdrait. Qu’y sait ? Et puis quelquefois, c’est le miracle que j’attends, la route au loin semble brillante. Chemin initiatique qui nous mènerait au paradis. Mirage incompréhensible pour moi. La route scintille. Incroyable mais vrai, plus nous approchons de cette ligne de lumière, plus elle recule. Elle aussi montre le chemin.

Le car passe sous le Tunnel de La dent du chat, j’ai très peur. Entrer dans le ventre de la terre, noire, suintante et n’en pas voir le bout. Et puis, tout d’un coup, d’autres montagnes, d’autres paysages et l’arrêt ; nous sommes arrivées à un croisement, il faut descendre. Pas une maison, rien, des champs à l’infini. Juste un panneau en fer tout rouillé où je déchiffre, car je sais lire maintenant, « Gerbaix 1,8 km ». Route à peine goudronnée. Des campanules, des boutons d’or, des herbes folles, le soleil qui se couche et la route à faire. Je la connais, nous venons chaque année, je sais que ce sera long. Mamie marche, elle porte la valise ; moi, j’ai un petit sac jaune qu’elle m’a tricoté avec mon doudou. Je suis grande mais j’ai quand même un doudou, c’est Rintintin mon ours ; la nuit ; je le serre contre moi, comme ça j’ai moins peur.

De temps en temps, Mamie souffle un peu, elle pose la valise par terre, se relève, frotte ses mains l’une contre l’autre, la reprend de l’autre côté et nous repartons. Le calme du soir. Au détour d’un tournant la haie de peupliers, la maison est derrière, on va bientôt la voir. Le voyage est fini. Il nous reste encore la ligne droite, nous passons devant la ferme des Grandjean. Plus personne n’est dehors sauf le chien qui aboie.

L’allée qui mène à la maison est pleine d’herbes et les buissons qui la bordent ont grossi. Je me glisse derrière Mamie, je ne veux pas être égratignée. Mamie cherche dans son sac la clé. -Il ne manquerait plus que ça dit-elle entre ses dents. Mais non, tout va bien, elle la retrouve. J’ai un peu froid.

Le soleil est passé derrière la montagne mais heureusement il fait encore jour. Mamie pose la valise par terre, elle se penche, trouve le trou de la serrure, elle force : la porte résiste un peu, s’ouvre enfin en grinçant. C’est noir devant ; elle entre ; je reste seule ; j’attends et sursaute quand les volets s’ouvrent brutalement et claquent contre le mur. Je me décide à faire un pas, deux ; je m’arrête encore. Je reste sur le pas de la porte, craintive. Je tends la tête, c’est bien notre maison, rien n’a bougé et pourtant j’ai un petit peu peur. L’odeur est là, étrange, la même chaque année et puis une sorte de froid qui colle à la peau nous enveloppe. Il n’y a rien sur la table, il n’y a rien nulle part, tout est bien rangé, à sa place ; tout est figé, mort. C’est comme dans la Belle au bois dormant, sauf qu’il n’y a pas de château, pas de princesse endormie et pas de beau Prince mais c’est quand même un peu pareil. Mamie ne s’occupe pas de moi, elle va, elle vient, partout.

-Ne reste pas là, comme un bout de bois, viens m’aider ! J’hésite, je voudrais qu’on soit à demain ou bien qu’on reparte mais je sais bien que ce n’est pas possible. L’odeur est toujours là ; j’y vais quand même mais tout doucement. Mamie est en haut, dans notre chambre, elle a monté l’escalier en posant la valise toutes les 3 marches. Je grimpe à mon tour, elle fait le lit, notre lit au-dessus duquel il y a Jésus, il est très grand, on ne voit que le haut ; il a une couronne d’épines et des gouttes de sang qui tombent sur sa figure, il a son cœur dans ses mains avec une croix dessus. Le cœur dégouline ; c’est un peu dégoûtant. Il me regarde Jésus avec un drôle de sourire ; il est toujours là, au-dessus de nous quand on dort. Heureusement Mamie, la nuit, elle éteint la lumière, on ne le voit plus.

Après, c’est comme tous les jours ; comme tous les jours des vacances d’avant. Des vacances comme quand j’étais petite. Le facteur qu’on attend, la dictée sous les gros tilleuls, les beignets aux pommes, les promenades au bois du loup, le lait que nous allons chercher à la tombée de la nuit chez les Grandjean, les seins de Madame Grandjean, ils sont gros, énormes, les mille milliards de Bon Dieu que son mari hurle dans la cour en rentrant avec le char plein de foin tirés par deux gros bœufs, les soupirs de Mamie quand elle retire sa gaine en caoutchouc rose avec des trous en la faisant rouler sur son ventre et surtout, je ne dis rien mais ça me fait rire, le bruit de son pipi la nuit, dans le seau hygiénique. C’est quelque chose ! Et puis…et puis… les « kyrie-eleison »chantés à tue-tête par les vieilles en noir, à l’église de St Pierre le dimanche, la limonade après la messe, le zizi de mon copain Charles au fond du cellier, j’ai peur, il fait sombre, les mouches que j’attrape sur la toile cirée, elles me chatouillent l’intérieur de la main, je les relâche toujours, le seau d’eau qu’il faut aller chercher au trou des vaches en faisant bien attention à ne pas tomber et qui, sur le chemin du retour cisaille les mains! Le jus des poires qui gicle sur moi et Mamie qui n’est pas contente, les orages terribles…Pourquoi se cache t-elle sous l’escalier ? Les fourmis que j’écrase pour voir ce que ça fait mais il n’arrive rien, la toilette du samedi dans la lessiveuse ; l’eau qu’on fait chauffer au soleil, le jokari, l’élastique qui s’accroche partout, le bruit de la balle encore et encore et puis, les veillées sous le auvent, la lune qui va nous tomber dessus cette nuit, Jésus encore, la petite lampe à perles, l’édredon rouge, la chaleur de Mamie contre laquelle je me pelotonne.

Aujourd’hui

C’est différent. J’ai fait un détour par le lac, me suis trouvé une chambre d’hôte. Ils m’ont aidé à porter ma valise. Le chalet est entouré d’un grand balcon face à la montagne. Je pars. Je veux refaire le trajet, marcher sur la petite route ; y a t-il toujours des myosotis dans le fossé à côté du vieux pont ? Et le châtaignier, celui que le foudre avait ouvert en deux, déchirure noire, prélude à l’enfer, en reste t-il des traces ? Comme autrefois, la route me semble longue, elle est goudronnée maintenant. Je marche à petits pas. Rien n’a changé ou si peu. Des blés encore en herbes, des fleurs de trèfle violet tendre dont je suçais autrefois la tige, le petit pont en pierre; je me penche, les mêmes gros cailloux moussus et l’eau qui saute d’un rocher à l’autre, le bruit, le jaillissement. Deux corbeaux croassent ; le poil luisant, l’œil rond et perçant, le bec acéré ; sont-ce les descendants de ceux qui me terrorisaient. Mamie n’est plus qu’un souvenir mais si lointain que je me raconte des histoires ; ce sont des histoires d’histoires ! Je soustraie, j’améliore, j’enjolive et puis tout d’un coup, un raie de lumière entre les arbres, elle est là, plus vivante mais aussi plus absente que jamais. Tout est semblable mais différent. Il y a toujours les moucherons qui volettent, une légèreté de l’air que je n’ai jamais retrouvée plus tard. Il y a la montagne, barre mouvementée, infranchissable et la vallée qui s’ouvre. C’est l’échelle qui a changé. La haie de peupliers ? Quelques arbres en ligne. La dernière ligne droite ? Quelques pas… Le toit déborde toujours et cache la maison mais le petit chemin entre les buissons qui permettait d’y accéder a disparu, l’allée est large, gravillons blancs ; elle mène à un garage bâti à la place du vieux poirier. Les volets ne sont plus verts et le potager n’existe plus. Il y a un portail, il y a un cadenas.

La boucle est bouclée, je referme les valises du souvenir dont plus personne n’aura les clés. Que sont devenus le Cœur Sacré de Jésus et l’édredon rouge ?