Jeanne au château

Cette histoire est autobiographique et ce, dans les moindres détails. Je vais m’attacher à ne vous narrer que la vérité ce qui, vous le savez, est « la » difficulté. La tentation est grande de rajouter un détail, de tricher un peu pour inciter au sourire, à l’indulgence, au pardon… Rien de tout cela ici ; je jure de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !

Jeanne au château

-Madame, interdiction de poser le pied gauche par terre pendant 3 semaines ; pour ce qui est du droit, en cas de nécessité absolue, vous pouvez prendre appui dessus quelques minutes ; mon assistante vous a retenu une place au Château XXX, c’est un centre de convalescence, il est à quelques kilomètres d’Aix. C’est un très bon établissement et vous n’avez pas le choix.

Va pour le château, ce sera l’occasion de lire, d’écrire, d’une parenthèse dans le temps d’autant plus que la plaquette qui m’en est donnée est alléchante. Il est niché dans un écran de verdure, cyprès, ciel bleu, un lieu sympathique de villégiature.

J’ai quitté Marseille, la clinique XXX où j’ai été bichonnée par des infirmières plus charmantes et sexy les unes que les autres. Le kiné m’a initiée à l’usage de la botte orthopédique qui ne tient sa ressemblance aux sandales des Geishas que par sa semelle compensée. Les scratchs qui en assurent la fermeture se mêlent, s’entremêlent, s’accrochent les uns aux autres, se détachent dans des crépitements secs pour s’attacher illico à la couverture dont ils arrachent un duvet beigeasse qui les rends inutilisables. Ils pendent alors inutiles et lamentables…

Adieu donc à la jolie chambre bleue lavande, au dessus de lit en piqué blanc, au chirurgien à chemise en fleurs, au luxe discret !

Les brancardiers sont arrivés très en retard. Valises faites, je les attendais couchée comme la belle au bois dormant dans mon petit lit. Au prix de 1000 difficultés, j’avais mis une tenue appropriée ; nous sommes en janvier, la journée est particulièrement belle, pas un nuage, il doit néanmoins faire frais. Le ciel est lumineux. Je me suis maquillée, boucles d’oreilles, joli foulard, je vais au château et par là même me considère comme une invitée. Ce serait faire offense à mes hôtes d’arriver négligée, pire encore gisant lamentablement sous une couverture d’hôpital.

Légère déconvenue quand ils ont débarqué dans ma chambre. Ils n’avaient rien des jeunes chevaliers fringants dont je rêvais pour m’escorter au château. L’un, jeune, gringalet était couvert d’acné purulente dont émergeaient des poils épars. Quant à l’autre, c’était une femme. Ici, à Marseille, on aurait dit « une cagole » et c’est tout dire! 40 ans, blouse ouverte, gros seins boudinés sous un pull rose fluo à paillettes, le cheveu filasse, décoloré à mort depuis un certain temps… L’équipe infernale !

Maugréant contre tout, les embouteillages, les politiques qui sont tous des pourris, ils se sont emparé de moi, m’ont mis sur un brancard sans l’ombre d’un oreiller ou de quoi-que ce soit me permettant de voir autre chose que le ciel ou le plafond. C’est là que j’ai failli pour la première fois perdre la vie. L’ambulance était garée de l’autre côté de la rue. Forts de leur priorité absolue, ils l’ont traversée sans regarder ni à droite, ni à gauche, enfin, c’est ce que je suppose car je me suis retrouvée terrifiée à hauteur des pare-chocs d’une voiture dont je ne voyais pas le chauffeur ; par contre, j’ai entendu de frénétiques coups de klaxon, des rugissements et injures proférés puis très vite partagés. J’ai fermé les yeux recommandant mon âme à Dieu et il m’a entendue ! Comme quoi ! En effet ce n’était pas fini, mes accompagnateurs très en colère m’ont sans ménagement aucun propulsée dans l’ambulance ; le charmant jeune homme a pris le volant pendant que la belle hyper-oxydée, mâchant avec force son chewing-gum s’est assise à côté de moi. Au premier tour de roue, le concert de klaxons, précédé du crissement strident d’un coup de frein, a repris de plus bel ; il n’est pas besoin d’être devin pour en comprendre la cause : nous étions partis sur les chapeaux de roue, déboîtant de notre place de parking sans l’ombre d’un clignotant, vers ma nouvelle demeure qui aurait pu, convenons-en, être ma dernière !

Madame s’est emparée de Voici, s’est plongée dedans et commentait en marmonnant ce qu’elle lisait. Conduite mouvementée puis enfin l’autoroute, ce qui est nettement plus confortable pour moi qui, à part la belle, ne vois toujours rien, saucissonnée sur mon brancard.Tout d’un coup, des rires d’enfants envahissent l’habitacle. Elle se jette sur son portable et commence alors une conversation ponctuée de « Ah con, putain de con, c’est pas vrai, tu déconnes, j’y crois pas » et puis à nouveau des « putaings, oh putaings » ce n’est pas très instructif mais à dire vrai, cela rompt la monotonie du voyage ! De temps en temps, elle jette un coup d’œil qui n’a rien d’amène sur moi et je me garde bien de bouger d’un poil !

C’est comme cela, avec cet équipage, que nous arrivons au château. Pas de tourelles, pas de pont-levis, de donjon ou de remparts crénelés ; encore moins de serviteurs en livrées d’autant plus que nous passons par la porte de derrière et suivons un couloir grisâtre … J’ai juste le temps d’apercevoir un ensemble de bâtiments modernes, simples, épurés ; c’est rassurant.

Ils me détachent, m’attrapent sous les bras et me collent dans un fauteuil roulant devant la porte d’un bureau d’où sort une femme dont je n’ai plus aucun souvenir. Comme quoi la vie est mal faite: je me souviens dans le moindre détail de ceux qui m’ont maltraitée et pas de cette gentille dame qui m’a accueillie, conduite à ma chambre, à notre chambre car nous sommes deux. « Vraiment désolée mais il faut attendre quelques jours pour une chambre particulière ». Cela ne m’inquiète pas et pourtant…. Poussée par je ne sais qui, j’entre et dans l’instant me recroqueville d’effroi sur mon fauteuil ! La chambre est petite, très petite. Les deux lits sont séparés par une table de nuit. L’un est à côté de la fenêtre et, bonheur suprême, je vois qu’il est au cordeau, donc inoccupé, donc pour moi. Par contre, gît sur l’autre une masse informe qui de loin ressemble à un poulpe échoué .. deux petits yeux noirs enfouis dans la matière. La bouche est plutôt de style batracien avec une lèvre inférieure qui déborde considérablement, des bajoues pendantes de la même couleur un peu rousse que les quelques poils qui entourent sa tête. La bête se soulève pesamment, grogne, esquisse un sourire et aboie « Voulez un pain au chocolat ?» en m’en montrant un du menton qui traîne, depuis combien de temps (?), sur sa table de nuit. Gentille bête ! Elle se réaffale sur son lit ; seuls ses yeux continuent et continuent encore et toujours à me suivre !

Entre alors, d’un pas décidé, une jeune femme débordante d’énergie au large sourire. Une auréole de cheveux frisés autour de sa tête ; elle tient à la main un questionnaire sans savoir que depuis trois jours je donne forcément les mêmes réponses à tous ceux qui viennent remplir exactement le même avec moi. Elle, par contre, a une petite particularité : à chaque réponse, elle s’émerveille et rit comme un enfant en envoyant, de contentement, sa tête en arrière.

-Avez-vous des allergies ? -Non -MA…GNI…FI…QUE

-Avez-vous un appareil dentaire ? (le rapport avec les pieds?) -Non -SUPER

-Avez-vous besoin d’aide pour aller … (Clin d’œil complice!) ? -Non -MERVEILLEUX

Elle me remet comme si c’était un trésor une petite fiole, baisse la voix et chuchote : « Un petit pipi, ce serait GENIAL, quand vous voudrez… » et elle m’abandonne là. Le poulpe inerte a l’œil ouvert. Je passe sur la visite du médecin qui n’avait hélas pas de chemise hawaïenne et qui m’a une fois de plus posé les mêmes questions auxquelles il en a rajouté quelques unes de son crû. -Êtes-vous triste ? – Comment est votre moral ? – Pensez-vous être en dépression ? – Avez-vous des problèmes, des choses qui vous font de la peine ? A bien chercher, je vais trouver ! Je suis super heureuse de n’être plus sur l’échelle de douleur qu’à 6/10, de me retrouver entourée que de personnes vaguement entre-aperçues boitillantes, claudicantes, d’un âge en général plus que respectable ; c’est qu’on fait les hanches, les genoux ici… Je suis heureuse d’apprendre le maniement du fauteuil roulant. Chose curieuse, il faut braquer à gauche quand on veut aller à droite et vice-versa; au début, ça surprend et est plein de surprise quant au résultat ! -Je suis heureuse, vous dis-je !

Le poulpe a un nom ; elle s’appelle Madame Persillé ! Nom clamé par tous ceux et celles qui entrent dans la chambre. – Bonjour Madame Persillé – Avez-vous bien dormi Madame Persillé ? – Levez-vous Madame Persillé – Faîtes un effort Madame Persillé – Retenez-vous Madame Persillé – Trop tard Madame Persillé – On va arranger ça Madame Persillé.

Cadeau aux entrants, ils prennent leur premier repas dans leur chambre. Je suis donc seule, enfin seule, face à ma pitance ; il est 6 heures, il fait déjà nuit ; la lumière tombant du plafonnier est glauque. Sur un plateau « pégueux » (collant pour les non-Marseillais) une sorte de bol rond en plastique couleur lie de vin, ressemblant à un mini pot de chambre dans lequel stagne un liquide brunâtre. Ce n’est pas très engageant mais à la guerre comme à la guerre, ce n’est pas à moi qu’on va la faire, j’ai été scout, je relève le défi et approche mon nez . Odeur de mer… effluves de marée basse… ce doit être une soupe de poissons dont on aurait retiré le poisson. Pas l’ombre d’un croûton, pas une pincée de fromage râpé, pas la moindre coupelle de rouille. Je renonce et, encore motivée, ouvre l’autre boite, pas très engageante car vaguement translucide. Je soulève le couvercle blanc pisseux et découvre « le » plat. : une masse blanchâtre elle-aussi, craquelée, lunaire, deux monticules. Un coup de fourchette, tout s’y colle; je devine toutefois que ce sont des œufs durs recouverts, il n’y a plus à en douter maintenant, d’une béchamel. L’ensemble a dû être préparé il y a longtemps, très longtemps et s’est bien aggloméré, trop bien peut-être ! Je tente l’aventure du bout des lèvres, c’est froid, gluant… beurk !

Pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, la porte s’ouvre et bonheur des bonheurs ma fille surgit ainsi que mon petit-fils ! C’est la vie ! C’est la joie ! Les effusions, les baisers. Pas trop cependant, le poulpe est de retour, soutenue par une infirmière, elle tombe sur son lit et tente, sans succès, de se recouvrir de sa couverture non sans avoir jeté un regard aigu sur les visiteurs et jeté un « Tiens, voilà le Père Noël ». Quelle exagération ! Jules estomaqué ne lui ressemble en rien sauf peut-être la capuche ! Craignant quand même que la vision de cet être roulé en boule dans un jogging sans couleur bien définie, ni forme, de taille XXXXL, aux bourrelets de graisse débordants et dégoulinants là où autrefois il y avait une taille ne le frappe, nous sommes sortis et allés découvrir le Château dont je ne connaissais qu’une seule chose : ma chambre. Dieu, une fois de plus, m’a secourue ! J’avais survécu à tout… j’ai survécu à Jules qui, malgré mes piaillements, m’a initiée à la conduite sportive. – Ouah trop chouette ce fauteuil, tu vas super vite Mamie ! Galop dans les couloirs, démarrage en trombe, freinage… mon initiation a été rapide et complète. S’il n’avait eu un affreux lapsus, tout aurait été parfait.   -La vieille Mamie (c’est ma mère) en a un, maintenant toi, ça fait deux générations à cercueils roulants ! No comment !

Les couloirs étaient déserts, l’heure des visites passée depuis longtemps, j’ai réintégré un peu tristounette ma chambre. Le poulpe avait été mis en vêtements de nuit et gisait sous ses draps. Le poulpe m’attendait ! J’ai tenu le plus longtemps possible, devant la petite table, un livre à la main espérant vainement qu’elle s’endorme. Il a fallu me rendre à l’évidence, probablement excité par ce nouveau voisinage, le poulpe survivait, attentif, guettant mes moindres mouvements. Alors, il m’a bien fallu agir. J’ai filé à la salle de bain. Le mot « filer » ne convient absolument pas mais vous avez compris. Notre vie commune ne faisant que commencer, j’ai tenté quelques mots, quelques questions auxquels elle ne répondit que par des onomatopées. Je glissai le fauteuil roulant entre nos deux lits et eus le malheur de lui dire : – Je le mets là au cas où pendant la nuit… Elle ne me laissa pas achever ma phrase ; chose qui me semblait impossible quelques minutes auparavant, toute la masse se releva, elle bascula son corps en arrière, ouvrit grand les jambes, spectacle d’apocalypse…   -Non, non, faîtes comme moi. Des couches… on les remplit, on est tranquilles, ils vous les changent le matin. Devant mes dénégations, elle s’est un peu renfrognée, s’est remise en chien de fusil sur le côté, a rabattu sa couverture sur elle et a continué à me fixer. L’infirmière de nuit est arrivée, a éteint la lumière du côté de ma cothurne et a tiré le rideau qui devait nous séparer. Qu’avait-elle fait là ! Hurlement ! Le poulpe se dressa, me montra du doigt -Ne touchez pas au rideau, je veux LA VOIR ; puis retomba sur sa couche. L’infirmière a t-elle vu à ce moment-là ma prunelle s’assombrir et commencer à lancer des éclairs ? Je ne sais pas. Je ne peux que constater, elle a été remarquable ; elle a attendu une bonne minute puis doucement a commencé à tirer le rideau, s’est penchée vers elle, a recommencé et regagné encore quelques centimètres et j’ai entendu – Voyons Madame Persillé, soyez raisonnable, votre voisine a besoin d’un peu d’intimité. Nous avons négocié, le rideau n’est pas complètement fermé, elle voit mes pieds, je vois les siens… Nuit pas terrible qui a failli mal finir ! Reconnaissez qu’elle n’avait pas trop bien commencé… A cause de cette foutue botte que momentanément je dois garder jour et nuit, je ne peux dormir que sur le dos, m’étouffe, et émets des ronflements si sonores qu’ils me réveillent ! Il est deux heures du matin. Je n’ose pas allumer la lumière craignant de réveiller le poulpe et, à dire vrai, un début de sinistrose s’empare de moi ! Le temps ne s’écoule pas et les pires idées me passent dans la tête quand…encore intervention du Très Haut, l’infirmière de nuit, faisant sa ronde, passe la tête. Je me dresse, lui fait signe, attrape lunettes, livres, papier et avec son aide, sors de notre chambre en catimini.

Ce n’est plus le château de la belle dormante mais la belle dans le château endormi. Pas un bruit, des couloirs qui me semblent d’une longueur infinie, de lumières tamisées, bleues pour la plupart, un petit salon, une lampe, une vraie lampe. Enfin bien ! Le silence est total. C’est presque irréel ; j’écris, j’écris pour conjurer, pour oublier, pour …je ne sais pas pourquoi, ni pour qui mais il me faut raconter mes malheurs ; c’est ne pas compter sur la nature qui se rappelle à moi ! L’infirmière est partie depuis longtemps et n’a pas réapparu, il va falloir que je me débrouille toute seule. Je pars sur mon fauteuil roulant en exploration me rappelant qu’en bas, dans le hall, il y a des toilettes. L’ascenseur appelé monte et son doux ronron me paraît assourdissant. Tout s’est transformé : la réception, le hall d’entrée, les salons, les couloirs tout semble gigantesque, démesuré. Je trouve l’endroit. Au cas où vous l’auriez oublié, je ne suis pas un homme qui, sifflotant, appuyé sur un mur, peut opérer facilement. Faire pipi dans un petit tube (rappelez-vous c’était une obligation), en équilibre sur un pied, la chemise de nuit entre les dents, quand on est du sexe faible est un exploit ! Et je ne vous parle pas de la dernière petite goutte, de la feuille de papier à attraper et, si possible, à utiliser ! Cet exploit, je l’ai réalisé! Il reste une complication : entrer dans les toilettes avec un fauteuil roulant ? Fastoche ! En sortir ? Plus hasardeux ; il y a un demi-tour à faire qui, pour la novice que j’étais, m’a posé problème.

Je croyais le pire passé…que nenni… au sortir…horreur je ne me rappelais plus ni de l’étage, ni de mon numéro de chambre, ni et, c’était bien pire, du couloir par lequel j’étais venue ; or, le bâtiment est en étoile ! Labyrinthe infernal, pas un chat ! Kafka !J’imagine les pompier appelés, lancés à ma recherche et l’unité d’Alzheimer dans laquelle on ne manquera pas de m’envoyer. Je prie Sainte Rita, patronne des causes perdues et Saint Antoine de Padoue, il m’aide régulièrement à retrouver mes clés, mes papiers…peut-être pourra t-il me donner un petit coup de main pour regagner mon sweet-home ! Et le Miracle…

Le deuxième jour m’a, lui aussi, réservé quelques surprises.Bien avant le chant du coq, à 6H10 exactement, la porte s’ouvre, les lumières du plafonnier s’allument – Votre piqûre Madame Sialelli. Je ne sais pas pourquoi, cela ne m’a pas mise de très bonne humeur d’autant plus que dans la foulée une autre aide-soignante est entrée -Madame Persillé, grande toilette aujourd’hui, vous allez en consultation.  Le poulpe émerge, -Avec qui ? – Pas avec le plombier pardi ! Suivi d’un seul éclat de rire, celui de l’imbécile qui trouvait sa blague très drôle. Le rideau est tiré, je ne perds rien du dialogue, des odeurs, des grondements, des interjections et, bercée, tente de me rendormir doucettement ! Eh non, il y a eu la cérémonie du thermomètre, le petit déjeuner, la femme de service et pour finir Mme Persillé emmenée par deux costauds, il fallait bien ça ! Il n’est qu’ 11 heures du matin ! C’est l’heure bientôt du déjeuner, je suis invitée à aller dans la salle à manger qui est au rez-de-chaussée ; prudente, je pars avec un peu d’avance ; je ne suis pas encore une grande experte du maniement du fauteuil roulant ! Bien m’en a pris, je n’étais pas la seule aux ascenseurs… petit sourire à droite, petit sourire à gauche et fou-rire complet, inextinguible quand je suis arrivée en bas. Les portes de la salle à manger n’étaient pas encore ouvertes, je vois une file ininterrompue de fauteuils roulants à la queue leu leu et un nombre incalculable de crâne chauves ou fortement dégarnis, houppettes, petites couronnes blanches, frisettes serrées dépassant des dossiers… le tout encadré par deux colonnes de personnes claudiquant, arqueboutées sur des cannes anglaises, courbées en deux, en pantoufles et peignoirs pour certains! Gênée par ce rire que je n’arrive pas à contenir, je tente de me concentrer ; toujours en fauteuil roulant, je m’approche alors de deux messieurs très dignes qui roue contre roue conversent et entends :  « Vous avez changé de modèle. Celui-ci est-il plus rapide ? » Ça n’a pas arrangé les choses !

Au restaurant, chacun a sa place attitrée ; le poulpe est loin ; je ne la vois pas ! Récréation…Elle ne me voit pas et fulmine ! C’est comme ça, nous ne décidons pas ; gare à celui qui tenterait de changer de place ou pire encore, qui piquerait le pain de l’autre. Il n’y a que deux thèmes de conversation : le menu : celui du jour, celui d’hier, celui que nous aimerions et les maux dont chacun souffre. Nouvelle, rien ne m’est épargné ! Je sais très vite tout de l’état de santé de chacun dont je vous épargne les détails ! Pour étonner, pour retenir l’attention, certains y vont fort et n’hésitent pas à raconter n’importe quoi : Le kiné, faîtes attention au kiné c’est une brute, il est… il est…. (œil égrillard et petit doigt en l’air!) alors vous comprenez les femmes, il les aime pas ! – Ah (là, grand silence) c’est le Docteur Untel qui vous a opérée (à nouveau grand silence) je ne devrais pas vous le dire mais on m’a dit que….

Je m’y suis quand même fait quelques amis grâce à mes belles-sœurs chéries qui se sont invitées à notre table ayant caché dans leur sac, car c’est interdit, une bonne bouteille de côte du Rhône ! Il n’y a rien de tel pour créer du lien ! Hélas dans un grand élan de générosité, elles m’avaient apporté aussi le Nouvel Obs. Grand titre :  « Morts sur ordonnance » Supplément : « Régime sans sexe » Tout un programme ! Ceci est heureusement contrebalancé par le roman dont je finis la lecture : La vie est brève et le désir sans fin !

La soirée n’a pas vraiment été différente de celle de la veille à une exception près et j’en finirai par là car elle est de taille : le poulpe a reçu un appel téléphonique de son mari. Il ne vient pas, on le comprend ! le plus drôle et je jure que c’est vrai, c’est ce que j’ai entendu…hurlant à pleins poumons, elle demandait des nouvelles de tous : -Comment va le gros Kiki ? Et la petite Zezette ?

Moralité : ne vous faîtes opérer que d’un pied à la fois…