La robe de mariée

Elles étaient assises dans l’herbe. L’une, frileuse, le cou dans les épaules, les genoux sur la poitrine, tentait, au risque de l’abîmer, de tenir tout entière dans son pull de laine en cashmere gris clair ; de loin elle ressemblait à un gros œuf surmonté d’une touffe de cheveux roux. De plus près,une bouche écarlate, de petits yeux vifs à l’affût du moindre mouvement, et un rire en cascade. L’autre avait étendu ses jambes et s’appuyait sur les coudes, rejetant sa tête en arrière, offrant son visage et son corps, aux derniers rayons de soleil de ce bel après-midi de printemps. Elle n’avait pas 20 ans. Ses seins pointaient vers le ciel. L’une et l’autre étaient face au lac. La troisième leur tournait le dos. Était-ce pour limiter son horizon ? Assise en tailleur, les coudes sur les genoux, la tête appuyée sur ses poings, attentive, elle les écoutait, immobile ; seul son regard inquiet passait de l’une à l’autre ; elle fronçait les sourcils et grimaçait un peu comme si quelque chose la tourmentait. Elle m’a semblé être nettement plus âgée mais ce n’était pas le cas. 3 ans, tout au plus. Leur discussion, animée, a fait qu’elles ne m’ont pas remarquée quand je me suis écroulée à leurs côtés. J’avais claqué la porte, descendu en courant les escaliers, couru à perdre haleine. Le lac m’avait arrêtée ; haletante, croyant exploser, je me suis effondrée. Il hurlait que j’étais une salope, une bonne à rien, une moins que rien et je m’étais enfuie pour ne plus entendre encore et encore ses paroles jetées à tous les vents qui, comme des coups de couteaux, m’ensanglantaient. Je m’étais enfuie car ses mains d’homme commençaient à se refermer, je les voyais devenir poings ; pire encore, il s’était arrêté de déambuler. Face à moi, large, carré, il me fixait. J’ai vu sa bouche s’ouvrir encore, je l’ai vu éructer, me jeter à la figure de nouvelles injures, je ne les ai pas entendues car je n’avais d’yeux que pour ses mains. Je les ai vues se replier, j’ai vu ses articulations rouler, j’ai vu le sang se retirer ; boules phosphorescentes que rien maintenant ne pourraient arrêter. Je n’ai pas bougé, je ne pouvais pas bouger. C’est comme ça. J’attendais, je ne sais pas non plus ce que j’attendais. C’est le chat qui m’a sauvée, il a sauté sur la table qui nous séparait. Ses yeux ont quitté les miens. J’ai entendu un couinement ; il l’avait attrapé et balancé à toute force dans le couloir. Je l’ai encore en tête ce miaulement de terreur. Cela a suffi pour que j’ouvre la porte et dévale les escaliers.

Mon souffle s’est apaisé, ma respiration a repris son cours normal mais la bourrasque est toujours dans ma tête. Je ne veux rien savoir, je ne veux rien envisager. Oublier, seulement oublier. Viendra bien assez tôt le temps des questions. Que faire ? Rentrer ? Pardonner ? Disparaître ? Des mots, tout cela ; des mots derrière lesquels il n’y a pas de réalité. Pourtant ce sont eux qui retissent autour de moi la toile de tous les possibles. D’abord je n’en ai entendu que quelques uns portés par le vent. La voix était gaie, les mots virevoltaient, s’enveloppaient d’éclats de rire

– Jaune, tu n’y penses pas, c’est la couleur des cocus

– Mais des blés aussi.

– Vert, dit l’autre voix, celle de la plus jeune, un vert tendre, l’espoir…

– Sûrement pas ; c’est la jalousie, ne dit-on pas….

« Verte de jalousie », elle a raison, pensais-je. Celle-là même qui, sans s’appuyer sur rien, se lève comme la tempête déchiquetant tout sur son passage.

Je mis mes mains bien à plat sur mes oreilles et appuyai de toutes mes forces. Interdiction. Il y a des mots qui portent malheur ; et celui-ci :  « jalousie » en est un. Malheur à ceux qui les profèrent, malheur aussi à ceux à qui ils sont destinés. Les secondes se sont succédé, le vert était encore là, tournant dans ma tête. Des milliers de petits martiens m’envahissaient, dansaient, s’appropriant les moindres cellules de mon corps, cherchant mon âme. J’ai desserré l’étau de mes mains autour de mes oreilles, ils se sont enfuis. J’ai ouvert les yeux, à coup sûr noyés dans le lac qui se couvrait maintenant d’une légère, très légère brume, chape duveteuse qui les emprisonnait.

Les voix sont revenues

– Aucun bleu…Ne rêvons pas. Bleu clair, tu aurais l’air de la Vierge ; joins les mains, lève les yeux au ciel, il ne te manque qu’une couronnes d’étoiles. La voix éclata de rire et continua – Foncé, ce n’est pas mieux : la nuit, la peur. L’entre-deux ? c’est la mer, le voyage de l’autre côté de la terre, de l’autre côté de la vie, l’oubli

– Il en est de même du rose. Le romantisme cul-cul la fraise, les bouquets de pâquerettes et les lancés de papillons, dis-moi que ce n’est pas pour toi ?

Les deux rides de son front se détendirent ; les deux rides de celle qui tournait le dos au lac, de celle qui ne voulait pas voir, de celle qui refusait d’avancer. Alors, elle sourit.   – Que reste t-il alors ? chuchota t-elle.

– Le rouge, rouge écarlate, rouge passion, rouge du démon, de la sensualité, de l’exubérance cria vers le ciel la petite aux seins pointus se relevant brutalement. Le rouge de la luxuriance, de la fécondité

– Calme-toi petite dit l’œuf qui se déplia, c’est le rouge aussi de la révolution, du pouvoir, de la haine ; rouge sang, sang qui coulera, qui noiera l’innocence

– Orange, turquoise, beige, gris, marron…

– Ne dis pas de bêtises, ce ne sont pas des couleurs mais des bâtardes nées d’unions contre-nature, de mélanges incestueux, on ne se marie pas dans ces couleurs, cela porte malheur

La petite s’assit alors et gémit – C’est elle qui ne veut pas de blanc. Et pourquoi donc ? Dis-nous pourquoi. Des milliers t’ont précédée ; des milliers de femmes ont porté l’anneau nuptial tout de blanc enveloppées. Qui te dit qu’elles n’ont pas retrouvé l’innocence première, resuçé le lait maternel ? Qui te dit que cela te sera refusé ?

– Si le blanc m’enveloppe, ce sera mon suaire, je le sais. Spectre, j’hanterai le monde jusqu’à la fin des temps.

Elle se redressa, se mit debout et comme une prêtresse devant une foule de fidèles, d’une voix qui n’admettait aucune objection elle prononça : – C’est en noir que je me marierai, noir profond dans lequel toutes les autres couleurs se noient ; se joindront à elles mes illusions et mes espoirs, mes fantasmes et mes folies, je quitte la vie.

Je me suis levée, je l’ai prise par la main.

Personne ne nous retrouva, jamais.

5 février 2017