L’une ou l’autre

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Jeanne Sialelli

 

 

 

 

L’une ou l’autre

 

 

 

 

 

 

 

Roman écrit par Jeanne Sialelli sur une idée originale

D’Eddy Matalon

 

 

L’une ou l’autre

 

1

 

  • Regarde, regarde comme les faire-part sont réussis. Sobres, chics…

Ils vont plaire à ma mère !

Clémence éclate de rire en jouant à lui en tendre un, à le reprendre, à lui reproposer.

-  ​​​​ C’est fou comme elle peut ​​ être gamine pense Laurent qui la regarde

avec tendresse.

Il prend le faire-part, y jette un coup d’œil et le bascule sur le bureau où il se mêle à d’autres papiers.

Clémence a déjà disparu, elle est allée téléphoner, elle est partout et nulle part, c’est un feu follet.

Laurent se remet alors sur son ordinateur mais très vite se recule, les doigts encore sur le clavier, le regard bien au-delà de l’écran. Sa mâchoire se crispe un peu, il fronce les sourcils.

  • C’est bientôt là pense-t-il, vivement que tout cela soit fini ; je n’en peux plus de cette agitation, de ces essayages, de ces préparatifs sans fin. Que va-t-elle encore inventer ?

Je me serais bien contenté d’un mariage sympa, à la campagne, un  «oui » traditionnel dans la petite église de Milly et un repas famille/amis à l’auberge du Cheval Blanc. 

  • Tu n’y penses pas, ​​ lui avait-elle rétorqué alors qu’incidemment il émettait cette éventualité ; le plus beau jour de ma vie dans une gargote ? Laisse-moi rire ! et puis, même mon père, pour une fois, est de mon avis, un polytechnicien dans la famille, quel honneur, c’est le moment de pavoiser ! Nous aussi, on a attendu si longtemps, six ans, avait-elle rajouté en lui ébouriffant les cheveux, te rends-tu compte six ans que nous nous connaissons, ça vaut une mega fête !

Que répondre à cela ? Les jeux étaient faits effectivement depuis longtemps. Six ans, c’est vrai, dont 3 ans de fiançailles ; des vraies avec cérémonie, bénédiction, réception et bague de famille donnée par sa vieille marraine qui hélas ne verrait pas ce somptueux mariage. Il fallait se rendre à l’évidence, il ne pourrait pas y échapper. Avantage : ce sera fait, on n’en parlera plus !

 

Pourtant ce n’est pas tellement le genre de Clémence un grand mariage avec tous ces tralalas. Certes, elle a un père général mais elle semble s’être dégagée de ce milieu guindé et bourgeois. C’est du reste ce qui lui a plu le premier jour où il l’a rencontrée. C’était une amie d’amis ; il avait fait sa connaissance au petit Saint Benoît où toute la bande s’était retrouvée. Il sortait d’un examen et s’était laissé tenter.

  • Viens avec nous, ce soir on oublie tout, les colles, les sous colles…

Une bonne bouffe, du vin et des filles, c’est ce qu’il nous faut !

Lui qui ne buvait pas et n’avait pas de copines… mais il était trop fatigué ce soir là pour refuser et les avait suivis.

Jean et polo, des écharpes de toutes les couleurs autour du cou, de grandes boucles d’oreille argentées, elle était déjà là quand ils étaient arrivés.

  • Salut !

Et comme si elle le connaissait depuis la nuit des temps, d’un geste, elle l’avait invité à s’asseoir à coté de lui.

Les jeux étaient faits !

Un joli visage aux yeux vifs, ses cheveux qu’elle ramassait en chignon et qu’elle faisait tenir par un grand crayon planté dedans.

Elle avait un coté « petit mec » qui l’avait amusé.

C’est elle qui l’avait dragué.

Elle terminait sa 2ème année aux beaux-arts et traînait toujours sous le bras un immense carton à dessin qui ne manquait pas de poser problème dans tous les bouis-bouis du quartier ! Souvenirs, souvenirs.

3 ans de fiançailles passés à la vitesse de l’éclair. Entre ses cours, ses examens, ses soirées avec son groupe de jazz et Clémence, tout cela conjugué, l’avait épuisé, c’était le dernier round.

Et Clémence qui n’en loupait pas une ; Clémence qui lui avait demandé hier, avec un drôle d’air, s’il voulait vite des enfants. Il avait vu le sol se dérober sous ses pieds. Enceinte, pitié, surtout pas ! Il ne manquait plus que ça !   ​​ ​​​​ Mais non, c’était une idée comme ça, jetée en l’air comme elle le faisait souvent. Du reste, avant de paniquer, il aurait du réfléchir ; il était en stage à Rome, tout le trimestre dernier et cela aurait été vraiment un manque de chance ; elle n’était venue le rejoindre que deux fois et parce qu’il était trop fatigué, ils n’avaient quasiment pas fait l’amour. Elle n’avait trop rien dit, épuisée elle ​​ aussi, par les journées de grand tourisme qu’il lui avait concoctées.

Le désir est une drôle de chose pensait-il. J’aime Clémence, il n’y a pas de doute. J’aime sa vivacité, j’aime sa façon de foncer, son regard franc, ses coups de gueule et ses grands éclats de rire, ce sera sûrement une excellente mère ​​ mais… et là se posait la lancinante question : 

Pourquoi est-ce que je me sens si mal de temps en temps ? 

Trop fatigué sans doute se disait-il, trop compliqué ; il lui faudrait prendre, un jour, le temps de tout analyser. Il lui faudrait avoir le courage de voir la vérité en face mais il n’osait pas encore ouvrir la boite de Pandore.

Se marier réglait le problème, on verrait bien….

 

 

2

 

Ah salut Béa comment vas tu ? Attends je m’arrête je suis au volant. C’est bon, tu peux y aller…

…..

C’est vrai ça fait un moment que je n’ai pas donné de nouvelles mais tu connais la vie… Laurent est parti pour huit jours à San Francisco, ses affaires, et moi je viens de terminer un stage dans une entreprise italienne.

…..

Chez Carlo Boggi, à Florence. Le must, un type formidable et quelle ville !

J’y suis restée trois mois, c’était super. J’irai bien vivre en Italie, ce sont des créateurs, des vrais. Il n’y a pas de doute, ils ont le sens du beau. J’ai rencontré des gens extraordinaires et vu des réalisations à couper le souffle.

…..

Design, je suis toujours dans le design. Les Italiens sont les rois dans ce domaine. Ils utilisent tous les matériaux, du plus classique au plus étonnant et surtout ils prennent des risques, ils osent ; j’ai vu des maquettes absolument superbes qu’ils ne réaliseront peut être jamais mais, déjà sur le papier, ce sont des œuvres d’art.

…..

J’aimerais me spécialiser dans le meuble. C’est un fantastique défi. Tiens, imagine une chaise, comment créer une chaise nouvelle ? Ce n’est pas si facile car tu es bien obligé d’avoir en tête sa fonction première : faire que les gens s’assoient dessus ; à partir de là, libre cours à ton imagination : matériaux, formes, couleurs ; ce n’est pas si simple ! Et toi qu’est ce que tu fais ?

…..

Ah c’est sympa, ça. Tu la fais quand ta prochaine expo ?

…..

Si je suis à Paris, je viens c’est sûr et j’emmène le grand chef ! il n’y connaît pas grand chose mais je l’écoute quand même, il m’étonne quelque fois ! Il est d’une grande, presque trop grande sensibilité. Curieux pour un homme. Tu me manques Béa, il ne faut plus qu’on laisse le temps, les choses nous bouffer ; il faut qu’on se voit, qu’on échange, qu’on se bouscule un peu. Tu te rappelles quand on critiquait tous les vieux cons qui s’enlisent dans leurs idées !

…..

Non, t’as raison, on n’en est pas là mais faut faire gaffe ! Le confort et la facilité sont les pires pièges. Encore que de cavaler sans arrêt n’est pas mieux. Prendre du recul, regarder ce que font les autres, on ne le fait pas assez. Es-tu libre lundi ?

…..

Je vois que toi aussi, tu n’es jamais là ! Alors, motus, ne me critique pas ma vieille, on est bien pareilles. Et tes amours ?

…..

Encore ! Tu devrais faire une série de photos, des clichés, trois par mec.

Avant : quand tu es en chasse, séductrice en diable ; pendant : l’amour fou ; après : le jour de la rupture ! Et à la fin de ta vie, tu fais une grande expo !

Il te faudra alors la galerie des glaces et encore elle ne suffira pas ! Donc, t’es en jachère ! Ca va pas durer…Rassure toi !

…..

Ouais, moi ça va…

…..

Qu’est ce que tu veux que je te dise d’autre, ça va… on est par monts et par vaux tous les deux, je ne me pose pas de questions. Il me bluffe, il mène super bien sa carrière, je l’admire, oui, je l’admire, il est super performant mais où est la vie, notre vie là dedans ? J’ai un peu de mal en ce moment.

…..

Non, non je ne regrette pas mais à dire vrai, je ne sais pas ce qui se passe.

Ca ne bouge pas beaucoup, c’est un peu chacun de notre côté et puis…

…..

Je t’en parlerai mais ce n’est pas facile par téléphone, disons que … on s’entend super bien mais, mais c’est un peu tiède, j’ai l’impression d’être sa petite sœur, enfin tu vois ce que je veux dire…

…..

Eh bien oui, t’as raison, ce n’est pas le pied de ce côté-là ; moi, j’en ai envie mais pas lui. J’ai tout essayé. ​​ Je commence à me demander si c’est normal mais des fiançailles si longues nous ont peut-être un peu usés… au fait, tu as reçu le faire-part ? Je te veux comme témoin, tu t’en doutes ! Tu ne t’imagines pas tout ce qu’il y a à faire, heureusement qu’on se marie qu’une fois !

…..

Non, non je ne suis pas comme toi ! la fidélité ça me connaît mais…..enfin on verra bien, entre le mariage et le printemps qui arrive, ça va peut-être un peu l’émoustiller. Je te vois quand Béa ?

…..

C’est bon, je te rappelle pour confirmer. Rue de Bucy comme d’hab ? D’ici là tu te seras bien trouvé un autre amoureux! L’amène pas, n’oublie pas, déjeuner de filles ! Je t’embrasse, salut !

 

3

 

C’est demain ; il erre dans Paris. Depuis trois jours, il ne répond plus au téléphone, ne prend plus aucune communication à l'exception de Clémence bien sûr qui

n’y comprendrait rien.

Il a trop peur de l’imagination débordante de ses amis, de ses condisciples.

Il y a de sacrés farceurs dans la bande toujours prêts à saisir une occasion pour faire la fête. Tout, sauf être embarqué dans un scénario stupide, style enterrement de la vie de garçon.

Quelle drôle d’expression pense t-il ! Cela voudrait dire qu’on ne devient un homme que par le mariage en enterrant l’enfant, le petit garçon. Mort de l’enfant, cette idée le révulse.

Tuer l’enfant, c’est tuer la mère.

Elle est déjà morte la sienne, depuis longtemps mais il garde tant de souvenirs ; ces derniers jours, ils lui reviennent à l’esprit comme des lames de fond. Sa mère et les devoirs sous la lampe de la salle à manger. Sa mère se penchant vers lui et lui, hypnotisé par ce tout petit endroit, duveteux, entre ses seins. Il aurait tant aimé le caresser de son doigt tout doucement.

Les mains de sa mère ouvrant et fermant ses cahiers ; ses expressions de surprise.

  • oh tu as du calcul… si on le faisait ensemble…

Les mains de sa mère, toujours, qui voltigent, des bagues à tous les doigts, ses robes falbala, ses cheveux en boucles tout autour du visage, ses bas de toutes les couleurs et ses bottines.

Sa mère, son odeur. Il se revoit se glissant dans son lit au petit matin.

Elle se tournait alors vers lui, se mettait un peu en chien de fusil, lui ouvrait les bras et le plaquait contre elle ; il sentait ses seins, la chaleur de ses seins au travers de sa chemise de nuit contre son dos; rose, elle était rose la chemise de nuit, celle qu’il préférait, et si douce.

​​  -  ​​​​ Chut, ne fais pas de bruit, ton père dort.

Il fermait alors les yeux et se laissait aller, enveloppé dans sa chaleur.

Il se rappelle aussi exactement de son parfum un peu lourd, épicé ; il se rappelle le vaporisateur.

  • Maman, maman c’est moi qui appuie.

La bouteille ronde, cannelée, l’embout doré. Il lui fallait diriger le jet, ce n’était pas si facile et Maman attendait penchant la tête de côté pour que les gouttes de parfum tombent exactement où il voulait, juste dans le creux du cou, à l’angle fait avec l’épaule. Maman alors frissonnait légèrement et ronronnait. Non, pas comme Gropif le gros rouquin de chat qu’ils avaient à l’époque, son confident, son ami qui n’arrêtait plus de ronronner comme un soufflet de forge, c’était juste un soupir de contentement. Elle l’embrassait alors doucement sur le bout du nez et murmurait en lui caressant la tête:

-  ​​​​ Mon petit garçon, mon petit ​​ garçon aux cheveux d’or.

Il se rappelle le placard à chaussures et ses rires quand il arrivait juché dans ses escarpins.

  • Tu es trop grand maintenant, tu vas abîmer mes chaussures.

Il n’y avait aucune corrélation entre ce qu’elle disait et le rire qu’il voyait dans ses yeux ; alors, il attrapait son sac, un foulard et comme une princesse se pavanait dans l’appartement.

Ce sont des images maintenant, des flashs, le temps a passé, il a du mal à retrouver son visage.

Maman… iIl avait 13 ans quand elle est morte. Brutalement, un accident.

Il n’avait eu qu’une obsession quand on lui avait dit, des cartons, il me faut des cartons, je veux la garder avec moi, je ne veux pas tout perdre, je veux… et il avait pris ce qu’il pouvait, pêle-mêle, son poudrier, sa jupe verte celle qui était fendue jusqu’en haut, un flacon, un peu de lingerie ; il fallait qu’il fasse vite que tout ne disparaisse pas avec elle, qu’il garde des témoins, des acteurs, des riens.

Il avait entassé sous son lit plein de choses, avait interdit qu’on entre dans sa chambre, avait exigé une clé et s’enfermait avec elle. Pendant des années, il enfouissait sa tête dans ses vêtements, retrouvait son parfum, pleurait. Elle était là ; consensus, tout le monde savait où il cachait ses trésors, chacun faisait semblant de ne rien voir. Il remettait tout dans les cartons, un peu n’importe comment, il fallait que les objets bougent, vivent. Les ranger, les plier aurait été les faire mourir à leur tour.

  • Un jour, il fera son deuil… Laissons-lui le temps… Avait-il entendu.

 

Demain, il se marie. Clémence a la vivacité de sa mère, son envie de vivre.

Pour le reste, elle est « elle » et il ne cherche pas la comparaison. Il l’aime, oui c’est sûr, il l’aime.

Il marche sur les quais, le long de la Seine.

C’est la première étape, la première déchirure.

Jusqu’ici, il a fait comme les autres, comme tous ses amis : travailler, passer des examens, rire avec les copains. Pas très souvent, ce n’est pas son truc les grandes beuveries et les plaisanteries de corps de garde. Il préfère la solitude, les musées, la douceur des choses.

Les filles ? Il n’a pas eu d’histoires intéressantes. Ce n’est pas un puceau, non ; mais, à dire vrai, ce sont plutôt elles qui lui ont sauté dessus ; ce qu’il aime ce n’est pas tellement le contact, faire l’amour, c’est plutôt entrer dans leur monde, les salles de bain embuées, les corps qui se dénudent, le haut des bas, les colliers, les bagues qui brillent et leur odeur. Ce qu’il aime, c’est la dentelle, la lingerie, le strass, c’est le frôlement, la complicité, les confidences échangées. Ce qu’il aime, ce sont les cheveux épars, la noirceur des cils, le dessin d’un sourcil.

Pourquoi n’est-il pas né fille ?

 

Il remonte du quai ; il fait nuit. La soirée est belle. Il fait bon et cependant il frissonne. La circulation se fait moins dense, le silence va envelopper la ville.

Sur le Pont Henri IV, il croise des amoureux. Il les a vus arriver de loin se tenant par la main, se collant, puis se décollant comme s’ils voulaient se séparer, une force inconnue les rapproche encore ; la fille rit, un rire haut perché, elle a du boire un petit peu, c’est un rire de jeune femme pompette qui trébuche sur ses escarpins. L’homme est son pivot vers qui elle revient comme un insecte attiré par la lumière, elle s’y accroche, s’y brûle t’elle ?

Il se pose la question. Qu’est ce que je suis pour Clémence ? Qu’attend-elle de moi en dehors de cette sécurité matérielle dont bien sûr elle bénéficiera ?

Il a réussi son cursus, l’avenir est tout tracé de ce côté-là mais cela n’importe quel homme peut lui procurer.

Elle est dans un autre monde, de création, de mouvement continuel, d’extravagance, il se sent démuni.

Clémence, cette boule d’énergie qui lui donne le tournis, le vertige.

C’est elle qui, jour après jour, l’a embarqué dans cette aventure : le mariage.

Il n’a rien fait pour lutter contre le courant, fier d’avoir été l’élu mais, ce soir, il est face au vide.

Un pas et il va disparaître dans un monde inconnu qui lui fait peur. Clémence, sa femme pour la vie ? Que peut-il lui apporter alors qu’il se sent si peu sûr de lui. Il voudrait au contraire trouver des bras puissants pour aller s’y cacher, seul.

Il voudrait retrouver la chaleur perdue, la douceur de sa mère, son rire, la légèreté de l’enfant ; il est face à lui-même, douloureusement, définitivement seul.

Il remonte la rue Saint Paul, le passage pavé qui mène à l’église est noir, terrifiant ; c’est par là qu’elle l’emmenait au catéchisme ; une fois elle s’était amusée avec lui. Jeu inventé comme elle le faisait souvent.

  • Laurent, chiche, tu sautes un pavé sur deux, toujours sur le même pied, pas le droit d’utiliser l’autre, le premier arrivé à la petite porte verte, là où il y a une marche, a gagné.

Ce jour là, elle riait et lui aussi mais il avait un peu honte. Il se rappelle que furtivement il regardait partout.

-  ​​​​ Non, Maman, non ; on va nous voir.

Elle riait de plus belle.

  • Et alors ?

 

Aujourd’hui, c’est un trou noir, il fait nuit. Il passe son chemin, traverse la rue Saint Antoine, arrive Place des Vosges. Circuit familier où il trouve ses repères. A nouveau de l’agitation, des lumières, du monde, des rires, des hommes beaucoup d’hommes attablés dans des bistros qui débordent. Faune homosexuelle qu’il connaît bien et dont il n’a pas peur. Il n’a pas de jugement là dessus, ce n’est pas son truc, c’est tout. Mais le reste n’est pas beaucoup mieux, il le sait. Ce soir, il ne se raconte pas d’histoire, il est face à lui même ; il sait qu’il n’a pas d’attirance pour les hommes, pas plus que pour les femmes. Il sait qu’il n’est pas fini, qu’il est un homme en devenir, mais en devenir de quoi ? De qui ?  il sait que lorsqu’il voit sa silhouette, il ne peut pas, il ne veut pas se reconnaître dans l’homme qu’il voit. ​​ Cet homme ne l’intéresse pas, il voudrait pouvoir le tuer celui que tout le monde voit.

Lui ? Il aurait, c’est cela sa vérité avouée, voulu être fille.

Voilà, c’est dit.

Il s’arrête devant une glace, vitrine de magasin et se regarde. Il est là, c’est vrai, ombre noire, pantalon et chemise ouverte, foulard autour du cou. Figure pitoyable derrière laquelle il devine, fait apparaître la femme qu’il aurait aimé être. Il ferme les yeux, se regarde à nouveau, referme les yeux et l’imagine. Elle est là…

Ne pas bouger, c’est moi, c’est elle ; bouffée de chaleur et de plaisir, juste un instant de bonheur. Mirage auquel il voudrait pouvoir se raccrocher encore une minute.

-  ​​​​  T’es pas bien, tu as un problème ?

Il sort brutalement de son rêve, titube un peu. Un homme est là, la trentaine, le visage ouvert, une lueur d’inquiétude dans les yeux.

  • Non, ça va merci.

  • Tu veux de l’aide ? Viens au coin de la rue là-bas, il y a une table, assied toi ; je m’appelle Alain.

Il se laisse entraîner, s’assoit, commande machinalement un café.

  • Demain, je me marie.

  • Je comprends que tu sois secoué mec, il y a quoi. Tu te poses des questions ?

Le silence s’installe et personne ne le rompt. Puis, il s’entend dire :

  • Oui, je m’en pose et pas qu’une.

Il a la tête penchée en avant, les yeux dans le vague, il ne parle à personne, mais il parle, parle, parle encore. C’est tout. L’autre, Alain, ​​ n’est qu’un reflet mais un reflet bienveillant à qui il peut tout dire, un autre lui-même.

Le temps a passé ; une heure, peut-être plus il ne le sait pas. Alain ne l’a pas interrompu ; il allumait cigarette sur cigarette l’incitant par son silence à continuer.

Il s’est enfin tu. Tout était dit, il ne pouvait plus reculer. Il l’avait sa vérité, enfin exprimée, il fallait qu’il l’assume.

Alain s’est alors redressé, déplié ; de ses deux mains il a rejeté ses cheveux en arrière, a fermé les yeux, perdu dans ses réflexions et puis il n’a dit que quelques mots :

-  ​​​​ Personne ne peut lutter contre ses inclinations profondes, personne. Aujourd’hui tu as tout dit, demain il te faudra faire mais c’est demain ;

enfin après-demain dit-il avec un sourire au coin de l’œil, quand tu en auras la force. Devenir fille est sûrement un long parcours, douloureux, difficile mais si c’est ton chemin, c’est ton chemin ; il n’y en a pas d’autres.

Il te faudra l’emprunter un jour.

Il a sorti un papier de sa poche, a ouvert son agenda, cherché quelque chose, griffonné quelques mots et le lui a tendu.

-  ​​​​ Tiens, c’est un de mes copains, il est passé par-là lui aussi, il a fait son choix, appelle-le de ma part, il pourra t’aider ; il est sous traitement hormonal depuis 3 mois. Il doit se faire opérer, au Maroc.

Et puis, il a souri, un sourire un peu triste et comme s’il se parlait à lui-même :

-  ​​​​ Bien ma veine, je cherche un mec et je tombe sur une fille.

Il s’est levé.

-  ​​ ​​​​ Je te note mon numéro aussi, si t’as envie de me revoir, de parler…

​​ 

 

 

 

4

 

La fin de l’année est arrivée. C’en était enfin fini des mots de remerciements, des photos à envoyer, de toutes ces conversations qui immanquablement tournaient autour de « l’événement ».

Le Général avait vécu là un des plus beaux jours de sa vie. Entrer dans l’église dans son grand uniforme, ​​ sa fille chérie, l’indomptable, ​​ à son bras ! ​​ 

Rien que d’y penser encore s’il avait eu une moustache, elle aurait frémi !

Il avait demandé à sa femme d’acheter un cadre, un grand cadre en cuir avait-il précisé et avait choisi la photo où ils montaient ensemble les marches de l’église suivis des demoiselles d’honneur que l’on devinait derrière tenant le voile. Elle trônait sur son bureau ; il ne se lassait pas de la regarder.

Confortablement assis, mains croisées sur le ventre, il se contentait maintenant à cette évocation d’un sourire d’homme comblé.

Clémence avait été, comme il se doit, la reine de la fête. Rayonnante, elle aurait pu devenir à n’en point douter, l’égérie d’une marque de robes de mariée, marque de luxe évidemment ! Lumineuse, un chignon bas torsadé retenant sur sa nuque sa chevelure complété d’une simple voilette, elle dévoilait des épaules parfaites. Port de Reine. Vêtue d’une robe longue à manches courtes, fluide quoique très bien ajustée, d’une simplicité exacte… C’est le mot, exacte… Une robe épousant ses formes sans qu’aucun pli, aucune dentelle, aucun accessoire ne viennent troubler le regard. Un lys ou plutôt une sirène car la robe s’évasait un peu mais si peu ! De grands gants blanc montant jusqu’au-dessus du coude. ​​ 

Longue, fine, altière elle lui fit penser à ce vers de Baudelaire « Je suis belle, ô mortels comme un rêve de pierre… »

Une rose blanche à la main, une seule qu’elle tenait comme un cierge entre le pouce et l’index, l’autre main délicatement posée sur le bras du Général, elle remontait l’allée, vers lui, vers ce jeune homme qu’elle avait choisi et avec lequel elle avancerait dans la vie.

Laurent a été subjugué quand il l’a vue. Elle n’était plus femme, elle était reine ; elle n’était plus mouvement, elle était statue ; elle n’était plus de chair, elle était extra terrestre. ​​ 

Elle s’avançait ; elle serait sa femme. C’était un rêve.

Il n’a plus eu de doutes, il était ébloui.

Il ne s’est plus posé de question, il était émerveillé.

La suite, le reste, la sortie de l’église avec tous ses condisciples en uniforme faisant la haie sabres au clair, les poignées de riz, les chapeaux de femmes, les rires, la musique, Clémence valsant avec son père, le champagne… des flashs, du bonheur en images mais rien n’a jamais égalé l’image qu’il a dans la tête : Clémence irréelle marchant vers lui.

 

Le temps a passé. Elle a repris sa vie trépidante ; il a revendu son studio, ils apprennent à vivre ensemble ne sachant pas s’ils se connaissent trop ou pas assez. Elle est fantasque, désordre, drôle, inconséquente, créative tout en étant s’il le faut tout d’un coup attentive. Elle s’arrête alors, fronce les sourcils, écoute, devine derrière les mots d’autres mots et puis tout d’un coup se détend comme un ressort, donne son avis, prend une décision, part à grandes enjambées.

Elle le surprend, l’étonne. Lui, il dit qu’il est comme un bœuf, lent et obstiné ; qu’il lui faut du temps, de la réflexion, du silence.

Elle vibrionne autour de lui, entre sans frapper, lui raconte une histoire, l’embrasse dans le cou, ressort. Il en a le tournis.

Le portable collé à l’oreille, elle parle avec ses amis, rit, chante même, revient dans la pièce, disparaît à nouveau. Il tente de lire, d’écrire, se retranche dans son bureau, n’en sort que pour les repas bien que souvent elle l’appelle :

  • Laurent, désolée mais…il doit y avoir dans le frig ce qu’il faut, ne m’attends pas !

Ils se retrouvent le soir couchés l’un contre l’autre. Il a ses livres, elle feuillette des revues d’art, se tourne et se retourne dans son lit. Il sent son regard, il devine ses envies ; elles sont siennes quelque fois…alors il la prend dans ses bras et fait ce que tout mari sait faire…

Il ne sait pas ce qu’elle a dans la tête quand après l’amour, elle se tourne et s’endort.

Il ne veut pas le savoir, il a trop peur. Ce qu’il sait, c’est ce qu’il ressent lui : une grande lassitude.

Alors, la lumière éteinte, il laisse partir son imagination dans des rêves fluos où des créatures orgiaques dansent autour de lui. Il voit des fesses, des seins monstrueux, il voit des croupes, des lèvres, des bouches ouvertes, il voit des sexes béants de femmes obscènes, il voit des paillettes, du strass, de l’or et il se voit tout petit. C’est lui là bas, il le sait, une perruque rouge sur la tête, une grande robe à volants, des escarpins. Il voit cette image avancer vers lui, il sait que c’est son double et puis l’image dansante, grimaçante, s’estompe, il reste avec lui-même ; la perruque est tombée à terre ; il tend un bras ; vers qui ? Il n’y a plus personne ; un bras qui semble appeler, montrer un chemin ; il ouvre la bouche, il n’entend pas le cri, il sait qu’il est affreux, il se retourne, il pleure.

 

Il sait que ce n’est qu’un rêve, un cauchemar mais en est bouleversé.

Il se rappelle Alain et leurs paroles échangées la veille du mariage. Il a toujours ses coordonnées dans son portefeuille mais non, il ne l’appellera pas. Il n’a rien à lui dire. Il ne veut rien lui dire et il ne veut surtout pas être sous son regard.

Il se rappelle ses paroles presque mot pour mot « Demain il te faudra FAIRE ! Personne ne peut lutter contre ses inclinations ; un jour il te faudra prendre le chemin… »

Non, ce n’est pas le moment, il n’en a pas le courage alors il surf un peu sur internet, s’étourdit d’images et est même allé la semaine dernière au Shemane, une boite de travestis.

A dire vrai c’était un peu lugubre, voire pitoyable ce soir là.

Il alimente comme ça sa boite à fantasmes.

Ca durera ce que ça durera !

 

Et le temps a passé, encore, chacun a trouvé des accommodements.

Elle disparaissait au théâtre, dans son atelier de création, dans d’innombrables réunions ; il disparaissait dans le gai Paris d’où il revenait toujours ébranlé, mal à l’aise, en ébullition.

Il s’était fait dans ce milieu quelques amis. Chacun vivait sa vie et personne ne jugeait l’autre sachant combien il y a derrière les excès, les vulgarités, les obscénités, de tristesse enfouie, de secret, de solitude, de détresse.

 

L’homme de jour était reconnu par ses pairs et sérieux ; bientôt il prendrait un peu de ventre et comme un notaire de province, il inspirerait au premier coup d’œil le respect ; on n’en était pas encore là ! Blond, svelte, membre de la direction de son groupe, il charmait tous ceux qui l’approchaient par sa simplicité, son écoute, son intelligence, sa finesse.

L’homme de la nuit se maquillait un peu, s’était acheté une perruque, une perruque sage, une paire de ballerines car impossible de marcher sur ces affreuses choses pointues, pourtant, il aurait tant aimé... ​​ et quelques vêtements féminins.

Il cachait tout cela dans la cave. Clémence n’y descendait jamais.

 

 

 

 

5

 

Pourtant tout a basculé. Le 18 janvier 1996 exactement.

 

Ce jour là, Clémence est rentrée toute essoufflée, elle a monté quatre à quatre les escaliers ; elle est en retard. En plus, Laurent vient de l’appeler, il est retenu au bureau et la rejoindra à la gare. Tout va mal, Paris est encombré ; il pleut, pas moyen de trouver un taxi et de toutes les façons il y a des embouteillages épouvantables.

Il faut absolument qu’ils attrapent le train de 18h35, il n’y avait pas d’autres places ; en plus, Anne et Denis viennent les chercher à la gare et après il y a encore deux heures de routes de montagne. Quelle galère !

Elle balance son carton à dessin dans l’entrée, prend la grande valise à roulettes rouge dans le cagibi, se précipite dans la chambre, ouvre l’armoire et entasse pêle-mêle des affaires.

Il doit faire froid la haut, les pistes sont paraît-il glacées. Des pulls, il faut des pulls, des chaussettes, ne pas oublier les bonnets et les gants ; où a t’elle mis les gants ? Elle attrape un tabouret et cherche d’abord sur l’étagère là où elle entasse toutes ces choses dont on ne se sert jamais ou presque. De vieilles ceintures se détachent et tombent à terre. Elle ​​ grogne ; pas le temps de se baisser et de les ranger. Elle cherche plus au fond, elle jurerait que c’était là qu’elle avait mis les gants la dernière fois. Non rien.

Elle bougonne ; ​​ merde, merde et merde où les ai-je mis ? S’en racheter c’est trop bête !

Elle monte sur la pointe des pieds, c’est peut-être encore au-dessus, elle ne voit pas bien, alors tend la main. Oui, il y a des choses, chance. Elle attrape ce qu’elle peut et lui tombe alors sur la tête un sac plastique qui glisse à terre. C’est peut être là dedans. Elle descend de son tabouret, l’ouvre.

  • Qu’est ce que c’est que ça ?

Elle est stupéfaite, ébahie, un porte-jarretelles, 2 strings un noir, un rouge, une guêpière, des bas à résilles….Tout est neuf, sur certaines choses il y a encore les étiquettes.

Elle s’assoit sur le lit, son cœur bat la chamade, elle ne bouge plus, tout va trop vite dans sa tête.

  • Le salaud, le salaud comment a t’il pu me faire ça ? Le salaud….

Elle se recroqueville sur elle-même, se penche ; les pouces sur les maxillaires, elle se prend la tête de chaque coté entre les mains et appuie de toutes ses forces. Elle entend ses cheveux crisser, elle sent ses ongles sur son crâne, elle continue d'appuyer en gémissant, elle ferme les yeux.  

  • Le salaud…le salaud….

Elle oscille sur elle même, d’avant en arrière, elle refuse de comprendre, d’admettre ; elle ne veut pas être confrontée à « ça » ; elle veut tout remettre en place, revenir 10 minutes en arrière, oublier, faire comme si… mais les petites culottes sont là, blanche et rouge sur le couvre lit de coton blanc. Et ce porte-jarretelles, à quelle pétasse comptait-il le donner ? Les jarretelles semblent vivantes, s’avancer vers elle, la narguer.

  • Le salaud

Elle gémit maintenant ; attrape l’ensemble, le jette par terre, monte comme une folle sur le tabouret, manque de tomber, il faut qu’elle vérifie, qu’elle regarde s’il n’y a pas encore d’autres choses, elle ne sait pas quoi, des photos, des lettres de la pute, des preuves ; oui il lui faut des preuves qu’elle puisse exhiber, montrer, lui jeter à la figure. Rien, il n’y a plus rien qu’une bouteille de parfum en verre cannelé.

Clémence s’assoit à nouveau ; à ses pieds, par terre, les strings, la guêpière, comment peut-on mettre un truc pareil ? Ce ne peut être qu’une perverse, une salope la fille à qui il a acheté ces horreurs. Qui ça peut bien être ?

Elle arpente maintenant sa chambre, leur chambre, à grandes enjambées. A la stupeur succède une colère effrayante ; toutes ces années avec ce type qui s’envoyait en l’air avec une autre ; toutes ces années où elle attendait de lui des marques d’amour et où elle s’endormait, seule, coincée dans un petit bout du lit.

Comment n’y a t’elle pas pensé plus tôt ? Il la trompait, oui c’est le mot, il faisait l’amour à l’autre, la créature capable de mettre des trucs pareils et elle, cette conne, elle n’y avait vu que du feu.

Clémence se met à pleurer ; larmes de rage, de colère, larmes vitriol.

Elle déambule dans l’appartement, revient s’asseoir, tape de ses poings sur le lit et puis se calme, un peu. Elle gémit alors tout doucement, s’enferme dans son malheur, s’enveloppe de ses bras, se serre à toute force et prend sa décision.

-  ​​​​ Je fous le camp, il ne me verra plus jamais.

Elle vide alors la valise de son contenu qu’elle rejette au loin ; les pulls basculent et tombent de l’autre coté du lit. Elle prend ses affaires par piles, n’importe comment, les jette pêle-mêle dans la valise. Va chercher le grand sac de voyage et continue à vider, à prendre, à vider encore. Son portable sonne ; elle jette un coup d’œil : Laurent.

  • Ce salaud est sûrement à la gare et bien qu’il se démerde, je ne réponds pas.

Elle jette même le portable au loin, puis se ravise, se baisse, le reprend, le pose sur la table. Vite, foutre le camp avant qu’il n’arrive. Partir, partir le plus vite possible d’ici.

C’est un cauchemar, il faut qu’elle se sauve.

Elle attrape ses affaires de toilettes, les jette dans le sac et

  • Mon Giacometti, mon petit Giacometti alors ça non, je ne lui laisserai pas.

Elle embarque la statuette. Tout le reste, elle n’en a rien à foutre, qu’il étouffe dedans, qu’il en crève. Elle lui laisse tout, son bric à braque de bourgeois bien arrivé, qu’il s’y perde !

Lui écrire un mot ? A quoi bon, il comprendra ​​ quand il verra les strings et tout le saint Frusquin en charpie car maintenant elle découpe, elle hache, elle dépiaute, elle arrache tout ça, toutes ces merdes, qu’il se les mette où je pense, ce con.

 

-  ​​​​ Béa ​​ tu es là ? J’arrive chez toi. ​​ C’est tout ce qu’elle trouve à dire.

Elle raccroche, elle n’entend pas les « Clémence, Clémence qu’est ce qui t’arrive ? » de Béa.

Elle boucle son sac, prend la valise, récupère son carton à dessin, jette ses clés à l’intérieur et claque la porte derrière elle.

 

 

6

 

2011 – 15 ans ont passé

 

Z Design est en grève. Il y a des banderoles partout. Quelques ouvriers sont devant la grille et empêchent les camions de passer ; d’autres un peu plus loin discutent. Un groupe de femmes est devant la porte d’entrée ; elles semblent frigorifiées, bougent d’un pied sur l’autre et remontent leur col de manteaux aussi haut qu’elles le peuvent.

-  ​​​​ Un plan social, il faut un plan social avec des indemnités pour tous ​​ dit Maryse ; moi j’ai peur ; j’ai 55 ans, qu’est ce que je pourrai trouver à mon âge, les enfants me coûtent cher et mon mari qu’est au chômage depuis 6 mois. Je me demande comment qu’on va faire. J’en dors plus.

C’est mon beau-frère qui me l’a dit, il a vécu ça l’année dernière et il a touché six mois de salaire. Ce serait toujours ça.

  • Tu crois que c’est foutu ? lui répond Martine ; nous, à l’expédition des marchandises, on a plein de travail, alors comment ça se fait ?

  • Il paraît que la banque ne suit pas, c’est la chef comptable qui me l’a dit.

  • Elle t’a vraiment dit ça ?

  • Oui mais il paraît que La clé, (c’est comme cela qu’ils appellent tous Clémence Leroy leur patronne ; La clé, cela lui va bien, elle trouve toujours des solutions à tout mais cette fois ci, c’est coton ! ) il paraît que La Clé a dit qu’elle avait une bonne piste de repreneurs et qu’on devait lui faire confiance.

  • Confiance, confiance, faut jamais faire confiance aux patrons ; ils s’en mettent tous plein les poches et puis un beau jour ils disparaissent.

  • Moi, j’y crois pas ; jamais elle fera ça. Elle l’aime trop son usine, elle nous connaît tous. Dis t’as oublié ce qu’elle a fait pour nous ; ce n’est pas une patronne comme les autres.

  • Ils sont tous pareils, j’ te dis. Et puis, une femme qu’est ce que tu veux qu’elle fasse. C’est des requins en face, elle saura pas nous défendre.

  • Tu dis n’importe quoi, le plan de reprise de l’italien, tu sais ceux qu’avaient ​​ un drôle de nom ; mais si, ceux qu’ont visité l’usine en septembre et bien, tu sais pourquoi ça n’a pas marché ? Eh bien par ce qu’ils nous viraient tous alors elle n’a pas voulu.

  • Comment tu le sais, toi ?

  • C’est Mohamed qui me l’a dit.

  • Il te parle maintenant Mohamed ?

  • Oui, il me parle, il m’a toujours parlé, je le connais du début ; ca a été le premier ouvrier. Ils étaient tous les deux, la Clé et lui et ça bricolait dans le garage du Moine, tu sais sur la route de Menerbes et tu vois ce que c’est devenu, on a quand même des beaux bâtiments, du matériel, tout.

  • Ouais, ça n’empêche rien ; on va quand même gicler comme ceux de Vavite.

  • C’est idiot c’que tu dis, ils faisaient des pneus, ça n’a aucun rapport.

  • Ben si, c’en a ; il y a 3 ans ils ont été repris, t’as vu combien de temps ça a duré, ce sera pareil pour nous.

  • Moi j’y crois à la Clé ; on en a déjà vu de dur et on va s’en sortir comme toujours. Du reste, je me demande ce que je fais là, je reprends le boulot, c’est pas la peine d’en rajouter.

  • Moi aussi dit Josiane ; je ne peux pas lui faire ça ; c’est pas juste.

  • Moi, j’ai trop froid, je rentre, je dis rien mais je suis avec vous les filles ; ce n’est pas André qui me fait peur.

  • Et pourquoi, il te ferait peur André ?

  • Il est venu voir mon mari hier soir à la maison ; ils ont bu un coup et il lui a bourré le crâne comme quoi moi aussi je devais faire grève. Je ne sais pas

ce qu’il lui a raconté mais le grand con, il a marché, il m’a mis une tête comme ça toute la soirée.

  • Alors on rentre, on y va les filles, on va bosser,

 

-  ​​​​ Mais qu’est ce qu’elles foutent là bas? Pourquoi elles rentrent ?

  • Elles ne sont pas d’accord avec nous, c’est la Josiane qui les entraîne ; elle a peut-être raison.

  • Toi aussi Paul tu vas te dégonfler ?

  • C’est pas ça mais je pense qu’il y a du boulot, le carnet de commandes est complet alors si on bosse pas, c’est qu’on est des cons. Et puis, les Chinois vont arriver, autant qu’ils voient la fabrication. Les Chinois je n’aime pas trop ça, on sait jamais ce qu’ils pensent mais c’est mieux que rien.

  • J’arrête aussi, j’aime pas rester là à rien faire. Les gars si vous avez besoin, venez me chercher mais je termine le truc d’hier ; le client vient chercher sa commande aujourd’hui ; ce sera toujours ça.

  • Tu rêves, jamais il passera ; y’a André au portail et lui, c’est un dur à cuire ; il l’empêchera d’entrer.

  • J’ai vu ça avec Mohamed, on sortira par derrière ; enfin on essaiera.

  • La Clé, elle est où ?

  • A la banque à ce qui paraît.

  • Les banquiers, tous des fumiers. Prendre nos sous, ils savent faire mais quand t’as besoin d’eux, tu peux te brosser.

  • Tiens, il y a Mohamed là bas avec les gars de l’atelier. Ca discute ferme.

  • Faut dire que Mohamed et La clé, ils s’entendent bien ; même que Mohamed, il marie sa fille et que c’est La Clé qui a payé pour la salle.

  • Comment ça ?

  • Oui, c’est ce qu’on m’a dit. Là, elle a trouvé le pognon.

  • Non mais t’es gonflé, elle l’a trouvé aussi quand ta femme elle a eu son accident ; c’est pas elle qui t’a prêté le fric pour la nouvelle voiture ?

  • C’est vrai mais c’était prêté, j’lui ai rendu son fric.

  • Et t’as payé combien d’intérêt ? alors là, tu la boucles, t’es du genre qui oublie ; moi j’oublie pas et la Clé ca a été une bonne patronne ; on a trimé avec elle mais elle savait le reconnaître, elle.

  • Alors pourquoi tu fais grève ?

  • Faut bien pour marquer notre inquiétude et puis comme ça le Maire, le Conseil Général, je ne sais pas qui, nous aidera peut-être ; faut qu’on se fasse connaître

  • Pour être connus, on est connus… jusqu’en Chine… ma belle sœur, elle ne voulait pas le croire. « Des chinois en France, jamais, on est trop cher » qu’elle a dit. Eh bien si, je lui ai répondu, la preuve.  ​​​​ « Ils sont défaire toute l’usine et l’embarquer la bas. » Elle a réponse à tout la belle-sœur !

  • Elle n’a peut-être pas tort.

  • Et qu’est ce qu’ils en feraient là bas de l’usine ; ce qu’on fait nous, ils ne peuvent pas le copier, c’est tout dans la tête de la Clé ; à moins qu’ils nous l’embarquent elle, on ne risque rien !

 

 

 

7

 

-  ​​​​ Mes hommages Madame Leroy

Monsieur Wu s’incline devant Clémence, sa femme quelques pas derrière lui sourit, s’approche à son tour et lui serre la main. Pour être Chinois, Monsieur Wu est chinois. Pas très grand, le cheveu poivre et sel. Ses yeux se devinent à peine derrière ses paupières bridées, tout petit éclair noir, vif. Il n’est que sourires.

Sa femme est probablement française, elle en a tout l’air mais n’a pas encore dit un mot.

Clémence est surprise, ils sont plus âgés qu’elle ne le pensait. Ils doivent avoir une bonne ​​ soixantaine d’années. Elle n’en laisse rien voir.

-  ​​​​ Je vous présente Mohamed Kelouah ; il a toutes les fonctions ici : chef de production, contremaître, ouvrier et quelques fois même coursier voire infirmier ! (petit sourire) Mohamed est à mes cotés depuis la création de Z Design, il est associé avec moi sur certains projets, j’ai une confiance absolue en lui.

Mohamed en bleu de travail, un masque de protection relevé sur la tête sourit, tend la main à Monsieur Wu puis à Madame Wu.

 

  • Vous vous attendiez sûrement à des personnes plus jeunes, plus entreprenantes, vous devez être étonnés, Madame Leroy, Monsieur Kelouah, c’est bien cela ?

Monsieur Wu se tourne alors vers Mohamed montrant par là que le message est bien passé, qu’il ne s’adresse pas seulement à la Directrice Générale de Z Design mais aussi à la personne dont elle vient de faire l’éloge et qui apparemment

a son mot à dire dans l’entreprise.

-  ​​​​ Vous n’avez pas tort. A dire vrai nous arrivons en ordre dispersé. Notre fils devrait être déjà arrivé. C’est lui votre interlocuteur. Lee qui a repris la Direction Générale de ​​ Co-Pilote ​​ et est maintenant « aux manettes » comme vous dites dans votre jargon. J’ai gardé des fonctions de Président honoraire, ce qui me permet de ne plus rien faire tout en restant conseil de l’entreprise. C’est beaucoup plus confortable et beaucoup moins stressant.

Mon fils doit arriver dans une heure environ avec son associé Laurence Peccoud.

Clémence relève la tête, trésaille un peu.

Monsieur Wu la regarde, étonné.

  • Vous la connaissez  peut-être?

  • Non, c’est une coïncidence, je connaissais une famille Peccoud ​​ mais je les ai perdus de vue.

  • Nous tenions, ma femme et moi, à voir au préalable votre production. C’est elle, n’est-ce pas dit-il en se tournant vers Madame Wu, qui a beaucoup insisté pour que nous venions ensemble.

  • Je suis en effet très admirative de ce que vous faîtes et, à dire vrai, je nous ai imposé, mon mari et moi-même pour cette journée; j’espère pour ma part ne pas vous gêner dans votre travail et nous nous sauverons très vite.

  • Je vous remercie de ces compliments et vous accompagne très volontiers. Mohamed, si tu veux bien, tu attends le fils de Monsieur Wu et son associée ; merci de nous prévenir dès leur arrivée. ​​ Au passage, peux-tu vérifier que les tôles sont bien arrivées.

 

Clémence se dirige vers l’atelier.

  • Voulez vous voir directement les œuvres réalisées et que nous commencions par le hall d’exposition ou préférez-vous voir les choses dans l’ordre, c’est à dire de la conception à la réalisation ?

Monsieur Wu se retourne vers sa femme d’un air interrogatif.

  • Je préfère l’ensemble si tu le veux bien et si cela ne prend pas trop de votre temps ​​ Madame Leroy. J’ai déjà eu l’occasion de voir quelques-unes de vos réalisations au salon de Cologne, il y a 2 ou 3 ans et puis après je vous ai un peu suivie au travers de revues spécialisées mais approcher et comprendre comment le processus de création s’opère me passionnerait.

 

L’antre de Clémence est vaste ; un très grand hangar ; on le voit de loin.

Pour y accéder, il faut traverser une cour au pavage de pierres blanches, simples, au centre, une sculpture moderne : des cercles métalliques s’entrecroisant atténue le coté rectiligne de la construction.

On distingue très vite qu’il y a deux parties : l’une à gauche, c’est la plus petite en verrière, l’autre partie est aveugle. L’entrée se fait entre ces deux mondes ; le côté verrière est le bureau de Clémence, simple, moderne, un ordinateur, des plantes vertes ; on ne sait pas bien si on est dehors ou dedans car les parois vitrées sont d’une seule pièce et du sol au plafond. C’est un endroit clair, chaleureux, vivant où règne un désordre de bon aloi : des dossiers, des rouleaux, de grandes boites d’où débordent des feutres de toutes couleurs. Une figurine mince, effilée, sombre, un Giacometti sans doute, s’élève comme un if, arbre de cimetière, dans ce bureau exubérant. Un peu plus loin des tréteaux modernes et des plans de travail recouverts de grandes feuilles de papier à dessin ; on se croirait dans un cabinet d’architecte, si ce n’est que quelques mètres plus loin on devine des objets de toutes sortes destinés en grande partie à l’ameublement, posés là, distants les uns des autres : des structures de fauteuils, de tables, de chaises, de luminaires, des ébauches métalliques, des constructions de plâtre.

Le sol est en béton coloré orangé, impeccable ; l’œil s’habitue très vite à cet environnement où on se sent bien. Il y a de l’espace et cet espace a une âme, il est vivant, il est pétillant ; ce ne peut être qu’un espace de création.

Clémence est chez elle. Elle explique maintenant à Monsieur et Madame Wu qu’il y a deux activités bien distinctes dans son entreprise. L’une est la commercialisation de produits existants ; elle se refuse par principe à les faire fabriquer au-delà d’un certain nombre d’exemplaires bien qu’ils ne demandent plus de temps, de frais de création et qu’ils soient complètement amortis. Ils lui assurent la trésorerie nécessaire pour faire vivre l’entreprise.

L’autre est la conceptualisation puis la création de nouveaux modèles.

 

  • Vous verrez ainsi dans le showroom des réalisations finies que nous commercialisons dont la fameuse banquette multi-faces dont vous avez du entendre parler car c’est elle qui a fait connaître Z Design dans le monde fermé de l’ameublement design.

Madame Wu acquiesce d’un petit signe de tête.

 

 ​​ ​​ ​​​​ -  ​​​​ Ici, nous sommes dans ma partie.

D’un geste de la main elle montre son bureau, ses dossiers mais détourne très vite les yeux ; il n’y a rien à visiter ici semble t’elle dire, c’est un bureau, un point c’est tout.

Elle se tourne rapidement, avance de quelques pas vers les grandes tables à dessin.

-  ​​​​ Nous sommes dans la partie centrale. C’est ici que ​​ je dessine de nouveaux modèles ; ce n’est pas facile comme pourraient le croire de non initiés.

Il faut ne pas hésiter à oser, à aller de l’avant et, en même temps, il faut garder en tête les contraintes de toutes sortes : ergonomie, tendances, mode car tout compte. ​​ De plus, nous avons souvent des commandes hors standard alors ​​ je crée sur mesure et à la demande de clients ce qu’ils désirent.

  • Ainsi voyez-vous, dit-elle, à Madame Wu et se penchant sur une table à dessin, je dois pour un château trouver une idée de cloison intérieure qui, et c’est la volonté du client, soit très moderne tout en s’inscrivant bien dans l’existant.

J’ai pris de nombreuses photos de l’endroit, toutes les cotes bien sûr ; je connais l’exposition, la lumière, l’angle par lequel les visiteurs entreront. J’y suis allée déjà quatre ou cinq fois, y suis restée des heures entières à différents moments de la journée, me suis complètement imprégnée des lieux, ai glané tout ce que je pouvais glaner ; c’est à mon tour de jouer, de trouver la cloison idéale, le matériau et de faire une proposition au client ; c’est ça mon métier.

J’ai l’idée d’une tôle ; regardez ; mais je vous prends beaucoup de temps, je ne veux pas vous indisposer d’autant plus que nous n’en sommes qu’à l’ébauche, au dessin d’une maquette que je réaliserai ici, d’abord à la main, puis par ordinateur. Il y a des programmes géniaux mais rien ne remplace le papier et le crayon; ce serait une erreur de le croire. Après je valide avec mon client et selon les projets réalise, très souvent, une maquette en format réduit ; cela se fait encore ici, dans ce hangar ; si c’est nécessaire, nous exécutons une seconde maquette en format réel ; suivant la taille, là ou dans l’atelier que vous visiterez.

Je peux quasiment tout faire mais j’ai besoin d’un matériel considérable ; ce sont tous ces outils, ces machines que vous voyez là. Quand nous avons le choix, nous privilégions toujours le travail à la main avec chalumeaux, perceuses, ponceuses éventuellement.

Il me faut de tout, ​​ dit-elle en riant, ce qui coupe, pince, soude, écrase ou étire, soutient, chauffe, refroidit …. Mais quelque fois et c’est le miracle on y arrive en un tour de main et pour ça, Mohamed est génial.

Il prend deux bouts de fer, un chalumeau, je lui donne l’idée, il crée l’objet !

Quand nous avons commencé, c’était dans un ancien garage, au bout du village ; nous étions tous les deux mais avec la rage au ventre.

 

Clémence s’arrête brutalement ; qu’est-ce que je leur raconte, qu’est-ce qu’ils peuvent bien comprendre ? J’ai tort, je les embrouille, ils ne vont voir que les investissements à réaliser, le temps passé, jamais ils ne nous aideront ni n’achèteront si je poursuis.

-  ​​​​ Continuez Madame Leroy, c’est passionnant, je vous en prie.

Madame Wu a mis sa main sur le bras de Clémence et sent combien elle est émue, combien elle tremble. Elle lui sourit. ​​ Continuez, Continuez…

Monsieur Wu les a quittées, il est passé devant et, mains derrière le dos, très intrigué, il regarde ces machines auxquelles il ne comprend rien, ces chaînes, ces ferrailles, ces poulies, ces plaques de tôle, ces poutres de bois, du polystyrène, des éléments plastiques de toutes formes, de toutes couleurs entreposés.

Tout est bien rangé mais tout lui semble vivant ; il fait chaud ; de grands projecteurs déversent une lumière très forte. Clémence s’approche, suit son regard.

  • Nous ne pouvons travailler qu’en pleine lumière, une ombre et notre perception peut être perturbée ; comme vous le voyez, les sources de lumières sont modulables, adaptables ; si l’objet est réussi, quel qu’il soit, il doit l’être toujours, quelle que soit son exposition. Mon métier est passionnant et toujours renouvelé. Nous restons volontairement petits, peut être avons-nous eu tort de ne pas prendre plus de risques, de ne pas vouloir inonder le marché de ce qui se vendait facilement ; peut-être.

Son regard est dubitatif.

  • Ce qui est certain et il est important que vous le sachiez, le carnet de commandes est plein, au moins pour sept mois d’activité. Des clients sont en retard de paiement, les fournisseurs de matières de base veulent être payés à trente jours et j’ai les payes de tous, tous les mois. La banque recule, je ne sais plus comment faire… Déjà le mois dernier, les ouvriers ont accepté d’être réglés en deux fois le 1er et le 10, ce n’est plus possible…

Elle les regarde tous les deux ; ce n’est pas une perdante ; elle est fière d’elle, de sa réalisation, elle a le regard droit, elle semble dire « à prendre ou à laisser c’est comme ça, nous, on a fait ce qu’on pouvait »

-  ​​ ​​​​ Si vous reprenez ​​ Z Design, c’est toute une vie et c’est 24 personnes qui travaillent ; dans les bureaux, ils n’y en a que cinq : la compta, le département commercial et le service du personnel : les plannings, les fiches de paye et divers travaux administratifs. Le local détente que vous voyez à votre droite est pour tous : employés et ouvriers ; tout le reste, ce sont les ateliers qui sont juste derrière.

Le showroom, pardonnez-moi j’ai horreur de ce mot, je préfère vous dire le lieu d’exposition est dans la continuité de ce hangar ; nous y avons tout ce qui a été réalisé depuis le début de cette aventure, sortons vite d’ici le bruit devient assourdissant. ​​ Je vous y emmène.

 

 

8

 

-  ​​​​ Nous arrivons dans une petite heure. Qu’il fait beau, c’est vraiment une chance mais quelle ​​ idée d’aller s’enterrer dans un coin si perdu ? Pour une entreprise, cela doit doubler les frais ; entre les fournisseurs qui doivent sûrement majorer leurs tarifs compte tenu de la distance et les frais d’expédition, ça va vite. A côté de ça, la main d’œuvre est moins chère.

-  ​​ ​​​​ Il y a combien de salariés dans cette boite ?

-  ​​​​ Une vingtaine, je crois ; un peu plus peut-être.

-  ​​​​ Tant que ça. Ils ne font que du moderne ? Pas du tout de meubles contemporains ?

-  ​​​​ Je ne sais pas ; à dire vrai, j’ai reçu le dossier il y a une dizaine de jours et n’avais pas beaucoup de temps; à première vue, je n’ai regardé que les éléments comptables, de synthèse ; pas si mauvais que ça ; il y a peut-être quelque chose à faire mais, à mon avis, il faut laisser tomber, ils sont trop loin de Paris et puis ce n’est pas notre secteur habituel, on n’y connaît rien, ni toi, ni moi.

-  ​​​​ Alors pourquoi y aller ? Ce n’est pas ton genre de prendre une journée pour rien puisque tu sais déjà que tu n’en veux pas ?

 ​​​​  -  ​​​​ Tu ne me croiras pas, c’est pour faire plaisir à mes parents.

-  ​​​​ Ah bon, ton père est dans le coup, il a du flair pourtant, qu’est ce qui lui arrive ?

-  ​​​​ Non, pour une fois, il ne s’agit pas de lui; figure toi que c’est ma mère. Tu sais qu’elle adore l’art sous toutes ces formes ; elle avait fait l’école de Chartres autrefois et puis elle a connu mon père ; elle s’est mariée, est partie en Chine et elle a tout laissé tomber. Ils ne sont revenus en France que lorsque j’avais huit ans persuadés que c’était mieux pour moi. Du coup, je parle et bien sûr comprends le chinois mais je ne l’écris pas, dommage, par les temps qui courent ce serait un plus incontestable. Encore que, l’anglais reste la langue universelle des affaires.

-  ​​​​ Quel rapport avec ta mère et Z Design?

-  ​​​​ Oh le con, t’as vu ça, il m’a complètement coupé la route. Heureusement qu’il y a des freins sur cette bagnole. La campagne…

Ah oui, je divague, je te disais, ma mère, il y a deux ans, est allée à Cologne pour un salon de meubles contemporains, en est revenue tellement emballée qu’elle voulait ouvrir à Paris un espace Design et encore une fois, c’est mon père qui…enfin, c’est de l’histoire ancienne ; toujours est-il qu’elle avait depuis longtemps repéré le travail de cette fille car c’est une femme qui a monté la boite que nous allons voir. Maman était revenue super excitée, elle avait acheté 2 fauteuils. Les blancs qui sont dans le salon, tu vois à coté de la table en verre. Peu de temps après il y a eu une histoire de banquette et plein d’articles dans la presse spécialisée que ma mère dévorait. La fille avait eu un prix pour cette banquette super design et ma mère charriait mon père « Tu vois, j’aurais du ouvrir ce magasin et l’avoir en exclusivité, toi qui te dis le plus fort dans les affaires et bien là, tu as loupé un coup… »  ​​ ​​​​ Là-dessus, elle a appris que cette entreprise était en difficulté ; comment ? Je ne peux pas te le dire ; elle en a parlé à mon père. Voila, tu sais tout.

-  ​​​​ Oui et non ; qu’est-ce qu’on est censé faire ?

-  ​​​​ Comme d’habitude, un audit complet et puis après on verra. Pour moi, c’est clair, c’est trop loin, ce n’est pas notre truc, redresser une affaire dans un secteur d’activité qu’on ne connait pas du tout, c’est casse gueule. En tous les cas, je ne m’en occupe pas, c’est toi qui prends le relais ; à mon avis en trois semaines, un mois, tu en auras fait le tour et on en reparlera.

-  ​​​​ Trois semaines ! trois semaines… mais j’ai des dossiers plus importants qui attendent. J’ai presque fini la filiale du groupe Batifer et je voulais attaquer Nordconstruction.  ​​ ​​ ​​ ​​​​ .

-  ​​​​ Je sais, on ira vite ; si tu vois quoique ce soit qui le justifie, on dit non immédiatement et tu reviens.

-  ​​​​ Ils sont vraiment aux abois ?

-  ​​​​ Je ne sais pas. J’ai entendu dire qu’en plus il y avait eu une grève ; enfin le truc habituel. Ne te fais pas séquestrer, tu nous manquerais !

-  ​​​​ Ne rigole pas, il y a 3 ans tu te rappelles, tu ne faisais pas le fier dans la boite de Lorraine….

-  ​​​​ Ne m’en parle pas ! un cauchemar !

Au fait Laurence, mes parents doivent déjà y être parce que ma mère voulait voir la créatrice de Z Design ; elle doit avoir une idée derrière la tête. Ne l’écoute pas, c’est des affaires de bonne femmes ; excuse-moi, toujours ce cliché idiot. Ce doit être mon éducation mais il faut quand même le dire, les femmes ont tendance à être moins rationnelles que les hommes, plus émotives… bon, bon je m’enferre !

En tout cas, toi, tu as fait ce que tu as voulu, tu es peut être une femme maintenant mais tu raisonnes, tu bosses comme un mec !

-  ​​​​ On ne revient pas là-dessus. Je reste jusqu’à la fin de la semaine ; je prends toutes les données. Je commence à éplucher les comptes, je vois la banque si nécessaire et ​​ retour à Paris. Je reste lundi et mardi, je boucle Batifer et je redescends. Ca te va ?

-  ​​​​ OK

-  ​​​​ Arrêt pipi, on boit quelque chose ?

-  ​​​​ Prends le dossier que j’y jette un œil. Si Monsieur le Président est là ; j’assure !

Lee, je ne t’ai jamais demandé, ton père sait ?

  • Oui il sait mais pas maman à moins qu’il ne lui ait dit mais ça m’étonnerait. Tu le connais, il est l’efficacité même alors que tu sois fille ou garçon, tu es polytechnicien, polytechnicienne, comme moi ; pour le reste.. pfuitt… Mais derrière la façade qui y a-t-il ? Même moi, je ne le sais pas !

 

-  ​​​​ Oh merde, merde, merde…

-  ​​​​ Qu’est ce qu’il y a, qu’est ce qui arrive ?

-  ​​​​ Z Désign

-  ​​​​ Quoi Z Design ?

-  ​​​​ Tu as vu qui est le DG ?

-  ​​​​ Oui, une femme et alors ?

-  ​​​​ C’est mon ex femme.

-  ​​​​ Wouaouh ! On n’est pas dans la m…tu as raison ! Mais qu’est-ce que ça change ?

-  ​​​​ Tout mon vieux ; je n’ai pas envie de la revoir. Demi-tour on rentre.

-  ​​​​ Impossible, on est à côté. Ils nous attendent et il y a mes parents.

-  ​​​​ Alors t’y vas tout seul.

-  ​​​​ Et j’expliquerai que je t’ai perdue en route et qu’il faut lancer un avis de recherche ? Non ma vieille, il faut assumer, il y a combien de temps que vous avez divorcé ?

-  ​​​​ 15 ans, par là.

-  ​​​​ Vous avez gardé des rapports ?

-  ​​​​ Aucun, elle a disparu un soir ; elle a cru que je la trompais ; trois jours après elle entamait une procédure de divorce ; j’étais tellement mal à ce moment là que j’ai laissé filer.

-  ​​​​ C’est une rapide. Si la mienne me faisait ce coup là … T’as dû être drôlement secouée ?

-  ​​​​ Oui mais je n’étais pas clair non plus. Je ne savais pas ce que je devais faire. C’était le trou noir devant moi. Une vraie déprime ; elle parlait sans arrêt enfants et moi je ne me sentais pas d’en faire un, ni deux ni dix, je ne savais plus qui j’étais.

-  ​​​​ Comment tu t’en es sortie ?

-  ​​​​ C’est le paradoxe ; je crois que c’est grâce à elle. Je n’avais pas le courage de lui expliquer, j’ai sûrement eu tort ; elle est partie. Seul, il a bien fallu que je me rende à l’évidence, il fallait que je fasse quelque chose. Je suis allé voir un psy et puis j’ai fait des rencontres et puis j’ai pris ma décision, un jour.

-  ​​​​ Tu as du en baver ?

-  ​​​​ Oui, ça a été dur car dans un premier temps j’ai coupé avec tout le monde. Comment expliquer à sa grand-mère qu’on veut changer de sexe et encore la grand-mère, ce n’est rien, elle t’aime souvent de façon inconditionnelle mais le patron, les amis, les voisins, alors j’ai foutu le camp, moi aussi, et je suis allée vivre quatre ans au Maroc.

Quand je suis revenue, j’étais telle que je suis maintenant. Table rase sur le passé mais tellement mieux.

-  ​​​​ Ta famille ? Tes amis ?

-  ​​​​ J‘ai repris contact avec certains par mail d’abord ; je voulais une nouvelle vie alors quand ca risquait de poser problème, je revenais dans l’anonymat.

-  ​​​​ Et elle, ta femme ? Enfin ton ex ?

-  ​​​​ Je lui aurais fait trop de mal et ça je ne le voulais pas ; je l’aimais vraiment. C’était une sacrée femme.

-  ​​​​ Tu reviens de loin ; as-tu eu des regrets quelques fois ?

-  ​​​​ Non, jamais, sauf pour Clémence justement ; ​​ deux, trois mois après notre séparation je lui ai écrit un mot, un soir, pour reprendre contact, j’avais envie de lui dire la vérité, elle n’a pas répondu, c’est peut-être mieux ainsi ; c’était trop tôt et puis comment l’aurait-elle pris ? Peut être plus de mal que de bien. C’est à ce moment là que je suis parti.

-  ​​​​ Tu ne l’as jamais revue ?

-  ​​​​ Jamais.

-  ​​​​ Elle ne t’a donc jamais revue, elle non plus ? Oh excuse moi, je suis con mais quelle affaire. Attends je poursuis, si elle ne t’a pas revue, jamais elle ne te reconnaîtra, quinze ans ont passé.

-  ​​​​ Non, je vois où tu veux en venir, je ne veux pas la tromper une deuxième fois.

-  ​​​​ Il n’est pas question de la tromper mais de business ; on y va, tu restes les trois jours, tu remontes à Paris ​​ et tu ne reviens pas ; on fait l’audit sur papiers et, si besoin est, on envoie Patrick pour les entretiens avec le personnel. Il râlera mais il le fera.

-  ​​​​ Non, non…

-  ​​​​ Ecoute, on y est dans cinq minutes ; autant elle n’y sera pas, elle se sera fait représenter. C’est trop compliqué et puis mes parents…alors là le vieux, mélanger travail et états d’âme, il ne nous le pardonnera jamais. ​​ Je suis là, je ferai l’intermédiaire, tu verras tout se passera bien.

-  ​​​​ Non, non…

-  ​​​​ Pas le choix, du courage, tu as choisi ; tu es une femme, c’est comme ça. Il faut aller au bout de ton chemin. On fonce.

 

 

Il faut aller au bout de ton chemin, ce sera dur, c’était les paroles d’Alain.

Encore ce pas à franchir mais jusqu’où ? Jusqu’à quand je devrais payer ? Et payer quoi ?

 

 

 

9

 

-  ​​​​ Allo. Oh Salut Béa ; écoute, je ne peux pas trop te parler, j’ai les Chinois aujourd’hui.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Espèce d’idiote, ne rigole pas, ce n’est pas le jour, je suis super stressée. En plus, ce n’est pas très simple car la femme du Président a tenu à venir, elle est très sympa mais faire une visite de la boite à un moment pareil, ce n’était vraiment pas le moment.

-.  ​​​​ 

-  ​​​​ Oui, j’ai ça en plus, mais Mohamed a assuré comme toujours. On a tout nettoyé, il n’y a quasiment plus de traces Il n’aurait plus manqué que ça : les banderoles et les Chinois !

-…

-…Non, je n’ai pas eu peur ; je les connais quand même, je les ai tous embauchés. Par contre, j’ai été surprise, une grève ? Je n’aurais jamais cru. Il y a un ou deux surexcités encore, je verrai bien, je fais ce que je peux. Ecoute je ne peux pas rester, il faut que j’y aille, je te rappelle.

-…

-  ​​​​ Qu’est ce que tu me dis ?

-  ​​​​ 

- ​​ Quoi ? tu l’as plaqué ?

-  ​​​​ 

-  ​​​​ C’est pareil ; un coup de tête ou tu crois que c’est sérieux ?

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Il est tombé sur quoi ?

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Tu es folle Béa qui c’était ce type ? ​​ Tu ne m’en avais pas parlé.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Ne pleure pas Béa, ne pleure pas, je te rappelle.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Mais non, mais non; écoute la terre ne va pas s’écrouler pour un bonhomme qui fout le camp, je te rappelle Béa. Et l’autre, il est encore là ou reparti dans son pays ?

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Mais bien sûr que non, tu ne me déranges pas. Ce n’est pas par ce que j’ai les Chinois que tout s’arrête. Tu comptes plus qu’eux. Je te rappelle ou mieux, prends les loupiots et débarque ; viens passer quelques jours ici.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Alors, prends les deux petits, ils peuvent louper l’école et laisse Antoine chez son père ou chez son copain, sa mère peut bien assurer deux ou trois jours.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Ne pleure pas Béa, ne pleure pas…

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Oui tu me l’avais dit, ça faisait un moment que ça n’allait plus mais le nouveau, non, tu ne m’en avais rien dit. Ecoute, la bonne femme arrive, je ne peux vraiment pas rester, je te rappelle, c’est promis, dès que j’ai trois minutes et d’ici là, va boire un coup, repose toi, fais n’importe quoi mais fais quelque chose et arrête de pleurer Béa ; arrête, je t’en prie. Je t’attends, viens.

-  ​​​​ 

-  ​​​​ Oui, c’est ça, je te rappelle ; je t’embrasse, je t’embrasse fort.

 

 

-  ​​ ​​​​ Des problèmes Madame  ​​ ​​ ​​​​ ?

  • Oui, une amie, ma sœur quasiment ; elle a des ennuis. Je rappellerai tout à l’heure.

  • Prenez votre temps, n’hésitez pas.

  • Je vous remercie, je le ferai plus tard. Voulez-voir autre chose ? J’ai oublié de vous offrir un rafraîchissement ou un café, je suis impardonnable.

  • Je vous remercie mais je n’ai vraiment pas soif. J’aime vraiment ce que vous faîtes et suis ravie de cette visite. Mon mari a disparu…

  • Je les ai vus ; je pense que votre fils est arrivé ; oui, regardez, ils sont là bas, allons les rejoindre si vous le voulez bien pour que je les salue. Vous comptez rester toute la journée ? Je suis désolée de vous poser abruptement cette question mais il faut que je prévoie pour le déjeuner ; nous sommes loin de tout ici.

  • Je vais voir avec mon mari mais je pense qu’il voudra reprendre la route immédiatement ; je suis là, il a horreur de mélanger les affaires et le privé. C’est la première fois qu’il fait une exception pour moi ; j’ai tellement insisté, je ne le regrette pas. Ce que vous faîtes est étonnant. Vous n’avez jamais pensé avoir un magasin de vente et d’exposition à Paris ?

  • J’en ai très vaguement eu l’idée mais j’y ai renoncé très vite ; d’abord il m’aurait fallu trouver une personne de confiance pour en prendre la responsabilité ; ensuite gérer deux sites, c’est un peu compliqué pour moi. Les affaires marchaient bien ici sans cela alors je me suis dit que j’aurais plus de problèmes qu’autres choses. Vous savez, la création prend du temps, de l’énergie, et tout repose sur moi. Gagner plus ? à quoi bon ? je suis beaucoup mieux ici. Enfin, c’est ce que j’ai toujours pensé ; aujourd’hui, j’ai le revers de la médaille, les banques, les hommes d’affaires, la région, tout est lent, tout est frileux. On ne peut pas tout avoir, le dynamisme de Paris et la campagne profonde !

Je ne suis pas une sauvage, je fais tous les salons : Italie bien sûr, Cologne encore. Paris ? J’y ai une très bonne amie, de la famille, j’y ai fait mes études, j’aime l’effervescence, la vie, l’ébullition, j’y trouve toujours des idées mais ici, c’est mon port d’attache. C’est ici que je peux rassembler mes idées et créer.

 

 

10

 

Au même moment, trois hommes se retrouvaient dans la petite auberge, Au Coin Gourmand, sur la route Nationale.

L’un, grand, costaud, la face rougeaude, le cheveu rare, le costume fripé et l’air suffisant sortait d’un Mercédès 4/4 un peu sale. Il claquait la porte avec force et à grandes enjambées traversait le parking pour rejoindre deux autres hommes déjà installés dans la salle de restaurant, à côté de la cheminée, qui le voient arriver par la fenêtre et interrompent leur conversation.

Plus dissemblables que ces deux là, c’est impossible. Monsieur Regnier, Pierre-Marie, est le directeur adjoint du crédit de Bourgogne, petite banque locale. Petit, un peu chauve et probablement myope, il porte des lunettes à montures en écaille. Monsieur Regnier, comme il se doit pour un banquier, porte un costume bien coupé, gris anthracite, il est cravaté et sérieux.

Un regard averti remarquerait ses chaussures, des mocassins faits sur mesure.

Face à lui, André Porte en jean et pull ​​ col roulé. Un blouson de cuir fatigué, des bottes aux pieds. André est nerveux, cela se voit. Il jette partout des coups d’œil, est assis sur un coin de chaise et sursaute au moindre bruit.

Pierre Laroche fait son entrée, ouvre grand la porte ; un air froid s’engouffre immédiatement. Il la referme brutalement. Il jette un coup d’œil circulaire. Il n’y a qu’une table d’occupée, il est beaucoup trop tôt pour le déjeuner. Le personnel est affairé et ne l’a même pas vu entrer.

  • Salut, vous n’avez rien pris ?

  • Nous vous attendions, nous venons juste d’arriver et je demandais à Monsieur Porte comment ça s’était passé hier.

  • Alors ?

Laroche s’assoit et se tourne vers Porte.

  • eh ben eh ben….

  • Eh ben quoi mon vieux allez y ? Vous avez fait grève ou non ? Il y avait du monde ou trois pelés ? Vous continuez aujourd’hui ou pas ? On vous paye, on veut savoir.

  • Chut, pas si fort, vous êtes incroyable Laroche, si cela se savait on aurait tous les trois des problèmes.

  • Bon, vous avez raison, on boit un coup et je me calme ; c’est que les enjeux sont importants et que ça commence à m’énerver cette histoire. On commande ? Garçon ? Garçon ? qu’est ce que vous prenez ? cafés ?

  • Je préfèrerais un thé

  • OK.  ​​ ​​​​ 2 cafés et un thé.

  • Pas la peine de crier, ils vont bien venir.

La patronne de l’établissement apparait au fond de la salle et ne se formalise pas ; elle se glisse derrière le bar, sort rapidement un plateau et s’affaire. Bruit de percolateur. Rien d’autre car les trois hommes attendent maintenant en silence.

Les consommations sont là ; elle est repartie à ses occupations.

  • Alors mon vieux, allez-y !

  • Eh bien…Y’avait à peu près la moitié des gars. On avait fait des banderoles qu’on a accrochées sur les grilles ; le Michel Garnier et Paul Legrand, ils ont mis le feu à des pneus alors du coup les pompiers sont arrivés et puis Francis Lafont a pris des photos ; Francis, c’est le correspondant du journal ; on l’appelle toujours quand on fait quelque chose : mariages, enterrements …

  • C’est bon, c’est bon, mais vous recommencez ? Il faut réclamer pour les salaires, pour les retraites, pour tout. Il faut qu’elle en ait marre, qu’elle jette l’éponge.

  • On voit que vous la connaissez pas, c’est une dure. En plus, les femmes ont vite décroché, elles disaient qu’on exagérait, qu’on avait un bonne patronne et que c’était pas sympa de faire ça. Elles ont entraîné pas mal de gars et on a repris le boulot l’après-midi.

  • Quoi ? vous avez repris le boulot ? vous êtes vraiment des nuls.

  • Ben il y avait Mohamed aussi ; il engueulait ceux qui voulaient continuer la grève. Forcément il marie sa fille et c’est la patronne qui paye tout.

  • Comment ça qui paye tout ?

  • C’est ce qui se dit.

  • Y’a pas moyen d’en tirer quelque chose de ça ? Abus de bien sociaux ? il est bien associé Mohamed, qu’est ce que vous en pensez Regnier ?

  • Il faudrait voir ; ce n’est pas trop ma partie. Moi, ça y est, j’ai bloqué le dossier mais je ne peux pas le garder sous le coude trop longtemps. Je crois avoir convaincu notre directeur qu’accepter de leur consentir un emprunt supplémentaire est de la folie surtout par les temps qui courent. Cela n’a pas été très compliqué d’autant plus que la petite Leroy, son coté artiste, ça l’inquiète. On est en pleine crise ; qui va acheter des meubles que moi je ne mettrais même pas dans mon jardin ?

Monsieur Regnier a fini sa tirade, il est content de lui.

  • Ce n’est pas fini. Il faut l’acculer, ne plus lui autoriser de découvert, lui demander le remboursement anticipé de son dernier emprunt ; il faut vous bouger si vous voulez qu’on gagne. Trouvez, mon vieux, trouvez ; il doit bien y avoir un moyen de lui rejeter ses traites, de lui envoyer une assignation, un huissier. Il faut que ça commence à se savoir, à dégringoler, que les principaux fournisseurs la lâchent. Pas de matières premières, pas de travail et c’est fini. Remuez-vous. Moi, je vais voir de mon coté pour ce truc de Mohamed, s’il n’y a pas moyen de faire quelque chose. Si en plus, elle a le fisc sur le dos, elle va craquer.

Et toi, tu continues. Tu les remues tes copains. Organise des grèves partielles, perlées, une heure par ci, par là, des débrayages, que ça foute le merdier.

Il me faut cet emplacement avant 3 mois, il ne reste plus de temps à perdre sinon, on ne peut pas faire l’extension et c’est tout l’ensemble qui fout le camp.

Je vous ai donné assez de fric, il faut y arriver maintenant. Dès qu’elle est déclarée en faillite, je mets une option sur les bâtiments et tout roule. Foncez !

-  ​​​​ C’est pas si simple, les gars l’aiment bien.

-  ​​​​ Je ne veux pas le savoir. Dis leur qu’ils sont exploités, mal payés, pas considérés, qu’elle s’en fout, quelle va tout bazarder et se tirer avec l’oseille.

Au fait les Chinois, c’est quoi ?

-  ​​​​ Je me suis renseigné, c’est une Société qui s’appelle Co-Pilote ; elle aide les entreprises en difficulté ou les reprend. Mais ce n’est pas le type d’entreprises qu’ils reprennent d’ordinaire et ils ne sont pas si chinois que ça. Le fondateur qui est Président honoraire maintenant est chinois mais il est marié avec une française et c’est leur fils Louis qui est Directeur Général associé à une femme Laurence Peccoud. La boite est saine, très saine.

-  ​​​​ Je m’en fous de tout ça, dis leur à tes potes dit-il en se tournant à nouveau vers André, que les chinois vont acheter pour une bouchée de pain et les virer tous ; ça c’est facile, tu peux y aller ?

-  ​​​​ Ouais, ils sont là aujourd’hui, je vais essayer de remuer les gars et de tenter quelque chose. Mais pour moi, Monsieur Laroche, faut que je vous cause.

-  ​​​​ Pour toi, on verra en fonction des résultats ; je t’en ai déjà assez aligné. Vas-y !

Et vous Regnier, tenez moi au courant. On agit, on ne parle pas, vous n’oubliez pas.

C’est moi qui reprendrai contact avec vous. Salut.

 

 

 

 

 

11

 

Clémence voit de loin Mohamed ; il présente déjà, de loin, les bâtiments aux repreneurs éventuels, un homme et une femme.

Ils sont tous les deux enveloppés dans de grands manteaux, l’écharpe rouge de la femme appelle le regard. Ils ont l’air frigorifiés, la femme surtout est recroquevillée sur elle-même ; elle est grande pourtant mais les épaules rentrées et le visage caché dans son écharpe elle semble vulnérable. Monsieur et Madame Wu accélèrent le pas ; ils se retrouvent tous à l’accueil. Monsieur Wu s’approche de son fils et prend les choses en main.

-  ​​ ​​​​ Lee, je te présente Madame Leroy, PDG de cette entreprise

-  ​​​​ Madame Leroy, laissez moi vous présenter mon fils Lee et Madame Peccoud. Mon fils est Directeur Général de Co-Pilote, Laurence Peccoud en est le Directeur associé ; je ne dis pas Directrice, je suis de la vieille école ! Je sais pourtant qu’il y a une personne ici qui ne me pardonne pas ce machisme, dit-il avec un sourire, se tournant vers sa femme qui prend alors un air indulgent.

-  ​​​​ A mon tour de vous présenter Mohamed Kelouah. Il est, comme je vous l’ai dit, et elle se tourne vers M et Mme Lee, la personne essentielle dans notre entreprise. Nous sommes associés et avons des responsabilités très distinctes. Monsieur Kelouah est le grand maître de l’atelier de fabrication, il commande … Et puis non, je crois que nous avons tous froid, je vous propose de prendre quelque chose et nous finirons de faire connaissance.

J’appelle Madame Mercier, Martine Mercier qui est notre chef comptable et avec qui, Madame, si j’ai bien compris vous allez travailler ; elle vous a préparé tous les états que vous avez demandés.

Madame Peccoud sourit, acquiesce mais ne répond pas.

Le groupe alors se dirige vers un vaste bureau aux larges baies ouvertes sur la cour menant à l’atelier. La pièce est spacieuse, haute de plafond, immédiatement accueillante ; l’ensemble est blanc immaculé, tout un pan de mur, à droite, n’est qu’une cuisine américaine avec frigidaire incorporé, toasteurs, four à micro ondes. Les panneaux sont coulissants, laqués pour certains, transparents pour d’autres et des distributeurs de boissons sont eux aussi totalement intégrés dans l’ensemble. Deux percolateurs permettent à qui veut de se faire rapidement un café. La pièce est divisée naturellement en plusieurs espaces avec tables basses et fauteuils confortables, tous créations de Z Design. Coté cuisine, une longue table, des chaises d’un coté, un banc de l’autre. Mélange de moderne, de familial, d’épuré et de chaud car deux tableaux aux murs pètent de couleur ; cette pièce invite au repos, à la convivialité, à l’échange.

Trois personnes, en bleu de travail, assises dans un coin finissent leur café, se lèvent et sortent.

-  ​​ ​​​​ Cette pièce est ouverte à tous, à n’importe quelle heure. Je préfère que qu’on vienne boire un café dans de bonnes conditions, même si cela doit prendre un petit quart d’heure que quelqu’un d’endormi devant son poste de travail.

Madame Leroy se tourne alors vers Laurence Peccoud :

 ​​ ​​​​ Vous ne verrez pas ici de machine à pointer, ce n’est pas la culture de l’entreprise. L’important est de finir son travail, d’être là en cas de coup de bourre et surtout de ne pas gêner les autres sur une chaine de travail.

Nous n’avons heureusement aucune exagération, n’est ce pas Mohamed ?

  • J’y veille répond-il en faisant les gros yeux, ce qui déclenche des sourires et met tout le monde à l’aise.

 

-  ​​​​ Donnez-moi vos manteaux et installez-vous.

  • Nous prenons juste un café et nous nous sauvons. Je vous remercie Madame Leroy de la visite personnelle que vous m’avez fait faire, que vous nous avez fait faire de votre entreprise ; je suis plus que jamais admirative de vos réalisations.

A voix plus basse mais compréhensible par tous :

-  ​​​​ Lee voudras tu venir avec moi une minute jusqu’au taxi, j’ai quelque chose à te dire.

 

 

Madame Mercier a déjà entamé la conversation avec Madame Peccoud. Elles sont aussi dissemblables que possible. L’une est grande, svelte, très raffinée : jupe noire, longue, fluide, bottes fines, bijoux discrets et cheveux relevés encadrant un visage fin aux sourcils parfaitement dessinés et au maquillage discret autant l’autre est bouboule !

Car, madame Mercier, Martine pour ceux qui la connaissent est ronde, d’une rondeur saine, d’une rondeur belle, d’une rondeur appétissante et plutôt que de cacher ses kilos trop nombreux, elle les exhibe comme des trophées ! robe moulante rose fuchsia, petit gilet court gris perle sur une poitrine opulente ; décolleté intéressant caché en partie par une masse de colliers de toutes les couleurs autour du cou. Elle est juchée sur des escarpins mais reste à son grand désespoir une « petite  femme ». Son rouge à lèvres est d’un rose pétard assorti à sa tenue, sa dentition blanc éclatant et son sourire entouré de deux fossettes délicieuses. Cette femme est une gourmande et cela se voit. C’est du reste une réalité ! Bavarder cinq minutes avec Madame Mercier et la conversation va immanquablement dériver vers les recettes de cuisine, les adresses de bons restaurants, les souvenirs de festins royaux.

Pour l’instant, elle sait quand même que c’est pour ses qualités de comptable qu’elle est là et elle doit se retenir !

Madame Mercier est étonnée du monde qu’elle voit là. Elle imaginait une cohorte de petits chinois, il n’y en a qu’un et encore fort âgé et fort civil. Son fils ne peut pas cacher ses origines paternelles mais il est grand, peu typé, tellement décontracté qu’elle le trouve sympathique d’entrée de jeu. Quant à Madame Peccoud, elle l’écoute sans l’écouter ! Elle est peut-être est fatiguée à moins qu’elle ne couve quelque chose pense t’elle car elle a gardé son écharpe autour de son cou dont elle s’enveloppe d’un mouvement gracieux.

 

Lee Wu a raccompagné ses parents jusqu’au taxi qui les attendait et revient à grandes enjambées.

  • Chacun sa spécialité ! Je propose que nous nous séparions et que j’aie un entretien avec Madame Leroy et Monsieur Kelouah. Pendant ce temps-là, Laurence tu pourrais voir les livres comptables avec Madame, excusez-moi j’ai oublié votre nom ; vers 13 heures, si cela vous convient, dit-il en regardant sa montre, nous pourrions nous retrouver pour le déjeuner, rapide bien sûr. Désolé d’avoir à vous poser cette question, Madame, mais avez-vous prévu quelque chose ? Ici ou ailleurs ? L’important étant que nous avancions déjà le plus possible sur ce dossier et que nous fassions une réunion commune d’échanges en début d’après-midi pour déterminer la charge de travail, le temps nécessaire, les recherches à faire, le planning, les contacts avec le personnel etc… Nous repartirons ensuite ayant un dossier urgent à Paris.

 

  • OK Lee, on y va. La rapidité avec laquelle Laurence Peccoud a répondu étonne un peu ​​ Clémence qui jusqu’ici n’a pas eu l’occasion de bavarder avec elle mais elle n’y fait pas cas.

 

  • Je suis tout à fait d’accord avec ce programme. Le déjeuner est déjà prévu à 13h15, ici dans cette pièce ; j’ai pensé que c’était plus simple et les auberges avoisinantes sont bondées, quelque fois bruyantes à l’heure du déjeuner. Par contre, j’aurais besoin avant de reprendre nos travaux cet après-midi, d’une petite demi-heure.

 

  • J’en profiterai pour aller à l’atelier ; je veux aussi vérifier que les livraisons en cours ne prennent pas de retard ajoute Mohamed.

 

 

12

 

Il est tard ; les magasins sont tous fermés, rue des Francs Bourgeois. Quelques passants bien emmitouflés se pressent pour rentrer chez eux, aucun ne s’arrête devant les vitrines qui débordent de lumière. La brasserie à l’angle de la rue de Turenne déborde cependant de monde. Alain est assis à une petite table, Laurence entre en trombe.

-  ​​​​ Oh ce que t’es chou ! Ce tailleur te va à la perfection mais tu es un peu ébouriffée !

-  ​​​​ Arrête de déconner, ce n’est pas le jour.

-  ​​​​ J’ai cru le comprendre à t’entendre au téléphone ; ​​ j’ai viré pour toi un amoureux de chez moi, j’espère que le jeu en vaut la chandelle.

-  ​​​​ Arrête, je t’en prie, arrête. C’est sérieux. Commandons d’abord, je n’en peux plus. Garçon, garçon un double Bourbon Perrier et toi, Alain, qu’est ce que tu veux ?

-  ​​​​ Un Perrier rondelle tout simple. Que t’arrive t-il ?

-  ​​​​ Tu ne devineras jamais. Je reviens de Montbard.

-  ​​​​ Montbard ?

-  ​​​​ Oui, c’est une petite ville aux portes de la Bourgogne

-  ​​​​ Et qu’est ce que tu y faisais ?

-  ​​​​ Mon boulot. Une entreprise. J’étais avec Lee ; ses parents ou plutôt sa mère voulait…mais ce n’est pas ça, c’est Clémence mon ex…

-  ​​​​ Calme-toi, je n’y comprends rien ; on reprend tout dans l’ordre. C’est le premier whisky que tu prends ce soir, tu m’as l’air bien allumé ?

-  ​​​​ Oui, c'est-à-dire non, j’en ai pris un chez moi. Deux peut-être. J’avais besoin de m’éclater, de tout oublier, de musique, de tout sauf de la réalité qui me saute à la gueule. C’est vrai, il est tard, enfin tôt, je ne sais pas, je ne sais plus, c’est sympa d’être venu.

-  ​​​​ Bon, on se calme et tu reprends tout par le commencement ; donc tu es allé aujourd’hui en Bourgogne à Mont…

-  ​​​​ Montbard, c’est ca ; j’y suis allé avec Lee. Travail habituel, une entreprise en difficulté. Cette entreprise c’est Z Design et, je te la fais courte, la Directrice Générale n’est autre que Clémence mon ex femme.

-  ​​​​ Boudou, boudou, je comprends que ça t’ait secouée mais d’abord que viennent faire là dedans les parents de Lee ?

-  ​​​​ Madame Wu est une fanatique d’art contemporain. Peinture essentiellement, sculpture un peu. Elle s’y intéresse depuis longtemps et a même chez elle un ameublement extrêmement moderne signé en grande partie par des designers italiens mais elle a aussi, ce que je ne savais pas, de nombreuses pièces créées par Z Design. C’est elle qui a appris les difficultés de Z Design, qui en a parlé à son mari, puis à Lee car elle s’est mise dans la tête que nous pourrions ou renflouer l’entreprise ou la racheter en partie.

Le père Wu nous a demandé de prendre contact avec eux, ce que nous avons fait ; c’est inhabituel, d’ordinaire ce sont les boites en difficultés qui nous approchent. Voila tu sais tout !

Madame Wu, épouse soumise aux yeux de tout le monde est la personne la plus têtue que je connaisse, elle a demandé à venir et ils sont venus. Pas fous, ils y sont allés en TGV, une heure pile mais comme Lee a une nouvelle voiture depuis un mois, il n’était pas question d’y aller en train ; donc je me suis tapé la route avec lui dans son bolide, à l’aller comme au retour ; ​​ mal au cœur, il est dingue au volant. Mais ça, ce n’est rien !

-  ​​​​ Je m’en doute ; oublions les caprices des vieux et le joujou de fiston, raconte-moi Clémence. Tu t’es trouvé brutalement en face d’elle ?

-  ​​​​ Oui, enfin non ;

-  ​​​​ Oui ou non ?

-  ​​​​ Les deux ! Une demie- heure avant d’arriver, on s’est arrêtés à une station- service. Lee m’a donné le dossier et très vite j’ai repéré le nom ; des Clémence Leroy, il ne doit pas y en avoir des kilos. En plus, tu le sais, elle se destinait déjà quand nous étions ensemble à cela. Et puis, que je te le dise, deux ou trois fois je m’étais renseignée par des amis communs ; j’avais envie, besoin de savoir ce qu’elle devenait. Ils m’avaient montré un magazine avec quelques-unes de ses réalisations. Je savais qu’elle avait monté sa boite de meubles mais n’en avais pas mémorisé le nom. Peut être même je ne l’ai jamais su.

-  ​​​​ Bon, donc tu vois son nom dans le dossier et tu y vas quand même ?

-  ​​​​ Non, pas si simple ; j’ai voulu reculer mais impossible. Lee en faisait toute une histoire ou plutôt disait que c’était moi qui en faisais toute une histoire, que quinze ans étaient passés, qu’il fallait que j’assume et puis ses parents…enfin bref, je me suis retrouvée à Z Design complètement terrorisée.

-  ​​​​ Bon, et alors ? Tu l’as vue, elle est la même, elle a des rides?

-  ​​​​ Arrête s’il te plait. Ne te moque pas de moi. Crois moi ce n’est pas facile et tu le sais. Cette fille, elle est entrée dans ma vie par effraction, elle en est sortie si vite que j’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. Tu as été là à cette époque, je ne l’oublie pas, c’est même en grande partie cela qui nous a liés. Tu connais tout de moi, les problèmes que j’avais alors, le mal de vivre dans un corps d’homme, le mal d’aimer ; tu sais comme je sais pour l’avoir vécu ​​ le chemin parcouru ; j’ai bénéficié de tes conseils, de ton aide, de ton amitié. Alors tout d’un coup, la voir là en face de moi, imagine tout ce qui revenu dans ma tête d’un seul coup. J’avais une peur terrible qu’elle me reconnaisse, qu’elle éclate de rire, qu’elle se moque de moi, qu’elle pleure ; que sais-je ? J’avais peur, tellement peur ! Mais non, son regard est passé sur moi comme il serait passé sur une autre femme ; ca tu ne peux pas comprendre ! Les femmes, ce n’est pas ton truc ; il faut dire qu’il faisait un froid de gueux et que je m’étais entortillée ma grande écharpe rouge autour du cou. Il n’y avait que mes yeux qui dépassaient et encore, derrière mes lunettes. Rien n’empêche, je n’allais pas garder manteaux et tout le reste toute la journée !

-  ​​​​ Tu as tenu le coup ?

-  ​​​​ Il a bien fallu. Je ne voyais plus rien, n’entendais plus rien, répondais machinalement, ai prétexté un rhume naissant. J’avais l’impression que tout le monde voyait mon trouble et pourtant ils continuaient leurs conversations comme si de rien n’était. Des images, j’avais des images pleins les yeux qui s’entrechoquaient : l’appartement vide, dévasté, les morceaux de sous vêtements éparpillés, son rire, rire effrayant celui que j’entendais dans mes cauchemars après notre séparation. ​​ Là, j’étais pris entre deux, je voulais la voir et la fuir. Mon regard partait vers elle ; elle, Clémence ; j’ai tout de suite retrouvé la petite mèche rebelle qu’elle avait au dessus de l’oreille droite et qui refusait toujours de se laisser emprisonner, la couleur de ses yeux bien sûr mais je ne lançais que de petits coups d’œil, je ne voulais pas qu’elle se sente observée. La voir et ne pas la voir. La regarder et la fuir, c’est à ça que j’ai passé une bonne partie du temps où nous avons été ensemble

-  ​​​​ Donc tout s’est bien passé ; elle ne t’a pas reconnue.

-  ​​​​ De ce coté là, oui ; d’autant plus que j’ai travaillé avec sa comptable qui a du penser que j’étais fou, malade ou demeuré ; mes idées ne s’enchainaient pas ; je posais des questions, oubliais les réponses ; j’ai même demandé deux fois les mêmes documents !

A la fin de la journée, il était prévu une réunion tous ensemble, je me suis mise à coté d’elle, mais j’ai laissé une chaise entre nous, exprès, ainsi elle ne me regardait pas ou peu. Je n’ai pas pris la parole. Minable, j’ai été minable.

Depuis, ça tourne dans ma tête ; impossible d’échapper à ce passé qui ressurgit maintenant.

  • Es tu appelée à la revoir ?

  • Lee, avant que nos n’arrivions, m’avait dit ne pas être favorable à la reprise de cette entreprise. En général, nous nous intéressons à des groupes plus importants et surtout à des secteurs d’activité différents mais sur le chemin du retour, il était plus nuancé. D’abord il avait bavardé trois minutes avec sa mère en la raccompagnant à la gare et il m’a dit que Clémence l’avait complètement conquise ; en plus, il a travaillé, lui, avec Clémence et Mohamed, c’est son associé, toute la journée ou presque et semblait disposer à continuer. On en a discuté dans la voiture. Activité de conseil ou rachat, je ne sais pas encore mais à coup sûr on ne lâche pas l’affaire.

Merde, qu’est ce que je vais faire ? Je lui ai confirmé qu’en aucun cas je ne voulais m’en occuper et qu’il fallait qu’il fasse bosser quelqu’un d’autre sur ce dossier.

  • Donc plus de problème ?

  • On n’a aucun consultant de disponible pour ça en ce moment et Lee en fait une affaire personnelle, toujours à cause de sa mère.

  • Alors qu’il s’en occupe, lui.

  • Impossible pour d’autres raisons. En plus, si je me débine, j’aurais l’impression de trahir Clémence une deuxième fois. Nous sommes probablement les seuls à pouvoir leur venir en aide. Et encore, ce n’est pas sûr. Il y a beaucoup de paramètres qu’on ne connait pas encore. J’ai foutu en l’air notre mariage et…

  • Je te rappelle que c’est elle qui est partie.

  • Tu as raison mais j’en porte une lourde, une très lourde responsabilité. Avait-elle le choix ? Qu’est ce que je lui ai donné ? un homme qui ne s’aimait pas, pire que ça, qui se dégoûtait. Un homme ​​ peu attentif à elle, toujours en retrait, un homme qui n’en était pas un et qui n’a pas eu le courage de lui dire, d’affronter la vérité. Quand je repense à ces années, je vois d’un côté le soleil, la vivacité, la vie c’était Clémence et de l’autre moi, partagé (e) entre l’amour et la répulsion, l’envie de faire avec elle plein de choses, l’envie même de la caresser, de l’aimer et la répugnance. Je me réfugiais dans le boulot. J’étais loin d’être drôle et pourtant elle ne disait rien, me regardait avec étonnement et m’entraînait dans son sillage. Ce que je m’en suis voulu de ne pouvoir être homme.

  • On ne refait pas le passé. Tu as choisi en toutes connaissances de causes de devenir fille et, à mon sens, Dieu sait que je ne suis pas bien placé pour le dire, je crois que c’était le bon choix et qu’il est complètement vain de se reposer des questions.

  • Tu as raison ; jamais jusqu’à ce jour je ne l’ai regretté. Mais Clémence est là, elle a toujours été là, même si je refoulais cette idée ; elle m’obsède maintenant. Je me pose à nouveau plein de questions. Vivre ma vie, c’est quoi ? Tout ceci a-t-il un sens ? Souffrir, j’ai l’habitude. Souffrir de ce qui t’arrive de l’extérieur est supportable, mais être l’artisan de sa propre souffrance, ​​ cela l’amplifie, la décuple encore et encore. C’est insupportable. Tout est de ma faute.

  • ​​ N’en rajoute pas ; il est 2 heures du mat, tu rentres, tu dors et demain tu évacues ce dossier. Ensuite il sera toujours temps de réfléchir sur ce qu’est exactement Clémence pour toi car il est certain que tu n’as pas tout réglé. Je te croyais libérée mais c’était sans compter sur ce qui t’avait liée à elle et qui est demeuré. On en reparlera. Culpabilité, regrets, remords et quoi d’autres ? Il faut quand même faire la part des choses. C’est ton métier de boucler des boites ou de les ressusciter, et bien c’est pareil, il faut savoir tirer un trait ou décider d’aller de l’avant.

Je te raccompagne ; on dine ensemble demain. T’as de l’alkaselzer chez toi ? A mon avis, tu en vas en avoir besoin !

 

 

13

 

Béa s’active dans la cuisine. ​​ C’est une grande pièce spacieuse avec une porte en verre donnant sur un petit jardin de curé. Un volet gris, en bois, la protège l’été des rayons du soleil, le reste du temps, il ne sert à rien car on ne le ferme jamais. ​​ Un rideau de tortillons multicolore est censé empêcher les mouches de passer. Tout de suite, scellé dans le mur, un porte manteau ; un caban vert à capuchon y est pendu, une gabardine beige, des blousons les uns sur les autres ; reste de l’été un chapeau de soleil en paille semble oublié ; au sol, plusieurs paires de bottes de toutes tailles, plus ou moins crottées. ​​ 

Au dessus de la cheminée des pots de terre cuite dont s’échappent divers instruments culinaires, la poignée d’un rouleau à pâtisserie, des cuillères de bois, plus loin des branches de romarin séchées, du laurier, une tresse d’ail, quelques piments rouges. Au centre, une grande table en bois et des bancs de chaque coté. Les fourneaux sont anciens, fonte imposante noire dont les enfants ont peur bien qu’il y ait de petits robinets et des boutons en cuivre, brillants comme le feu, qui les fascinent. Le vaisselier déborde d’assiettes bleues et blanches.

Béa voit les phares de la voiture ; on entend déjà les pas de Clémence sur le gravier. La porte s’ouvre ; courant d’air froid.

  • Contente d’être là, on se les gèle aujourd’hui. Si tu savais comme cela me fait plaisir de trouver une maison toute illuminée quand j’arrive. D’ordinaire, c’est d’un glauque. Personne pour m’attendre.

  • Bonsoir, bonne journée ?

​​ Epouvantable, je te raconterai et vous, vous avez fait une belle balade? Les enfants sont contents d’être ici ?

Ah oui, tu ne peux pas t’imaginer, il faisait ces derniers jours un temps affreux à Paris, de la pluie sans arrêt à déprimer n’importe qui; ici, c’est autre chose, il fait un froid de loup mais on a quand même été se promener dans les jardins de Buffon, il y a de la haut une vue extraordinaire sur la ville. Les enfants voulaient aller sur le canal pour faire des ricochets mais j’ai trop peur d’un faux pas au bord de l’eau. Il parait, dixit leur père, enfin le père de Baptiste que je suis une mère abusive et que ce n’est pas en les protégeant de tout qu’ils se forgeront des caractères ; foutaises tout ça ; s’ils tombent à l’eau et se noient, ça leur fera une belle jambe d’avoir du caractère !

J’ai acheté des pommes et vous ai fait une tarte, elle est au four. J’ai été aidée. Claire a épluché les pommes et Baptiste beurré le moule….

 

  • Super ; on va se régaler. Où sont-ils maintenant, c’est d’un calme ?

 

  • Dans leur bain, ils adorent çà.

 

  • Ta tarte embaume, c’est un vrai bonheur. Je n’ai pas l’habitude. Toute seule, je ne me fais pratiquement rien, c’est salade et jambon et bien souvent le nez dans le frig ! c’est te dire ! Je suis vraiment désolée Béa de n’être pas plus souvent avec vous mais j’ai trop de travail en ce moment. L’entreprise a plein de difficultés et je dois lutter sur tous les fronts.

​​ 

 ​​ ​​​​ J’ai vu des banderoles le long des grilles, ça doit être un peu dur de voir tes ouvriers manifester comme ça. Mais je suis sûre que tu t’en sortiras, tu es une battante, il n’y a pas de raison.

 

  • On se connaît depuis toujours, tu sais bien que je ne baisse pas les bras. Mais cette fois-ci vraiment c’est un peu trop lourd. Je les ai tous ​​ embauchés, je les ai aidés, j’ai participé à toutes leurs fêtes de famille, à tout, et de les voir comme ça qui manifestent, c’est incompréhensible pour moi et, pour demander quoi ? Des salaires supérieurs ? Je n’y crois pas. On dirait un mauvais film, un cauchemar, je vais me réveiller… Heureusement il y a les fidèles et surtout Mohamed.

Je ne les reconnais plus.

 

  • C’est déjà bien d’avoir quelqu’un sur qui compter.

 

 ​​ ​​​​ Oui, une vraie chance, Mohamed, c’est mon frère. On en a vu de toutes les couleurs ensemble. J’ai bien du déjà te montrer le garage où on a fait les premiers essais, des assemblages de pièces, de matières diverses ; aux demie- saisons, on pataugeait les jours de pluie car elle s’infiltrait partout et le sol était en terre battue. Mon Dieu, quels souvenirs ! Les pieds dans l’eau, on assemblait des pièces et l’été, c’était presque pire, on cuisait ! C’est pourtant là qu’on a créé notre première ligne. C’était absolument fabuleux. Bon il faut dire, on a eu de la chance car très vite on a été remarqués et c’était parti. ​​ Des souvenirs comme ça, ca ne s’oublie pas ! Mohamed et moi, c’est à la vie à la mort. Tu sais que sa fille se marie ?

 

  • Non, non, je ne le savais pas. Mais je ne savais même pas qu’il avait une fille en âge de se marier. Encore une qui croit à l’amour et qui sera désabusée. C’est la vie.

 

Oh tu exagères. La collectionneuse de mariages qui a des états d’âme ! on aura tout vu. Ce n’est pas parce que toutes les deux on a eu des déconvenues que l’amour n’existe pas. Il y a sûrement des gens qui sont heureux, enfin peut-être…

 

  • Pour moi, c’est comme dans la chanson, il n’y a pas d’amour heureux ! Je rencontre un homme, regard, désir, passion, violence, je me lance à corps perdu dans l’aventure car j’aime ça, j’aime les jeux de séduction, les premiers émois et puis tout d’un coup la fulgurance. Période excitante en diable, j’adore. Je n’ai de cesse qu’on vive ensemble et je m’aperçois très vite que le Don Juan est mou, qu’il est chiant, qu’il est enquiquinant, et voilà le tour est joué. Tout est à recommencer ! le père d’Antoine, tu te rappelles du père d’Antoine, Patrick ? J’en étais follement amoureuse, dingue, accro et puis résultat trois ans après, finie la romance, on se retrouvait devant le juge !

 

  • Tu n’exagères pas un peu ? Fabrice, ça te dit quelque chose ?

 

  • Fabrice ? Bien sûr mais il faut comprendre ! ​​ Patrick rentrait du boulot le soir, ​​ s’installait les pieds sous la table et il me racontait ses dossiers. Et ses dossiers, c’était d’un ennuyeux tu ne peux pas t’imaginer. J’étais là, je l’écoutais, tous les soirs… c’est long tous les soirs ; j’ai rencontré Fabrice, la suite tu la connais !

 

  • Oui, ​​ je reconnais, Patrick n’était pas très drôle. Fabrice oui mais lui non plus n’a pas duré longtemps ! Après je me perds un peu. A l’époque je ne comprenais pas du tout comment tu faisais pour tomber amoureuse comme on tombe sur une pluie de printemps !

 

 ​​ ​​​​ Et toi ? Ton Laurent. Plus pète-sec que lui on ne trouvait pas. Laurent, sais-tu ce qu’il est-il devenu ?

 

  • Non, pas de nouvelles d’autant plus que j’ai perdu de vue bon nombre d’amis que nous avions en commun. Il m’est arrivé un drôle de truc l’autre fois. Je ne sais pas si je dois t’en parler. Passe-moi la nappe, je vais mettre le couvert. C’était le jour où les Chinois sont venus. Figure-toi que Lee Wu, c’est son nom, qui est Directeur Général de Co-Pilote, la boite qui est susceptible de nous financer, est arrivé avec son associé. Une femme. Devine son nom : Laurence Peccoud.

Quand j‘ai entendu ce nom, quand j’ai vu cette femme, c’est comme si j’étais plongée quinze ans en arrière. J’ai eu un coup au cœur ; c’est ridicule. Il y a plus d’un âne qui s’appelle Martin. Je n’ai pas osé lui demander si elle était de la même famille. Je rêve peut être mais je lui ai trouvé plein de ressemblances. Laurent n’avait pas ni sœur, ni cousines du moins à ma connaissance. ​​ J’ai vraiment été dérangée, je ne sais pas comment t’expliquer, presque remuée et puis la journée s’est vite passée, elle est partie ; je ne sais pas si je vais la revoir. Ce qui est sûr, c’est que je lui demanderai, si elle revient si elle a des attaches avec lui, car j’ai comme l‘impression d’un loupé, d’une question sans réponse ; c’est très désagréable.

Je sors la tarte. Elle est dorée à souhait.

Et pour répondre à ta question, je l’ai aimé Laurent. Vraiment. Tel qu’il était ; un peu chiant c’est vrai mais solide. Jamais je n’aurais cru que… n’en parlons plus. La mémoire est une drôle de chose, elle joue avec moi et ne garde que ce qu’elle veut bien garder. La colère, la souffrance, c’est là mais c’est de l’histoire ancienne ; me reviennent les bons moments.

 

  • Oui, tu l’as peut-être aimé. A l’époque, je le trouvais décalé. Nous étions tous des chiens fous et lui était d’un sérieux ! Un polytechnicien, Madame, nous avait ramené un polytechnicien raide comme un bout de bois ! Tu te rappelles, tu te rappelles la fois où on avait fait le pari de ne s’habiller qu’avec de la tarlatane! Toi, t’étais en rose fluo et moi en vert pomme. Il était horrifié ! et la lambada qu’on lui avait fait danser avec Gabriella ? elle te lui avait frotté ses gros seins contre lui… ça je m’en rappellerai toujours ; plus il prenait un air dégagé puis elle en rajoutait ; c’est tout juste si elle ne l’a pas violé.

 

 ​​ ​​​​ On était complètement folles tu veux dire ! je sortais des Beaux-arts, j’étais comme un ressort avec l’éducation que j’avais reçue, je découvrais la vie. Tout était sujet de rigolade. Et il est arrivé, comme Zorro ! le sauveur ! mon épine dorsale en quelque sorte. J’étais bien auprès de lui. Je l’appelais « mon peuplier » droit, mince, élancé… je sentais que je pouvais lui faire confiance. Il était mes nouvelles racines et donc je pouvais comme ça aller, venir, mener une vie insouciante, sans peur ; le peuplier tenait, vertical, d’aplomb, immuable !

 

 ​​ ​​​​ Tu es vraiment sûre qu’il y avait une autre bonne femme ?

 

A dire vrai non, mais trouver guêpière et porte jarretelle planqués, c’était pas pour des prunes ! Tu as peut-être raison, en fait, je crois que c’était un prétexte ; la vérité est probablement ailleurs. Je l’aimais mais, comment dire, j’avais l’impression que je pouvais m’appuyer sur mon arbre, arbre protecteur mais arbre lisse, glacé même quelque fois, un arbre sur lequel je n’avais pas prise.

 

  • les choses ne sont jamais simples. Vous avez vécu combien de temps ensemble ?

  • Trois ans ; on s’était connus trois ans avant mais chacun chez soi ; c’est là je crois qu’on a fait la première erreur et de taille: trop long, pas réaliste. Trois ans de fiançailles ! J’avais tellement fantasmé sur la vie à deux que lorsque je me suis retrouvée avec lui dans les mêmes murs 24h/24 plus rien ne correspondait au rêve. On était déjà comme des vieux mariés ; quelle désillusion, alors je m’étourdissais, je sortais, je bossais.

 

  • Et maintenant où en es-tu ?

 

  • Rien, le calme plat. L’histoire avec Pierre est finie. C’est le type dont je t’avais parlé qui était archi, qui l’est encore du reste. Nous sommes restés très bons amis. Sa femme a eu un autre enfant et tout va bien dans le meilleur des mondes. Je suis sans regrets, ​​ je n’aurais pas pu entrer dans une vraie histoire ; trop cabossée. Mais toi, Béa, c’est la bérézina ? Antoine, tu ne m’as pas donné de nouvelles d’Antoine, c’est quand même mon filleul.

 

  • Ado, c’est un ado avant tout. Tu ne le reconnaîtrais pas. Il doit frôler le mètre quatre-vingt, a la voix de Léo Zitrone, pas de boutons Dieu soit loué. Il ne sait pas quoi faire de sa carcasse alors il déambule la tête entrée dans les épaules, les bras ballants, quand il se bouge, parce que la plupart du temps, il est vautré sur son lit, casque sur les oreilles écoutant de la musique! Il pique un peu, se rase à l’occasion et m’envoie, moi sa mère bien aimée, sur les roses… Il n’y a que les copains qui comptent ! il est chez Patrick en ce moment. Entre hommes. Dans l’ensemble, Patrick assume bien son rôle de père et trouve les mots pour le bouger un peu.

 

  • Et toi ?

 

  • Compliqué ! J’ai le cœur en compote!

 

  • Encore !

  • J’ai rencontré en Juillet un Finlandais, ​​ Arto, plus beau tu meurs. Il m’a regardée et je suis tombée ! le coup de foudre ; celui qui te coupe le souffle, les jambes, qui te chavire, qui t’ôte l’appétit un jour et te fait dévorer le lendemain ! Trois mots et j’étais emballée, trois jours et j’étais dans son lit !

 

  • Mais Christian ?

 

  • Balayé et c’est là que c’est compliqué. Il a très mal supporté ; je le comprends mais c’est la vie. Du coup il voulait récupérer Baptiste ; il n’en était pas question. Il devrait le savoir que mes enfants, quoi qu’il arrive, je les garde sous mes ailes. Arto, c’est un peintre, un peintre fantastique ; il m’avait juré un amour éternel ; il est retourné en Finlande pour un vernissage d’expo ; il devait revenir trois jours après et je l’attends toujours. Pas un mot, pas un mail, pas de téléphone, rien, silence radio. J’ai cru mourir.Ca fait bientôt deux mois maintenant. Ca me change les idées d’être là mais, comme une idiote, j’attends avec le cœur qui bat la chamade dès que le portable sonne qu’il reprenne contact.

Les hommes, tous des salauds !

 

  • Tu exagères toujours…. Tu vois, moi j’y crois encore, mais je n’ai pas le temps.

 

  • Pas le temps, pas le temps! ​​ une petite recherche sur Internet et tu trouveras l’âme sœur !

 

  • Tu ne rends pas compte de la situation. Je suis submergée par les traites, par les problèmes, par tout. Regarde ces ouvriers en grève autour de nous, je n’en peux plus. Une histoire d’amour là-dessus, ce n’est tout simplement pas possible.

Je vais sortir les petits du bain et on se met à table. J’ai des soupes surgelées, de la salade ; ​​ le dessert est là, tout va bien.

 

 

 

 

14

 

Le bureau de Martine Mercier n’est pas très grand. C’est un bureau de comptable bien rangé, avec machine à calculer, petites boites rondes où sont rangés trombones et élastiques, un pot plein de crayons papier, gommes et stylos de toutes les couleurs; des dossiers suspendus derrière elle avec des étiquettes colorées ; sur la petite table, devant la fenêtre, une machine à café, quelques tasses, des boites métalliques de biscuits, deux tablettes de chocolat dont l’une est entamée et une boite de bonbons Harribo, grand format !

Martine Mercier est derrière son bureau, Clémence et Mohamed en face d’elle. Son décolleté est généreux et ses bracelets, nombreux bracelets, tintent à chacun de ses mouvements. Aujourd’hui son vernis à ongles est bleu assorti à son pull.

Clémence assise en face d’elle semble soucieuse. Mohamed debout contre la porte, contrarié.

La situation est grave, il faut absolument qu’ensemble nous prenions quelques dispositions. Mohamed, deux questions : Est-ce qu’on a beaucoup de stocks ? Je me demande en effet si on ne pourrait pas faire une vente promotionnelle ou quelque chose de ce genre pour faire entrer du cash. La deuxième, ​​ est-ce qu’on peut finir la commande pour la chaîne d’hôtels, tu sais… des chaises je ne sais plus combien, quelques fauteuils et une banquette; est-ce que tu peux vérifier ?

 

  • Pour la commande, c’est oui car les ¾ sont faits et prêts ; la banquette, rappelle toi, ils ont demandé un original car elle doit être dans le bureau de leur PDG au siège, tu m’avais donné les maquettes, cotes et tout en Juillet. Elle est quasiment finie.

 

  • Ca m’est complètement sorti de la tête. Heureusement que tu es là, donc on peut livrer vite. Martine, vous faîtes immédiatement la facture à 60 jours maxi. Ca passera peut être. On assure pour eux mais pour les autres, plus compliqué ! Qu’est ce qui te manque ? La commande de…. Impossible de me rappeler le nom, les maisons d’hôtes vers Dijon. C’était une commande particulière où il me faut du plastique et malheureusement on n’a pas encore payé le fournisseur et la dernière commande date un peu, j’ai bien peur qu’on ait des difficultés.

Martine, où en est-on au niveau comptable ? Je me repose complètement sur vous. C’est un domaine qui m’ennuie tellement. J’ai tort, je le sais. Est-ce qu’on a pu honorer les dernières traites ? Est-ce qu’il nous reste un peu de trésorerie ? Je voudrais que vous me fassiez un état qui soit compréhensible. Quand vous me donnez les bilans et toutes ces choses-là je mets des heures à comprendre. Donc, simplement, dîtes-moi ce qu’on a en trésorerie, déduction faite bien sûr des payes de fin du mois ; quel est le montant total des prochaines traites qui arrivent à échéance ; on fera traîner les charges sociales si on n’y arrive pas.

-  ​​​​ Je vais vous faire ça, je sais qu’il y a une grosse traite qui est la traite de Lurmin. ​​ Ne pas payer les charges sociales, ce n’est pas prudent et ça ne donne pas beaucoup de temps, l’URSSAF réagit immédiatement et les pénalités sont lourdes. Pour la traite de Lurmin , je crois qu’elle a déjà été présentée et rejetée ; ​​ ce que je vous conseille à la limite, Clémence, c’est que vous leur téléphoniez, ce sont nos fournisseurs depuis si longtemps qu’ils pourraient peut-être accepter de la reporter ou de l’étaler.

 

Zut de Zut, j’étais persuadée que c’était le mois prochain. Il faut absolument qu’on fasse le point plus souvent. Mais je croyais Martine que vous deviez les appeler. Nous n’en avions pas déjà parlé ? Je suis étonnée qu’ils n’aient pas essayé, de leur côté, de me contacter, je vais le faire. Il faut aussi que j’aille voir ces foutus banquiers ; c’est un comble, on a déjà eu des périodes dures dont on s’est bien tirés mais cette fois-ci, ils nous lâchent. Crise économique, je t’en fous ! Il y a autre chose là-dessous, mais quoi ? Que dis-tu Mohamed ? Un autre problème ?

 

Je ne veux pas en rajouter encore plus mais je suis très inquiet de ce qui se passe dans les ateliers. Les gars, sous prétexte de cigarettes, partent dans la cour et discutent entre eux. Conciliabules qui ne me plaisent pas. André, lui, a l’air particulièrement virulent, les autres apparemment le rejettent, je n’y comprends. Les conversations cessent dès que j’arrive. Je vais voir ça de plus près.

Martine Mercier se lève, se dirige vers la fenêtre, regarde au loin, se retourne.

 

Excusez-moi de vous poser cette question car elle ne me regarde peut être pas mais...les Chinois, qu’est-ce que ça a donné ? Vont-ils nous racheter.

 

Je n’ai pas de nouvelles. Je suis néanmoins en rapport téléphonique régulier avec Madame Peccoud ; ​​ je vais dès demain les rappeler pour savoir où ils en sont. Avez-vous envoyé les derniers bilans comme il nous l’avait demandé ou plutôt avez-vous envoyé les réponses aux questions qu’il nous avait posées à la lecture du dernier bilan de l’année dernière ?

 

Oui, je l’ai fait immédiatement.

 

  • Une proposition de Co-Pilote, c’est certain, pourrait être quelque chose d’intéressant ; je préfèrerais une participation de leur part dans l’entreprise ; ​​ cela nous mettrait la tête hors de l’eau mais j’ai bien peur qu’ils ne veulent l’entreprise toute entière et là, je ne suis sûre de rien. Si c’est le cas, et si j’étais eux, j’attendrais parce qu’il arrivera un moment, si on ne trouve pas de financement, où nous serons obligés de vendre. Et là leur prix sera le notre. Je n’ose même pas y penser.

Veulent-ils tout prendre ou n’en prendre qu’une partie ? Je suis vraiment dans le noir. Pour l’instant ils continuent à nous demander beaucoup de documents. Qu’est-ce que tu fais Mohamed ?

 

 ​​ ​​​​ Je file à l’atelier. Je ne peux pas les laisser en ce moment, c’est explosif. Si tu as besoin de moi, tu me bippes.

 

 ​​​​ Il manquait plus que ça, que de nouvelles revendications tombent comme à gravelote, si ça continue, je jette l’éponge. Ils se retrouveront tous au chômage ; moi, j’en peux plus. Je me bats pour eux, ils ne le comprennent pas ?

Martine, ​​ je ne connais rien aux procédures de liquidation ou de redressement judiciaire. J’ai pris rendez-vous avec la banque. Mais avant, je voudrais que vous me fassiez une recherche pour savoir exactement, si nous plongeons encore plus dans les difficultés, ce que je serais amenée à faire. Renseignez-vous au maximum. Demandez à notre commissaire aux comptes si vous ne trouvez pas suffisamment d’informations ; il ne faudrait pas que nous ayons des ennuis encore plus grands que ceux que nous avons actuellement.

 

Mohamed qui s’apprêtait à partir se retourne:

Mais c’est complètement impossible ce que tu dis-là Clémence, on a un carnet de commandes qui est plein. Les gars, même s’ils sont apparemment démotivés, sont prêts à retravailler ; ils te connaissent tous. Moi je n’y crois pas à cette histoire, il ne faut pas baisser les bras. C’est notre boulot et on va le faire.

 

  • Martine, regardez si en cas de difficultés on peut mettre les gars en chômage partiel. On tenterait d’assurer les commandes avec une masse salariale plus petite. Vraiment cherchez dans tous les sens, il faut qu’on tienne le coup jusqu’au moment où on sera payé par Bérard c’est eux qui nous plombent ; s’ils nous avaient payés, ce serait juste mais on y arriverait.

Il faut aussi que je vois de mon coté avec l’avocat que faire.

Je vais aussi téléphoner à Co-Pilote. Cela m’ennuie un peu, je ne voudrais pas qu’ils nous sentent acculés.

Maintenant allons travailler, il n’y a que ça à faire.

J’ai la maquette à faire pour le château de Saint Rémy  ​​ ​​​​ ; Mohamed tu viens avec moi ?

 

Seule à nouveau dans son bureau, Martine Mercier s’assure que tout le monde est bien parti, ​​ prend son portable, compose un numéro, se recroqueville un peu sur elle-même et chuchote :

-  ​​​​ J’ai du nouveau, on se voit quand ?

 

 

15

 

 

- ​​ Bon, alors, on en est où ?

Pierre-Marie Regnier, cesse de tourner dans sa tasse à café sa cuillère, lève la tête, ​​ se redresse, bombe le torse comme un coq fier de lui.

-  ​​​​ De mon coté, la traite a été rejetée ; j’y ai veillé. Sous prétexte de renseignements complémentaires, je me suis mis en relation avec le service comptabilité de l’entreprise Firmin. J’ai laissé sous-entendre que la banque ​​ lâchait Z Design complètement et que, compte tenu du montant de l’impayé, ils pouvaient ​​ saisir le tribunal de commerce. Ils avaient l’air très ennuyés mais ils vont assigner.

-  ​​​​ Parfait. L’emprunt ?

-  ​​​​ Je gagne du temps et comme je vous l’ai dit l’autre fois, j’ai présenté le dossier au service concerné de façon telle qu’en ce moment, avec la crise, il n’y a aucune chance pour qu’il passe. Clémence Leroy n’en sait encore rien, je la fais patienter pour qu’elle n’aille pas trop vite voir ailleurs car là je ne pourrais rien faire. Au demeurant, cela m’étonnerait qu’elle le fasse car à ma connaissance, elle n’a pas d’autres banques. De plus, monter un dossier est quand même assez compliqué et les délais de réponse, surtout lorsque vous n’êtes pas client, sont longs.

-  ​​​​ Et toi, Porte ?

-  ​​​​ Rien à faire avec les ouvriers, ils ne veulent plus faire grève d’autant plus qu’ils espèrent en ces repreneurs qui sont venus l’autre jour. Ils arrêtent pas de parler, de comploter, je sais pas trop ce qu’ils font. Pas de panique cependant, j’ai une nouvelle corde à mon arc ; Martine Mercier la comptable.

-  ​​​​ C’est qui cette nana ?

-  ​​​​ Je l’ai un peu draguée et elle me mange dans la main. J’ai tous les documents que je veux, même les plus confidentiels.

-  ​​​​ Intéressant ça.

-  ​​​​ Oui, je lui ai raconté des salades, que je connaissais par l’intermédiaire d’un beau-frère très bien placé des gens qui seraient prêts à investir. Elle y a cru et me donne tout ce que je veux et me tiens au courant des décisions prises par la patronne. Je lui ai demandé le secret, sinon ça ferait tout capoter.

-  ​​​​ Elle y a cru ?

-  ​​​​ Oui, j’ai mis le paquet ; du reste, j’ai apporté plein de paperasses, à vous de faire le tri, c’est pas pour moi ça.

-  ​​​​ Donne, je regarderai.

-  ​​​​ Il y a quand même un hic, et à mon avis, il est de taille

-  ​​​​ Quoi ?

-  ​​​​ Mohamed. Lui il croit dur comme fer qu’ils vont s’en sortir. Il a assuré une livraison importante qui va rapporter du fric. D’après Martine, ce sera trop tard mais quand même il est dangereux. Il a une sacrée influence sur les gars et je sais qu’il les fait bosser sur toutes les petites commandes en cours pour faire rentrer rapidement de l’oseille. Elle, la patronne, elle est dans son coin, à dessiner pour un salon qui a lieu dans quelques temps ; lui, l’arabe, il est partout à la fois ; du coup, ca bosse et les autres ne sont pas trop inquiets.

-  ​​​​ Sheet ! Il faut que je réfléchisse au problème, on est trop près du but. D’autant plus que moi, je n’ai pas de rallonge, la date limite est bientôt là. ​​ Il faut absolument que je sois sûr d’avoir cet emplacement sinon l’implantation se fait ailleurs et je perds gros. Vous aussi du reste, je vous le rappelle.

-  ​​​​ J’ai fait ce que j’ai pu ; en dehors de sauter la patronne, mais c’est mission impossible ! Qu’est ce que je demande à Martine ?

-  ​​​​ Ne soyez pas vulgaire, la liste de tous les créanciers avec les adresses surtout. Je me débrouillerai bien pour leur faire parvenir des nouvelles qui vont les affoler. Ils auront peur pour leur pognon et ca les fera bouger.

- Vulgaire moi ? elle est bien bonne celle là, c’est vrai qu’on ne peut jamais rigoler avec les banquiers. Pas plus coincés que vous !

- Ca suffit tous les deux, vous n’êtes plus des gamins. Porte, Mohamed, il a un vice ?

-  ​​​​ Un quoi ?

- ​​ Un vice. Il boit ? Il joue au casino ? Il aime le fric ? Les grosses bagnoles ? Les femmes ? Renseigne toi et fissa.

-  ​​​​ Rien de tout cela je crois, c’est un mec tranquille. Attention, faut pas faire de mal à la Clé, il voit rouge. Je crois même qu’il vient pendant le week-end travailler, c’est vous dire.

-  ​​​​ Il est seul alors à ce moment là ?

-  ​​​​ Oui, je pense ; je n’en suis pas sûr.

-  ​​​​ Tache de te renseigner. Je veux tout : ses habitudes, sa bagnole, le nom de ses enfants, on dégotera bien quelque chose. S’il continue à nous emmerder, faudra bien trouver une solution.

-  ​​​​ Il ne faut pas exagérer quand même.

-  ​​​​ Vous le banquier, occupez vous de vos affaires ou rendez moi les 10 plaques que je vous ai refilées. On est dans le même bateau, on n’a plus le choix des moyens.

Porte se lève, enfile son blouson, se dirige vers la sortie, se retourne.

-  ​​​​ A propos de fric, vous m’aviez…..

-  ​​​​ Ca suffit, tu sautes déjà la nana, c’est ça la prime ! Fais pas cette tête là, je pense à toi et tu l’auras ton enveloppe.

-  ​​​​ Mais quand ?

-  ​​​​ Dans 15 jours au plus tard ; t’as déjà tout croqué ce que je t’avais refilé ?

-  ​​​​ C’est pas ça mais…

-  ​​​​ Je m’en fous ! Tu as une messagerie perso ?

-  ​​​​ Oui

-  ​​​​ Donne l’adresse et je t’envoie la liste de tout ce qu’il me faut. T’es quand même gagnant sur ce coup là, t’envoyer la comptable ! elle est sympa au moins ?

-  ​​​​ C’est pas la question, j’ai besoin de fric

-  ​​​​ Alors aboule les renseignements.

Rendez-vous dans 15 jours comme d’hab. même lieu, même heure.

 

 

16

 

Clémence est roulée en boule sur son lit comme un petit animal qui va hiberner. On n’aperçoit que sa tête rentrée dans les épaules, les mains fermées sous le menton, le reste est caché sous un énorme édredon rouge ; elle se laisse aller, dériver, emporter ailleurs.

C’est le seul endroit qui lui reste où rien ne peut lui arriver. A peine a t’elle mis un pied dehors que tout lui revient dans le figure : les traites, les problèmes, la survie de Z Design. Elle n’est bien nulle part, pas même dans son bureau ; elle n’arrive à rien, prend ses crayons, tente des esquisses, déchire les ​​ essais, refait des tentatives, toutes vouées à l’échec.

Demain elle y retournera comme les autres jours. Il ne faut pas plier, montrer sa faiblesse alors que Mohamed se démène et que l’ensemble du personnel semble, contre vents et marées, faire front.

Les soirées sont longues au début de l’hiver, sinistres. En fin de journée tout est noir et lugubre ; de son bureau, à l’heure de la fermeture, elle regarde partir tous ces hommes et femmes dont le sort dépend de la survie de Z Design ; ils sont comme une volée de moineaux ou plutôt de corbeaux appelés par leurs tâches ménagères pour les uns, par le calme tranquille et la chaleur familiale pour les autres. Elle reste seule. Mohamed lui tient souvent compagnie. En temps normal, c’est un moment privilégié où ils retrouvent leur complicité, commentent les évènements du jour, font des plans sur la comète. En ce moment, elle redouterait presque qu’il apparaisse. Il a une mine de déterré, affrontant les difficultés avec force, calmant les uns, encourageant les autres, désamorçant les conflits, veillant à l’exécution des commandes les plus simples et à la rapidité des livraisons. Il est sur tous les fronts mais elle sait bien qu’un tel rythme n’est pas supportable très longtemps. Deux ouvriers manquaient aujourd’hui.

Elle est allée à la banque ce matin ; le directeur a été charmant, comme d’habitude, il l’a assurée de toute sa sympathie tout en lui refusant l’obtention du prêt demandé. Il semblait s’excuser d’avoir rejeté la traite Lurmin. Le traitre, le fourbe, le salaud gronde t’elle entre ses dents. Se refugier derrière la crise, derrière les ordres de la Direction Générale, quel couard. Il va lui falloir tenter ailleurs mais où ? Elle balaye dans son esprit toutes les hypothèses et aucune ne la rassure ; la tension monte. Elle ne bouge pas ; seul témoin de vie la petite veine de son cou qui palpite de plus en plus fort. Que faire ? Mon Dieu, que faire ?

Il n’y a que Laurence Peccoud à qui elle a téléphoné plusieurs fois qui arrive à la calmer. Mais Clémence ne lui dit pas tout, elle se cache derrière les chiffres, les commandes, un optimisme surfait et l’autre n’a pas l’air de deviner combien elle est stressée.

Elle voudrait l’appeler encore ce soir, mais il ne faut pas ; elle ne le fera pas, ce serait montrer sa faiblesse.

Clémence repense aux dernières années. Tout est passé si vite.

L’aventure Z Design lui a permis de prendre de la distance, de tout oublier après le désastre de son mariage. Le regard de ses parents, les commentaires des amis, les conseils, les « il y a qu’à » et les « tu devrais » lui étaient tellement insupportables qu’elle avait pris la fuite et c’est le hasard, le hasard absolu qui l’avait amenée là. Son embrayage avait pété, le garage de Montbard où sa voiture avait été remorquée, lui demandait trois jours n’ayant pas le câble adéquat. Il neigeait. Elle avait pris une chambre dans le premier hôtel qu’elle avait trouvé, Le Lion d’Or, et ne l’avait plus quittée sauf pour aller au point librairie/presse faire le plein de magasines. Elle y avait déniché La folle allure de Christian Bobin. Livre qu’elle avait dévoré et qui n’allait plus la quitter. Elle prenait ses repas dans la salle à manger déserte. La saison était passée, il n’y avait personne sauf la famille de l’hôtelier à la table voisine. Ils avaient fait connaissance. Elle avait aidé la petite fille pour ses devoirs. Il faisait bon, du bois flambait dans la cheminée ; personne ne lui posait de questions. Elle était bien. Le dernier soir, un grand bel homme d’origine maghrébine avait franchi le seuil. Elle avait été surprise, un peu. Il s’était assis avec les patrons de l’hôtel ; Sophie, la petite, était montée sur ses genoux. Elle l’avait entendu parler avec les patrons  de travaux qu’il avait effectués ; tout cela sur un ton aimable, de connivence ; et puis, ce qui avait retenu son attention, c’est la demande Catherine la patronne de l’établissement : «  Mohamed, peux-tu nous faire un présentoir ? Regarde tous les prospectus qu’on a, on ne sait plus où les mettre, je voudrais quelque chose de sympa ! »

Ce n’était pas la réponse, le oui bien sûr qu’il avait immédiatement formulé, mais la pertinence de toutes les questions qu’il lui avait posées qui l’avait interpellée. Types, taille, volume des prospectus en question mais surtout quels matériaux employer, bois, fer forgé, tôles, verre… rien ne semblait lui poser problème. Curieuse, elle avait pris part à la conversation, fait une proposition, deux, puis avait saisi un papier et un crayon et avait fait quelques esquisses. Tout naturellement après, ils en étaient arrivés à parler d’un sujet qu’elle connaissait bien, la conception de meubles qui allieraient le beau et l’ergonomique ; prenant enfin en compte les réels besoin de l’utilisateur tout en soignant particulièrement l’esthétique. Mohamed était resté diner et c’est tout aussi naturellement que l’idée fut lancée « Et si on créait nous-mêmes une ligne de meubles ». Pari fou, pari ambitieux où Clémence apportait ses idées, un petit capital dont elle disposait venu de sa grand-mère et Mohamed, ses mains, son habilité, son courage et son dynamisme. C’est ainsi que tout avait commencé. Cela lui a avait permis d’oublier Paris, ses problèmes, Laurent, ce mariage ; cela lui évitait les regards de réprobation et ces commentaires qu’elle entendait maintenant souvent « Quand même, il y a six mois que vous êtes séparés, il serait temps que tu te remettes au boulot »

Laurent ? Elle y pense souvent. Jamais ils ne se sont revus, peut-être cela aurait été nécessaire et lui aurait permis une fois pour toutes de tirer un trait sur leur histoire. Elle a la sensation de s’être enfuie plus pour elle, que pour ce qu’elle avait découvert. Elle ne lui a pas donné l’occasion de s’exprimer, peut-être même de se justifier.

Laurent auquel elle pense maintenant de plus en plus, débarrassé des torts qu’elle lui attribuait.

Laurent mon peuplier… ce serait bien si… et puis non, je ne me rappelle même plus de lui ; rayé, éliminé il est le premier de la liste, le premier qui m’a trompé, trahi. Les déceptions sont comme des destructions, tout l’édifice s’est écroulé ce jour maudit. Tout. Non seulement ce qu’ils avaient fait ensemble mais elle a perdu aussi, dans le même temps, toutes ses illusions. Elle était partie dans le mariage comme un soldat va à la guerre, certain d’en être victorieux. Fleur au fusil, elle réalisait ses rêves d’enfant. Toutes les histoires ne s’achevaient-elle pas par « ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants… » Rêve de midinette, elle le sait bien et elle le savait bien à l’époque mais c’était si bon d’y croire ! Avec le recul elle se demande si elle n’aimait pas mieux l’histoire, la belle histoire avec tous ses chapitres et ses images de bonheur absolu à lui, le Prince charmant qui ne faisait que remplir son rôle et qu’elle ne voyait pas. Du reste, il était vite descendu de son piédestal ; cela ne la dérangeait pas puisque l’histoire continuait, elle la perpétuait. Mais qui était-il vraiment ? Il parlait peu, la regardait tendrement ! où avait-il mis sa fougue de prince, pourquoi ne manifestait-il pas plus d’élan ; elle se voulait princesse et ne trouvait pas dans la corbeille de mariage ce qu’on lui avait promis et qu’il devait lui apporter. C’est elle qui avait tout fabriqué, de toutes pièces ; elle racontait à qui voulait l’entendre son bonheur ; la chanson était belle mais la réalité ? Cet homme, son mari qu’elle trouvait le matin à son coté ; qu’y faisait-il ? Nuits souvent sages. Et le corps qui exulte, et le désir qui ne se contrôle pas, et l’amour passion et la jouissance cet embrasement du corps, où tout cela était-il donc caché ? En avait-elle vécu quelques bribes ? Aucun souvenir ! Non, elle ne se rappelle pas avoir perdu la tête, être morte d’impatience, avoir souffert du mal d’aimer ni même d’avoir aimé, tout court ! Mais à qui la faute ? Entre les élucubrations de la petite fille d’antan et la femme d’aujourd’hui, il n’y a pas de commune mesure, elle ne ​​ retrouve pas les repères, les étapes. C’est un trou noir. Elle aimerait comprendre ; elle sait qu’il ne fallait pas ; qu’à trop espérer, qu’à trop vouloir, qu’à trop demander de la vie et donc tout bêtement de lui, elle ne pouvait qu’être déçue Mais sentiment nouveau, elle culpabilise un peu, pas beaucoup, il ne faut pas se faire de mal !

Elle se souvient de ses années d’insouciance avant qu’elle ne le rencontre. Des idées qui jaillissaient, des projets pleins les manches ; elle se souvient des fêtes, des potes, des rires, de l’amitié. Il ne reste que Béa, Béa la fidèle qui l’a suivie quand elle a tout plaqué, qui n’y comprenait rien mais qui ne la jugeait pas, qui jamais dans le tourbillon parisien ne l’a oubliée.

Quelle est-elle maintenant ? Est-ce le moment de tout remettre en cause, de se poser tant de questions à l’heure où tout s’écroule ? Elle n’est plus une enfant, elle n’est plus la jeune adulte dont le chemin semblait tracé, c’est une femme devant le vide, seule et c’est seule qu’elle devra décider de sa vie. Pas si seule que ça, vingt-quatre personnes dépendent d’elle, de ses décisions, de sa force ; elle est épuisée, elle n’en peut plus.

Clémence tend une main, ferme la lumière, rabat l’édredon sur sa tête, elle n’existe plus.

Demain est un autre jour.

 

 

17

 

Au ​​ Shemane La fête bat son plein. D’étranges créatures maquillées outrageusement, seins à l’air et bas à résilles côtoient d’adorables jeunes gens aux manières charmantes, tortillant un peu du cul ! Une femme vêtue de cuir, un fouet à la main tient en laisse un monsieur ventripotent dont le sexe est enserré dans une gaine noire. Il a la démarche incertaine, un bandeau sur les yeux. Un couple d’Africains, noir d’ébène apparaît. Grands, beaux, sculpturaux l’un et l’autre, ils sont quasiment nus n’ayant comme seules parures que des colliers de toutes couleurs à la taille, aux bras, à la cheville. Personne ne se retourne sur leur passage, ici tout est permis !

Jour de fête car l’établissement fête ses 20 ans. La soirée est privée ; seuls les habitués et les amis ont été invités.

Laurence est venue. Elle ne pouvait faire autrement, invitée par la grande Francine, la prêtresse des lieux. C’est ici qu’elle s’est sentie en famille, bien, le premier jour où il a passé la porte et pourtant, déguisé en homme car, c’est ainsi qu’elle se voit maintenant, il n’en menait pas large.

Il y avait cette nuit là, comme aujourd’hui mais en plus petit nombre, une faune étrange : hommes travestis en femmes, femmes en petits mecs, travestis jouant les grandes divas, homosexuels ​​ s’embrassant à pleine bouche, un peu plus loin un jeune homme timide et rougissant, de belles tapettes jouant à la perfection les rôles qui les amusaient, toilettes encombrées où chacun, chacune venait se refaire une beauté !

Il s’était alors assis dans le coin le plus reculé du bar pour qu’on ne le voie pas, qu’on ne l’aborde pas, qu’on ne lui parle pas et tout doucement, il s’était détendu. Peut-être son whisky y était-il pour quelque chose, c’est probable surtout et d’autant plus qu’il avait été suivi de plusieurs autres. Mais il y avait là quelque chose de plus, qu’il n’avait trouvé nulle part et qui le rassurait, il découvrait la variété humaine. Jamais il n’aurait imaginé ce bal de créatures hybrides, d’êtres outranciers, d’humains décalés. Ils étaient pourtant là, devant lui et c’était lui qui, en costume de ville, semblait venir d’une autre planète. Quelques couples dansaient sur la piste mais pouvait-on appeler cela de la danse, c’était plutôt des corps à corps lascifs et pouvait-on appeler cela des couples ? Certes, ils étaient deux !

Les embrassades, les roucoulements, les œillades, les compliments, les roulements d’yeux, de fesses, les seins jaillissants, les portes jarretelles, les strass tout y était si bien que plus rien ne retenait vraiment le regard et que, très vite, la plus grande excentricité ne lui arracha plus qu’un léger étonnement !

Chacun trouvait sa place ici, c’est ainsi « qu’il » découvrit l’endroit, y revint, devint même un familier.

Laurence y est aujourd’hui, aussi bien que par le passé. Elle n’est plus tapie au coin du bar en complet/cravate, elle est assise à une petite table, chemisier ouvert, jupe droite sage, boucles d’oreille, elles sont rouges bien sûr assorties à son foulard. Laurence n’est pas venue depuis longtemps mais elle n’oublie pas la famille et, pour rien au monde, elle n’aurait voulu manquer ce rendez-vous. Francine, la grande Francine l‘avait pris sous son aile et malgré sa grande gueule avait trouvé les mots, les mots qui apaisent la souffrance dans un premier temps, les mots qui autorisent à tout dans un second. Témoin de sa naissance nouvelle dont elle ne faisait jamais allusion. Chacun était ce qu’il était au moment où il le voulait et cela lui suffisait bien !

Laurence attend Alain, il lui a promis de faire un saut dans la soirée. Francine quitte un groupe de jeunes hommes, embrasse une créature indistincte et s’approche de Laurence.

- Qu’est ce qui t’arrive, ma cocotte, ma chérie d’amour, tu n’as pas l’air très en forme ?

- Francine, quel plaisir de te voir ! ​​ Tu n’as pas changé ; tu es superbe ! Pour un peu, je t’enlèverais ! ​​ 

- Toi, par contre toi, dit-elle en se tournant à nouveau vers Laurence, on croirait une bonne sœur !

-  ​​​​ Pas eu le temps d’aller me changer et puis, à te dire vrai, grosse journée demain, pas trop le cœur à la fête en ce moment ; à aucun prix je n’aurais manqué cet anniversaire ; maintenant, ​​ j’y suis et j’y suis bien ! J’attends Alain.

Laurence se détend, baille un peu et se revoit comme elle revoit sa vie, sa vie cachée d’autrefois, souterraine, non dite, non avouée car c’était péché.

Elle se souvient de Clémence, de sa jeunesse, de son dynamisme, Clémence qu’elle a tant aimée et qui, sans le savoir, instinctivement, avait bien du comprendre qu’elle lui faisait jouer le pire rôle de sa vie, le rôle de mari. Rail normal. Clémence ne pouvait rien imaginer d’autre. Le droit chemin, celui que tout le monde ou presque emprunte ; ​​ facile pour les autres, ​​ pour tous les autres, les autres de la rue, de l’autre coté de la porte, les autres qui l’oppressaient, l’étouffaient de leurs certitudes, les autres qui l’asphyxiaient.

Clémence, c’était son farfadet, son rayon de soleil, son trait d’union et puis cette négligence de sa part à lui et ce qui avait suivi. Mais comment lui expliquer sans, à son tour, la faire souffrir. Des années sur le qui vive, des années de cette double vie, des années de schizophrénie : homme de jour, femme de nuit.

Auraient-ils pu continuer comme cela une vie entière tous les deux ? Non, bien sûr ; alors, c’était mieux ainsi. Rupture inévitable.

Il lui offrait la sécurité, elle voulait l’originalité, la facilité, la spontanéité. Comment faire quand votre vie est un mensonge et qu’à tout moment vous craignez d’être démasqué ?

Elle voulait un brin de folie. Il croyait la frôler cette folie et craignait qu’elle ne l’emporte.

Elle voulait des enfants mais aurait-elle voulu pour eux d’un père incomplet, si mal dans sa tête, dans son corps ?

Elle avançait sans cesse, il freinait de tout son être.

Elle voulait tout et son contraire, il ne pouvait la suivre trop empêtré dans son non-être.

 

Alain surgit devant elle. Laurence se lève, l’embrasse au coin des lèvres.

  • Attention, tu vas ruiner ma réputation ! bi ? quelle horreur… c’est vrai qu’il faut de l’imagination pour deviner derrière la belle femme que tu es, l’homme que tu as été, qui sommeille peut-être encore!

  • Ridicule, tu es ridicule ; il n’existe plus cet homme et tant mieux !

  • Il n’est pas loin ! Donne moi des nouvelles de Clémence, tu l’as souvent au téléphone ?

  • Il n’y a pas de rapport.

  • Comment ça pas de rapport ? Depuis que tu l’as revue, tu es toute chamboulée. Est-ce ton coté homme, le peu qui te reste, qui te perturbe car tu la draguerais bien ou la nouvelle femme qui rêve d’amour saphique ? ​​ Que recherches-tu, vraiment ? dis la vérité ; une complicité retrouvée ? la nostalgie des jours anciens ou un amour naissant ! attention mon vieux, complications en vue !

  • Ne plaisante pas ; ce n’est pas simple. Elle m’appelle quelque fois, c’est vrai mais se fait un tel souci pour Z Design que je crois qu’elle n’a pas d’autres motivations : trouver une solution et c’est vrai que nous pourrions être les sauveurs.

Pour moi, pour ce que je ressens, c’est plus ambigu. Tu as raison.

  • Fonce alors, qu’est ce que tu risques ? Tu as laissé passer le train une fois, ne rate pas le deuxième voyage.

  • Tu es fou ; tu me vois la regardant dans les yeux et lui disant « devine qui je suis » c’est impossible, tout simplement impossible.

  • Crois-tu que ce soit plus difficile, de dire à une femme, en plus pas n’importe laquelle, la femme que tu aimes, la vérité, la toute simple vérité que de faire ce que tu as fait, te faire opérer ? Il t’a fallu alors un sacré courage. Décider de changer de sexe, c’est renier le premier enfant qu’on a été puis, la chose faite, l’adopter à nouveau car je ne crois pas qu’on puisse être équilibré s’il manque une part de soi.

Quels sont les enjeux maintenant ? Je ne te parle pas de la survie de sa boite, c’est accessoire à mes yeux même si c’est ce qui vous lie. Je te parle de la rencontre de deux femmes que tout rapproche, qui se sentent attirées l’une vers l’autre et qui, pour des raisons évidentes, les mêmes que partout ailleurs et je suis bien placé pour les connaître, rejettent de toutes leurs forces, inconscientes pour elle, mais pas pour toi, cette éventualité.

  • Tu as peut-être raison mais rien ne me dit qu’elle est attirée par moi. Je ne connais pratiquement rien de sa nouvelle vie, ne sait pas si elle vit avec quelqu’un. Je sais qu’elle n’a pas d’enfants, je lui ai posé la question, je n’ai pas osé aller plus loin.

  • Et tu te dis femme ! laisse-moi rire ! c’est ça la complicité féminine? les bavardages ? les petits secrets ?

  • T’es vraiment con ; je comprends que tu ne t’intéresse qu’aux mecs avec ta psychologie de bazar à propos des femmes

  • Ah quand même, je t’ai fait réagir, il était temps ! Je crois néanmoins qu’il faut que tu avances, que tu la connaisses mieux, que vous établissiez des liens ; après tu verras ! je ne te parle pas de grand amour, je te parle encore de deux femmes qui s’apprécient et qui, au nom de quoi Grand Dieu, devrait renoncer à une amitié et pourquoi pas à l’amour. Elle est seule, ta Clémence, c’est sûr, elle a du mal à gérer et sa vie et sa boite. Sans être Zorro, tu peux être conseiller, oreille, écoute, amie ; le reste, tu verras bien.

  • Tu as raison mais je crains tellement ses réactions quand elle découvrira la vérité.

  • Est-ce qu’elle t’a posé des questions sur toi, sur ta vie ?

  • Oui ; comme je dois aller passer deux semaines là-bas pour faire le point, travailler avec sa comptable, tout reprendre à zéro et surtout faire un audit du personnel, elle m’a demandé si je rentrais à Paris pour le week-end ou, si je restais à Montbard ; s’il fallait alors qu’elle prévienne l’hôtel et combien nous serions.

  • Et alors ?

  • Et alors quoi ? je lui ai dit que j’étais seule.

  • Pas de bel homme dans votre vie m’a-t-elle envoyé en rigolant. J’ai répondu « non » bien sûr. Elle est allée alors plus loin : « divorcée, des enfants » ?

  • Et tu n’en as pas profité pour lui renvoyer les mêmes questions, quel dommage, elle sait donc tout de toi et toi, rien d’elle ! Tu n’es quand même pas douée ! même nulle, disons-le ! C’est quand même simple ! fais comme elle, pose les questions comme elles te viennent, elle y répondra, quoi de plus normal. Après  mon vieux ( c’est quand même plus sympa que « ma vieille ») j’attends le jour où vous deviendrez le plus beau couple de lesbiennes de Bourgogne ! scoop dans le journal local !

  • Arrête, arrête de déconner ; je me tire, tu es trop lourd. Salut !

  • Tu ne m’embrasses pas ?

 

Laurence a relevé le col de son manteau et de sa main gantée le retient sous son cou. Son écharpe de cachemire déborde un peu ; elle est douce.

Malgré le froid, elle décide de rentrer à pied chez elle ; il sera toujours temps de prendre un taxi si elle est trop gelée ou si elle en a assez. Il faut dire qu’elle est mal chaussée. Ses escarpins sont hauts ; elle les entend claquer sur le trottoir et ce bruit de métronome la rassure. Elle est obligée de faire attention craignant de se tordre une cheville ; ce ne serait pas le moment, demain elle débarque à Montbard.

Elle est furieuse. Elle attendait une conversation sérieuse, éclairante avec Alain et puis cet imbécile lui a envoyé en vrac un certain nombre de vérités mais il joue aussi de la situation et elle, elle n’a pas envie de jouer. Le passé est revenu d’un bloc, ce doit être pareil pour Clémence mais elle n’en sait rien. Ce passé, il était inachevé. D’un coup le couvercle était tombé, fini, on n’en parlerait plus et puis voila que tout ressurgissait. Comme au premier jour, à ne pas en douter, il était embarqué dans le sillage de Clémence qui comme pour les matières inertes qu’elle travaillait de ses mains, attirait à elle le vivant, le transformable, le modelable, le faisait se dépasser, se surpasser.

Il fallait qu’elle résiste, elle le sentait ; il fallait surtout qu’elle comprenne enfin ce qui s’était passé autrefois. Comment, elle s’était murée dans le silence, comment et pourquoi alors que très vite, elle avait perçu son malaise et ses causes, elle s’était laissée embarquer jusqu’au mariage sans avoir eu la franchise, le courage de lui dire qui elle était vraiment. Est-ce que du reste, cela aurait changé quelque chose ? Clémence n’aurait pas jugé, elle était, elle est encore en dehors des préjugés, des certitudes, des rails immuables mais, pour autant, concernée en premier chef par cela, comment aurait-elle réagi ?

Il aurait fallu que Clémence s’arrête dans sa course, qu’elle lui donne une ouverture, un moment d’écoute pense t-elle.

-  ​​ ​​​​ Faux cul, je suis faux cul, je déplace la faute sur son dos, c’est moi qui aurais dû avoir le courage de lui parler, je ne l’ai pas eu, je ne l’ai pas plus maintenant.

Laurence ne sent pas le froid. Son pas est rapide. Elle croise quelques noctambules qui, comme elle, semblent frigorifiés et qui se hâtent.

La peau de Clémence… la peau de Clémence. Elle ferme les yeux au risque de tomber, la peau de Clémence. Combien de fois y a-t-elle pensé depuis, il lui semble n’avoir jamais oublié sa douceur, les grains de beauté qu’elle pourrait, les yeux fermés, replacer un par un, le creux de son cou, son parfum attiédi s’exhalant ​​ sous la masse de ses cheveux, ses seins… ses fesses et même ses pieds ! lui reviennent les ​​ « s’il le plait Laurent masse moi, masse moi les pieds, je n’en peux plus, j’ai couru partout ». Elle envoyait valser ses chaussures à travers la pièce, se jetait sur la banquette et un oreiller sous la tête lui mettait d’autorité ses deux pieds sur les jambes alors qu’assis tranquillement depuis un moment, il lisait le journal. Il n’avait plus qu’à obtempérer, râlait pour la forme et doucement, l’un après l’autre, les caressait, les massait, jouait avec eux, menaçait d’arrêter, reprenait. Elle riait, ronronnait. Quelque fois, tout à coup, elle se relevait brutalement et disparaissait aussi vite qu’elle était venue mais le plus souvent, il remontait le long de sa jambe, découvrait le genou, s’enhardissait.

Ses cuisses sont superbes, je les ai en tête. Pense t’il en remontant la rue de la Montagne Sainte Geneviève, Longues, musclées, ce sont des cuisses d’animal sauvage ! Pas tant que ça… car l’animal alors se mettait à onduler doucement pour que sa main monte, monte encore. Sexe de femme, splendeur presque oubliée, mystère dont il avait découvert quelques clés, moiteurs derrière ses poils foisonnants, barrière brune, douce, odorante qu’il franchissait et puis.. et puis….

Le désir monte, elle le rejette. Ce n’est vraiment pas le moment. Elle le musèle mais sait qu’à tout moment, il lui suffit de penser à la peau de Clémence, à ses murmures quand le plaisir montait, à son corps qui se arquait dans la jouissance, la submergeait pour qu’immédiatement, elle ne soit plus, elle, qu’envie, désir, excitation. Elle souffre alors de ce ventre quémandant auquel elle n’accorde, ne donne rien. Elle serre les dents.

Ne pas mélanger le boulot, les affaires et le reste. Rester en deçà de la ligne jaune et jouer son rôle, est-ce encore possible ?

Elle est arrivée chez elle; il faut tout oublier, faire sa valise, commander un taxi, elle prend le 6h58, elle ne sera pas fraîche demain.

 

18

 

Béa compte sur ses doigts, marmonne, recommence, se lève, va chercher son agenda, le compulse, tourne les pages, revient en arrière, repart.

  • oui, c’était le jeudi 14, la dernière fois. J’en suis sûre, dîner avec les filles du bureau, j’étais charrette, elles m’avaient dépannée. Merde de merde. Il ne manquait plus que ça ! Si demain je ne les ai pas, je fais un test.

​​ Elle se lève, remonte sur l’échelle et continue à décoller dans la chambre des enfants l’ancien papier peint. Elle semble extrêmement contrariée. Le visage fermé.

 

  • Antoine, viens m’aider. Tu fais le bas, je fais le haut.

Antoine maugrée et arrive ; il a les cheveux sur les yeux ; à se demander comment il fait pour y voir au travers, un vieux jean pas vraiment à sa taille et un tee-shirt sale.

  • Tu ne risques rien, toi, pas la peine de te changer, dit Béa en riant. Qu’est ce que font les petits ?

  • Télé.

  • Bon, dans un quart d’heure je les emmène prendre leur bain, d’ici là tu peux m’avancer le bas.

  • Fait chier marmonne Antoine qui s’y met de mauvaise grâce.

  • Tu as avancé ta disserte,

  • Ouais

  • Tu l’as bientôt finie ?

  • Ouais

  • Tu as trouvé sur internet ce que tu cherchais ?

  • Ouais

Béa, du haut de son échelle, arrête de décoller le papier, elle le regarde, s’apprête à lui poser une autre question, renonce et recommence à travailler. Chacun humidifie, gratte, arrache des lambeaux de vieux papier beigeasse qui tombent à terre.

  • On n’aurait pas pu peindre dessus ?

  • Non, trop abimé. Je ne sais pas si c’est toi quand tu étais petit ou Claire mais il y avait vraiment des endroits irrécupérables ; autant le faire bien.

  • Ouais mais c’est long.

Le silence s’installe à nouveau.

​​ 

  • Zut, je n’y arrive pas, je ne sais plus où j’ai la tête. J’ai renversé le seau, je vais chercher la serpillère et regarder ce qu’ils font ; tu continues un peu ?

  • Ouais, pas longtemps, un jeu avec Pierre, je dois me connecter.

  • Tu sais bien que je n’aime pas que vous fassiez des jeux sur internet les jours de classe.

  • Je te dis que j’ai tout fait.

  • Ce n’est pas une raison ; cette odeur est écœurante, papier mouillé, ça me fout la gerbe. J’y vais, je compte sur toi. J’oubliais, il faut que j’éponge ; je reviens.

  • Ouais ; tu les mettras ensemble les petits ?

  • Oui, la chambre est assez grande et Clémence m’a fait une séparation ; très sympa tu verras ; comme ça ils auront tous les deux leur coin.

  • Clémence, elle allait bien ?

  • Non, pas vraiment ; trop de problèmes dans sa boite. C’est dur d’être seule.

  • J’ai oublié de te dire, Christian a téléphoné.

  • Qu’est ce qu’il voulait ? Voir Baptiste ? Le prendre mercredi?

  • Sais pas ; il faut que tu le rappelles.

  • S’il prend Baptiste, il faut aussi qu’il prenne Claire.

  • T’es pas gonflée, c’est pas son père.

  • Et alors ? je ne vais pas faire venir la baby-sitter que pour Claire, c’est débile ; maman n’est pas là et je bosse. Ca m’arrangerait qu’il les prenne tous les deux. Tu vas à ton cours d’accordéon toi ?

  • Ouais

 

 

Béa est revenue de Montbard pleine d’énergie. Grands changements, elle a besoin de tout bouger, de tout changer dans l’appartement. Arto, le tsunami Arto ! Christian n’a pas voulu lutter, il est parti depuis bientôt 4 mois, sur la pointe des pieds ; il connaît Béa, ce n’était pas la peine d’insister, de s’incruster. Il a loué un appartement pas loin et s’occupe de son fils. A son âge, ce n’est pas très difficile ; il l’emmène au cinéma, lui a fait faire du poney et même une initiation au karting ; le môme était ravi. Lui moins. Il s’était fait à cette vie un peu folle qu’elle faisait mener à toute la famille. Méticuleux en diable, frôlant la maniaquerie, il avait réussi à se préserver un petit espace: son bureau, meuble de famille, dans un coin du salon derrière la porte du couloir, un peu en retrait. Il avait été dit et c’était admis qu’il n’y supporterait aucune intrusion ; défense absolue d’y déposer quoi que ce soit, même le plus innocent papier ; défense absolue de déplacer un livre, un papier, un objet. Chacun s’était soumis à la règle et cela lui suffisait. Pour le reste, il y avait partout un joyeux désordre qui maintenant lui manquait.

Baptiste semblait toujours très content de venir chez lui. Il récupérait son papa rien que pour lui et en profitait.

Béa regarde le trou laissé par le bureau absent. Il n’y a plus rien. Elle a juste poussé un peu la plante verte pour cacher ce vide nouveau. Ce soir, elle aimerait qu’il soit là. Sa présence seule était rassurante. A cette heure, il fumerait sa pipe, lirait le journal, insensible à la sarabande des gosses, caché derrière une volute de fumée ! Elle râlerait, il en rirait car il riait toujours, la désarmant complètement, quand elle montait sur ses grands chevaux et lui parlait de partage des tâches !

L’appartement est dans le plus grand désordre puisqu’elle a entrepris de refaire la chambre des enfants ; les enfants, ​​ ils hurlent dans leur bain, ils se disputent et Antoine a sûrement bâclé sa dissertation.

Quant à elle, elle est sur le qui-vive. Elle attend, elle ne comprend pas le silence d’Arto. S’il lui était arrivé quelque chose, elle l’aurait su par la galerie, c’est sûr, mais s’il n’était que blessé, dans l’incapacité de la joindre ? Peu probable, elle le sait.

Plaquée, j’ai été plaquée mais de quoi a-t-il eu peur ? Les gosses ? Je ne lui demandais rien ; le fric, je gagne ma vie. C’était pourtant tellement fort, tellement fou ce qui les reliait. Jamais elle n’avait pris un plaisir pareil avec un homme. Passionnée à tel point qu’elle avait viré Christian ne pouvant cacher une liaison aussi fulgurante. Il lui avait promis de l’emmener dans son pays en janvier

 ​​​​ Tu verras, c’est très particulier, c’est un pays de contrastes ; l’hiver la vie s’arrête quasi complètement, nous n’avons que quelques heures de soleil et encore, il est bas, à l’horizon. Ce pays, mon pays dans sa blancheur glacée ouvre à l’inspiration car il faut tout chercher en soi. Je t’emmènerai en Laponie, mélange de froid glacial et de chaleur enveloppante. Les chalets sont en bois, peints de toutes les couleurs, ils débordent de lumière, de chaleur. Les gens sont accueillants, ouverts, la table est toujours servie et le café sur la gazinière.

La forêt est partout dès qu’on quitte les villes, elle nous appartient à tous, c’est notre patrimoine national. Presque toutes les familles ont un bois, une maison au bord d’un lac, un coin à eux. Nous, c’est tout au Nord, une vraie expédition pour y aller, au delà du cercle polaire, à la limite de la Suède sur une petite montagne ; rien à voir avec vos montagnes de chez vous, la mienne elle fait à peine 800 mètres d’altitude mais c’est le paradis. Il lui avait donné le nom, elle avait oublié ; c’est là que nous avons notre chalet familial. La neige dès octobre nous sépare de tout, nous enveloppe et c’est par moto neige que nous allons faire les courses. L’immensité est à nous et pourtant nous arrivons à nous y reconnaître et jamais personne ne s’est perdu.

Où était-il maintenant ? Elle se le demandait, se rassurait en se disant qu’il était peut être parti dans sa montagne et puis se décourageait : pas de nouvelles, pas de mail ; rien au temps d’internet, des nouvelles communications : impossible.

Et puis, il avait une autre exposition de programmée à Barcelone. Pour rien au monde il ne l’aurait annulée ; elle a téléphoné hier pour en demander les dates exactes, on ne lui a pas dit qu’il y avait des changements, au contraire, la fille qui lui a répondu lui a conseillé de réserver une place :

-  ​​ ​​​​ Il y aura beaucoup de monde, l’exposition ne dure pas longtemps, c’est plus prudent ; ainsi vous ne ferez pas la queue.

Elle lui avait même proposé de lui envoyer la liste des hôtels proches de la galerie.

  • L’artiste sera-t-il là ?

  • Oui, il doit venir du 7 au 13

  • Sera-t-il possible de le rencontrer ?

  • Je n’en ai aucune idée ; je ne connais pas son emploi du temps mais rappelez, une journée est prévue de contacts avec les visiteurs. Nous n’avons pas encore défini laquelle.

Il faut qu’elle se rende à l’évidence, elle n’aura plus jamais de nouvelles. Elle sent qu’elle va pleurer. Ce n’est pas le moment. Vite mettre des coquillettes dans la casserole, les faire sortir du bain, enfiler leur pyjama et que tout ce petit monde-là soit couché.

Ce soir elle téléphonera peut-être à Clémence mais, elle aussi, a son lot d’emmerds.

 

​​ 

 

 

19

 

-  ​​​​ Avant que nous ne commencions cette réunion, je propose que nous prenions un café. La matinée va été longue et dure.

​​ Martine Mercier la comptable se sert, personne d’autre. L’atmosphère est lourde. Mohammed bouge sur son siège, le regard fixe, il se frotte les mains l’une contre l’autre ; on le sent déjà impatient de repartir. Clémence a des cernes sous les yeux. ​​ 

Laurence se lève, ce qui donne une certaine solennité à ses dires.

  • Voilà la situation. Je pense que je ne vais rien apprendre à personne mais il est bon de l’exposer afin de bien la clarifier. Si je me trompe dans le nom d’un fournisseur ou d’un client, n’hésitez pas à m’interrompre.

Malgré un carnet de commandes plein, votre trésorerie est à sec et vous avez des problèmes avec les fournisseurs.

Jusqu’ici Z Design a assuré les payes malgré des retards les 3 derniers mois. Les charges sociales du dernier trimestre n’ont pas été payées.

Clémence sursaute.

-  ​​​​ Comment cela, pas payées ? Martine, vous m’aviez dit que nous étions à jour.

-  ​​​​ Nous nous sommes mal comprises ; je vous ai conseillé de les payer car sinon nous allions au devant d’ennuis et de majorations. C’est le cas ; le premier rappel est arrivé au courrier ce matin.

Clémence se prend la tête entre les mains, se retourne vers Mohamed, puis vers Laurence,

  • Excusez-moi, continuez.

  • La traite Lurmin a été rejetée et nous n’avons pour l’instant pas d’information concernant leur décision ; vont-ils la représenter immédiatement, vous proposeront-ils de la fractionner ou au contraire vont-ils vous assigner ? Qu’en pensez-vous Clémence ?

 

  • J’ai tenté de les joindre plusieurs fois, leur patron qui était presque devenu un ami ne me prend plus au fil, ce n’est pas bon signe.

  • Les en cours ? Martine, combien avons-nous de factures encore impayées ou de traites qui vont se présenter. J’ai un chiffre ici : 24.200 euros. Est-il correct ? En face de cela, j’ai pointé les clients qui vous devaient de l’argent, il y en a plusieurs pour des montants qui ne sont pas très importants mais il y a surtout la facture Bérard, elle est de Juin, ​​ et toujours pas rentrée. 18.000 euros, ce sont eux qui vous plombent. Avez-vous fait les rappels et qu’envisagez-vous ?

Martine Mercier se tourne vers Clémence comme si elle cherchait une approbation.

  • Je n’ai fait qu’un rappel.

Clémence reprend la parole.

  • C’est un client habituel qui lui aussi subit les problèmes actuels. Je ne voulais pas l’enfoncer pour deux raisons : il a toujours été correct même si de temps en temps il avait des retards. La deuxième raison, lui mettre la tête sous l’eau, est ce qu’objectivement, ça changeait quoi que ce soit pour nous ?

  • C’est une position. Je propose quand même qu’on lui fasse un rappel plus intimidant. Je vous rappelle que la situation l’exige. Rappel aussi pour les autres.

  • Martine, je te dicterai un courrier. Je leur proposerai un règlement en deux fois, vous êtes tous d’accord ?

  • Ok ; si le premier règlement arrive dans les 15 jours, vous assurerez le mois étant entendu que le compte de réserve est provisionné pour les payes. Pour le moment, en la situation actuelle, vous ne bouclez pas et c’est la déclaration de cessation de paiement, on ne peut pas y échapper. Mohamed, où en sont les commandes et les livraisons ?

  • Tout roule ; on commence à manquer de fer, cela devient urgent de ce coté. Les gars néanmoins m’étonnent. Jamais ils n’ont tant travaillé et pourtant ils ont fait cette grève. C’est une énigme pour moi. Il y a quelque chose qui se passe, je les vois beaucoup parler entre eux mais ils ne disent plus un mot quand j’arrive.

  • Tu rêves Mohamed, tu deviens parano, ils sont inquiets pour leur emploi, c’est tout.

  • La position de Co-Pilote n’est pas encore arrêtée. Je suis désolée de vous le dire ; je voudrais les rencontrer tous individuellement. Martine, pouvez-vous avec Mohamed, pour ne pas désorganiser trop la chaîne de production, m’organiser des rendez-vous avec eux toutes les heures. Dans cette pièce, ce sera très bien ; je vous remercie. Je vous dis les choses telles qu’elles sont. Il y a plusieurs options pour nous, c’est-à-dire pour co-Pilote: la pire pour vous : nous ne donnons pas suite ; je crains fort que malgré tous vos efforts vous ne réussissiez pas à remonter la pente.

  • Mais la région a promis de nous aider. Nous attendons de savoir le montant de l’aide et surtout de la recevoir.

  • Oui Clémence mais cela est toujours très lent et quoi qu’ils vous aient promis, si vous n’avez pas payé l’URRSAF, ils ne débloqueront rien. Je continue, la seconde hypothèse est une participation de Co-Pilote dans le capital de Z Design.

La ​​ troisième est le rachat de ​​ Z Design par Co-Pilote ou un autre repreneur. Je ne vous cache pas que, pour notre part, nous ne nous orientons pas vers cette dernière solution, cela pour de multiples raisons.

​​ Il reste qu’il vous faut gagner du temps et peut-être faire d’ores et déjà une déclaration au tribunal de commerce, ce qui déclenchera la procédure habituelle. Compte tenu de votre carnet de commandes, de vos finances qui ne sont pas si catastrophique que ça lorsqu’on fait la balance entre ce qui vous est du et ce que vous devez, ils devraient vous donner un délai. L’avantage ? Les créances seront bloquées, vous pourrez alors peut –être dans le temps imparti reéquilibrer l’ensemble. C’est à cela que je vais vous aider.

  • Y aurait-il une autre solution ? J’ai un petit studio à Paris, l’hypothéquer ? le vendre ? C’est possible ?

  • Tout est possible, Clémence, ​​ mais je ne vous le conseille pas actuellement. D’abord le dossier est encore une fois trop long à monter et ensuite, cela règlera une échéance, peut-être deux ; ​​ il vaut mieux tabler sur du long terme et ne pas vous départir de ce que vous avez. En avez-vous parlé au Crédit de Bourgogne ?

  • Impossible d’avoir le Directeur ; c’est Monsieur Regnier le Directeur adjoint qui m’a reçue ; il a rejeté l’idée, immédiatement, sans même me poser plus avant de questions.

  • Chaque banque a son autonomie et sa politique sur ces problèmes. Et c’est vrai qu’en ce moment, elles se durcissent terriblement.

  • Regnier n’a pas du tout été coopératif, il semblait me dire que j’allais être assignée ; je ne sais pas d’où il le sait car je n’ai encore rien reçu. Martine, vous avez vu quelles étaient les différentes procédures ?

  • Oui, j’ai tout. Il y a plein de documents à fournir ; on les a tous car Laurence nous les avait demandés pour Co-Pilote.

  • C’est peut être mieux de prendre les devants. Laurence, qu’en pensez-vous, on va se déclarer en cessation de paiement. Mohamed, préviens les gars, je veux les voir ; on ne va pas faire ça dans leur dos.

  • Vous allez peut-être un peu vite, vous avez 45 jours après constatation du fait que vous ne pouvez plus payer pour faire la déclaration. La traite a été rejetée quand, Martine ?

  • ​​ Il y a 10 jours

  • Il n’y a donc pas urgence du moins tant que vous n’avez pas reçu cette assignation. Ce serait étonnant quand même. Vous n’avez pas d’autres contentieux avec ce fournisseur ? Par le passé, vous l’aviez toujours payé sans retard ?

  • Rubis sur l’ongle. On se connaît vraiment depuis longtemps, ils n’ont fait aucun rappel, pas passé le moindre coup de fil ; ils nous foutent dans la m.. s’ils assignent. Martine, prépare les documents et on verra quand on les enverra. Laurence a raison, Mohamed, tu attends un peu, ce n’est pas la peine de mettre la panique aujourd’hui, mais j’en ai tellement assez de cette situation. Laurence, vous tenez toujours à les voir, la banque, le fournisseur, et même les autres, ça sert à quelque chose ?

  • Oui bien sûr, je fais mon boulot et plus vite il sera fait, plus vite la décision de Co-Pilote sera prise. Monsieur Wu doit me rappeler vendredi. C’est important pour vous tous. Martine, il me faut la liste des salariés, les postes, les salaires, l’ancienneté. Mohamed, continuez à tout faire pour ne pas perturber la fabrication. On y va ! Clémence, pouvez-vous rester une minute, j’aimerais vous parler. Et puis non, ce n’est pas le jour. Je vous verrai plus tard, nous avons d’autres priorités.

  • Une autre possibilité ?

  • Non, c’est autre chose, plus personnel. Nous nous verrons plus tard. Bon courage.

 

 

 

20

 

Mohamed a eu un accident. La nouvelle s’est propagée comme une traînée de poudre dans l’atelier.

Ca s’est passé sur la route d’Auxerre où il avait dit hier qu’il allait livrer. Personne ne s’est donc inquiété de son absence ce matin. C’est en voyant la voiture de gendarmerie passer le portail que la curiosité a amené Christiane, une employée, aux nouvelles. C’était son temps de pose. 

Elle est arrivée en larmes dans l’atelier.

- Mohamed a eu un accident, la patronne est déjà partie, il a été transporté en hélicoptère au CHU de Dijon. C’est grave. 

  • Tu sais où ça s’est passé ?

  • Non, je ne sais rien. Martine est effondrée, elle n’arrête pas de pleurer, je ne crois pas qu’elle sache grand-chose, j’y retourne.

 

Le silence s’établit ; chacun retourne à son poste ; les visages sont fermés, soucieux. Tout le monde l’aime Mohamed ; et le mariage de sa fille qui devait alors lieu dans trois semaines…  et leur boulot ? Des interrogations fusent sans réponse. Des hypothèses, des mots pour cacher l’angoisse, des mots pour ne pas être seul, pour partager.

  • Tu crois que la fille de Co-Pilote est avec Clémence ?

  • Il l’avait dit hier qu’il ferait cette livraison et qu’il partirait de bonne heure.

  • Les routes sont gelées, c’est peut être le verglas.

  • Le CHU, un hélicoptère, c’est grave !

  • Il a combien d’enfants Mohamed ?

  • Trois ; c’est sa fille, l’ainée qui se marie, après il a deux gamins.

  • Comment va faire la boite sans lui ? On avait déjà assez de problèmes comme ça !

  • Ils ont prévenu sa femme ?

  • Sûrement !

  • Mais pourquoi les gendarmes sont venus ici ?

  • Il était avec la camionnette, peut être qu’il n’avait pas ses papiers personnels.

  • Tout le monde sait qu’il travaille ici.

  • Il faut attendre, on aura des nouvelles.

  • C’est trop dur d’attendre, je vais au bureau voir Martine, je reviens.

 

C’est fini, plus personne ne travaille ; ils sont tous dans la pièce d’accueil, il y fait bon ; pourtant les femmes, tendues, inquiètes semblent frileuses ; elles resserrent autour d’elle leurs vêtements ou croisent les bras autour de leur poitrine comme si elles voulaient se protéger du malheur qui rode, d’autres tiennent leur café des deux mains, s’y réchauffent, glanent un peu la force de tenir. Elles sont en petits groupes, quasi silencieuses. Les hommes sont plus loin. Quelques uns se sont assis autour de la table, sur le coté gauche et fixent leur gobelet, le regard vide.

L’atmosphère est plombée. Chaque fois que la porte s’ouvre, ils tournent tous la tête espérant que quelqu’un leur apportera des nouvelles mais rien, personne.

Martine est enfermée dans son bureau, Christiane et une autre ouvrière lui remontent le moral comme elles peuvent. Elle est effondrée.

Laurence Peccoud est là ; elle vient de recevoir un appel téléphonique, elle les rejoint, ils s’approchent tous d’elle, interrogatifs.

  • Vous savez tous que Mohamed a eu un accident. Je n’ai malheureusement pas grand-chose ​​ à vous dire. Clémence Leroy vient d’arriver au CHU, il est en réanimation ; elle ne sait pas ce qu’il a mais seulement qu’il est vivant et qu’il doit être opéré aujourd’hui. Sa famille est prévenue. Qui d’entre vous a des enfants dans la même classe que leurs deux garçons ?

Plusieurs doigts se lèvent.

-  ​​​​ Ok entendez-vous ensemble ; vous pouvez rendre service. Partez pour l’heure de la sortie de l’école. Merci de les accueillir chez vous le temps que leur sœur rentre de Paris où elle faisait un stage professionnel, elle aussi est prévenue. L’instituteur est au courant et va s’occuper des enfants pour atténuer le choc. Laissez-moi bien vos noms et adresses, je ne vous connais encore pas très bien, désolée. Vous serez en dehors de l’entreprise sur le temps de travail, il faut que je l’enregistre. Question d’assurance.

Je vous donnerai au fur et à mesure, dès que j’en aurai des nouvelles.

Je sais combien vous étiez tous proches, solidaires dans les problèmes actuels de Z Design, le meilleur est peut être de reprendre le travail ; pour Mohamed.

Si quelqu’un se sent mal et veut rentrer chez lui, Clémence Leroy est d’accord. La journée ne sera pas décomptée.

Si vous avez besoin de moi, je reste là et assure une permanence complète jusqu’au retour de Clémence Leroy.

Je ne peux rien vous dire de plus.

-  ​​​​ Est-ce qu’il va mourir ? La voix est partie du groupe des femmes au moment où Laurence partait, elle se retourne :

-  ​​​​ Vraiment, je n’en sais rien ; tenez bon, tous, je vous promets de revenir vers vous dès que j’apprends quelque chose.

Les employés et ouvriers se dispersent par petits groupes, parlant doucement entre eux. Chacun reprend son poste et se met à travailler. Personne ne part.

 

Martine Mercier continue de pleurer. Elle marche à grands pas dans son bureau, s’arrête, revient, repart puis s’assied à nouveau, assommée, derrière sa table. Elle se mouche, se relève, parle un peu toute seule, se rassied et repousse tout d’un coup devant elle tous ses papiers. Le geste a été si brusque que Laurence qui tentait de travailler avec elle est abasourdie.

-  ​​​​ Martine, ça va aller ; voulez-vous partir chez vous ?

Martine ne répond pas mais fait juste un signe négatif de la tête

-  ​​​​ Voulez-vous que j’aille vous chercher un verre d’eau ?

-  ​​​​ Non, non

-  ​​​​ Que vous soyez inquiète comme nous tous, je le comprends mais ne vous mettez pas dans un état pareil ; on va avoir des nouvelles, bientôt ; tout ira mieux, vous le verrez.

Laurence prend alors Martine dans ses bras ; effet contraire à celui qu’elle avait espéré : les sanglots redoublent d’intensité.

-  ​​​​ Non, non ce n’est pas ça… ce n’est pas ça…. La voix est assourdie, plaintive.

-  ​​​​ Martine, reprenez-vous, il va peut-être s’en sortir

-  ​​​​ C’est pas ça, c’est de ma faute

-  ​​​​ Mais non Martine, ce n’est la faute de personne, un accident, un stupide accident comme ils le sont tous…

-  ​​​​ Ils l’avaient dit qu’ils le feraient.

-  ​​​​ Qui il ? Mohamed oui, il avait dit qu’il ferait cette livraison, c’est le destin Martine, on ne peut rien faire que d’espérer

-  ​​​​ Non, ils n’avaient pas le droit… j’en peux plus, je vais tout vous dire, tant pis pour eux. Mohamed, Mon Dieu c’est de ma faute…

-  ​​​​ Calmez-vous, calmez-vous, ​​ qu’est ce qui est de votre faute ?

 

Dès les premiers mots, Laurence comprend que la situation est grave. Elle referme la porte du bureau et écoute Martine Mercier.

Deux personnes viennent à tout hasard demander des nouvelles, Laurence se lève et les renvoie. Elle n’a rien à leur dire de nouveau. Elle referme la porte.

Et les heures passent.

C’est l’heure du déjeuner. Ceux qui n’ habitent pas loin partent chez eux mais ce n’est pas comme d’habitude. Ils marchent lentement vers leurs vélos, leurs motos, leur voiture et se retournent une derrière fois espérant une nouvelle de dernière minute. Rien.

Martine Mercier et Laurence sont toujours enfermées dans le bureau. La porte est fermée. Personne n’ose aller les déranger.

A la reprise du travail, il n’y avait toujours aucune nouvelle mais tout le monde était là, sauf Martine qui est rentrée chez elle.

Laurence est seule ; personne n’ose l’approcher. Elle fait les cent pas dans la cour puis disparaît le téléphone à la main, revient vers les groupes :

-  ​​​​ J’ai eu Clémence Leroy, il est en salle d’opération ; son état s’est stabilisé. Le pronostic est encore réservé.

-  ​​​​ De quoi il est opéré, qu’est ce qu’il a ?

-  ​​​​ Multiples fractures, la rate éclatée et ils cherchent une éventuelle hémorragie interne car sa tension est anormalement base. Il a perdu beaucoup de sang, c’est peut être cela qui explique la tension ; de plus, traumatisme crânien sans gravité, parait-il. On va lui faire une IRM. Il est entre de bonnes mains, sa femme est avec lui ; il est jeune, il a une bonne constitution, ​​ soyez optimistes.

Clémence Leroy revient, elle sera là dans deux heures mais je doute qu’elle en sache plus puisqu’elle quitte immédiatement l’hôpital.

-  ​​​​ Où ça s’est passé ?

-  ​​​​ Je ne sais pas, je connais mal votre région, je sais qu’il a eu beaucoup de chances car la camionnette a été arrêtée par un arbre. Il aurait pu tomber dans le canal.

-  ​​​​ Alors c’est vers ​​ Saint Rémy sur la route de Tonnerre.

-  ​​ ​​​​ Peut-être, je ne sais pas.

-  ​​​​ A quelle heure ?

-  ​​​​ De bonne heure, c’était à l’aller, il n’avait pas fait sa livraison

-  ​​​​ Et sa femme ? Qui s’occupe de ses petits garçons ?

-  ​​​​ De ce coté là, tout est arrangé, ne vous faîtes pas de soucis.

-  ​​​​ Comment on fait maintenant ?

-  ​​​​ Vous faîtes comme d’habitude. Chacun connaît sa charge de travail. Il arrivait à Mohamed d’être absent, eh bien faites comme s’il allait revenir. C’est la meilleure façon de faire ce qu’il voudrait lui, que tout le monde s’y remette. Après, Clémence Leroy décidera de l’organisation de l’atelier. Faites lui confiance.

-  ​​​​ Si vous savez d’autres choses, vous nous les direz ?

-  ​​​​ Bien sûr ; bonnes ou mauvaises, je m’y engage.

​​ 

 

 

21

 

Il gèle. Clémence et Laurence décident d’aller dîner en ville.

  • C’est plus simple de se tutoyer, toutes ces « madame », je n’en peux plus. Vous voulez-bien ? Tu veux bien ?

  • Bien sûr, Laurence. Depuis longtemps, j’y pensais, le vouvoiement n’est pas dans ma nature. Je tutoie même mes ouvriers ; je les connais depuis si longtemps que cela me semble naturel.

Je te propose le Lion d’Or.

  • Va pour le Lion d’Or, je ne connais rien dans la région à part le petit snack, à côté de mon hôtel, dans la rue principale.

  • ​​ Juste une minute, je leur téléphone. Ce sont des amis, mais nous sommes hors saison, ils ne sont peut-être pas ouverts. Ce serait dommage car il n’y a guère que là que j’ai envie d’aller. Pas de questions, pas d’oreilles indiscrètes, des amis, des vrais. Je te raconterai, c’est là que j’ai débarquée il y a longtemps. On y va à pied ? Ce n’est pas très loin, un quart d’heure ; je connais des raccourcis.

  • Je vais prendre mon écharpe, je reviens. Tu as raison, marcher va nous faire du bien.

 

 

-  ​​ ​​​​ Catherine, on peut s’installer à coté de la cheminée, ça ne t’ennuie pas ? Je ne te présente pas Laurence, je crois que vous vous connaissez déjà, c’est une responsable de Co-Pilote, la Société qui va peut-être nous reprendre.

  • Je vous apporte un vin chaud avec de la cannelle ; j’y rajoute du citron, c’est meilleur. Il fait trop froid. Vous êtes folles d’être venues à pied, je vous raccompagnerai. Mettez-vous où vous voulez, il n’y a pas d’autres clients ; en fait, c’est fermé !

  • Comment ça?

  • Ca fait tellement longtemps que nous ne t’avions pas vue que je n’allais pas te dire « passe ton chemin, c’est fermé » ; je suis très contente que tu soies là. Je vous fais une omette aux truffes, mon neveux m’en a rapportées de Crillon le Brave, quel drôle de nom, c’est dans le Vaucluse ; il y a déniché une petite amie et y est toujours fourré. Salade, fromages, tarte aux pommes, ça vous va ?

  • On se régale d’avance ! Philippe est là ?

  • Il regarde le match de foot à la tv. Il viendra t’embrasser. Léa est chez une copine et Luc est déjà couché. Je ne vous tiendrai pas beaucoup compagnie, j’ai de la confiture d’oranges sur le feu. Une nouvelle recette avec du gingembre, elle est lancée, je dois la mettre en pots. Mais je viendrai prendre la tisane avec vous.

 

Clémence et Laurence s’installent près du feu. Clémence étend ses jambes, s’étire, croise ses mains derrière la nuque, soupire.

  • Quelle journée, Bon Dieu, quelle journée ; heureusement que vous étiez là. Oh pardon dit-elle… que tu étais là !

Clémence sourit et enchaîne :

  • Tu vois, c’est ça l’emmerdement des petites boites, si l’un manque ça va mais les deux, c’est la catastrophe. Heureusement le plus gros est passé. Il est opéré, réveillé, il n’y a plus qu’à croiser les doigts. J’irai demain matin ; ce soir il y a sa femme, elle assurait la nuit. Une chance sur deux, il va la saisir, ce n’est pas possible autrement. Sinon…

  • Sinon ?

  • Je bazarde tout et je fous le camp. Tu comprends Mohamed, c’est mon frère alors sans lui, plus rien ne vaut le coup.

  • Tu as eu un coup de cœur pour lui ?

  • Non, il était déjà marié quand je suis arrivée ici et avait la petite, celle qu’on devait marier dans 3 semaines. Mais quelle merde, quelle merde ! as-tu pu avancer, toi, sur ton audit ? Vers quoi vous orientez-vous ? Je suis désolée de te bousculer mais…

  • Je ne peux pas te répondre pour deux raisons : je n’ai pas fini ; coté comptabilité, j’ai tout, heureusement du reste car Martine Mercier est partie chez elle ; elle ne reviendra pas, je t’expliquerai.

  • Quoi ? elle ne reviendra pas, qu’est ce que c’est que cette histoire ? Elle aussi me lâche. Martine, mais c’est complètement impossible, elle ne m’en a pas parlé.

  • Calme toi, il s’en est passé des choses pendant ton absence, je vais t’expliquer. Je te donne tout de suite la deuxième raison, je ne suis pas seule, Lee et moi sommes associés et nous ne prenons aucune décision importante sans que l’autre ait connaissance complète du dossier et donne son avis. Nous avons aussi besoin de l’aval de Monsieur Wu.

  • Mon Dieu, mais ça va encore prendre du temps, c’est impossible…

  • Non, rassure toi de ce coté là, car tu ne le sais pas mais je te le dis un peu brutalement : aujourd’hui toutes les cartes ont bougé.

  • L’accident de Mohamed ? Tu as raison, sans lui je suis perdue.

  • Il ne s’agit pas de Mohamed, bois ton vin pendant qu’il est chaud ; moi, j’en reprendrai bien un second…

  • Mais qu’est ce qui se passe, dis moi, qu’est ce qui se passe ?

  • Je ne voulais pas t’en parler aujourd’hui car tu as eu ton compte.

  • Au point où j’en suis, vas –y.

  • Avant toute chose, j’ai une question à te poser qui va peut-être te surprendre.

  • Vas-y, vas-y toujours

  • Ecoute Clémence, ça fait un bon mois qu’on a débarqué là, dans ta boite, au niveau boulot, je crois qu’on a bien fonctionné mais…

  • Mais quoi ?

  • Attends, c’est difficile à dire… ne m’interromps pas…depuis quelques temps on s’appelle ou on se voit tous les jours. Depuis le début de la semaine, nous avons passé toutes les soirées ensemble. Z Design, je connais le moindre chiffre et sa patronne aussi je la connais, enfin, je la découvre. C’est toi. C’est là qu’est mon problème. Je voudrais savoir si tu as confiance en moi ?

  • Bien sûr, qu’est ce que c’est que cette question idiote ? Avec Lee, j’ai plus de recul, il n’est venu qu’une fois et comment te dire, il m’a fait l’impression d’être…plus…parisien ! tu sais le jeune patron aux dents longues qui allaient nous croquer ; j’ai tout de suite été rassurée avec toi. Demain peut-être, un autre jour je te dirai pourquoi mais pas aujourd’hui.

  • Au fait, à propos de demain, je saute du cop à l’âne, c’est samedi, j’ai un ami qui vient et qui restera le week-end ; toi et moi, nous devions diner ensemble, ça ne t’ennuie pas qu’il se joigne à nous ?

  • Non …  ​​​​ bien sûr que non

C’est l’affolement dans la tête de Clémence ; le désappointement. Elle a envie de se lever et de ficher le camp mais personne ne la comprendrait.

Laurence a un ami qui vient, rien de plus normal. ​​ « Elle m’avait dit qu’elle serait seule. Je n’ai pas envie de connaître son Jules, je n’ai pas envie de diner avec eux, je n’ai plus envie de rien » se dit-elle. « J’étais trop contente ; une fois de plus je suis l’élément extérieur, peut-être même l’élément de trop, celle dont on ne sait pas quoi faire. »

Elle a envie de tout lâcher, de partir, de pleurer. Elle est si fatiguée. Il faut qu’elle tienne.

Elle redresse la tête et la regarde droit dans les yeux.

  • Martine Mercier ? Dis-moi ? Quel est le problème ?

  • Plus tard. Ordre Chronologique : il y a d’abord eu vers 11 heures, un huissier qui t’apportait l’assignation Lurmin.

  • Catastrophe! ca y est !

  • Oui, surtout et d’autant plus qu’ils ont saisi le tribunal de commerce.

  • C’est la fin. Sans Mohamed je ne peux plus assurer, je n’ai pas la force. C’est lui qui fait marcher l’atelier et qui rapporte de la trésorerie en ce moment. Moi, je ne suis bonne à rien.

  • Qu’est ce que tu racontes là, tu ne vas pas baisser les bras, d’autant plus que je n’ai pas fini….

  • Voilà les filles, pour une omelette, c’est une omelette ! je vous ai mis huit œufs et des frais, il y en a quatre du jour, poulailler de la vieille Germaine. Vous pouvez tout engloutir, pas de risque de crise de foie ! Elle vous va ? Elle n’est pas trop baveuse ?

Clémence lève les yeux et semble ne rien voir ; elle ne répond pas, ne remercie pas plus l’hôtelière, toute absorbée par ce que dit Laurence.

  • Tu n’as pas fini ? Tu me dis que tu n’as pas fini ? Je n’y crois pas. Dis-moi que la série d’emmerdements est terminée, je n’en peux plus. Alors c’est quoi ? vas-y.

Catherine a posé le plat sur la table et regarde tour à tour Clémence puis Laurence puis gronde :

  • Arrêtez de bosser et mangez pendant que c’est chaud. Sinon, ce serait un crime. Nouvelle vie de la femme ? Egalité avec l’homme ? Partage des tâches et des responsabilités ? Eh bien, ce n’est pas arrivé jusqu’à Montbard ! vous êtes là à vous tracasser et à bosser comme deux folles, moi, je suis derrière les fourneaux pendant que Monsieur, face à la tv, les pieds sur la table basse, fait son sport hebdomadaire ! non mais je rêve !

Mais qu’est ce que vous avez toutes les deux ? Vous êtes sinistres! Clémence, tu m’as dit que Moha s’était réveillé, eh bien que veux tu qu’il arrive, il va se remettre sur pied. C’est sûr ! Je vous apporte un pichet de rouge, vous en avez besoin…

Clémence sourit, un pauvre petit sourire. ​​ Laurence attend. Silence. Catherine repart dans sa cuisine, elle va revenir.

Aucune des deux n’a maintenant envie de parler pressentant qu’il va y avoir à nouveau un lot de bonnes et mauvaises nouvelles et qu’il va falloir assurer.

Du bout des lèvres elles se souhaitent un bon appétit et ​​ portent sans enthousiasme leur fourchette à la bouche. Mais la couleur de l’omette, dorée, débordante, œufs battus moelleux qui s’étalent comme se donnant à elles, l’odeur subtile de la truffe, le craquant de la salade recouverte d’herbes aromatiques, le rouge vermillon dans leur verre et le sourire de Catherine ont vite fait d’exciter leurs papilles gustatives, de les dérider et quelques minutes plus tard, omette avalée, elles engouffrent la tarte aux pommes oublieuses quelques instants des problèmes qui planent sur leurs tête.

-  ​​​​ Les filles, je débarrasse ; installez vous au coin du feu et fumez votre cibiche, j’en ai encore pour dix bonnes minutes, les volets sont fermés et les gendarmes couchés ! Je vous rejoins.

Laurence attaque.

-  ​​​​ J’ai une mauvaise nouvelle pour toi, ​​ quoi qu’à la réflexion elle peut se transformer. Tu sais l’histoire du crapaud sur lequel la jolie bergère ne marche pas et qui devient un prince charmant.

-  ​​​​ Arrête de jouer au chat et à la souris, dis-moi ce qui se passe.

-  ​​​​ Je ne suis pas si loin que ça dans la métaphore, tu verras ! Bon, tu es bien assise, alors écoute. Quand nous avons appris l’accident de Mohamed et que tu es partie, tu te doutes bien qu’ils étaient tous sang dessus dessous. Ils ont continué une petite heure à travailler et puis sont venus aux nouvelles pour ne plus décoller de la salle de repos. Je n’ai rien dit.

-  ​​​​ Oui, et alors ?

-  ​​​​ Attends ! Bon, je te la fais courte : Martine n’arrêtait pas de pleurer à tel point que je lui ai proposé de rentrer chez elle jusqu’au moment où je l’ai prise dans mes bras et là, catastrophe, elle m’a tout déballé.

-  ​​​​ Déballé quoi ?

-  ​​​​ Connais-tu la Société Filippi Discount ?

-  ​​​​ Oui ; ce sont les voisins, l’immeuble vert derrière le grillage, au-de là des ateliers ; ils m’ont contactée, ils veulent s’agrandir, j’ai refusé mais quel rapport ?

-  ​​​​ Le rapport ? Il y a dans cette boite un joyeux lascar, j’ai son nom et tout son pédigrée, qui a entendu dire que vous rencontriez des difficultés ; comment ? Je ne le sais pas encore mais les choses se savent vite dans les petites villes et comme tu as fait la paye en deux fois le mois dernier, c’était un secret de polichinelle ; il a imaginé que la meilleure façon de te faire plier pour que tu partes serait de te pousser à la faillite. Il a réussi à soudoyer un certain Regnier, le sinistre Régnier dont tu nous a parlé, le Directeur Adjoint de ta banque qui a refusé ton emprunt. Et pour faire bon poids, il a lâché des pépettes à André.

-  ​​​​ André ? Notre André ? A la réception clients et marchandises ?

-  ​​​​ Exactement !

-  ​​​​ Non, je n’y crois pas ; c’est un roman policier que tu me racontes ! Et Martine là dedans, elle était au courant ?

-  ​​​​ Pas au début mais ton charmant André lui a fait du gringue, le coup de l’amour éternel, qu’il allait divorcer…Le truc habituel ; elle est tombée folle amoureuse. Il lui a demandé des documents ; cette gourde a cru qu’il t’avait trouvé un repreneur, dans la région en plus, mais qu’il ne voulait pas tout de suite te le dire pour ne pas faire capoter l’affaire .Une histoire de fous. Elle a tout gobé et lui a filé des infos. ​​ Et puis au fil du temps, il lui en a dit un peu plus, il devenait nerveux presque violent. Mardi dernier, tout d’un coup tout allait mieux, il disait avoir trouvé une solution et quand elle lui a demandé quoi, il a juste répondu « Solution finale, on n’en parlera plus ». Alors quand Mohamed….

-  ​​​​ Attends, tu veux dire que l’accident de Mohamed n’est pas un accident ?

-  ​​​​ Je n’en sais rien. Pour moi, il y a une forte présomption que ce n’en soit pas un, mais aucune certitude. Peut-être une manœuvre d’intimidation. Peut-être un pas de chance. Toujours est-il que Martine a fait le rapprochement et a piqué une crise de nerfs.

-  ​​​​ La pauvre

-  ​​​​ Elle est bien bonne celle là, tu vas la plaindre ?

-  ​​​​ Non, mais elle s’est faite avoir. Jamais elle ne m’aurait fait du mal Martine, pas plus qu’à Mohamed, je lui parlerai lundi.

-  ​​​​ Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Tu verras, c’est toi qui décides ; moi, je l’ai renvoyée chez elle. Rassure-toi, elle était calmée. Je pense même qu’elle était soulagée d’avoir tout déballé. Au fait, je lui ai fait écrire toute l’affaire ; tu as donc son témoignage détaillé et signé.

-  ​​​​ Attends, je rêve. Tu as prévenu les flics ?

-  ​​​​ Non, je t’attendais. C’est à toi de le faire si tu veux le faire. Réfléchis. J’ai une idée. C’est le coup du crapaud !

-  ​​​​ le coup du crapaud ?  Je n’y comprends rien. Je n’en reviens pas. Donc André ce salaud…

-  ​​​​ Rien, c’est une plaisanterie le coup du crapaud ! en court, c’est comment une catastrophe se transforme en bonne nouvelle. Pour l’accident, rien n’est sûr ; de toutes les façons il y a une enquête de gendarmerie ; ​​ cela explique quand même pourquoi c’était lui le meneur pour les grèves.

-  ​​​​ Ce type, il était manutentionnaire, ne savait rien faire, on a... et puis non ça ​​ n’a pas d’importance mais c’est un beau fumier.

Je n’en peux plus, il faut que je rentre ; je vais prendre un bain ; ca me tue, tout ça !

-  ​​​​ Et tu ne veux pas savoir la bonne nouvelle ?

-  ​​​​ Si évidemment, c’est quoi ?

-  ​​​​ Tu te rappelles que Mohamed disait qu’il y avait une drôle d’ambiance, que ça complotait…

-  ​​​​ J’ai compris, André…

-  ​​​​ Eh bien non, c’était tous tes gars qui se sont renseignés et qui voulaient te faire une proposition. Une sorte de participation de tous au développement de l’entreprise. Ils essaient de se renseigner, monter une coopérative, trouver un autre statut ? Ils n’en savent rien et ont pris un rendez-vous à la chambre de commerce. Ce qui est certain, c’est qu’ils veulent que vous restiez les patrons, toi et Mohamed.

-  ​​​​ Quoi ? Qu’est ce que tu me dis ?

-  ​​​​ Je dis qu’ils ont décidé que pour la prochaine paye, tu ne leur verserais que 50%. Enfin pour ceux qui l’acceptent, c’est sur la base du volontariat et écoute-bien, ils ont voté à bulletin secret ; unanimité. Mieux encore, Nicole, tu vois de qui je veux parler ?

-  ​​​​ Oui, une nouvelle ; elle est là depuis six mois.

-  ​​​​ Eh bien, elle a dit être d’accord mais ne pas pouvoir car plein de dettes je crois ; les autres spontanément lui ont promis qu’au prorata de leur salaire, ils participeraient à sa paye ; c’est pour cela qu’ils complotaient !

Tu sais que c’est extraordinaire ; moi qui vois des entreprises en difficultés depuis 12 ans, jamais, au grand jamais je n’ai vu ça.

Clémence pourquoi tu pleures ? C’est une sacrée réussite ça ! Clémence arrête de pleurer. Clémence je t’en supplie, viens, viens contre moi.

 

Clémence se laisse aller ; elle est dans les bras de Florence et n’arrête plus de pleurer. Elle se calme, hoquette un peu, cherche un mouchoir en papier, (merci Aurélie) se recule, sourit.

  • Tu as le même parfum que moi. 

  • Je sais.

  • Ah bon, comment ?

Catherine surgit de sa cuisine, le tablier autour des reins, rouge comme une écrevisse.

  • Enfin, les confitures sont en pot mais, qu’est-ce qui vous arrive toutes les deux ? Il ne faut pas vous ​​ mettre dans des états pareils. Vous aussi vous pleurez ? Non, mais j’y crois pas. C’est le stress, ça, le surmenage. Il faut dormir, vous reposer ; je vous ramène d’un coup de voiture. Attendez-moi une seconde, j’ai les mains toutes pégueuses.

 

Et rentrez vos sous, vous paierez un autre jour…

Allez ouste, je vous embarque…..

 

 

22

 

Clémence se réveille en sursaut. Elle regarde le radio réveil : 04h18. Elle se tourne, se met en boule comme elle sait le faire et n’a qu’une obsession : dormir. Rien n’y fait. Les idées se bousculent, s’entrechoquent dans sa tête, la terrifient. Elle se sent seule, oppressée, toute petite sous son édredon qui semble lourd, si lourd.

Elle finit par se lever ; enfile sa robe de chambre noire, la resserre autour d’elle et descend à la cuisine. Le chat miaule à la fenêtre pour entrer. Elle le regarde, lui ouvre, lui donne quelques croquettes.

  • Je n’y comprends plus rien Ari, la vie est dure, trop dure.

Les larmes lui viennent aux yeux. Le chat saute sur la table, elle le caresse, il ronronne. ​​ Le café passe. Le silence l’étouffe. Cette maison est trop grande pour elle ; il lui manque les rires de Béa, des enfants, ils sont repartis trop vite. Il lui manque les cavalcades, les disputes, les hurlements, la vie… Elle est seule, affreusement seule.

Elle s’assoit tout au bout de la table, se prend la tête entre les mains et gémit doucement.

Mohamed ? Il faut qu’elle y aille demain et qu’elle parte de bonne heure mais dans quel état seront les routes ? Il fait si froid. S’il y a un radoucissement, il y aura de la neige, c’est sûr et cela la terrifie ; s’il y a une chose qu’elle n’aime pas, c’est conduire sur la neige.

Ses pensées tournent en boucle : Mohamed mais aussi Martine. Comment tout cela a-t-il pu se produire ; comment se fait-il qu’elle n’ait rien vu, rien deviné.

Martine, ses kilos, le chocolat dans son tiroir, leur complicité… non, ce n’est pas possible et pourtant Laurence est formelle, il n’y a aucun doute, Martine était de mèche avec eux. C’est du mauvais roman, un cauchemar, tout va rentrer dans l’ordre.

Laurence ? Elle lui devient indispensable et pourtant il faut qu’elle se méfie. Leurs intérêts ne sont pas les mêmes. Et si elle la trompait, elle aussi ? Laurence qui lui manque cette nuit ; elle aimerait tant qu’elle soit là, à coté d’elle, en face d’elle. Elles tiendraient leur bol de café entre leurs deux mains, coudes sur la table. Peut-être même ne se parleraient-elles pas mais elles seraient bien, c’est sûr. Laurence, le regard de Laurence, ses mains, son parfum. Clémence est troublée. Elle s’est sentie si bien contre elle, hier. Elle aurait voulu qu’elle la serre encore plus, qu’elle l’enveloppe de ses bras, qu’elle la réchauffe.

- Qu’est-ce que j’imagine, je suis folle. Cette fille, elle me plait mais elle partira quand son boulot sera fini. Elle m’aura peut-être, en plus, ​​ piqué mon affaire. Non, hypothèse impossible. Le monde n’est pas fait que de pourris. Il n’empêche que Laurence n’est pas claire. Elle aurait pu m’en parler de cet homme qu’elle a dans sa vie. Pourquoi ne t’a-t-elle pas fait ? Nous nous téléphonons, nous nous voyons tous les jours, nous nous faisons des confidences et puis tout d’un coup, voilà qu’elle sort un type de ses manches et que ce type vient passer le week-end. Elle ne m’a rien dit de sa vie ou si peu. Moi, elle sait tout, quasiment. Il est vrai que ça se résume finalement à peu de choses, le boulot que j’aime et qui me bouffe tout mon temps, cette quasi retraite ici, je l’ai choisie et je ne regrette pas et ces quelques rencontres sans suite. Il y a bien eu Pierre, chic type, cela a duré, un peu mais il a un peu compté finalement. Leur relation a duré par ce qu’elle était cachée et cela donne toujours du piment mais surtout par ce qu’ils ne s’étaient pas raconté d’histoire. Elle était toute cabossée, il n’y avait pas beaucoup de place pour un nouvel amour dans sa vie et lui était, et il est toujours marié.

Clémence sourit. Finalement que des bons souvenirs. Leurs escapades toujours très courtes, leurs soirées volées, leurs rendez-vous à Auxerre dans cet adorable hôtel perdu dans la campagne, leurs folies à Paris un soir ! Au début, ils se téléphonaient sans arrêt, s’envoyaient des mails, se retrouvaient le soir sur internet et puis le désir s’est émoussé, le corps n’a plus réclamé ; la relation s’est tout doucement éteinte mais il est resté l’amitié. Pierre... Une chance, une belle rencontre. Grace à lui, elle avait repris goût à la vie, refait l’amour, retrouvé son corps, sa séduction.

  • Libre, s’il avait été libre, qu’aurais-je fait ? c’est tout vu ! rien !

Cela, elle en avait pris conscience très tôt et n’allait donc pas bousculer un ordre établi. Il était son amoureux car c’est sympa d’avoir un amoureux, de se fabriquer une histoire, de s’amuser à y croire, un instant ; de tricher une soirée, de se laisser aller, de dire « mon amour » ​​ mais au petit matin, il était toujours dur de se retrouver, seule !

Au fil du temps, tout simplement, il lui avait parlé de sa vie, de sa femme, un mot rarement plus, de ses enfants. Au début, elle détestait cette intrusion et puis elle s’était habituée et c’était elle après qui demandait des nouvelles ! Du petit qui avait été malade, du grand qui entrait en sixième et même de Pat sa femme… C’était comme une famille lointaine, qu’elle aurait eue, sympathique, souriante qui avait l’énorme privilège de la protéger car elle le retenait cet homme qui s’était dit amoureux !

Un jour même, elle s’était trouvé nez à nez avec le couple et s’était surprise de son naturel. Elle les avait salués tout à fait normalement, sans l’ombre d’un battement de cœur, il lui avait présentée la fameuse Pat. Elle se rappelle très bien de l’épisode, ce qui, il ne faut pas être dupe, est quand même le signe d’un arrangement avec elle-même ! Elle se rappelle le coup d’œil rapide, l’impression première : elle n’est pas si mal ; les détails, elle a de jolies jambes, j’ai plus de poitrine qu’elle ; la voix, belle, charmante, une femme sympa ; à dire vrai c’est à partir de là que leur relation qui s’attiédissait tranquillement, s’était refroidie rapidement car somme toute, elle l’avait trouvée très bien, sa femme, et du coup n’avait pas envie de lui faire un sale coup !

Tout cela est du passé et du reste dans cette période affreuse qu’elle traverse aujourd’hui, ce n’est pas vers lui qu’elle s’est tournée, il y a peu elle l’aurait fait, mais vers Laurence. Pas logique ça, à moins qu’à nouveau, elle ne veuille regarder la vérité en face.

Lâche, elle est lâche. Tout cela remue trop de choses, passé, présent, ce n’est pas le moment. Mohamed ? Mohamed est son urgence.

L’angoisse la saisit à nouveau. Elle cherche le numéro, appelle l’hôpital, s’excuse ; L’infirmière de nuit lui répond, aimablement ; elle doit savoir combien les nuits sont longues pour ceux qui attendent.

  • Il dort ; son état est stabilisé. Le médecin va passer à 9 heures. Appelez-le à la fin de la visite, vers 10h30

  • Non, je viens, je ne peux pas rester ici, je veux le voir, je vous en prie. Voulez-vous lui dire mon nom : Clémence Peccoud, non…Clémence Leroy, je serai là vers 10heures. 

Clémence va se recoucher. Il va bien, il faut qu’elle dorme un peu ; L’image de Laurence danse devant ses yeux. ​​ 

  • Qui c’est ce type qui va venir? Son amant ? Où va-t-il coucher ? Avec elle ? Elle dit qu’elle lui a réservé une autre chambre. Comment la croire ? Elle a bien caché son jeu. C’est sa vie, pourquoi ça me touche tant ? Je n’ai pas envie de le connaître, Je n’irai pas à ce diner. ​​ 

Elle se retourne dans son lit. Impossible encore de dormir. Elle a chaud, elle a froid, elle se surprend à dire à voix basse.

 ​​​​ - Si, j’irai, je veux voir à quoi il ressemble. Dormir, il faut que je dorme ; c’est quand même drôle qu’elle ait le même parfum que moi ; ça tourne, je n’arrive pas à mettre de l’ordre dans mes idées…

Le chat monte sur son lit et se couche dans son creux de genoux. Elle n’est plus seule.

Clémence s’endort.

 

 

 

23

 

Ma douce,

 

Juste un mot, je n’arrive pas à te joindre. Je suis à Toulouse pour un séminaire de deux jours. Rien ne va, rien ne m’intéresse, trop de problèmes.

Je ne t’en ai pas parlé quand j’étais à Montbard parce que tu avais déjà ta dose et que je n’en étais pas sûre mais maintenant, c’est certain, j’ai fait 2 tests : je suis enceinte.

Je ne l’ai dit à personne car je ne sais vraiment pas ce que je vais faire. Tu connais ma position ; j’allais à toutes les manifs pour l’avortement, pour la liberté de la femme à disposer d’elle-même, de son ventre mais foncièrement, au fond de moi j’étais contre. Etre enceinte avec tous les moyens de contraception qu’on a, il fallait vraiment être demeurée. Eh bien, je le suis. Je ne sais pas comment j’ai fait, j’ai du louper ma pilule une fois, deux fois, c’est bien possible. J’étais folle quand Arto était là. On s’est éclatés comme des fous et maintenant plus aucune nouvelle, rien. Je ne vais pas courir après, il ne m’avait fait aucune promesse. Nous étions hors du temps, des convenances, des quand dira t’on.

C’est pour cela, tu le sais, que Christian est parti. Les choses étaient plan plan entre nous et rien n’a résisté au tsunami Arto. Amoureuse, amoureuse folle et voila le résultat.

Je ne me sens pas de tuer ce bébé. J’ai beau me dire qu’il doit faire quelques millimètres, il est déjà là et je ne pense qu’à lui. Quand je vois les bouilles de Claire et de Baptiste je craque complètement. J’ai les seins qui me font mal.

Que faire ? Il faut que je réfléchisse. N’en parle surtout à personne car je ne suis pas encore décidée. Je suis dans les temps. Je ne suis même pas allée chez le médecin, je le connais trop et je vois sa tête ! J’ai presque honte. Honte d’avoir un bébé, tu te rends compte ! Non, honte de ma connerie.

Il n’y a que toi qui le saches.

Quand même 3 enfants de 3 pères différents et le quatrième qui se pointe au moment où je suis toute seule. Je suis trop vieille, que faire ?

Ma Clémence, je sais que tu ne vas pas m’engueuler et pourtant tu devrais ! Mais qu’est ce que je fais de ma vie ? Pourquoi est-ce que je me mets toujours dans des situations pas possibles. Je dois être folle ou demeurée ou… je ne sais pas moi ! Je ne vais pas aller sur le divan maintenant, c’est trop tard et puis finalement jusqu’ici, même si cela semble étrange, je l’aimais bien ma vie et ne regrettais rien alors pourquoi aurais-je été consulter ! Au prix où ca est !

Voila que je me mets à plaisanter ; c’est grâce à toi ; peut-être involontairement mais quand même grâce à toi ! De t’avoir tout dit me soulage et si ce n’était pas si grave, je rirais bien de mes folies.

Dis-moi ce que tu en penses. Ce que tu ferais.

Quand même, ce type, il disparaît, comme ça lors qu’il me jurait…et puis Basta, c’est comme ça, mais j’ai le cœur en compote.

Ma Clé, j’espère que pour toi ça va mieux. Je te téléphonerai à mon retour, on est au bout du monde ici soi disant pour qu’à l‘abri de toutes les perturbations, les managers que nous sommes, puissent réfléchir aux grandes orientations de l’entreprise ! tu parles ! je ne suis obnubilée que par une chose ! tu devines ! sans compter que de ce coté là aussi, ça poserait un sacré problème. Je suis organisée pour trois, pas pour quatre ; il faudrait tout revoir. Trop, c’est trop mais comment faire ?

Bon, c’est mon problème, je vais le résoudre. Je dors sans arrêt ! Avantage, je ​​ suis moins belliqueuse ; comme d’hab, ils en profitent se demandant ce qui m’arrive !

Je m’inviterai encore avec les enfants aux vacances de février, si tu veux bien ;

Donne de tes nouvelles.

Lis cœur cousu, c’est écrit par une femme, Carole Martinez dont c’est le premier roman, j’ai adoré. Une histoire de femmes…encore…

Et ta Laurence dont tu m’avais parlé. Tu t’en es faite une alliée ? Ils investissent ou pas ? Raconte ! il n’y a pas que mes petites histoires.

Je t’embrasse

Béa

 

P.S Je fais la fière mais…je pleure comme une idiote ! Comme si ça changeait grand-chose ! Bien peur de n’avoir pas le courage d’affronter cette nouvelle donne. Il le faudra bien. Je sais que tu es là.

Et merde, il est dit que je n’irai pas en Laponie….

Je te réembrasse

 

24

 

C’est maintenant que le crapaud va se transformer en prince charmant, que du pire va naître le meilleur ; Laurence et Clémence ont un plan, il semble sans faille.

 

Réunion au sommet dans le bureau de Clémence Leroy.

Clémence est assise d’un coté de la table, Laurence de l’autre. C’est une stratégie ; il faut que leurs interlocuteurs se sentent continuellement sous surveillance mais qu’elles ne soient pas dans le même champ de vision. Il faut qu’ils soient obligés de tourner la tête selon que c’est l’une ou l’autre d’entre elles qui parle.

C’est Clémence qui, la première, va à l’estocade. Laurence arrivera en renfort, si besoin.

Clémence se lève. La communication qu’elle va faire est importante, il convient d’y mettre de la solennité. Son ton est calme, posé. Devant elle une chemise cartonnée bleue. Elle s’appuie du bout des doigts sur la table.

  • Messieurs, je vous remercie d’être venus d’autant plus que mon invitation revêtait un caractère d’urgence qui ne vous a pas échappé. Laissez-moi vous présenter. A ma gauche Monsieur de la Rivière directeur régional du Crédit de Bourgogne, à ma droite Monsieur Boutigny Directeur Général des Etablissements Filippi Discount, en face de moi Laurence Peccoud, Directeur Général associé de la Société Co-Pilote.

Je vous expose immédiatement les raisons de cette rencontre.

Vous connaissez tous deux l’existence de Z Design, l’un pour avoir géré nos comptes depuis 15 ans, l’autre pour être mon voisin, pourrait-on dire, depuis 10 ans.

Ils acquiescent. Monsieur de la Rivière semble impatient comme si cette réunion était un pensum dont il se serait bien passé. Poli, il est néanmoins souriant. Sourire de banquier.

L’autre est tout simplement interrogatif, il se demande ce qu’il fait là et cela se voit.

Clémence alors en quelques phrases développent les rapports qu’elle a eus avec eux et surtout avec le Crédit de Bourgogne. Le sourire de Monsieur de la Rivière semble chronique… jusqu’au moment où Clémence leur fait part, tout aussi rapidement, des difficultés dans lesquelles l’entreprise se débat depuis quelques temps.

-  ​​​​ J’ai été surprise Monsieur de la Rivière que vous m’ayez brutalement, donc sans information préalable aucune, refuser le découvert que vous m’aviez vous-même autorisé depuis la création de Z Design, découvert dont j’ai peu profité au fil du temps si vous regardez bien mon dossier.

-  ​​​​ Madame, les temps…

-  ​​​​ Laissez-moi finir s’il vous plait. J’ai été d’autant plus surprise que notre dernier bilan, que vous aviez en mains, montrait la bonne santé de l’entreprise qui manque momentanément, il est vrai, de trésorerie. Laurence Peccoud a vérifié tous nos comptes ; son rapport est dans le dossier que nous vous donnerons. Refuser de m’accorder un emprunt sur un temps très court est votre droit par contre, refuser la traite Lurmin sans m’en informer n’est pas très…

  • Madame, je ne vous….

  • ​​ Monsieur, le ton de Clémence devient métallique, elle se penche vers lui, raide et les yeux dans les yeux continue.  ​​​​ Je vous laisserai la parole dans deux minutes exactement. Je disais donc que refuser cette traite sans demander à un de vos collaborateurs de me passer un coup de fil, n’était pas très fair-play par contre donner à notre créancier de fausses informations sur l’état financier de Z Design, leur conseiller d’assigner et de signaler au tribunal de commerce la défaillance de Z Design, est une faute professionnelle.

  • Je ne vous permets pas Madame d’insinuer de pareilles choses ; mes collaborateurs ont fait ce qu’ils avaient à faire ; le compte n’était pas provisionné, ils ont refusé la traite. C’est la règle. Le reste est pure invention.

  • J’ai dans mon dossier, là, la preuve de tout ce que j’avance Monsieur. Un témoignage signé du Directeur Général de Lurmin. Mais ce n’est pas fini. Loin de là. Je m’adresse maintenant à vous Monsieur Boutigny. Votre entreprise cherche ​​ se développer, ce n’est pas moi qui pourrait vous blâmer. Vous avez besoin de place et plusieurs fois vous m’avez fait des propositions pour que je quitte mon emplacement actuel. Je les ai étudiées et vous ai opposé un refus malgré les compensations financières qui assortissaient votre offre.

C’est là, Messieurs que votre histoire commune prend naissance.

Je ne veux pas savoir qui en a eu l’idée, qui en a commandité les acteurs, qui a fait quoi. Ce que je sais, c’est qu’un de mes employés André Porte a reçu 3000 euros pour inciter les salariés à faire grève. 3000 euros qui lui ont été remis par Pierre Laroche. Je suppose que ce nom vous dit quelque chose.

-  ​​​​ C’est un de mes cadres ; il devait avoir la direction de l’antenne que nous souhaitions créer, ici, à Montbard ; l’autre hypothèse, si cela n’était pas possible, était d’en créer une à Auxerre où nous avons déjà un entrepôt important et de la place. La décision devait être prise à la fin du mois. Ne me dites pas que…

-  ​​​​ Hélas c’est vrai; ​​ il a payé André Porte ; son action visant à déstabiliser l’entreprise, à nous faire perdre des clients, à nous pousser à la faillite, donc à fermer boutique, à disparaitre.

Je sais aussi, Monsieur de la Rivière que c’est Monsieur Regnier, Pierre-Marie Regnier lui-même, Directeur Adjoint du Crédit de Bourgogne qui a colporté à nos créanciers les fausses informations sur Z Design dont je vous ai parlées et qu’il a reçu pour ce faire, lui aussi, une enveloppe.

Je sais tout. Je sais qu’ils se réunissaient tous les 15 jours, je sais les lieux, les dates.

Mais, ce qui est encore beaucoup plus grave, je sais qu’à leur dernier rendez-vous, ils étaient particulièrement nerveux et agressifs à l’encontre plus spécialement de mon associé Mohamed Kelouah qui malgré toutes les difficultés réussissait à motiver l’ensemble de nos salariés ; ainsi la production nous permettait tant bien que mal de tenir et nous allions passer ce mauvais cap. Monsieur Kelouah les gênait, l’un deux a évoqué une solution radicale qui règlerait le problème.

Trois jours après Monsieur Kelouah avait un très grave accident de voiture. Je vous laisse en tirer les conclusions.

​​ 

Monsieur de la Rivière est livide ; son regard est fixe, il réfléchit tellement intensément qu’il ne voit pas Monsieur Boutigny se lever, serrer les poings, les relever devant lui, pas plus qu’il ne l’entend dire entre ses dents ​​ « Les cons, les cons… »

 

  • Je tiens dans ce dossier trois témoignages où tout est détaillé, je devrais dire déballé.

Le premier de notre comptable, leur complice, qui leur a donné des informations confidentielles. Elle était au courant des faits, donc des rôles de chacun dans cette sale besogne.

Le deuxième ​​ d’André Porte, ce sont ses aveux complets.

Le troisième du Directeur Général de Lurmin qui confirme mes dires. Ce sont les informations que lui ont données vos collaborateurs sur la santé financière de Z Design qui l’ont inquiété et poussé à nous assigner en justice.

Ce sont des photocopies, elles sont à votre disposition.

Je laisse maintenant la parole à Laurence Peccoud. Elle représente les intérêts de Z Design et a une proposition à vous faire. Pour ma part, je n’ai plus rien à vous dire.

Je vous remercie de votre attention.

 

Clémence ramasse ses dossiers, fait ​​ un signe de tête et sort de la pièce.

 

 

25

 

-  ​​​​ Alors, ils ont signé ?

-  ​​​​ Oui, sans problème aucun. De la Rivière, l’entreprise machin dont je ne me souviens plus du nom, ton voisin, a demandé à passer un coup de fil et s’est éclipsé 5 minutes. Apparemment, son interlocuteur lui a donné son accord immédiatement. Il est revenu dans la pièce, a sorti un carnet de chèques et, sans sourciller a rempli son chèque. Il n’a même pas mis d’ordre. Il a pris son dossier, m’a dit au-revoir et m’a même remerciée. Incroyable, non ?

 

L’autre, le banquier, ​​ ça a été plus folko. Il fallait qu’il en réfère à sa direction générale. C’est là que les téléphones ont chauffé. Il se foutait du 1/3 comme du ¼ qu’on l’entende. Il a du recommencer son histoire deux fois. Faute professionnelle, secret bancaire, image dans la région, tout y est passé. A un moment il s’est mis à hurler, je n’aurais pas voulu être son interlocuteur et puis il s’est repris. Un accord a du intervenir, un coursier est arrivé avec le carnet de chèques et Monsieur de la Rivière lui-même a signé, à son tour, devant moi dans un silence absolu son chèque. Il allait le mettre à ton ordre et a été complètement estomaqué quand je lui ai dit « Non, à l’ordre personnel de Mohamed Kelouah, avec un « h » à la fin…, c’est lui qui a subi le préjudice. »

C’est bien un banquier, il voulait un reçu et une attestation que l’affaire était réglée, qu’en aucun cas nous n’en ferions part à quiconque, que nous nous engagions à ne pas faire de poursuites. Je lui ai ri au nez !

-  ​​​​ Autrefois, en Bourgogne comme partout ailleurs, les transactions se réglaient en se tapant dans la main, il faudra que vous vous en contentiez. Vous avez notre parole, ce sera tout.

-  ​​​​ Mais comment je vais justifier…. Et toute la suite, tu devines…

Tu ne me croiras pas quand je te dirai ce que je lui ai répondu…

  • C’est ton affaire mon vieux… .

Il m’a regardée, a tourné les talons et claqué la porte.

-  ​​​​ Bon, affaire réglée. Ca va mettre du beurre, beaucoup de beurre, dans les épinards de Mohamed.

Je te suggère de donner tout de suite à Mohamed ou à sa femme son chèque. Pour l’autre, tu fais ce que tu veux ; ​​ il me semble qu’ouvrir un compte crédit pour les salariés est effectivement une bonne chose. C’est toi qui en as eu l’idée, elle est excellente. De toutes les façons, cet argent ne peut pas entrer dans les comptes de l’entreprise. Cela te permettra de leur donner un coup de main quand ils en auront besoin et de ne pas te faire épingler par le fisc car, au cas où tu ne le saurais pas, tu as été par le passé un peu légère plusieurs fois. Mélanger les comptes de l’entreprise et les comptes privés est un délit. Pour le mariage de la fille de Mohamed, oublie ! Il n’a pas une fois, mais deux fois les moyens de lui offrir un beau mariage car le montant du chèque a doublé. Ce de La rivière m’a tellement contrariée que j’ai oublié, complètement oublié les montants dont nous avions parlé et que j’ai pris quelques initiatives !

-  ​​​​ Pas vrai, tu n’as pas fait ça

-  ​​​​ Si ! Pendant que tu leur expliquais la situation, je me suis dit qu’en plus du préjudice certain, il n’y a pas de doute là-dessus, il y avait leur image à préserver à l’un comme à l’autre et que cela aussi valait de l’argent !

-  ​​​​ Ca ne frise pas un peu le chantage notre truc ?

-  ​​​​ Oh quel vilain mot dans la bouche d’une si jolie femme. C’est une transaction financière et j’ai la conscience d’autant plus légère que le rapport de gendarmerie sur les causes de l’accident est sur ton bureau ; il est arrivé ; ​​ il ne fait aucunement état de quelque chose de suspect ; il est possible, voire probable, pour ne pas dire certain que ces deux crétins n’y soient pour rien. Ne fais pas cette tête, si cela n’avait pas été le cas, alors là, ma petite conscience m’aurait à coup sûr perturbée car laisser dans la nature des assassin en puissance, ce n’était quand même pas possible.

-  ​​​​ Et tu le savais avant de commencer la réunion ?

Laurence prend un air penaud.  ​​​​ 

​​ -  ​​​​ J’ai eu peur que tu sois moins en colère… que tu sois moins percutante mais là, tu as été parfaite !  ​​​​ Oublions tout ça. Que le champagne coule à flot ! Allons boire enfin un café, c’est plus sage et une visite à Mohamed s’impose !

 

26

 

Le temps s’est radouci ; il neige. Chappe de silence sur Montbard ; la vie s’est quasiment arrêtée. Plus un bruit. C’est un silence inhabituel, enveloppant, feutré.

Une voiture au loin passe lentement, silencieusement. Halo limité de lumière jaune. Un peu de vie, si peu. Clémence est debout devant sa fenêtre, le jour va se lever. Elle regarde au dehors et pourtant il n’y a rien à voir. Elle suit des yeux la lumière des phares, qu’elle perd puis retrouve un peu plus loin. La voiture est dans le grand virage devant chez Boulard pense t’elle. Ensuite il y a la côte Saint André, comment va-t-elle pouvoir la monter, ça semble si facile d’ici, mouvement lent et régulier mais cette neige, partout… elle se demande qui peut bien sortir par un temps pareil. Il faut y être obligé et n’avoir peur de rien. Elle imagine l’homme dans son habitacle, tendu, attentif, éclairé seulement par les lumières du tableau de bord. Est-ce une voiture ? Une camionnette de livraison ? C’est trop loin pour qu’elle le sache. C’est une vie qui se déplace. Les flocons s’épaississent, dansent devant les carreaux, elle n’y voit quasiment plus rien. La voiture est passée, elle ne la voit plus ou bien elle s’est arrêtée.

Clémence remonte le col de sa robe de chambre qu’elle retient bien serré autour de son cou comme si elle avait froid. Il fait pourtant bon chez elle. Elle y est bien.

Le chat vient se frotter contre elle ; d’un côté, de l’autre ; il attend des caresses. Elle reste debout, plongée dans ses pensées. De sa main droite elle rejette maintenant ses cheveux en arrière et puis décide d’aller se faire un café. Le chat la suit.

Elle doit diner ce soir avec Laurence et son ami.

Elle ira. Elle hésite, contrariée, plus que contrariée par l’intrusion de cet homme dans leur histoire, mais elle ira.

Il faut d’abord qu’elle s’arrête, qu’elle s’offre le luxe de rester chez elle, qu’elle ne bouge plus, qu’elle ne se pose plus de questions, qu’elle dorme.

Elle le voudrait bien. Tout est fini, tout est rentré dans l’ordre. Tout n’est pas réglé, loin s’en faut, mais elle a un peu de temps, de nouveaux délais, elle s’en sortira peut-être.

 Dormir, dormir encore, tout oublier. Impossible.

Elle a mis la cafetière en route, un peu de musique, elle s’assied sur un coin de table, attend que ce soit prêt, se frotte les yeux et s’étire. Un petit bruit, c’est le frigidaire qui se met en route ; il la tire de sa torpeur. Le café est passé. Elle le sent maintenant. Elle sort un bol, s’en sert une grande lampée, et tenant le bol des deux mains, elle repart dans sa chambre.

Elle se brûle un peu ; mais que fait-elle là ? Ce n’est pas du tout pratique, elle repart dans la cuisine, s’assied et à petites gorgées boit le café brulant. Clémence n’est ni mal, ni bien ; elle est dans une bulle et veut y rester. Dans quelques heures, elle sera à nouveau confrontée à des problèmes divers, importants, auxquels elle devra faire face, ​​ elle sait qu’elle devra tenir coute que coute. Il y va de sa survie mais aussi de celle de tant de gens.

Elle est seule.

Clémence ferme les yeux appuie la tête sur son poignet et se laisse aller. Elle flotte.

Que fera-t’elle si…. Il y a tant de « si » qu’elle ne s’arrête à aucun et ces « si » sont tellement angoissants qu’elle n’ose les formuler de crainte qu’ils ne deviennent réalité. Elle faisait comme ça quand elle était petite. Elle s’empêchait de penser quand elle savait que ce serait trop dur et elle y arrivait ! C’est comme ça qu’elle s’évitait des blessures, qu’elle passait à coté de tragédies, qu’elle se protégeait. C’est comme ça qu’elle a fait quand … et puis non, ne pas se souvenir est aussi un autre exercice de l’esprit, il faut qu’elle y parvienne ; ainsi la boucle sera bouclée, elle sera dans son cocon, rien devant, rien derrière, rien alors ne l’atteindra.

Ari vient à nouveau se frotter contre elle. Elle se baisse, lui gratouille la tête

  • Tu t’en fous toi, personne ne vient t’ennuyer ; belle vie, la vie de chat.

Il ronronne et puis la queue droite comme un i, se dirige vers la chambre.

-  ​​​​ Tu as raison, je vais essayer de dormir un peu.

Clémence éteint, se dirige vers sa chambre, se glisse sous l’édredon, se roule en boule.

 

 

27

 

Mais ce que j’ai pu être bête ! plus bête que moi, il n’y a pas ! une andouille ! Clémence rit toute seule. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour deviner qu’elle a du abuser d’un petit Bourgogne de derrière les fagots !

Elle rit à nouveau, se regarde dans la glace, virevolte, engage un pas de danse, se jette sur sa banquette, se relève, rit encore ; elle finit pelotonnée dans le grand fauteuil devant la cheminée. Elle s’arrête enfin de rire mais garde sur les lèvres un sourire qui vient de loin, un sourire du cœur, un sourire vrai, elle regarde les braises, remonte ses pieds sous elle, enserre ses genoux, pose sa tête dessus, la penche un peu, se remet à rire…..

Quand je pense que je croyais qu’elle avait un jules. Alain ? Son Jules ? Erreur sur toute la ligne ! Ca m’apprendra ! Toutes ces histoires que je me suis racontées ! ​​ 

Du vent !

Il est sympa ce mec. Il est drôle et direct. Je comprends que Laurence s’en soit fait un copain ! Il a faillit me décrocher le bras avec sa poignée de main et pourtant, c’est un doux ! ou plutôt une douce !

Clémence sourit à nouveau.

Belle soirée, j’ai trop ri. Si drôle, Alain, quand il raconte sa vie à Paris ; un roman ; voilà un homme qui n’a pas de complexes et qui assure. Il a démarré fort :

  • Clémence c’est vous ! Quelle déception, je vous croyais, immense, avec de la moustache et du poil aux pattes ! un chef d’entreprise, pardon une chef d’entreprise, j’étais intimidé et voila que je vous découvre ravissante, belle comme un cœur ! 

​​ Il s’est retourné vers Laurence :

  • Mais pourquoi ne m’avais-tu pas dit que Clémence était si charmante, je serais venu bien avant ; quel cachottier, non quelle cachottière, ce ne peut être que féminin cette chose là…

Il avait continué sur le même registre, bavard comme une pie, intéressant, racontant les dessous de la vie parisienne, les boites, ses amours… Laurence n’en menait pas large à coté.

Alain semblait s’amuser de la situation et enchainait histoires sur anecdotes.

Au deuxième kir, Clémence riait à gorge déployée et oubliait tout : Z Désign, le froid, son chat malade car Ari se traînait depuis ce matin et refusait toute nourriture, les traitres, les félons, la mise en faillite ! Elle oubliait son mal de vivre, ses angoisses et se surprenait à dresser un tableau de la vie à la campagne qui les faisait à leur tour rire !

-  ​​​​ Il y a des yeux derrière les volets, tous les volets ! il y a des yeux partout ! ​​ exemple : ici, dans cette salle de restaurant, tu pourrais te croire tranquille, que nenni ! regarde Alain, tu vois ​​ là-bas ce couple d’un certain âge, ils n’arrêtent pas de nous observer, ils se demandent qui nous deux est ta petite amie, nous sommes leur attraction de ce soir ! C’est ça la campagne ! Demain les voisins sauront qu’un Monsieur d’un drôle de genre, un étranger bigame dînait à la Toque d’or et après-demain, ce sera de notoriété publique !

L’épicerie en face ? ​​ Eh bien tout le monde sait que sous prétexte de vertige, l’épicier fait monter sur son tabouret toutes les femmes, sauf les poilues, les moches, les vieilles pour qu’elles attrapent ce qui est en hauteur ! Il reluque ainsi toutes les jambes de ses clientes ! J’en ai fait les frais devant deux personnes qui se cachaient pour ne pas rire ouvertement car elles le connaissaient, le bougre ! C’est ça la campagne ; il ne viendrait à l’idée de personne d’aller le dire chez les gendarmes…. D’autres exemples ? J’en ai encore à la pelle….

Le dîner qui avait suivi était de la même veine : gai et futile. Alain continuait à la couvrir de compliments et finalement elle aimait bien ça. ​​ L’exagération était drôle, elle était prise au jeu ! Elle connaissait les cartes, rien à craindre de lui puisqu’il préférait les hommes.

-  ​​​​ Tes boucles d’oreille sont super originales, j’aime, où les as-tu dénichées ?

-  ​​​​ A Istamboul avait répondu d’un trait Laurence

-  ​​ ​​​​ Et comment tu le sais, toi ?

Laurence était devenue toute rouge et avait bafouillé des explications un peu oiseuses à vrai dire !

 

Clémence est songeuse ; elle se sent vraiment bien, là devant son feu mais quelque chose la turlupine ; il y a trop d’indices, de petites choses, de détails qui lui reviennent en mémoire et qui mis bout à bout l’intriguent. Tout tourne autour de Laurence.

Son nom bien sûr mais aussi sa ressemblance avec Laurent. Elle doit être lucide. Au dessert, elle l’a regardée droit dans les yeux, elle était juste en face, c’était facile et la table n’était pas très large, elle y a vu ce tout petit éclat mordoré qu’il avait, lui, ​​ dans la pupille droite. Elle s’en moquait à l’époque… « Tu es comme le Prince Malko… » Similitude encore, son parfum. Pourquoi a-t-elle le même que moi ? il est peu connu, on ne le trouve pas partout ; coïncidence, encore une coïncidence.

Elle ne sait rien de la vie de Laurence avant Co-Pilote ; chaque fois qu’elle a tenté d’en savoir plus, Laurence a toujours changé habilement de sujet de conversation. Elle sait juste qu’elle a divorcée il y a 15 ans. Mauvaise année, s’étaient-elles dit en plaisantant… Encore un indice.

Il faut qu’elle creuse ça, il faut qu’elle comprenne. Peut-être qu’Alain pourra l’aider ; elle n’hésitera pas à lui poser des questions, cela ne la gêne pas, le courant s’est établi si vite entre eux.

 

Laurent…Laurence….

Laurent ?

Clémence plonge dans ses souvenirs, danse avec eux, nage avec les dates, les images, les flashs qui s’imposent à elle. Elle s’y sent bien comme le voyageur fatigué d’un long, très long périple retrouve les paysages de son enfance. Le temps a gommé tant de choses qu’il n’est resté que l’essentiel.

Laurent qui es-tu maintenant ? Laurent je t’aime murmure-t-elle.

 

 

28

 

Alain est reparti ; elle aurait bien voulu parler avec lui mais ce n’était jamais le bon moment. Ils semblaient être tous les deux revenus à des conversations sérieuses et Clémence ne voulait pas s’imposer ni les gêner. Ils ont juste fait une longue promenade le long du canal et pris un thé ensemble. Et c’est encore ensemble qu’elles l’ont accompagné à la gare.

Bien sûr, il a promis de revenir mais quand ? Les promesses faites sur les quai de gare sont souvent oubliées. Elles voyagent à leur tour !

Le temps a passé. Z Design s’était relevé assez rapidement et avait pu passer encore cette mauvaise étape. L’année prochaine s’annonçait bonne, le carnet de commandes une fois encore était plein, beaucoup mieux équilibré que l’année dernière : plus de petites et moyennes commandes, moins de gros chantiers, ce qui naturellement était moins dangereux. La défaillance d’un client ne pouvait les mettre à nouveau en difficulté. Laurence n’aurait bientôt plus la nécessité de venir ; elle mettait en place une organisation permettant d’attendre le retour de Mohamed et s’occupait du recrutement d’une autre comptable.

 

Clémence a disparu trois jours ; personne ne sait où elle est allée. Quand elle est revenue, elle a réuni Laurence et deux représentants des salariés, Joseph Lambert ​​ qui en l’absence de Mohamed supervisait le travail à l’atelier et Josiane Laffont qui est là depuis huit ans ; elle ​​ connait tout de l’entreprise ; ce sont eux qui, lorsque tout allait mal, ont eu l’idée de faire participer l’ensemble des salariés à la reconstruction de Z Design. Josiane est dynamique, active, pleine d’idées et a su garder durant les jours difficiles un optimisme contagieux.

Clémence prend la parole.

  • J’ai réfléchi ; voilà qu’elles sont mes motivations et ma décision.

Son ton est sans appel.

-  ​​​​ Laissez- moi vous en faire part ; nous pourrons en discuter après.

Z Design est mon enfant, enfant que nous avons porté Mohamed et moi pendant toutes ces années à bout de bras. Il est temps pour nous deux et je parle aujourd’hui aussi en son nom, il est temps pour nous de lever un peu le pied.

Nous n’avons plus besoin de l’aide de quiconque, le mauvais cap est passé.

Néanmoins, il nous appris notre fragilité et notre légèreté ! Nous allons l’appeler ainsi. Nous avons bien fait notre boulot mais au jour le jour et dans le monde des affaires, l’expérience nous montre que c’est très dangereux.

La maturité et la générosité de l’ensemble des salariés m’ont beaucoup émue et fait réfléchir. L’entreprise sans eux n’existe pas.

De plus, Mohamed et moi-même prenons conscience que nous n’avions pas assez de recul. La chance nous a souri ; les décisions que nous avons prises ont grosso modo été de bonnes décisions mais elles ne reposaient que sur nous deux, socle lui aussi, beaucoup trop fragile.

Il est temps de répartir les risques, il est temps « d’oser ensemble »

Nous sommes donc d’accord pour que l’entreprise continue à se développer mais avec de nouveaux apports et de nouvelles personnes et nous reprenons votre idée d’ouvrir la direction et la gestion de l’entreprise et à un investisseur extérieur s’il le souhaite et aux salariés. Vous êtes donc tous concernés.

Elle se tourne vers Laurence :

-  ​​​​ Co-Pilote, vous m’avez fait il y a déjà quelques temps une proposition, nous n’étions pas encore assez mûrs, je l’accepte en partie à hauteur d’une participation de votre part de ​​ 19% .

Puis vers Josiane :

-  ​​​​ Josiane, Joseph 30 % du capital seront proposés aux salariés selon des modalités qu’il faudra mettre bien au point. Nous souhaitons que tous les salariés qui souhaitent des parts puissent en avoir même s’ils n’ont pas les disponibilités pour les payer immédiatement. J’ai constitué une caisse, elle servira en partie à cela mais ce sont des détails facile à régler.

Mohamed et moi-même aurons chacun respectivement 25% et 26% ce qui nous assure la majorité.

Sur le principe même qu’avez-vous à dire ?

Clémence enchaîne comme si rien ne pouvait en fait se mettre en travers de sa décision.

- Sur la mise en place de tout cela, il nous faudra à mon sens au moins 6 mois ; d’abord pour trouver la meilleure forme juridique, remettre à plat toute notre compta, nos stocks, nos avoirs, nos créances, faire les formalités qui sont forcément très longues car il doit y avoir, assortis, des délais de publications et autres obligations.

Laurence, outre le fait que Co-Pilote prenne des parts, pourrais-tu assurer une nouvelle mission : te charger de toute cette partie ?

Je suis peut-être utopique, je n’ai peut-être pas bien mesuré les conséquences de tout cela, les difficultés que nous allons rencontrer, nous aviserons alors mais ce que je viens de vous exposer constitue l’axe principal à suivre.

Voila, après votre accord, ​​ toute décision nouvelle quelle qu’elle soit concernant Z Design et ses salariés sera dorénavant prise en concertation entre nous tous.

 

Clémence est émue, cela se voit. Elle demande à Josiane et Joseph de ne pas encore en parler à leurs collègues tant que les structures juridiques ne sont pas au point. Il est indispensable de régler un certain nombre de détails qui ont tous leur importance. Qu’en est-il, leur donne t’elle en exemple, des parts d’un salarié qui quitte l’entreprise. Peut-il les garder, est-il obligé de les revendre ? Chaque chose a une incidence ; il faut donc qu’ensemble, ils commencent déjà à travailler au projet.

Rendez-vous est pris pour une autre réunion.

 

-  ​​​​ Laurence, ça t’ennuie de passer chez moi ce soir, j’aimerais qu’on parle toutes les deux ? Je t’invite à diner ; 8h, c’est bon pour toi ?

 

 

 

29

 

Oui nous y sommes, c’est la scène des retrouvailles. Happy end que chacun attend. Façon d’oublier sa propre histoire, ses déboires, ses échecs, ses illusions perdues à tout jamais.

Vous, moi, eux, nous tous avons été confrontés au désamour et chacun s’en est sorti comme il le pouvait !

Certains tendent encore un doigt accusateur vers l’autre, d’autres ont dans la bouche le goût amer du « j’aurais du » et refont l’histoire qui malheureusement est bouclée depuis longtemps ; d’autres encore, tels des soldats au front, refusent de se retourner et partent avec le même uniforme livrer d’autres batailles. Les couards disent « Plus jamais », les optimistes « Demain, tout ira bien », les lâches « Ne bougeons pas » les lucides «  C’est peut être notre condition d’hommes »

 

Elles, elles sont au coin du feu. Clémence a fait une flambée qui crépite et illumine toute la pièce. Sur la table basse, deux verres et une carafe de cristal remplie de vin rouge. Rouge sang ? Non, rouge délicat annonciateur d’un vin léger, fruité, peut être même acidulé.

De jolis ramequins de couleur remplis de choses délicieuses et trois roses, rouges elles aussi, complètent le tableau.

 

-  ​​​​ Magnifique, tu t’es donnée beaucoup de mal

-  ​​​​ Erreur ! C’est du bien que je me suis fait, pour toi, pour nous.

-  ​​​​ Que fêtons-nous Clémence ? Une vie nouvelle ?

-  ​​​​ Peut-être.

 

-  ​​​​ Clémence, il faut que je te dise…. Clémence, le moment est venu… Clémence je n’y arrive pas mais il faut que tu saches…. ​​ Clémence, je t’en prie aide moi…

Clémence, il y a longtemps, j’ai été amoureux, très amoureux…

 

-  ​​​​ Je le sais Laurent, je peux continuer l’histoire si tu le veux ! Il va me manquer quelques petits éléments mais…tu me les souffleras, n’est ce pas ?

 

​​ -  ​​​​ Clémence, tu sais!  ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​ ​​​​ Clémence……

 

Le reste ne nous appartient pas. La porte se referme sur les deux amants, les deux amantes retrouvées. Ne les dérangeons pas ! Et surtout ne leur inventons pas d’avenir car le couard dira « Comment vont-elles faire ? », L’optimiste restera sur ses positions « Demain tout ira bien » Le lâche « qu’elles partent ailleurs », ​​ le lucide « Homme, femme peu importe si l’amour est au rendez-vous mais…l’amour existe-t-il ? »

30

 

Le temps a passé, c’est la fin de l’été. Le 27 Août exactement.

Philippe, le mari de Catherine, celui qui regardait le foot tranquille, assis devant la tv, le jour où Laurence et Clémence sont venues diner au lion d’or un soir d’hiver, souffle. ​​ 

  • Catherine, c’est fini, on a presque tout rangé ; le reste peut attendre demain ; on s’arrête une minute, il n’y a plus que les chaises à rapporter à la Mairie. Elles sont sous l’auvent, je le ferai cet après-midi. Les serveurs ont bien assuré. Elle est très bien cette agence, elle ne t’a envoyé que des pros et les petites Mercier ont été super actives. Il faudra les reprendre en saison, ça leur fera des jobs d’été. On a des réservations pour ce soir ?

  • Non, j’avais tout bloqué et j’ai eu raison. Toutes les chambres sont occupées par la famille de Mohamed et des amis venus de toutes parts.

  • Ils restent déjeuner, dîner ?

  • Non, oui, je ne sais pas, rien n’est prévu, nous verrons bien ; il y aura sûrement des retardataires qui voudront une petite salade ou quelque chose de léger ; j’ai ce qu’il faut. J’en ai croisés ce matin, ils ne sont pas prêts de se lever. Pour une noce, ça a été une noce ! Le vin d’honneur, tu sais combien j’ai passé de bouteilles pour le vin d’honneur uniquement, en plus de la sangria que j’avais faite ? Trente deux, tu te rends compte ! Il faut dire que tout Z Design était là ! et les bouteilles de champagne, je ne les ai pas encore comptées !

  • Quelle ambiance, Mon dieu quelle ambiance !

- Je suis allée à la Mairie, l’église je ne pouvais pas puisqu’ils débarquaient tous ici après. La salle des mariages débordait. ​​ Mohamed, il est marocain ou algérien ?

-  ​​​​ Je ne sais pas, je ne lui ai jamais demandé ! il est d’ici maintenant.

-  ​​​​ Tu as raison mais d’où qu’il soit, ​​ il a encore de la famille là bas, ils étaient tous venus ; ils ont chanté, tapé dans des tambourins, les femmes faisaient des youyous, jamais je n’avais vu ça, une ambiance du tonnerre et elle, la petite, si jolie sous ses voiles blancs. Quant au François, il semblait tellement, tellement heureux ! Pourvu que ça dure car le mariage….

-  ​​​​ Quoi le mariage ?

-  ​​​​ Ben…. C’est pas toujours ça, tu n’es pas d’accord ! on tombe dans les réalités et les rêves de princesse au-revoir et merci !

-  ​​​​ Ces bonnes femmes ! t’es pas heureuse !

-  ​​​​ Mais si, j’ai eu de la chance avec toi mais comme râleur on ne fait pas mieux ! Regarde, tu montes déjà sur tes grands chevaux…

-  ​​​​ Passe-moi le journal au lieu de dire des bêtises !

 

Catherine continue à s’activer. Il y a mille choses à faire. ​​ Un jeune couple vient de descendre et s’est installé sous les arbres ; ils souhaitent un petit déjeuner.

La journée sera belle comme hier, peut-être un peu plus chaude.

 

Philippe est absorbé par la lecture du journal.

  • On croirait un numéro spécial Montbard !

  • Pourquoi tu dis ça ?

  • Page 3, la page régionale, une page entière avec photo uniquement sur Z Design

  • Montre-moi ça

Elle jette un coup d’œil,

 

 

Une entreprise de Montbard sauvée par ses salariés

les 23 salariés de Z Design ont dit non, non à la fermeture, non au rachat.

Soudés autour de leur Directeur Général Clémence Leroy,

ce sont eux qui ont repris l’entreprise aidés en cela par un financement extérieur.

Une très belle initiative

-  ​​​​ Je lirai ça ce soir. Une page entière…. Toi tu as lu l’article ? Tu as compris ce qu’ils ont fait.

​​ -  ​​​​ En gros, ils font comme une coopérative. Clémence garde sa boite, Laurence apporte des capitaux, Mohamed aussi, il a gagné au loto ou quoi ? Et la dernière partie ​​ est aux salariés qui le veulent ; un système de parts, d’actions, si tu veux.

-  ​​​​ Quel bordel ça va être, tu crois que c’est une bonne idée ?

-  ​​​​ Pourquoi pas ? Il y a un autre article à coté pour expliquer le fonctionnement du truc.

-  ​​​​ J’ai d’autres petits dej qui arrivent, j’y vais, tu me raconteras.

-  ​​​​ Regarde aussi la photo ; on les voit tous devant les ateliers. Ils ont mis des banderoles sur les grilles ! Ce ne sont pas les mêmes que l’hiver dernier !

 

  • Philippe, le jeune couple là bas, ils s’en vont et veulent payer. Je leur ai dit que c’était fait, que c’était Mohamed, qu’ils étaient invités ; ils ne veulent pas en entendre parler ! j’y renonce, va leur expliquer !

-  ​​​​ Leur expliquer quoi ? Bon, j’y vais mais si t’as une minute, regarde la page 8. La page d’ici. Tu vas avoir une autre surprise. Il y a la noce à la sortie de la Mairie.

Francis, pour une fois, il a bien fait son boulot. Deux photos… ils ont mis deux photos mais il y a tellement de monde ; tu y es ! regarde bien, tu y es, pas loin de Clémence et Laurence.

  • Ces deux là, je n’aurais jamais cru…ça va jaser dans Montbard ! Pour une surprise, ça a été une surprise ! un scoop de première !

 

Catherine passe de tables en tables. Au fil du temps, tous les invités descendent des étages où sont les chambres. Certains beaux et briqués, d’autres le visage encore plein de sommeil et un peu hirsutes ! Ils s’interpellent d’une table à l’autre. Les enfants courent partout, les adultes laissent faire tout contents d’être là, le bonheur est communicatif ! Il n’y a bien sûr qu’un seul sujet de conversation officiel mais les langues vont aussi bon train ! la Province dirait Clémence.

Catherine en glane des morceaux ici ou là.

C’est la première fois que vous entrez dans une église ? ▪ Pleine à craquer !

Il y a une mosquée ici ? ▪ Pas possible, un homme, elle ? ​​ ▪ Cérémonie du Henné  ​​ ▪ Vous savez pour Clémence Leroy ?  ​​​​ ▪ Il parait que le vieux Monsieur…  ​​​​ ▪ Non ! Il les a remises telles quelles? ▪ Si belle ! ​​ ▪ Quatre demoiselles d’honneur

Elle reconstitue les scènes, se les approprie et sourit. Bel exemple d’universalité ; il parait même qu’un iman est venu dire un mot, que c’est le curé qui lui a demandé !

La terre tournerait-elle de travers, à Montbard ? Il faudra qu’elle se le fasse confirmer !

Le coup du vieux Monsieur qui a retiré ses chaussures et des enfants qui les ont mises dans la fontaine, ​​ la fait rire encore !

 

Dans la maison de Clémence, là haut sur les hauts de Montbard, l’atmosphère est plus tranquille, plus calme. Clémence et Laurence sont rentrées de bonne heure, tout de suite après le repas ; Béa est repartie avec tout son petit monde. Elle devait lâcher les petits à Tonnerre chez leur grand-mère, la mère de Christian ; Antoine était seul à Paris. Elle s’inquiétait un peu. Un ado, que va-t-il inventer ! Et puis elle avait un mystérieux rendez-vous ! Impossible de savoir avec qui ! Clémence sourit ! Pourvu que celui-ci ne soit pas marié et père d’une meute d’enfants comme le bel Arto au visage d’archange !

Peu de monde le sait encore mais Béa leur a fait le plus beau des cadeaux du monde.

Clémence ouvre la porte de la chambre doucement et sur la pointe des pieds se penche sur le berceau. Elle dort à poing fermé, c’est le cas de le dire car son petit poing est refermé sur son Doudou, un lapin aux grandes oreilles. C’est Martine Mercier qui lui en a fait cadeau ; elle travaille maintenant à Paris, chez Co-Pilote. C’est comme ça. L’amour est la plus belle des excuses.

Laurence s’approche à son tour, veillant, elle aussi, à ne pas faire de bruit, elle enlace Clémence, regarde la petite fille et murmure la voix un peu cassée comme si elle allait pleurer:

« Ma petite fille aux cheveux d’or »

Elle se reprend, prend Clémence par les épaules, la regarde intensément, l’attire

à elle et murmure dans ses cheveux: « Notre petite fille aux cheveux d’or ».

 

 

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