Éclats de mémoire
Jeanne Sialelli
Éclats de mémoire
Roman
Il ne reste dans le ciel que de longues traînées rouge sang auréolées d’or qui petit à petit foncent puis noircissent. Il a fait si chaud aujourd’hui. Il est assis dans le sable, elle est allongée à coté de lui, le coude plié, la tête sur sa main ; Jeanne est hypnotisée. De là où elle est, la silhouette de l’homme se détache à peine, ombre chinoise encore visible. Il ressemble à un géant. Sa peau mate luit. Elle voudrait avancer la main, la toucher. Elle a peur, elle va s’y bruler. Son regard… le désir qu’elle y voit double le sien. Il parle à voix basse, voix rieuse, enveloppante, envoutante ; sa bouche, elle ne voit plus que sa bouche qui bouge; elle entend une parole, une autre ; ses dents, son sourire ; elle n’entend plus rien qu’un murmure confus. Sa bouche, encore sa bouche, « Il va se pencher, m’embrasser ». Elle ferme les yeux. Tout son être est dans l’attente. Elle guette l’amorce du geste « Mettra t’il sa main sur ma hanche, la caressera t’il ? Jouera-t-il avec mes cheveux ? » Elle les relève d’un mouvement lent et provocant, les basculant dans son dos. Invitation à entrer dans le mouvement. « Se penchera-t-il ? M’embrassera t’il tout d’un coup ou prendra t’il son temps ? » L’attente est insupportable, presque douloureuse. Elle le veut cet homme, elle en a envie, elle sent son ventre se crisper, elle va….
Il s’est levé, l’a prise par la main et en riant l’a emmenée se baigner. Soulagement. Il fallait qu’il se passe quelque chose sinon c’est du ciel que serait venu une explosion, un tourbillon, un éclatement peut être même son enlèvement !
Fraicheur des vagues, rires, les corps qui se trouvent, se cherchent ; elle vogue, elle est déesse de la mer, elle est belle.
Il ne peut plus lui échapper et pourtant, il plonge, glisse, disparaît, renait comme un animal aquatique pour réapparaitre contre elle.
Ils en sortent comme des héros de cinéma main dans la main.
C’est elle l’héroïne de l’histoire, l’élue.
La nuit est tombée et le miracle s’est accompli ; les lueurs flamboyantes du couchant éclatent en des milliers de petites lumières comme un feu d’artifice géant qui laisserait derrière lui des preuves de son éphémère vie. Au fond de l’anse la côte, un phare sur la pointe des rochers qu’on aperçoit à peine et le ciel par-dessus tout ça si beau….si calme !
Voute étoilée ! Tout y est… Il serre sa tête entre ses deux grandes mains et l’embrasse. Les lèvres jouent, se cherchent, se trouvent, encore salées et fraiches, les bouches s’ouvrent, les langues se mêlent, se démêlent, s’emmêlent. Elle se colle contre lui ; ils sont beaux, ils sont grands, ils sont un.
Elle entend comme une corne de brume ; un bateau au loin doit passer ; encore s’embrasser, encore bruler, couler de désir, s’empoigner ; le bateau approche, pourquoi cette corne de brume ? Pourquoi ces sifflements, ces bruits sourds ? Et puis c’est le ciel qui s’ouvre, un énorme éclatement, elle a peur, elle se met à hurler et se retrouve assise, la chemise de nuit collée au corps, le cœur battant, sur la couchette dans sa cabine. Elle ne sait plus bien où elle est et puis tout lui revient. Le Havre, la traversée, le cargo… le médecin… et tout le reste.
Le bruit, le bruit encore… Elle reste assise, un peu hébétée, tremblante encore puis se lève et regarde par le hublot. Elle ne voit pas grand-chose d’où elle est mais elle comprend qu’on charge le bateau, elle voit une grue, un conteneur rouge qui se déplace dans le ciel. Il pleut, la vue est déformée par les gouttes sur la vitre.
Le voyage, ça y est, elle y est ; son voyage a commencé. Il est venu à sa rencontre ; elle s’assied sur le bord de la couchette, hésite, se recouche, remonte la couverture, se met en boule et essaie, essaie de toutes ses forces de rappeler les images ; il n’est plus là, il est parti. Khal reviendra. Il faut qu’il revienne. C’est pour lui qu’elle est là.
▪
Il lui a dit cet après-midi là, les deux coudes sur son bureau, mains en pointe se rejoignant sous le menton comme s’il voulait s’obliger à relever la tête, à la regarder en face:
- Bon, Madame Santini, il faut voir les choses en face, les examens ne sont pas bons ; néanmoins…..
Comme il était fragile cet homme là qui détenait sur le papier, devant lui, son avenir ou le peu d’avenir qui lui restait.
En fait, il n’en savait rien mais savait que l’inéluctable était là, que l’échéance pour elle était arrivée, qu’il suffisait d’un peu de temps…Dur, c’était dur de lui annoncer que c’était son tour.
Bien assis derrière son bureau, de fines lunettes cerclées sur le nez, les mains maintenant agrippées à la feuille de papier, il lisait la sentence. Le cliché noir encore accroché au mur, tête de mort vue de l’intérieur complétait le tableau…Sale moment à passer, pour lui s’entend ! Pour elle n’en parlons pas !
Messager de la mort, il n’était plus que cela depuis quelques temps. Jeune médecin, il soignait les bien portants : grippes et rhumes, la mort ne faisait pas partie de son quotidien, elle était lointaine, capricieuse ; il faisait tout pour la nier, la conjurer, la repousser, lui barrer le chemin ; le combat était inégal mais il lui arrivait de gagner. Vieux, elle s’était rapprochée. C’était comme une connaissance que l’on n’aime pas et qui s’invite. Elle le mettait de mauvaise humeur, il serrait les dents bien obligé de la supporter. Jusqu’ici elle frappait ici et là sans qu’il en comprenne la logique. Aujourd’hui, sur cette pauvre femme qui pourtant devait manger ses cinq fruits et légumes bio par jour ; demain ce sera peut-être sa carte, sa carte à lui qui sera tirée ; jeux de hasard ; et sous la lampe, il lira se refusant à y croire sa propre condamnation.
Elle planait là, la mort, dans la chaleur de son bureau où il régnait enveloppé de ses livres aux reliures craquelées. Elle se cachait entre les pinces, clystères, bistouris d’un autre temps, objets de survie d’hier dénichés dans des brocantes dont il faisait la collection. Elle se dissimulait derrière les lourdes tentures de velours grenat.
Sa voix est basse.
Le processus est lent, il est évolutif ;
J’ai dans ma clientèle de nombreuses personnes comme vous qui sont encore en bonne forme…Battez vous, prenez vous en mains, tout dépend de vous…
Il est pitoyable, accumule les maladresses, s’excuse presque d’être l’ange annonciateur. Dans un film elle aurait éclaté de rire mais il s’agit d’elle et si l’envie lui vient de lui sauter à la gorge, de l’insulter, elle n’est que fugitive. Silencieuse, elle reste silencieuse ; consciente que ces minutes là s’inscrivent définitivement dans sa mémoire. Bascule dans le néant. Elle pense alors, et il n’y a vraiment aucun rapport, aux compétitions de ski lorsqu’en position de départ, le corps déjà projeté en avant, pesant sur ses bâtons, elle attendait le signal et à l’impulsion de tous ses muscles bandés à en faire mal.
C’est pareil, le départ est donné, elle glisse mais seule certitude qui l’empêche de hurler, elle veut dans cette ultime descente retrouver encore ce qu’elle fût. Son histoire, son histoire à elle.
Il continue de parler, sort son ordonnancier, écrit, prescrit, recommande ; il s’agite, il renait. Elle le regarde faire.
Elle est sous le choc, tout va vite, très vite dans sa tête, beaucoup plus vite que ce qu’il raconte auquel elle ne comprend rien, acquiesçant de façon machinale. Idées qui se percutent, s’entrecroisent ; passé et présent se télescopent, se contredisent, s’insurgent. Jours d’orage, éclairs qui zèbrent son esprit.
Combien de temps me reste –t-il ? Le théâtre avec Pierre, mardi, c’est foutu. Et Ficelle, qui va me garder Ficelle ? Un rendez-vous à Lariboisière… mais je ne sais même pas où c’est…
L’angoisse la saisit alors. Elle est bouche bée, les yeux grand-ouverts, comme étonnée, le cœur battant à tout rompre.
Il est là, efficace et sérieux, il signe l’ordonnance, se penche en avant :
Vous allez bien Madame Santini ? Vous règlerez à mon assistante. N’hésitez pas à m’appeler. Je recevrai les résultats des examens complémentaires, nous en parlerons ensemble et déciderons de la marche à suivre. Bon courage Madame Santini, bon courage.
Il est à la porte maintenant ; il la lui ouvre grand, elle est dehors ; il la referme, il est soulagé.
▪
Le temps presse ; elle a tout d’abord été comme anesthésiée et quand elle sortait de sa léthargie c’était pour insulter le ciel. Comment pouvait-il lui infliger un truc pareil ? Alzheimer…non, il n’avait pas prononcé le mot, c’eut été une indécence dans sa bouche, il avait juste parlé de maladie évolutive, de défaillance de la mémoire immédiate, de recherches, « les chercheurs sont tous au travail, chaque jour apporte de bonnes nouvelles… »
Je t’en foutrais… Elle, elle savait qu’Alzheimer ou non c’était une saloperie qui lui était tombée dessus, que dans peu de temps elle perdrait ce qui faisait son présent : tous ses souvenirs. Les uns après les autres, ils disparaîtraient ; ne resterait que le vide et cela, ce n’était pas possible. Il lui fallait avant le revoir. Il lui fallait partir, partir à sa recherche ; il lui fallait retrouver la flamme mais cette fois-ci, elle le sait, c’est elle qui sera la perdante ; c’est le châtiment ; alors seulement elle sera lavée de sa faute.
Le lendemain, elle n’a pas pris le rendez-vous qu’il préconisait à Lariboisière. Pas plus le sur lendemain. Elle n’a fait aucun des examens complémentaires prescrits, elle s’est roulée en boule sur son lit et a attendu. Le matin du 3èm jour, son plan d’action était prêt, elle n’avait plus qu’à s’y conformer.
Tout d’abord voir le toubib, le prévenir, « Visite de contrôle, si j’étais venue vous voir trois mois plus tard, qu’est ce que ça aurait changé ? J’ai besoin de ces trois mois ; après vous ferez de moi ce que vous voudrez » Ensuite le chercher. Sur quel bateau ? Dans quel port ? Travaille-t-il encore ? Il était jeune, il doit maintenant avoir dans les 50, 55 ans… Sur quelle ligne est-il ? Je devrais pouvoir y arriver, j’ai quelques indices, une ou deux pistes ; pas une minute à perdre.
Attention, il faut que je prenne des notes, que j’écrive tout, que je m’oblige matin et soir à checker ce que j’ai fait, ce qu’il reste à faire, à noter la moindre information reçue. Acheter un cahier, le garder sur moi, tout y noter ».
Depuis son retour d’Argentine, il y a si longtemps, 20 ans peut-être, depuis l’horreur, depuis ce qu’elle tente d’oublier à tout prix, elle a reçu souvent mais de façon irrégulière des cartes postales. Elles sont toutes dans une vieille boite de dragées ; elle les y glissait comme si elles lui brûlaient les doigts et que là, entre les papiers blancs qui les recouvraient, elles s’apaiseraient, se flétriraient et se laisseraient bercer jusqu’à l’oubli.
La première, elle s'en souvient comme si c'était hier, elle avait cru s'évanouir en la voyant dans sa boite à lettres; une carte de lui bien sûr; rien, il n’y avait aucun message, juste son adresse : Jeanne Santini 2 rue du Rocher écrite en lettres mal habiles, écriture ronde trop appuyée à tel point que le S avait griffé le papier et que l’encre s’était un peu étalée. Elle est là entre ses mains cette carte postale, la première, venue d’outre-temps. Aden. On y voit…..
Les couleurs ont perdu tout éclat. La ville est morte et la mer n’est plus qu’un trait à peine bleu.
Craquelée, usée à force d’avoir été lue et relue comme si chaque regard sur elle avait été une caresse, un infime souffle. Relire sa propre adresse, quelle folie ! Et pourtant !
Une fois, 2 fois par an, elle recevait à nouveau une, deux cartes, toujours de ports, la mer omniprésente, de villes en arrière plan comme posées là, écrasées, d’arbres le long de promenades, souvent des palmiers.
Le rituel était toujours le même, elle attendait la nuit pour les déchiffrer ; ce soir encore elle s’y adonne, il lui faut cette attente, il lui faut la nuit. C’est le passage obligé, la nuit. Le silence de la nuit, perdre la notion du présent et n’être plus enveloppée que d’obscurité comme là bas sur le pont. Il y avait les étoiles, le bruit des vagues ; il n’y avait plus rien que des présences, des absences qui rôdaient autour d’elle. Sa main tremble comme toujours : - l ‘émotion aurait-elle dit il y a quelques temps mais maintenant ? Un signe de plus du temps qui est passé ? Sous la lumière jaune qui éclaire la table de sa salle à manger, elle en choisit une, la fixe tout d’abord, se l’approprie, la regarde comme un message de l’au-delà puis l’approche de son visage, la hume doucement puis avec force tentant de percevoir un tout petit quelque chose qui lui serait familier, son odeur, ses mains, sa transpiration mais rien, jamais rien, même pas l’odeur d’ailleurs. Elle se caresse la joue, long frisson qui la parcourt, elle pose ses lèvres ici et là et sent se réveiller son envie de lui qui lui saisit le ventre. Rien n’y répond. Elle est seule sous la lumière jaune. Plus tard, elle tente de déchiffrer le tampon postal. C’était et c’est toujours la seule chose qui change, qui l’intrigue et qui contribue à la faire rêver, le tampon postal. Des écritures différentes, calligraphies incompréhensibles, des chiffres, des dates, des encres noires souvent pointillés illisibles. Seuls signes de vie réelle, tangibles car elle les a connus autrefois, avant, du temps heureux où elle était là bas, les bureaux de postes crasseux, bruyants où un employé aux cheveux gras tendait une main nonchalante et s’emparait de son courrier. Elle revoit le geste, le tampon encreur, elle voit le mouvement, entend le bruit du coup que fait le tampon sur l’enveloppe, elle se souvient de ses interrogations auxquelles personne ne pouvait répondre, partira t’elle cette lettre que l’homme suant sous le ventilateur vient d’envoyer négligemment dans un carton à terre ou restera t’elle abandonnée, là. Il y avait comme un arrêt sur image, le mouvement l’emporterait-il et la lettre arriverait-elle à bon port ? Nul ne semblait s’en préoccuper.
Elle se souvient de son angoisse quand il lui avait fallu plusieurs années après son retour déménager. Cela faisait maintenant 18 ans, non 19 ans. 19 ans qu’elle faisait suivre, chaque année, son courrier ; 19 ans qu’elle allait mettre aussi une petite affichette au dessus des boites à lettres du 2 rue du Rocher « Madame Jeanne Santini a déménagé. Nouvelle adresse : 17 impasse des Myosotis », 19 ans qu’à chaque changement de locataire dans l’immeuble, elle informait les nouveaux qu’il ne fallait pas qu’ils retirent l’affichette, un frère perdu qui pouvait revenir.… C’était à chaque fois des exclamations, des explications à donner, des sourires apitoyés, quelque fois des larmes. Un frère c’est convenable, respectable, un amant aurait fait rire ! 19 ans….
Elle retourne la boite avec précaution tentant de retenir le flot de cartes qui s’en échappe. Elles forment un tas où les calligraphies, toujours les mêmes s’entrelacent comme des serpents de mer. Les encres ont pali, les écritures n’ont pas changé, rondes et appuyées. Les pavés de correspondance, ivoires, jaunis par le temps restent désespérément vierges.
Il n’est pas temps de s’apitoyer mais de les reprendre dans l’ordre chronologique et de trouver, trouver ses itinéraires, ses parcours, ses lignes habituelles pour savoir où le chercher car il y a peut être une logique, un ordre, une direction à suivre.
Après elle cherchera quelle était la compagnie commerciale qui affrétait les bateaux desservant ces itinéraires ; après, après elle verra bien. Ce sera le début de la piste. Il faut commencer à dévider la bobine, celle sur laquelle tout est écrit. Elle retrouvera peut-être aussi ses images obsédantes, ses cauchemars, ses angoisses mais il le faut maintenant, le temps presse.
▪
4 Janvier
Jusqu’ici les choses me semblaient simples, douloureuses quelquefois mais simples.
J’attrapais une idée, un mot et la pelote se dévidait. Encre ou clavier mes pensées allaient toujours plus vite que mes doigts sur les touches ou sur la page blanche, je râlais, tentais de retrouver le mot ou l’abandonnais. Puisqu’il ne voulait pas venir eh bien qu’il reste donc dans le magma nourricier, il ressortirait bien un jour et je le ferrerai.
Cela m’amusait ces mots qui s’accrochaient. Ce qui me terrifiait c’est ce qui sortait de moi, de la violence, toujours de la violence.
A 40 ans, comme d’autres écrivent pour s’amuser des lettres d’amour, j’écrivais des lettres de rupture et pourtant j’aurais tant voulu parler d’amour. Mais ce chemin là m’est interdit.
Aujourd’hui je sors d’une histoire de viol qui m’a laissée sur le flanc, j’ai enchaîné avec une saga familiale où une morte et une vivante se liguent pour se venger d’un mari infidèle et la pauvre Jeanne, l’héroïne ? la victime ? ne trouve rien de mieux que d’aller chercher dans des bras d’inconnus, au risque de s’y perdre, la force de la vie.
Pour finir, cet été j’ai bouclé l’histoire de la maison de retraite où la narratrice finit par tuer sa mère… Ce n’était pas prévu du tout ça et puis un soir je tournais en rond au sens propre et au sens figuré, arpentant à grands pas mon bureau, cherchant une voie car l’histoire s’enlisait et, comme dans les bandes dessinées, je me suis arrêtée net et à toute voix cette fois-ci, bien claironnante, absurde ou plutôt incongrue car il faisait nuit, la température était douce et la lumière rassurante……….
Qu’est-ce que c’est que cette phrase qui n’en finit pas ? ? ?
C’est tout simple, j’ai hurlé : « Bien sûr, elle tue sa mère, je tue la mère. »
Et ça y était, cette fois-ci, j’étais une assassine.
L’eau m’obsède depuis quelques temps. Non pas l’eau tranquille et stagnante d’un lac à la Lamartine. Mais je rêve de tempêtes, d’océans, d’écumes, de rochers, d’hommes qui se battent pour se maintenir à flots, de déferlantes quel beau mot, du grondement des moteurs, des turbines encore un mot qui me plaît, de visages marqués de marins, de leurs regards anxieux.
J’ai tenté de tout gommer et de ne garder que la mer.
J’ai tenté une mer d’huile, des goélands, des dauphins et rien n’est venu, pas d’histoire, le vide absolu, le transat vide.
Et puis une grand-mère a surgi et je l’ai imaginée montant sur ce cargo. Dans la minute, elle a foutu le bazar.
Qui était-elle ? Comment était-elle arrivée là et chacun de lui confier une parole, un secret. On ne se méfie pas des grands-mères. C’est inoffensif. La mienne c’était la « conscience » en quelque sorte. Elle était l’écoute, la psy, la mère, la parole donnée, et chacun à son corps défendant, du commandant au moussaillon, lui racontait son histoire.
Car on ne part pas sur les mers des mois durant impunément.
Que cherche-t-on ? Que fuit-on ?
Elle, elle serait redescendue comme elle était venue, sortie de la brume tout simplement mais eux, eux n’auraient plus jamais été les mêmes hommes.
C’était une bonne idée ; elle n’est pas restée en place longtemps.
Bonne, ce n’est pas mon fonds…
Alors j’ai rajouté quelques passagers. Des amoureux ? Trois phrases, dix lignes de cul, de passion torride et je n’aurais rien pu dire d’autre. J’ai gardé l’idée du couple mais qui se déchire. Monsieur en a marre, madame l’aime, monsieur voudrait être enfin seul sur un cargo loin de tout. Madame s’est incrustée. Elle a pleuré ; c’est insupportable. Ils sont là maintenant et vont s’entredéchirer ; en huit clos ce sera plus saignant !
Non, je n’ai pas envie de raconter les pleurs, les mouchoirs qui dégoulinent, c’est dégoûtant, les reproches. Elle restera derrière la porte de sa cabine et on l’entendra pleurer, c’est tout… Alors là, il y a une chance, une petite chance qu’elle nous devienne sympathique cette femme qu’on ne voit pas et dont on n’entend que les sanglots.
Pas très réaliste car les moteurs sur un cargo ça doit faire du boucan… A voir.
Lui, il descendra en cours de chemin, une escale, il avait tout prévu le fourbe. Une nana à l’arrivée ? Non ! C’est d’un conventionnel. Il descend quand même se perdre dans les bistros, s’oublier dans les bras de putes, de bonnes putes au langage fleuri, aux seins débordants et au rimmel coulant.
Elle ? Elle a fait la boucle, elle est revenue au point de départ et elle descend du bateau en robe du soir…
Enfin, j’ai mon happy end mais on ne fait pas un livre avec ça alors il me faut d’autres personnages et une histoire.
Construire une histoire. Se tenir à une histoire.
La vieille dame est revenue, elle va revivre sur le bateau ou plutôt elle veut revivre sur le bateau « son » histoire d’amour. Celle qui a bouleversé toute sa vie. Celle qui a fait qu’après elle a été postière ou bibliothécaire ou documentaliste avec chemisier serré et lunettes cerclées. Elle a eu son tour d’amour et quel tour ! Elle peut pour la fin de sa vie devenir personnage de deuxième plan poussiéreux et translucide.
Ce n’est pas donné à tout le monde d’aimer et d’être aimée avec paillettes, passion, violence, alors après… motus… faut laisser la place aux autres !
Et voilà, la boucle est bouclée, raconter une histoire d’amour avec tous ces ingrédients là, il faut du nerf !
Donc il y a deux voyages, le premier dans sa jeunesse et celui ci. Deux histoires à mener de front ; le premier elle avait 25 ans et revenait de loin, d’Asie ? D’Amérique ? Je préfère l’Amérique du Sud, la traversée sera plus longue et il me faut du temps pour qu’une passion naisse, se reconnaisse, explose. Il me faudra des passagers et leurs histoires, il me faudra aussi la trahison, la jalousie, plus peut-être.
La chatte traverse la pièce, la queue noire, verticale ; elle ne me regarde pas et j’y vois sa réprobation. J’arrête ici pour aujourd’hui mais je n’ai aucune réponse à mes questions.
Qui va raconter l’histoire ? Encore faudrait-il qu’elle soit finie dans ma tête. Ce n’est pas le cas, je m’embrouille à mi-chemin. Comment font les joueurs d’échecs pour prévoir le jeu dix-huit coups à l’avance ?
Je l’ai appelée Jeanne ; comme d’habitude ! Elles s’appellent toutes Jeanne, c’est plus facile pour moi.
Il m’arrive souvent de fermer les yeux et d’imaginer la suite non pas avec ma tête mais avec mon corps tout entier. Quand j’ai écrit l’histoire du viol beaucoup de personnes m’ont demandé si c’était autobiographique. J’ai dit que non, bien sûr, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je vivais tellement ce que j’écrivais que j’ai été violée par l’homme aux yeux d’or. Je sortais de mes pages d’écriture épuisée, excitée et ça c’est une énigme. Pourquoi le viol fait-il partie des fantasmes féminins et pourquoi quand il se réalise fait-il tant de dégâts ?
Bon, ce que je cherche c’est autre chose. Jeanne ne me convient que pour une partie de la vie de ma vieille dame. Est-elle si vieille après tout ? Non, il ne faut pas, dentelles et cheveux blancs ne riment pas avec passion, fureur et amour.
50, 55 ans ; ça me paraît bien ! Je l’ai immédiatement imaginée petite fille. Je l’ai vue en Savoie bien sûr, oubliée, chétive, dans une ferme. Une petite de l’assistance comme on disait alors et elle se serait appelée Lucette.
C’est laid et obscène Lucette. Ça fait penser à sucette.
Elle est celle qui va chercher de l’eau à la fontaine avec un seau qui lui scie les mains ; c’est elle aussi qui va garder les vaches.
Elle a des galoches, elle est maigrichonne, des yeux délavés et des cheveux raides de chaque côté de la tête qu’on lui coupe mal et qui sont retenus par deux barrettes en fer. Elle regarde un peu par en dessous car elle a peur du fermier qui crie. Elle a peur des vaches qui sont trop grosses et de la Reine qui se retourne quand elle l’empêche d’aller dans le champ de trèfles du voisin.
La chatte est venue me chercher. Elle s’est frottée contre ma main m’empêchant d’écrire. Peut-être n’aime t’elle pas les vaches !
Enfin bref, Lucette, c’est cette une petite fille pointue qui l’été couche au-dessus du poulailler, dans la paille. L’hiver, « ils » la rentrent au grenier. Il n’y fait pas froid, le conduit de cheminée y passe et elle a un lit de grande, en fer.
Lucette, elle voudrait qu’on l’appelle Rose. C’est joli Rose. Un nom de fleur qui sent bon et puis une rose, ça a des épines et ça se défend et c’est comme ça qu’elle voudrait être, Lucette, belle et avec des griffes, non des épines mais c’est pareil, ça fait mal quand on la touche.
J’avais l’idée justement de la faire ainsi changer de prénom au fil du temps. Rose, c’est dans ses rêves, telle qu’elle voudrait être. Quand elle l’a dit à Madame Morot, un jour, l’autre a éclaté de rire et puis est redevenue bougonne comme d’habitude et lui a répondu : T’as rien d’une fleur, tu te vois pas ? Laide comme t’es, dis pas des bêtises. L’embêtement, c’est que Madame Morot, elle l’a raconté à tous les autres qui se sont moqués d’elle.
Tel d’Alain qui veut que je lui envoie une photo érotique… Je rêve ! S’il m’imaginait… Je suis en robe de chambre avec des bottillons ! Et pas la tête à ça, c’est le moins qu’on puisse dire. Une enfant maltraitée sur les bras, un plan à faire pour un roman éventuel et pas dîné…
Donc ma Lucette, la pauvrette est bien mal partie dans la vie. Si maintenant elle s’appelle Jeanne, c’est qu’un peu plus grande elle a appris à l’école l’histoire de France et qu’elle s’est imaginée à Domrémy entendant ses voix, qu’elle s’est vue enfilant une armure et allant guerroyer pour le Roi. Cette histoire là, elle l’a apprise à l’école, elle l’a adorée et même qu’être brûlée, ce n’est pas cher payé. En plus, elle l’a retrouvé sa Jeanne d’Arc dans l’église de son village, même qu’elle regarde vers le ciel, un chapelet à la main et qu’elle est super belle. Donc ma Lucette quand elle sera sortie de l’enfer de sa ferme, elle se fera appeler Jeanne et si quelqu’un y voit un rapport avec mon prénom, il y a erreur sur la personne.
5 janvier
Trois fois que l’ordi plante ; j’y vois comme un signe du ciel et arrête de m’acharner.
Elle venait d’apprendre par le médecin qu’elle avait une maladie grave à processus lent. Volontairement je n’ai pas écrit Alzheimer, d’abord parce qu’il faudrait que j’aille rechercher l’orthographe, ce n’est pas difficile… feignasse… mais aussi parce qu’immédiatement les choses sont dites et donc pas de surprises.
C’est dans le texte, dans les oublis, dans les ratés qu’on devinera que ce n’est pas un cancer mais plutôt ce type de maladie.
En tous les cas, elle venait de prendre la nouvelle de face et je la ferai déambuler dans Paris ou ailleurs ; assommée sans but fixe. Il fallait que je trouve le lieu, que l’évidence soit là : elle se doit de repartir sur la mer, c’est l’histoire, et de nous faire revivre ce premier voyage. Que s’est-il réellement passé ?
En attendant, je suis tendue comme une corde à violon et me rappelle ma propre réaction lorsque ce con de professeur m’avait annoncé un cancer du sein. Feutre à l’appui, feutre rouge, il avait sur la radio elle-même accrochée au mur entouré un vague truc qui pour moi était pareil que partout ailleurs.
– Il faut retirer ça et vite.
J’étais tellement sonnée qu’une infirmière passant par là s’en était aperçue alors que j’étais dans le couloir.
– Vous avez un problème ?
– Je ne sais pas ce que je dois faire.
– Monsieur, madame Sialelli, que doit-elle faire ? Elle est dans le couloir un peu perdue.
– Qu’elle aille payer sa consultation !
Je tente de me souvenir de ce que j’avais alors éprouvé : fatalisme, injustice, confusion complète. Je sais que j’avais bourré le pneu de ma voiture de coups de pied en disant des merdes retentissants. J’avais alors 40 ans.
Là, elle doit en avoir plus et elle s’est calmée la petite.
Il faut que je compose. Est-ce qu’à 60 ans on est moins virulent contre le destin néfaste ? Pas sûr. D’autant plus que c’est une violente mon héroïne. Je n’arrive pas à l’imaginer autre.
J’ai laissé voguer mon imagination et je me retrouve avec un autre personnage, une Sud-américaine montée à une escale, une folle, une artiste probablement avec une chevelure étonnante, des jupes à volants, des malles débordantes et un perroquet. Lui, il s’est imposé comme le reste, invité à la fête. Un perroquet ? Pourquoi un perroquet ? Un perroquet gris du Gabon. J’ai regardé sur Internet, c’est tout gris comme son nom l’indique et ça a des plumes rouges sur la queue, c’est tout. Gris et rouge. C’est bien, distingué. Alors qu’elle, la créature montée à bord, elle est extravagante.
Et ce qui devait arriver va arriver, elle va lui piquer son mec, son amour, sa passion.
Qui peut-il bien être celui-là ? Il n’est pas très important, on s’en fiche ; c’est le sexe boy. Bon elles en sont folles amoureuses ou plutôt elle en est folle amoureuse. Il la fait jouir, c’est sûr, pour le reste je verrai bien. Ce qui est sûr c’est qu’à nouveau sur ce bateau ça va péter… La future bibliothécaire elle va voir rouge et tuer, oui, tuer la Sud-américaine. Il faut que je lui trouve un nom, un nom qui évoque la vie, la couleur, la danse… Ce sera pour un autre jour.
Elle est tuée. A dire vrai, elle l’a bien mérité. Il y a des femmes qui y échappent bel et bien mais qu’on devrait quand même éliminer du jeu. Les trop jolies, trop brillantes, trop naturelles, trop sexy car ce sont elles qui vous pourrissent la vie. Les oxygénées aux longues jambes fuselées, on en a pris notre parti ; mais les décontractées, les audacieuses, les intelligentes foldingues, impossible de les contrôler, elles piquent nos jules, les consomment et disparaissent. Alors moi je les tue dans mes histoires et puis là c’est facile, plouf par-dessus bord, bon appétit la poiscaille…
Meurtre passionnel. Mais enfin meurtre quand même. Je me demande comment elle va la tuer car la balancer par-dessus bord, c’est un peu trop attendu, quasi conventionnel !
Couteau ? Ça fait du sang partout. J’aimerais bien. C’est chaud, visqueux, rouge comme l’amour mais impossible. Il faut qu’elle disparaisse purement et simplement. Je vais plutôt l’assommer et c’est le Philippin qui la balancera par-dessus bord.Le Philippin, c’est l’amoureux, qu’on se le dise !
Je lui ai trouvé un prénom au Philippin. Khal trouvé dans une liste Wikipédia d’écrivains philippins. Ça fait un peu Rahan, j’adorais Rahan… En plus Khal, c’est cal… la chaleur… Or, c’est une histoire torride cet amour-là.
J’ai introduit Ficelle aussi, le chat. Elle m’a obligée à m’arrêter voulant à toute force jouer avec mon crayon bille.
J’en reviens à mon ordi. C’est extrêmement frustrant d’être brutalement interrompue alors que mon unique doigt, l’index, fait ce qu’il peut, court et se démène ! Ecran noir. Il faut tout éteindre, tout rallumer et la phrase fabuleuse, car elle ne pouvait qu’être géniale que j’étais justement en train d’écrire prend la tangente ; quand il est rallumé impossible de la retrouver, il me manque en général les cinq dernières minutes de frappe.
Et merde.
J’attaque la mort, la maladie, le vertige, la bascule, le néant. J’ai des cahiers pleins de pensées à ce sujet car elle était déjà sous-jacente, plutôt omniprésente la mort pour « Départ pour l’ailleurs » mais j’aurais l’impression de tricher, d’aller copier ailleurs.
C’est pourtant « du moi pour moi » mais à chaque livre son propre souffle, sa propre pensée.
Cette nuit, en position fœtale, les bras repliés sur la poitrine, les mains fermées vers l’intérieur sous le menton, je me disais qu’aucun homme ne pourrait maintenant coller à cette rondeur, m’envelopper et pourtant… J’aimerais bien ! Et puis au petit matin, changement de ton, il me faudrait le voir s’éveiller, se lever hirsute, la bouche pâteuse, se diriger comme un somnambule vers la salle de bains, l’entendre filer vers les toilettes et imaginer…
Plus tard, peut-être plus tard mais je ne suis plus prête à cela.
Est-ce que je partirais sur un vieux bateau pour me replonger dans mes souvenirs ?
Bonne question : non !
C’est peut-être cela le roman, ouvrir les champs du possible et les explorer tous ? Ne prendre qu’une seule route et aller jusqu’au bout ?
Elle n’avait jamais imaginé son retour ; elle était là, elle faisait ce qu’on lui demandait de faire, elle ne se posait pas de question, elle était bien, tout simplement bien. Et puis un mardi, elle s’en souvient ; les autres lisaient leur courrier alors qu’elle jouait avec Bala Diego, le petit de Maria, une jeune métisse qui un jour avait débarqué là, l’enfant sur sa hanche, elle avait vu arriver John, le responsable de la mission.
- Jeanne, il va falloir que tu rentres, ton visa arrive à son terme. Nous te regretterons, tu as fait du bon boulot. Si tu le veux, tu pourras revenir. Tu as beaucoup donné ici, beaucoup travaillé, rentre en France, fais le point et décide de ta vie. Nos chemins se croiseront peut-être à nouveau. Placida te prendra dans 10 jours, elle te descendra jusqu’à Assuncion où tu prendras le bateau.
Elle n’avait rien répondu, que pouvait-elle dire ? C’était comme ça pour tout le monde, il n’y aurait pas d’exception. Elle allait donc retrouver la France où personne ne l’attendait. Elle verrait bien alors ce qu’elle ferait. Rester dans le monde des associations caritatives lui aurait bien plu mais les places étaient recherchées, elle le savait. Elle était forte de ses 2 ans passés dans ce coin perdu d’Argentine, elle y avait beaucoup appris, elle s’y était sentie bien, reconnue, intégrée ; mais d’autres candidats avaient aussi des parcours similaires, ici ou là dans le monde.
J’arrive où ?
Je ne sais pas, de là où tu étais partie ?
Rouen ?
Le Hâvre sûrement. Rouen, je ne sais pas ; le cargo remonte peut-être sur les ports d’Europe du Nord ; je me renseigne.
Le jour dit, Placida était là, au bord du fleuve ; de loin, ils l’avaient vue, statue immense dépassant d’une bonne tête tous ceux, hommes ou femmes qui s’activaient, chargeaient ou déchargeaient des marchandises, transportaient des sacs, négociaient, se tapaient dans la main. Reconnaissable à son haut chapeau noir à larges bords qu’elle ne quittait jamais, une grosse tresse noire dans le dos. Sa pirogue était pleine à raz bord de ballots multicolores, de paquets, de paniers, de cages sommaires d’où tentaient de s’échapper des volatiles aux plumages incertains, ébouriffés, ahuris, aux cous déplumés qui piaillaient, caquetaient, de cartons de toutes tailles, entassés, dont le contenu tentait lui aussi de s’échapper malgré des ficelles tendues comme des arcs. De sacs de jute rebondis.
Sensée ne faire que le commerce de café, elle rendait aux uns et aux autres le long du fleuve des services et apportait, livrait, échangeait des marchandises de toutes sortes ; certains disaient qu’elle faisait de la contrebande mais qui n’en fait pas…d’autres, qu’elle usait de ses charmes, ce qui semblait plus que douteux compte tenu de sa carrure et de la verdeur de son langage. Enorme, les bras ressemblant à des rondins, elle soulevait d’un coup de rein les ballots, les chargeait, les déchargeait comme s’il s’agissait de poids plume. Elle était toujours vêtue de grandes jupes superposées aux couleurs éclatantes, n’hésitant pas quand la chaleur était trop grande ou quand la charge avait été trop lourde à se tourner vers le fleuve, à ouvrir sa veste, à se rafraichir quelques secondes puis à la reboutonner prestement. Malheur à qui aurait osé lever les yeux sur elle de l’autre coté de la rive, de mémoire d’homme on n’avait connu cela qu’une fois. L’homme était fluet, maigrelet, innocent, personne ne le connaissait, c’est le hasard qui l’avait mené là sur l’autre rive au moment où Placida avait soulevé et chargé sur son bateau un sac énorme de café. Stupéfait, il l’avait regardé faire et les yeux encore exorbités d’avoir vu cet exploit avait cru à une hallucination quand il avait vu cette créature ouvrir son corsage, le tenir bras en croix ouvert quelques secondes et apparaître dans toute son énorme splendeur. Pétrifié il n’avait plus bougé et était resté bouche bée. Placida, elle, l’avait vu, en deux coups de pagaie elle était de l’autre coté du fleuve. Malgré le vent contraire, ses injures, imprécations, fustigations étaient parvenues de l’autre coté où rapidement une foule s’était formée puis, ô stupeur, on vit Placida prendre le malheureux comme une tigresse prend ses petits, le basculer dans sa pirogue et sans un regard pour l’assemblée remonter le fleuve. Personne ne sut ce qu’il était devenu.
Placida vit John et Jeanne arriver dans un nuage de poussière, elle les vit descendre du 4/4, prendre le sac à dos, sac de couchage roulé sur le dessus , sur la plate-forme arrière, elle les vit descendre la pente sablonneuse vite entourés d’enfants qui couraient devant, qui couraient derrière. John marchait à grandes enjambées tenant par une bretelle le sac à dos, un quart en métal argenté raclant le sol, la fille essayait, cela se voyait, de rester à coté de lui, elle peinait.
Les mains sur les hanches, se balançant d’un pied sur l’autre, quand elle l’eut devant elle, elle la regarda droit dans les yeux, la vit écarlate, suant, soufflant, le tee-shirt collé à la poitrine, elle éclata alors de rire, se baissa, attrapa le sac à dos, d’une pichenette le bascula dans la pirogue puis se tourna vers John :
Elles ne sont pas grosses quand elles repartent de chez vous ; y a rien à manger la dessus !
Toi, saute là dedans, tu ne risques pas de faire chavirer ! même pas le poids d’un sac de café, une misère ! Je vous prends rien patron, je vous demande rien, elle ne va pas m’encombrer, ça se retrouvera un jour. Je vous la descends à Assuncion ; elle sait où elle va ? Je ne peux pas approcher les bateaux, je la mettrai à l’entrée du port, ça va comme ça ? Je dois remonter quelqu’un ?
Il y eut 3 haltes le long du fleuve ; Placida était attendue, les chargements et déchargements de marchandises s’opérèrent assez vite, les tractations furent rapides et les effusions mesurées. Jeanne était épuisée d’autant plus qu’elle s’était couchée tard car, comme de coutume à chaque arrivée et départ, on se faisait la fête à Calderone. Assise d’abord sur la planche centrale, elle regardait les rives, réprimant une envie de pleurer qui lui bloquait la gorge et tentant d’imprimer de force dans sa mémoire les dernières images qu’elle garderait de ce pays, parenthèse heureuse de sa vie : les bords du fleuve, la végétation dense, inquiétante, lianes, branches entremêlées d’où pouvait sortir à tout moment le danger, la vie qui grouillait, femmes lavant leurs vêtements, leurs calebasses, leurs enfants, enfants qui couraient partout, nus, cuivrés, ronds, aux cheveux noirs hirsutes et aux dents éclatantes, vieillards assis sous les arbres, hommes par groupe de 3 ou 4 qui discutaient, jouaient aux dés à moins que ce ne fût aux cartes . La fatigue lui tomba dessus, insoutenable ; elle glissa du banc, trouva sa place entre 2 sacs et s’endormit. Elle ne se réveilla pas lorsque Placida la recouvrit d’un chiffon bariolé pour la protéger du soleil et des moustiques mais fit semblant de dormir encore quand Placida se mit à chanter une vieille chanson indienne. Voix rauque, voix nostalgique, syncopée rythmée par le battement des rames, le clapotis de l’eau. Moment magique tellement imprévu qu’elle se crut entre sommeil et réalité, entre ciel et terre, entre vie et mort.
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Elle est montée sur le bateau un peu après moi. Je l’ai vue arriver de loin, ployée sous un gros sac à dos, le tee-shirt collant à la peau. Etait-ce la pluie qui s’était abattue brutalement et qui l’avait surprise ou la transpiration car à nouveau le soleil était là et personne ne se serait hasardé à cette heure de la journée à marcher sur les quais ; ils étaient déserts ; de là où j’étais, assis dans une encoignure du pont où il y avait un peu d’ombre, j’ai vu qu’elle avançait péniblement, d’une démarche lourde, le visage rouge comme un fruit éclaté suivie d’un chien hirsute et famélique. Le temps s’était arrêté. Devant la passerelle, elle a déposé son sac, a regardé longuement le bateau. Je me suis alors demandé si elle allait monter ou non. Il y avait dans son attitude comme une hésitation ; c’est du moins ce que j’ai cru. Les mains sur les hanches elle a repris son souffle et puis tout d’un coup elle s’est décidée ; elle s’est baissée, a attrapé son sac par une des bretelles, d’un coup de rein l’a basculé sur son dos et sans mettre l’autre bretelle a attaqué la passerelle. Cela ne devait pas être facile, la pente est raide, elle était chargée. Je la devinais maintenant au son de son pas, lourd et pesant. Puis, j’ai entendu des conciliabules, Marco, était-ce lui ou un autre, avait du l’accueillir et lui montrer sa cabine. Le chien a tourné quelques minutes en rond, flairant le sol poussiéreux ; il est parti. Il n’avait rien à faire ici, rien à espérer. A nouveau le quai était désert. Je crois que je me suis endormi.
Ce n’est que le soir que je l’ai revue. Une belle fille, un peu maigrelette ; elle devait avoir dans les 25 ans, une bonne tête, une brave fille sûrement. Vêtue d’une jupe longue en coton, d’un débardeur bleu un peu trop large et de sandales plates, à lanières confortables, elle s’était accoudée au bastingage. Les cheveux défaits cachaient son visage, masse châtain clair qu’elle a tenté à un moment de domestiquer. Elle y a renoncé, ils sont retombés de chaque coté de sa tête la cachant.
Les manœuvres d’embarquement du fret avaient commencé. Les dockers arrimaient des containers de toutes couleurs aux mats de charge ; ils s’élevaient, se balançaient dans le vide et disparaissaient dans les cales ; des palettes entières de marchandises diverses attendaient d’être embarquées ainsi que des colis de toutes sortes. Des poulets serrés les uns contre les autres dans une énorme cage grillagée attendaient leur tour en caquetant et plusieurs grosses matrones aux robes multicolores tenant de grands paniers remplis de pacotilles, de fruits, d’objets dont je ne voyais pas vraiment la nature proposaient aux voyageurs et aux passants leurs services. Tout cela dans un fracas incroyable fait de grincements, de bruits de chaînes, de hurlements. Le plus grand désordre régnait. L’odeur du fuel se mêlant aux effluves marines montait du sol nous enveloppant d’une pellicule poisseuse et écœurante. Elle est restée là, debout, jusqu’à la nuit tombée. La cargaison finissait d’être embarquée quand un matelot nous a appelés nous invitant à venir dîner.
Nous avons alors fait la connaissance du commandant, Edmond Sabet. Bel homme, une petite quarantaine. Entourés du capitaine et de l’officier mécanicien, il nous attendait. Pour moi, bonnets blancs et blancs bonnets, je n’aurais pas su les différencier. Le diner a été rapide. La jeune fille ne disait rien ou presque. Elle répondait à nos questions par monosyllabes ; il a fallu quasiment lui arracher quelques détails. C’est ainsi que nous avons su qu’elle avait travaillé dans une ONG, bien au-delà d’Assuncion, dans la jungle. Sa mission était finie, elle rentrait en France.
Elle m’allait bien comme compagne de voyage. Moi-même, je ne suis ni curieux ni bavard et préfère de loin être en ma seule compagnie ; personne ne me contredit … et après de nombreuses années de soliloque, je m’accepte comme je suis : un vieux misanthrope qui n’espère et n’attend aucune surprise, bonne ou mauvaise de ses congénères ; plus rien de la vie. Nous n’allions pas nous gêner mais elle m’intriguait un peu. La jeunesse est en général plus exubérante.
Au dessert le capitaine nous a donné quelques informations sur le déroulé du voyage : plusieurs escales encore en Argentine et au Brésil, je n’ai rien retenu et puis après c’est Dakar, Lisbonne je crois et nous remontons jusqu’à Rouen, via le Havre. Les autres passagers ? une anglaise est annoncée, une espagnole qui nous rejoint à Dakar, les autres ce sont tous des français, je crois qu’il y a un couple et des femmes de militaires. J’aurais préféré des hommes…on ne choisit pas !
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Cabrières 6 janvier
J’ai tourné, j’ai viré, j’ai fait une insomnie.
L’histoire m’échappe et puis tout d’un coup je m’accroche à une idée, elle me semble lumineuse, je la développe avec une quasi frénésie et le temps de prendre mon crayon pour la fixer, elle n’est plus qu’un contours, une idée d’idée.
La question est la suivante : le voyage dans le passé s’appuie t’il sur la réalité? A bien y réfléchir, pas de doute, elle prend effectivement un bateau et repart sur ses propres traces ; mais l’imaginaire s’en mêle, c’est obligé ; il faudra donc démêler le vrai du faux : flash-back et méli-mélo, sans ordre chronologique ; ce ne sera pas chose facile.
Une sensation, une couleur, un parfum, le cri d’un oiseau et c’est le coup de la madeleine, quelques pages qui s’écrivent.
J’ai même imaginé une autre hypothèse : elle ne faisait pas le 2em voyage sur les traces du premier mais elle entrait tout simplement dans une maison de repos, commençait à se faire soigner et retrouvait une partie de ses souvenirs avec une orthophoniste qui lui montrait des images. Je l’ai écrit mais, inconvénient, cela me retirait le plaisir de voyager à nouveau avec elle. J’hésitais entre ces deux possibilités.
Alors, j’ai honte, non ce n’est pas vrai, je ris à cette évocation. C’est un peu fort, je souris comme si je m’étais fait une blague à moi-même. Je me suis installée devant l’ordi et j’ai commencé une réussite. Si je gagne la partie elle part sur le bateau, on verra bien si elle le retrouve ; si je perds, elle reste !
J’ai gagné…
Ça je ne le dirai pas à Alain que le cheminement du roman ne tient qu’à un jeu de hasard ! Donc, il y aura un deuxième voyage ; inconvénient : cela implique beaucoup de recherches car les bateaux d’il y a trente ans et les conditions de voyage n’ont rien de commun avec ce qu’il y a maintenant. Tant pis pour moi.
Elle va donc en partie se perdre dans ses souvenirs ou du moins ne plus pouvoir les retrouver.
Et le bonhomme, qu’est-il devenu ? Je le fais réapparaître ? Un peu trop beau… Je vais tomber dans le roman de gare !
J’ai refait une fois de plus le plan et une fois de plus je bute aux mêmes endroits. Je n’arrive pas à construire l’histoire jusqu’au bout. C’est comme un tunnel dont je ne vois pas la sortie. L’idée serait qu’il y aurait quatre parties. La première on est dans le réel, elle apprend qu’elle est malade… mais j’ai déjà raconté tout ça. Je radote…
La blessure d’amour, est-ce que je saurai faire et la jalousie et le crime ? Je pense que oui mais il faut que j’accumule des forces, des rancunes, des désespoirs.
Paris, j’arrive. Regarder les hommes autour de moi et voguer entre désir et désillusion. Douceur et carnage. Lucidité et folie.
Il y a un vent terrible. Une branche de cèdre s’est cassée.
J’ai peur de moi, de la violence que je sens, elle va peut-être me tuer.
Cabrières 9 ou 10 janvier
Drôle d’aventure que celle d’aujourd’hui qui me pose la question de l’acte manqué, du destin, de l’erreur, de la folie ou… du rien, passons muscade il n’y a rien à voir.
Rendez-vous était pris avec André Fabiao