Mon fiancé
Trente ans au moins que je te connais ; tu es toujours comme au premier jour : un homme jeune, beau, grand, franc, un sourire clair, éclatant, et un charme infini.
Quelques cheveux blancs maintenant ; une barbe naissante, nouvel air d’adolescent !
« Ma petite Jeanne… »
Il n’y a que toi qui m’appelles comme ça, et j’aime ça !
Ah ! nous en avons des souvenirs ensemble ! Je te raconte mes petites histoires, mes secrets, tu t’amuses de mes folies.
Tout nous rapproche ; nous avons les mêmes goûts, et si parfois nous les égratignons, c’est que nous les aimons, ces hommes qui partagent notre vie !
Quand tu seras très vieux, et moi encore plus vieille ; quand les feux du désir ne seront plus que cendres, ma main te donnerai !
Ce n’est point encore temps ; d’ici là, jetons notre gourme ; vis ta vie de garçon, je continue ma route. Laissons-nous encore séduire, aimer peut-être ; préparons-nous à souffrir ; mais souffrir d’amour, quel plaisir !
Quand viendra le temps de la dernière ligne droite et que nous approcherons du terme de notre vie, assis au coin du feu, nous nous raconterons encore et encore le vert galant, le beau François, l’opéra Bastille, le Paradis latin et les Tuileries ; peut-être mon beau flic et les jeunes puceaux ! Je te jalouserai pour Rémy qui avait de si belles mains et qui, jamais, ne les posa sur moi ; tu me pardonneras d’avoir séduit Paul, ton vieux copain.
La mort approchera, écoutera, reculera, à son tour séduite…
Elle se dira, la mort : « C’était donc ça, la vie ? Je n’avais rien compris ; laissons les amants à leur passion, les ados se bécoter, ces foutus hommes s’aimer, et ces deux-là se marier. »
Plus tard, beaucoup plus tard, tout doucement, sur la pointe des pieds, elle viendra nous chercher et nous basculera dans l’éternité, mon fiancé…