Titi

Angela, son filet à provision à la main, engoncée dans son vieux manteau marron, couru comme si des diables la poursuivaient. Et c’était le cas. Comment dire aux autres, qu’elle venait de voir et, croyez-moi il n’y avait aucun doute là-dessus, elle venait de voir derrière le platane, sa vieille cousine Anna, son fichu noir sur la tête, pliée en deux car elle était bossue et la regardant de son œil perçant, celui-là même qu’elle avait lorsque, derrière ses volets, elle la surveillait il y a…  il y a trop longtemps, ce n’est pas possible !

Angela contourna le petit square, descendit la rue Edgard Quinet et, à bout de souffle, se rua dans la charcuterie de l’angle de la rue de la République. Jamais, volontairement, elle n’y avait mis les pieds. Il lui avait été dit qu’autrefois, il s’y était passé de drôles de choses ; à dire vrai, elle ne savait pas lesquelles.

Son cabas lui sciait la main, elle avait hésité à le lâcher, à l’abandonner, mais non, elle venait de dépenser plus de 20 euros, il n’en était pas question, elle s’y était cramponnée même s’il lui cognait la jambe à chaque pas et ralentissait sa course. Très probablement, elle avait dû perdre en route quelques poireaux. Son arrivée ne passa pas inaperçue. Le charcutier, corpulent et rougeaud, tout saucissonné de la tête aux pieds dans ses tabliers blancs, occupé à désosser un quartier de porc se redressa, se retourna le couteau à la main, prêt à en découdre avec celui qui avait fait irruption chez lui de la sorte. Il fût surpris de ne voir qu’une petite femme ébouriffée, d’une bonne cinquantaine d’année, ne ressemblant à personne, apparemment effrayée, recroquevillée sur elle-même, dont le seul but semblait être de disparaître dans un trou de souris. Quant à sa femme, coincée derrière la caisse, ses seins tressautèrent, sa bouche s’ouvrit et resta béante. Revenue de sa surprise, elle émit une sorte de miaulement qui fit que son mari se retourna vers elle. Les yeux encore écarquillés, elle remit de l’ordre dans sa mise en plis, bougea les épaules, sa volumineuse poitrine reprit sa place sur le carnet de commande et sa main s’appuya à nouveau sur sa machine à calculer ; ce qui en soi était bon signe !

Les clients s’étaient tous retournés et fixaient Angela comme si elle était pestiférée. Elle ne pouvait être des leurs. Une étrangère, une inconnue, une par qui le malheur arrive. A t-on idée, si on n’a rien à se reprocher, d’entrer comme ça dans une boutique? Dans la leur ? En pleine journée et en plus, à une heure d’affluence ? Ils hésitaient. Certains auraient bien voulu savoir qui elle était, ce qui se passait, ce que craignait cette femme qui semblait affolée ; rien ne semblait justifier cette attitude. Pas l’ombre d’un poursuivant, pas l’ombre d’un loubard à l’horizon, de ceux de la cité d’à côté pour ne parler que d’eux ! D’autres se retournaient déjà vers le charcutier craignant qu’il ne perde du temps dans la découpe de leurs tranches d’échine. Une moue méprisante aux lèvres, elle n’était pas de leur monde, cela se voyait, cela ne fait pas ; on n’en parle plus. Un incident, c’est tout !

Angela reprenait tant bien que mal son souffle. Elle fût prise d’une quinte de toux qui ne fit que renforcer la répulsion qu’elle inspirait à la cliente qui se faisait servir. Grande, maigre, le teint bileux, la bouche pincée, celle-ci se retournait vers elle, regard dégoûté, tout en pianotant avec trois longs doigts dont l’un jaunâtre marqué par la nicotine, contre la vitre du présentoir derrière laquelle terrines en toutes sortes, saucissons, pieds de porcs et côtes prédécoupées s’offraient, bien alignés, sur des plateaux blancs recouverts de films transparents.

– Ce sera tout pour vous, Madame Fromentin ?  La cliente hésita, se dandina d’un pied sur l’autre, envisagea un autre achat, ouvrit la bouche, se ravisa, jeta un coup d’œil furtif vers Angela comme si sa présence inopportune l’empêchait de décider de quoique ce soit ; lèvres serrées, elle n’émit aucune parole, fît de la tête un signe de dénégation, tendit la main pour récupérer son paquet et, sans un sourire, sans un remerciement, s’avança vers la caisse. Il y eut un chuchotis que, par nature, personne hormis les intéressées, n’entendit puis la voix de la charcutière : » 12 euros 27 …merci ! Bonne journée ». Et la vie reprit…

Comment et à qui Angela aurait-elle pu dire que la cousine Anna n’était pas la première à venir la voir ; déjà vendredi dernier l’oncle Emile, celui dont le portrait était en bonne place, sur la cheminée chez ses parents, lui était  aussi apparu. Dans sa tenue de soldat. Guerre de 14, la Grande Guerre. Adossé au mur qui séparait le jardin d’Angela de celui de son voisin, il lui faisait de grands signes avec une ses béquilles. Elle avait refusé d’y croire, d’autant plus qu’elle ne le connaissait pas, il était mort depuis longtemps, avant sa naissance. C’était lui, pourtant. Œil rieur et moustaches lustrées. Les feuilles du poirier le cachait un peu ; Angela s’était persuadée qu’ elle avait dû rêver comme pour Mamie ; sauf que Mamie, elle, lui avait parlé. « Le temps est passé, ne t’inquiète de rien ; fais-moi confiance. Je t’aime mon loup » Facile à dire ! Ne pas s’inquiéter ! Non, jamais elle ne s’y ferait. Que lui voulaient-ils ? Pourquoi tout d’un coup se manifester et pourquoi Titi n’était-il pas avec eux ? Peut-être alors aurait-elle eu moins peur.

Son tour arriva, le charcutier se redressa, fronça les sourcils, releva le menton et, sans lui adresser la parole, l’interrogea du regard. Elle balbutia « 3 tranches de jambon, s’il-vous-plaît ». Pourquoi 3 alors qu’elle vit seule ? C’est tout simple et cela lui est apparu brusquement : une seule, il aurait compris, il aurait dit que c’était une vieille folle. Trois, c’est plus normal, c’est pour une famille et une famille, ça pose. Elle a hésité avec 4 mais ç’aurait été du gâchis ; déjà trois, c’est de la folie d’autant plus que le jambon… Pouah ! Elle n’a jamais aimé ça ; c’est triste, c’est laid dans une assiette, c’est l’aveu de la solitude. Retourner chez le primeur ? Acheter des endives pour l’accommoder maintenant qu’elle l’a ? Mais il faudrait alors de la crème fraîche, du gruyère. Tout ce tintouin pourquoi ? Parce qu’elle a paniqué. Et ce n’est pas fini. Angela a peur. Par où rentrer à la maison ? Repasser par l’avenue ? Anna est peut-être encore là. Quel chemin prendre ? Elle n’est à l’abri nulle part .

– Ce sera tout ?

Angela perdue dans ses pensées ne répondit pas au charcutier qui leva le sourcil gauche et prit le parti de l’ignorer, se tournant déjà vers la cliente suivante. Angela se dirigea alors comme une automate vers la caisse. La charcutière avança une main pour prendre la monnaie ; doigts boudinés, un bracelet fantaisie collé dans le pli du poignet, elle plaqua son autre main contre son ventre comme si elle voulait le protéger d’une éventuelle agression. Sans bouger d’un iota, ses yeux , de petits yeux de souris, allèrent d’Angela à son mari, de son mari à la porte, de la porte vers les autres clients, de nouveau vers la porte puis vers Angela qui sentant ce regard insistant dans son dos, fit quelques pas, ouvrit la porte et sortit.

Angela releva le col de son manteau, remonta les épaules et, le cœur battant, toute la rue du Colonel Fabian. Elle arriva éreintée sur la place du marché. L’enseigne du bar des amis était éclairée. Son but, son étoile, son refuge.

-Un blanc limé s’il-te-plait

-C’est le 4em ce matin, tu devrais rentrer chez toi.

-Mets-en un cinquième ; c’est pour Titi, il arrive.