Départ pour l’ailleurs

 

 

 

 

Départ pour l’Ailleurs

 

Pièce en trois actes : ​​ Avril ​​ - ​​ Octobre ​​ - Février

 

Avec : Madame Aubert très vieille dame

 

Jeanne, sa fille, une cinquantaine d'année

 

Patricia, aide-soignante ​​ 35 ans, mère de famille, belle femme un peu usée

 

Malika, aide-soignante, 22 ans, d'origine marocaine. Très vive et pétillante

 

Monsieur Miles, vieux paysan, buriné, bourru, 71 ans

 

Le rideau s’ouvre. Une vieille dame est assise dans un fauteuil roulant, devant une fenêtre ouverte. A ses côtés sa fille Jeanne. Celle-ci semble gênée, inquiète ; discrètement elle s'adresse à des déménageurs (que l'on ne voit pas) faisant bien attention à ce que la vieille dame n'entende pas.

Jeanne aux déménageurs ​​ - Le secrétaire oui, le tableau au dessus aussi et tous les bibelots et cadres ; mettez les ensemble dans un carton. Attention, il y en a de fragiles.

Jeanne se rapproche alors de sa mère, l'embrasse, s'assied à côté d'elle

La vieille dame ​​ - Ah c'est toi ; regarde, regarde ces traits dans le ciel, c’est merveilleux !

Jeanne qu'on sent très émue  ​​​​ - Un avion, ce n’est qu’un avion.

La vieille dame émerveillée puis souriante ​​ - Oui, un avion. Il les e mmène ailleurs, loin.

Jeanne distraite  ​​​​ - Qui ?

 

 

 

La vieille dame ​​ ​​ - Tout a rétréci. Au début on n’y prête pas attention.

Jeanne silencieuse, dans ses pensées, la vieille dame enchaîne ​​ - Et puis tout d’un coup, très vite, c’est trop tard.

Jeanne qui se reprend ​​ - Qu’est-ce que tu dis, Maman ? Qu’est ce qui est trop tard ?

La vieille dame ​​ - L’infini.

Jeanne ​​ - L’infini ?

La vieille dame ​​ - Quand j’étais petite comme beaucoup d’enfants je croyais que le monde n’avait pas de limites. ​​ Cela me terrifiait mais cela aussi m’hypnotisait. J’avais 4 ans je crois, pas beaucoup plus, quand nous avons déménagé en Corse. Ce n’est que lorsque nous nous sommes trouvés sur le bateau que j’ai ​​ compris ce que maman m’avait montré sur la grosse mappemonde qui était dans le bureau de mon père : les terres, les mers…. ​​ Elle rira quand je lui raconterai l’avion! et toi, tu ne couperas pas à son cours de géographie.

Jeanne la grondant un peu - Maman….

La vieille dame ​​ - Oui, je sais ! silence ​​ ​​ - C’est bon d’évoquer le passé. Elle n’était pas commode ta grand-mère ; une femme de devoir comme on disait.

Elle regarde à nouveau dans le ciel ​​ - Au début le monde entier et toute la vie devant soi. Je n’en ai guère profité ; les études, mon père voulait que je fasse des études, je les ai faites ; il m’a ouverte, lui, à d’autres mondes et je ne le regrette pas. Et puis il y a eu vous, ton frère et toi, le temps qui passe, les vacances, les excursions, des intrusions rapides dans des ailleurs étranges, j’en garde quelques images. Comme des rêves, cela est si loin ! Au fil du temps, mon monde s’est rapetissé encore et encore ; les promenades dans le quartier, puis quelques pas sur le boulevard et maintenant ce coin de fenêtre. Elle se rend compte de son ton nostalgique et se reprend ​​ - Note, j’y suis très bien, ​​ elle sourit ​​ - A nouveau, je n’ai plus de limites…

Jeanne se levant ​​ - Une tasse de thé avant que le kiné n’arrive ?

La vieille dame ​​ - Je n’ai pas envie de le voir.

Jeanne ​​ - Il doit être là à 5 heures.

La vieille dame ​​ - De l’argent jeté par les fenêtres, il me caresse à peine.

Jeanne ​​ - C’est bien ce que je lui reproche !

La vieille dame ​​ - Ne le gronde pas, c’est de ma faute. Ce ne sont pas les quelques pas qu’il me fait faire accrochée à lui qui changeront quoique ce soit. Je le lui ai dit, comme à toi : ​​ expliquant mes jambes ne me portent plus.

Jeanne ​​ - Tu ne fais aucun effort Maman.

La vieille dame ​​ - A quoi bon ? ​​ J’ai mon carré de ciel !

Jeanne gênée, prenant son courage à deux mains ​​ - Maman, tu te souviens ? Demain on part ?

La vieille dame ​​ - On part où ?

Jeanne ​​ - Enfin, tu le sais, ce sont les vacances et on en profite pour faire refaire l’électricité dans ton l’appartement. Tu vas dans une résidence, un mois ou deux. Un endroit très confortable, au soleil, à côté de chez moi. Tu y seras très bien.

La vieille dame ​​ - Ah oui, où ?

Jeanne insistant  ​​​​ - ​​ Je te l’ai dit 100 fois à côté de chez moi. Tu te rappelles Aubignan, on y était passé avec papa, tu y avais même couché ; tu avais beaucoup aimé ; Aubignan face au Ventoux ?

La vieille dame ​​ - Avec ton père ? Je ne m’en souviens plus. ​​ Et Micheline qui voulait que j’aille chez elle.

Jeanne ​​ - Impossible

La vieille dame ​​ - Et pourquoi impossible ?

Jeanne abattue - Maman….

La vieille dame ​​ - Quoi Maman ?  Micheline, je suis bien chez elle.

Jeanne ​​ - Maman… Enfin Maman ... Micheline est…morte il y a deux ans.

La vieille dame furieuse - Morte ? Il y a deux ans ? et on ne m’en a rien dit et je n’ai pas été à son enterrement !

Jeanne ​​ - Mais si voyons !

La vieille dame ​​ - Je sais ce que je dis, je n’y suis pas allée. Ce n’est pas convenable. Qu’est-ce qu’on va dire ?

Jeanne hausse les épaules et sort.

La vieille dame seule au public ​​ - Il y a une chose que ma fille oublie : je ne suis ni sourde, ni aveugle ! Je déraille de temps en temps, c'est vrai. Et alors ? J'ai compris depuis longtemps que quelque chose se tramait. Maintenant, elle parle voyage, ça ne fait plus aucun doute. Le temps est venu. Petit silence ​​ - Et si je lui disais— Ne te donne pas toute cette peine, prends patience, un beau jour la mort voudra de moi ; elle se récrierait : « Ne parle pas de mort Maman, c’est trop dur pour moi » ; alors que puis-je faire ? M’indigner, refuser, pleurer, je n’en ai aucune envie car je n’ai, à vrai dire, plus envie de rien. Que je sois ici ou ailleurs, peu importe. En tout cas, j'y vais et pour toujours ; toujours qui ne veut plus rien dire, car toujours peut être demain. C’est étrange ; être devant le vide et savoir que je vais basculer.

Je le sais que ces travaux, c'est une excuse. En fait, c'est le grand départ.

Elle ne peut pas faire autrement. Mon corps me lâche par petits morceaux. Histoire banale : un col de fémur cassé. Depuis je ne marche plus ; impotente, je suis vieille et impotente. C’est une leçon d’humilité, c’est une leçon de vie. Accepter de devenir objet. Silence ; elle reprend ​​ - J’ai vu les meubles disparaître ! Le jeu des glaces, l’inhabituelle sonorité de la maison, j’ai senti le vide, j’ai pressenti l’imminence du départ.

Il me faut apprendre, vite, dans le secret, à me détacher de ce qui, depuis si longtemps, m’entourait ; mon appartement où j’avais vécu toute ma vie. Le quartier de ma jeunesse.

Elle dit que je serai mieux au soleil …

Elles dit n’importe quoi ma fille mais elle a raison, on ne peut pas faire autrement. Elle regarde par la fenêtre Ce n’est du reste plus mon Paris. Tout s’est rétréci. Je n’en vois plus qu’un tout petit bout. Ça fait si longtemps que je n’ai pas mis le nez dehors ; trop vieille, trop lourde. Il me faut jouer le jeu, que ce ne soit pas trop dur pour elle, pour nous.

 

 

 

12 Avril

Une chambre dans une maison de retraite, lit médicalisé, le petit secrétaire avec les bibelots et le tableau sont là. ​​ Il y a un couloir où passent les aides-soignantes et éventuellement les autres résidents.

Monsieur Miles, vieux paysan, passe et repasse, il est en pyjama, il guette quelqu’un.

Mr Miles ​​ - Où est-il ce fumier ? Je l’aurai. Il a peur de moi, c’est bien fait. Charlotte, je ne dois rien dire à Charlotte, elle ne voudrait pas. Charlotte, c’est une gentille, toujours à vouloir la paix mais moi j’oublie rien, rien de rien…

Malika et Patricia les aides-soignantes entrent en scène poussant leur chariot où il y a tout, dont des piles de draps.

Patricia, 35 ans, pas maquillée, talons plats, fatiguée ​​ -  Allez viens Malika, on a encore les trois du deuxième à lever et puis c’est fini.

Malika, jeune, rapide, vive, d’origine marocaine ​​ - Non, ce n’est pas fini ; moi j’ai encore la toilette de Monsieur Girard et celle de la 207.

Patricia ​​ - C’est quand même plus sympa maintenant ; en hiver, les lever alors qu’il fait nuit et qu’ils aimeraient rester au chaud, ça ne me plaît pas, je les plains ; avec le temps j’en ai pris l’habitude.

Malika ​​ - Ça fait combien de temps que tu travailles ici ?

Patricia ​​ - Onze ans ; j’ai fait l’ouverture de la maison. ​​ C’était juste après la naissance de Véronique, ma fille, Paul au chômage, il fallait que j’assure.

Malika ​​ - Paul, c’est ton mari ? Tu t’entends bien avec lui ?

Patricia ​​ - Oui. On se dit plus grand-chose, il n’est jamais là. Tu sais en plus de son boulot, il est pompier alors il est très souvent à la caserne ou en intervention. Et puis le week-end, c’est la chasse.

Malika ​​ - C’est sympa ça d’être pompier.

Patricia ​​ - Ouais. C’est ce que je croyais ; maintenant je crois qu’ils s’achètent tous une bonne conscience. À la caserne, ils ne pensent qu’aux fêtes, c’est peut-être leur manière de décompresser car ce n’est pas toujours facile. Moi, je n’y vais plus. Les grandes rigolades, c’est pas mon truc, ça vole vraiment pas haut. Ma fille est un peu sauvage, elle non plus n’aime pas y aller. Ils font trop de bruit. Le grand, Paul le prend de temps en temps quand il est de permanence, ça lui plaît tous ces camions. Et toi, tu as un amoureux ?

Malika ​​ - Oui, je fréquente un gars de chez nous. Un marocain. On va se marier.

Patricia ​​ - Super. Quand ? Tu sembles si jeune.

Malika ​​ - Au début de l’été. C’est compliqué chez nous. On ne fait pas ce qu’on veut. J’ai quatre frères et une sœur alors… rester à la maison…je t’expliquerai…

Patricia ​​ - Formidable, une grande famille comme ça. Moi j’étais fille unique, ce que j’ai pu m’ennuyer. Il n’est pas trop lourd le chariot, Tu veux que je t’aide ?

Malika ​​ - Ça va ; on commence par qui ?

Patricia à Mr Miles qui déambule ​​ - Qu’est-ce que vous faîtes là Mr Miles, allez dans votre chambre, il est temps de vous habiller.

Mr Miles ​​ - Je le cherche.

Patricia ​​ - Qui ?

Mr Miles ​​ - Le grand con.

Patricia ​​ - Mr Miles, il ne faut pas parler comme ça.

Mr Miles maugréant ​​ - C’est pas à mon âge qu’on va me faire la leçon.

Patricia le coupant gentiment - C’est bon, c’est bon, il n’y a personne ici ; regardez, vous êtes encore en pyjama, allez dans votre chambre. Il sort

Patricia à Malika ​​ - Il est gentil, tu verras, un peu dérangé mais ils le sont tous ici ! il parle à sa femme, c’est touchant, très touchant, il devait beaucoup l’aimer.

Malika ​​ - Il n’est pas un peu agressif ?

Patricia ​​ - Ce n’est rien ; il en veut à Mr Girard, le parkinson. Ça lui passera ! Ton amoureux, il fait quoi ?

Elles entrent dans une chambre. Une forme étendue sur un lit.

Patricia – Bonjour Mr Fromenti. Pas de réponse. Patricia se tourne vers Malika et lui fait signe que Mr Fromenti est dans le potage. ​​ Elles s’activent et continuent comme si de rien n’était la conversation.

Malika ​​  ​​​​ - Il est manutentionnaire à Leclerc.

Patricia ​​ - Il a quel âge ?

Malika ​​ - Trente ans.

Patricia ​​ - Trente ans… et pas encore marié !

Malika ​​ - Non, ​​ il vit chez sa mère. Trop content. Elle fait tout. Il regarde la télé et sort avec ses copains.

Patricia ​​ - Comment tu l’as connu ?

Malika ​​ - Tu ne vas pas le croire : à un feu rouge ! J’étais dans ma Clio, l’été dernier, fenêtre ouverte, il était dans la voiture à côté et m’a draguée. Au feu rouge d’après, il m’a proposé un café et voilà…

Patricia ​​ - T’as pas peur toi…

Malika ​​ - Peur de quoi ?

Patricia ​​ - Tu me passes le gel, il est tout irrité. Tu te maries quand ?

Malika ​​ - En juillet, dans quatre mois. J’ai plein, plein de choses à faire car chez nous on respecte la tradition et puis, je suis la première fille à me marier, ça n’a pas été facile.

Patricia ​​ - Ah bon ?

Malika ​​ - Mon père ne voulait pas. Je fais tout chez moi. Les papiers, les courses, les formalités. Ma petite sœur, mon père ne veut pas qu’elle sorte et les garçons… Y’en a deux qui sont mariés mais un est déjà divorcé, il a un petit et l’autre est séparé. Ils viennent tous les jours manger à la maison. Saïd le troisième, il travaille dans un garage ; quand il rentre il ne fait rien.

Ma mère, elle ne sort jamais, elle n’a même pas appris le français, alors pour les courses, y a que moi. C’est pour ça que j’ai eu du mal avec mon père, il ne voulait pas que je parte. Trop dur pour moi, trop étouffant. Le mariage, c’est la liberté.

Patricia ​​ - Drôle de liberté ! Le mien, il ne fait pas grand-chose non plus. Pour les copains oui, pour l’apéro aussi il est toujours là, pour les fêtes, pour la chasse… pour le reste, il entre, il sort, il ne donne aucune explication. Débrouille-toi ma fille. Pourtant il a de l’or dans les doigts. Il a fait une mezzanine dans la chambre des petits, pour gagner de la place ; deux ans j’ai bataillé pour l’avoir…

Malika ​​ - Un pompier… C’est un beau garçon ?

Patricia ​​ - Oui, il est fort, costaud, toujours dans l’action. Des yeux gris et de grandes moustaches. Je suis tombée amoureuse, ça c’est bien le mot : tombée mais sur la tête oui ! À l’époque, on ne se voyait que le week-end, je travaillais à Nyons et chaque fin de semaine il venait me chercher et m’emmenait dans la montagne. Il semblait si solide. Je croyais qu’on bâtirait une vraie vie, une vraie maison. Je suis tombée enceinte. Tiens, c’est drôle, on tombe tout le temps dans ma vie !

J’ai quitté mon travail, on s’est mis ensemble et puis il y a eu mon fils. Mais les copains, la chasse, les fêtes, le pastis d’un côté, et moi toute seule de l’autre, j’ai vite déchanté. Ce que j’ai pu pleurer. Après, je suis entrée ici.

C’est comme ça ; passe-moi deux draps propres. Prends ceux du haut.

Malika lui envoie 2 draps, un papier se détache et tombe par terre. Patricia le ramasse. Malika ​​ - Attrape ; mais qu’est-ce que c’est que ça ?

Patricia se baisse, ramasse la feuille de papier ​​ - Incroyable…écouteElle lit « Tu es l’amour de ma vie, tu m’as ensorcelé. »

Malika éclatant de rire - Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Montre-moi ce papier… À ton avis, quel est le crétin…?

Patricia la coupant - Aucune idée ; c’est peut-être une fille qui fait une blague.

Malika ​​ - Fabienne ? Impossible, Geneviève, ce n’est pas le genre. Les filles du premier ? Je ne vois pas, elles entrent, font leur boulot, ressortent et ne sont pas très marrantes.

Patricia ​​ - Alors c’est un gars, mais lequel ? Et d’abord, c’est pour qui ? Pas pour moi. Ça c’est sûr. Depuis 10 ans que je suis ici, ça se saurait si j’avais un amoureux transi et puis tu me voies, à mon âge ! Je vais avoir 35 ans.

Malika ​​ - Pourquoi donc, t’es pas si mal.

Patricia ​​ - C’est sûr, je te le dis, que c’est pas pour moi. Toi t’es belle comme un astre et libre.

Malika ​​ - Libre ? Je vais me marier, je te le rappelle.

Patricia ​​ - Oui, mais ils le savent pas.

Malika ​​ - Mais si, je l’ai dit à Grégoire. On est allés ​​ en boîte la semaine dernière.

Patricia ​​ - T’es sortie avec Grégoire ? Levez votre bras Monsieur Fromenti.

Malika ​​ - Il me tournait autour depuis un moment, il a insisté. Je me suis dit que je n’aurai plus l’occasion puisque je vais me marier alors pourquoi pas en profiter maintenant ? Mon père, il ne me demande plus rien, il ne vérifie pas ce que je fais puisque tout est engagé. J’ai dit que je dormais chez toi !on est allés au Paradisio.

Patricia ​​ - T’es gonflée, on se connait à peine ! Soulève le un peu. A Monsieur Fromenti C’est bien. Encore un peu, de nouveau à Malika ​​ - il est lourd mais lourd ! Au Paradisio? J’en ai entendu parler, il paraît que c’est super branché.

Malika ​​ - Oui, j’avais un peu peur qu’on tombe sur un de mes frères. J’ai pris le risque, c’est ma vie quand même.

Patricia ​​ - Et Grégoire ?

Malika ​​ - Quoi Grégoire ?

Patricia ​​ - Comment il était ? Pas gêné ?

Malika ​​ - Un peu au début, moi aussi il faut dire ; on a dansé. Il danse mal… Il m’a écrasé les pieds.

Patricia ​​ - Lui, mon mari, il ne m’a jamais emmenée ni au Paradisio, ni ailleurs. Lui aussi il ne sait pas danser, enfin c’est ce qu’il dit, c’est pour ça qu’on n’y va pas. J’avais pourtant ça dans le sang. J’y allais avec mes copines quand j’étais jeune, des nuits entières.

Malika ​​ - Pourquoi tu dis ça ? T’es pas vieille, tu pourrais y aller, il y a des filles qui viennent toutes seules.

Patricia ​​ - Non, seule ça ne m’intéresse pas et puis il y a les enfants maintenant, qui les garderait ? Silence ; elles font leur boulot ​​ - Et tu vas y retourner au Paradisio avec Grégoire ?

Malika ​​ - Peut-être une fois ou deux pas plus. C’est un peu compliqué, je lui ai tout dit à Grégoire, il sait pourquoi je me marie. Il ne faut pas qu’il se raconte des histoires.

Patricia ​​ - Et alors ?

Malika ​​ - Il a quand même essayé. C’est un homme…

Patricia rangeant tout ​​ - C’est fini, on va chez la nouvelle. ​​ 

Malika ​​ - Attends, montre-moi le papier. Elle le relit à voix haute « Tu es l’amour de ma vie, tu m’as ensorcelé » ​​ Qui ça peut bien être ?

​​ 

Entre à nouveau Mr Miles, il parle tout seul - ​​ Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire, Charlotte, mais il faut que tu le saches; je ne t’ai jamais rien caché. Il m’a mis à la Résidence des Oliviers. C’est là rappelle-toi qu’on était venu voir le père de la Yvonne quand il était devenu gâteux. Silence ​​ - Oui, il m’a mis ici. Après ta mort, j’allais plus sur les terres, j’avais plus goût à rien. Alors quand François m’a dit : « Papa, j’ai vu le notaire, il faut que tu signes des papiers, c’est pour la maison », j’ai pas cherché à comprendre, j’ai accepté. Je me rappelais bien ce que tu m’avais dit « T’as ton chez toi, garde le » mais ils ont insisté. Ça a été très vite.

Au début tout allait bien, ils étaient gentils, c’est après quand ils ont voulu tout casser, tout repeindre, ouvrir une autre fenêtre ; alors que j’ai dit : « Non ! je veux garder ma chambre ». C’est qu’ils allaient me la prendre aussi pour me mettre je sais pas où. C’était la nôtre, Charlotte, de chambre ; il y avait encore toutes tes affaires dans l’armoire, pourquoi je les aurais retirées, elles étaient bien là, et puis y’a eu l’histoire des chiens. Il parait qu’elle les supportait pas, qu’ils aboyaient trop, alors elle lui a monté la tête, « Papa, tu vas plus chasser, les chiens faut t’en débarrasser » j’ai dit non, que des chiens ça aboie, c’est normal mais il a pas lâché, tous les jours il m’en parlait, alors Henri les a pris, je les lui ai donnés.

Il regarde à droite à gauche comme si quelqu’un voulait l’écouter ​​ - Je disais plus rien. Je la regardais faire. Ce n’est pas une femme pour lui. C’est du bois sec, même pas capable de lui faire un petit.

Les deux aides-soignantes passent avec leur chariot et lui font signe de s’en aller.

Après, en février, j’ai eu la pneumonie et c’est là que tout a basculé. J’ai été à l’hôpital ; quand je suis sorti, ils m’ont emmené directement ici « Tu seras mieux, tu seras soigné et après tu reviendras à la maison » Je sais bien que ce n’est pas vrai, qu’ils la voulaient la maison et que je la reverrai pas. Silence

Il vient me voir quelque fois, on parle un peu, c’est notre fils quand même mais c’est pas chez moi, ici. Il sort

 

Patricia et Malika entrent chez la vieille dame ​​ 

Patricia ​​ - Bonjour Madame… ? elle a oublié le nom, part le regarder sur la porte ​​ - Madame Aubert ; excusez-moi je n’ai pas retenu votre nom. Avez-vous bien dormi ?

Mme Aubert ​​ - Très bien merci ; en plus, quelqu’un est venu me porter un plateau pour le petit déjeuner, j’aurais pu descendre à la salle à manger. A partir de quelle heure fait-on le service ?

Patricia ​​ - Ici, nous le portons aux pensionnaires. Votre fille nous a dit que vous preniez du thé, c’est bien cela ?

Mme Aubert ​​ - Oui, c’est cela mais je préférerais quand même descendre le prendre. C’est que je me réveille quelque fois très tôt elle sourit d’autres fois je suis une marmotte !

Patricia ​​ - C’est nous qui nous adapterons. 8 heures vous semble bien car après il y a les toilettes ?

Mme Aubert ​​ - Les toilettes ?

Patricia ​​ - Nous sommes là pour ça, pour vous aider.

Mme Aubert ​​ - Je n’ai besoin de personne. Vous pensez, à mon âge, ce n’est pas vous qui allez m’apprendre comment faire ! d’autant plus que c’est autre chose qu’autrefois. Figurez- vous ma petite qu’à la maison quand j’étais petite, il n’y avait pas l’eau courante, qu’il fallait aller la ​​ chercher au trou des vaches et la faire chauffer sur la cuisinière. Après au pensionnat, un filet d’eau pour une vingtaine de jeunes filles, on ne se lavait que le bout du nez et personne n’en est morte !

Malika amusée presque complice ​​ - Les temps ont changé, je vous ferai un massage, vous m’en direz des nouvelles !

Mme Aubert ​​ - un massage ? Et vous me masserez quoi ?

Malika ​​ - Votre dos si vous voulez, vos pieds, votre tête, on a le choix

La vieille dame semble interloquée et se poser des questions

Mme Aubert ​​ - C’est…un hôtel ici ? ou… autre chose ?

Malika éclatant de rire ​​ - C’est la résidence du bonheur ! tout arrive ici, regardez ! Patricia, passe- moi le mot ! à Mme Aubert ​​ - lisez moi ça !

Mme Aubert déchiffrant ​​ - « Tu es l’amour de ma vie, tu m’as ensorcelé » puis souriant Il n’y a pas de signature, se tournant vers Patricia ​​ - Vous devez être contente, c’est un beau message.

Patricia ​​ - Mais c’est pas pour moi, se tournant vers Malika ​​ - pour elle sûrement !

Mme Aubert ​​ - Elle est bien trop jeune pour avoir un amoureux… vous avez quel âge ?

Malika ​​ - 22 ans

Mme Aubert ​​ - C’est ce que je disais, à 22 ans il ne faut pas encore avoir d’amoureux. Des parents, vous passerez au mari et croyez-moi ce n’est pas toujours drôle !

Malika ​​ - Ca dépend ; moi je me marie pour ça : ​​ la liberté que vous, vous perdez mais que moi je découvre enfin ! Ne plus avoir mon père et mes frères sur le dos ! fini tout ça ! Je vais enfin pouvoir sortir, danser, m’amuser. ​​ Le mariage ? C'est ​​ le passage obligé !

Patricia ​​ regarde Mme Aubert et hoche la tête du style, elle est complètement folle

Patricia ​​ - Nouvelle définition du mariage, tu me la copieras ! Malika, faut se presser La Chouette va être furieuse

Mme Aubert ​​ - La chouette ?

Patricia ​​ - Oubliez, c’est un secret. Chuchotant La chouette c’est Mme Lauzières

Mme Aubert ​​ - Mme Lauzières ?

Malika ​​ - La Directrice ; elle n’est pas commode. Il ne faut le dire à personne, on l’appelle comme ça parce qu’une nuit elle a débarqué pour vérifier que l’équipe de nuit bossait bien. Elle a trouvé le gardien en train de fumer une cigarette avec l’infirmière d’étage et a hurlé comme une chouette ; le surnom lui est resté.

Mme Aubert qui n’écoutait pas vraiment, comme cherchant à se rappeler quelque chose ​​ - Ma mère avait une amie qui s’appelait comme ça ; ​​ Madeleine, oui je crois bien qu’elle s’appelait Madeleine, Madeleine Lauzières, je lui demanderai quand elle viendra me voir  ​​​​ Coup d’œil entre Patricia et Malika ​​ - une triste destinée, elle s’est suicidée. Petit geste de la main - Allez-y, allez-y si vous devez vous faire gronder. Je vais faire ma toilette, m’habiller et sortir faire un petit tour. Elle regarde son fauteuil ​​ - J’ai oublié. J’ai oublié que je ne peux plus bouger. Soyez gentilles, aidez-moi ; autant me recoucher, juste quelques minutes, dans mon lit je rêve et j’oublie tout.

Patricia ​​ - C’est bon, à Malika  ​​​​ - Vite, aide moi ​​ à Mme Aubert ​​ - Juste un petit ¼ d’heure pour vous faire plaisir ​​ à Malika ​​ - On fait en vitesse les deux du haut et on redescend.

Mme Aubert seule ​​ - Avant je croyais que c’était simple, qu’il y avait un temps pour tout. Un temps pour apprendre, un temps pour vivre, un temps pour jouir, un temps pour souffrir, un temps pour mourir. Maintenant, je ne sais plus ce qu’est le temps. Il est en alinéa, des petits points qui se succèdent. Je sais bien que je suis de plus en plus absente. Qu’est-ce que je fais là, aujourd’hui, dans cet établissement ? Elles sont gentilles ces petites mais qui sont-elles ?

Je sais que je me disais : ​​ un jour il te faudra lâcher prise ; ​​ mais pourquoi ? Ce jour est-il venu ? Je ne comprends plus. Je sais que je suis de moins en moins là. De plus en plus endormie, dans mon cocon. Derrière moi ? Une accumulation de souvenirs qui se mêlent et s’entremêlent, dont je ne distingue plus les contours et qui s’effilochent, disparaissent et me ramènent à la source : le vide.

Devant moi ? Le vide aussi. Tout s’est resserré. Me laisser vivre, c’est me laisser mourir. Je n’ai pas d’autres choix et ne peux même pas précipiter les choses. Est-ce que je le voudrais du reste ? Il faut de l’énergie, de la force, de la détermination pour en finir, je n’en ai plus.

Elle bouge les mains ​​ - Cette arthrose… j’ai mal, il parait qu’il n’y a rien à faire. Et mon dos… La petite moricaude, elle va me masser, ça me fera du bien.

Penser à se marier, à son âge ! se marier… c’est vrai que moi aussi j’ai été mariée mais il y a si longtemps. Je crois que je l’ai oublié !

On sent qu'elle cherche dans sa mémoire ​​ - Cette histoire, quelle histoire ? Il y a une histoire drôle, d’amoureux, elles me l’ont racontée, je perds la tête… qui est amoureux et de qui ?

Entre Monsieur Miles ​​ - Mais, c’est qui celui-là ?

Monsieur Miles commence à lui parler et s’assoie à côté de son lit. Il se retire les pantoufles et se masse les pieds. ​​ - Le pire, c’est pas ça. Attends que je te raconte, Charlotte, devine qui j’ai vu dans le couloir : le Rolland. Ah ça Charlotte, j’y ai pas cru mais c’était bien lui. Il a pris un coup de vieux le salaud ; il est encore bien droit mais c’est tout doucement qu’il va, au ralenti. Ça m’est remonté d’un coup. T’as toujours dit que c’était de l’histoire ancienne, qu’il fallait oublier, qu’on n’en parlait plus. Moi, je le regarde et j’oublie pas qu’il m’a pris ma terre. Je sais, je sais tu me disais qu’elle n’était pas mienne mais il me l’avait promise.

- Francis, qu’il m’avait dit, les terrains du haut, à la croix verte, on va planter de la vigne. 

— De la vigne, t’es fou que je lui avais dit, c’est que de la garrigue et ils sont grands et pas faciles d’accès ces terrains.

— Ils sont bien placés, tu les nettoies, tu les défriches, je te prête le matériel, on plante la vigne, c’est au soleil ça va rendre, c’est toi qui t’en occupes et je te donne la moitié du terrain.

Il l’avait dit oui ou non ?

Mme Aubert ​​ prise par le récit - Oui ou non, il l’avait dit ? Il a peut-être oublié. La mémoire, Monsieur, c’est une drôle de chose !

Mr Miles ​​ - Charlotte t’es trop gentille mais ces choses-là les femmes, elles comprennent pas. Ce qui est dit est dit et tu le sais, toi, le temps que j’y ai passé. J’en ai sorti des tombereaux de pierres, j’en ai déraciné des genêts, des souches de chênes, j’en ai passé des coups de tracteurs avant que la terre soit belle, propre, lisse. Qui est allé chercher les plans de vigne ? Du Merlot j’avais choisi pour la parcelle du haut et du Grenache pour le bas. Je l’ai retournée cette terre ; il me l’avait donnée, elle est mienne.

Mme Aubert ​​ - Eh oui, vous avez raison, s’il vous l’avait donnée !

Mr Miles ​​ - Ce n’est pas la peine d’aller au Notaire qu’il a dit, on se connaît toi et moi. Des années ça a duré et puis, il a changé de chanson :

— Tu n’as qu’un fils, ​​ il fait le mécanicien, alors je la garde, moi, la terre, les miens ils sauront la travailler.

Mme Aubert ​​ - C’est pas bien, donner c’est donner, reprendre c’est voler.

Mr Miles qui continue sur sa lancée - Charlotte, j’avais même planté les rosiers au bout des sillons pour les pucerons. Cette terre là, je l’ai suée, elle est mienne. Tu disais « Lâche, mais lâche donc, oublie, on a assez pour vivre, on n’est pas riches mais on s’en tire. » Charlotte, je l’ai revu, tout est remonté, je vais le tuer ; Il faut qu’il paye. Je vais le tuer comme un chien qu’il est. Il ne mérite que ça.

Mme Aubert ​​ - Il y a peut-être un autre moyen de régler votre différent !

On entend le chariot des aides-soignantes, un « bonjour Monsieur » …tellement assourdi que c’est incompréhensible, une porte se refermer puis, plus rien.

Mr Miles ​​ - Les nuisibles, il faut les exterminer.

Mme Aubert ​​ - C’est une façon de voir les choses ! comment allez-vous vous y prendre ?

Mr Miles ​​ - J’ai ma méthode. Faut être malin. ​​ J’ai pas mon fusil mais j’ai mon idée. Je les lui ferai manger et il en crèvera !

Mme Aubert ​​ - Quoi ?  ​​ ​​​​ Des champignons ? ​​ mais il faut aller les chercher. Il y en a dans le coin ?

 

Entre Jeanne en tenue de ville avec plein de paquets dans les mains ​​ - Maman, mais qu’est ce que tu fais là, encore dans ton lit et vous, Monsieur, qui êtes-vous ?

Mme Aubert ​​ - C’est un …ami ; un voyageur de passage.

Mr Miles grondant ​​ - Je m’en vais, je m’en vais lui préparer sa pâtée.

Mme Aubert à Jeanne ​​ - Il n’en trouvera pas, ce n’est pas la saison. On est quoi en ce moment ? Réfléchissant Au printemps n’est-ce pas ?

Jeanne ​​ - Oui, en avril ; mardi 12 avril.

Mme Aubert ​​ - Ne te découvre pas d’un fil ! Aide-moi à sortir de là. Elle pense à son lit, Jeanne pense que sa mère refuse la maison de retraite et fait une drôle de tête.

​​ Mme Aubert ​​ - Pourquoi es-tu venue ?

Jeanne ​​ - Nous déjeunons ensemble ; rappelle-toi ; il y a des travaux chez toi, c’est impossible de revenir à l'appartement pour le moment.

Mme Aubert ​​ - Je sais, tu me l’as déjà dit. Aide-moi à sortir de mon lit.

Jeanne ​​ - Elles ne sont pas venues ?

Mme Aubert ​​ - Qui ?

Jeanne ​​ - Les aides-soi…les personnes qui doivent s’occuper de toi.

Mme Aubert ​​ - Si, les petites, je les ai renvoyées, pas besoin d’elles. Elles sont rigolotes comme tout. Je crois qu’une est amoureuse, la plus jeune, à moins que ce ne soit l’autre et puis il y a le vieux monsieur, il va tuer quelqu’un.

Jeanne ​​ - Maman… Elle cherche des vêtements dans l’armoire et sort une robe

Mme Aubert ​​ - Tu ne me crois pas, tu crois que je déraille ? Ton de la connivence  ​​​​ - C’est une maison de fous ici, tu l’as bien choisi mon hôtel, je sens que je ne vais pas m’ennuyer. Je n’aime pas cette robe, je veux ma jupe noire

Jeanne ​​ - Elle est très bien cette robe, c’est du lainage, il ne fait pas si chaud que ça

Mme Aubert ​​ - Elle me gratte.

Jeanne ​​ lève les yeux au ciel ​​ - Maman… avec cette veste, c’est joli.

Mme Aubert ​​ - Je te dis que je…

Jeanne la coupant ​​ et lui enfilant la robe - Dépêche-toi un peu, tourne toi.

 

Bruit du chariot, Patricia et Malika entrent, se heurtent à Jeanne

Patricia ​​ - Bonjour Madame ​​ Elle voit la scène, la vieille dame à moitié habillée  ​​​​ - Nous venons aider pour la toilette.

Jeanne ​​ - Bonjour, je m’en occupe. Je suis venue de bonne heure pour m’assurer que tout va bien. Vous êtes vraiment en retard ou c’est comme ça tous les jours ?

2 groupes se forment : Jeanne et Patricia  ​​ ​​ ​​​​ Mme Aubert et Malika

Patricia ​​ - Votre maman a souhaité se recoucher un petit peu.

Jeanne ​​ - Non, vous ne devez pas l’écouter. Elle somnole trop, ce n’est pas bon pour elle, elle va devenir apathique. Il est ? elle regarde sa montre ​​ - Beaucoup trop tard ! à 10 heures il faut qu’elle soit prête. Si elle s'ennuie, vous lui mettez la 5 ou de la musique, rien d’autre. C’était quelqu’un de bien ma mère, elle a toujours eu horreur des feuilletons. Et ses dents, vous les lui avez bien mises ?

Patricia ​​ - Oui, avant le petit déjeuner.

Jeanne ​​ - Elle a bien déjeuné ?

Patricia ​​ - Sûrement, elle n’a rien laissé.

Jeanne ​​ - Attention au beurre et à la confiture, elle est gourmande comme tout.

Patricia ​​ - Ce sont des portions préemballées.

Jeanne ​​ - J’y pense, les bas de contention, surtout n’oubliez pas, elle a une mauvaise circulation et le soir, vous faîtes aussi les couchers ?

Patricia ​​ - Non, c’est l’équipe de nuit.

Jeanne ​​ - Il faudra que je les voie alors.

Patricia ​​ - Il y a un carnet ici, elle le montre, vous pouvez y noter ce que vous voulez, donner des instructions, prévenir en cas de problème. Nous le regardons tous les jours

Jeanne ​​ - Je préfère voir les gens et bien m’entendre avec eux. Je viendrai ce soir.

Pendant ce temps-là, Malika aide Mme Aubert à s’habiller

Mme Aubert ​​ montrant sa robe - Elle est laide, elle gratte

Malika ​​ - Vous voulez mettre autre chose ?

Mme Aubert regardant sa fille et faisant les gros yeux – Non… Malicieuse ​​ - Et votre amoureux, il est où ?

Malika ​​ - A son travail, à Leclerc.

Mme Aubert ​​ - A Leclerc ? Il n’est pas ici ?

Malika ​​ - Ici ?

Mme Aubert déçue ​​ - J’ai cru.

Malika ​​ dans le creux de son oreille ​​ - Ici, j’ai un flirt !

Mme Aubert s’éclairant ​​ - Un bon ami ? ​​ Moi aussi j’en ai un mais je ne veux pas, les études avant tout. Il me fait passer des messages par les externes. Dans le dernier, il y avait des petites violettes séchées.

Malika ​​ - C’est gentil, romantique ! Moi, c’est plus direct !

Mme Aubert ​​ - Direct ?

Jeanne à sa mère ​​ - Tu es prête ? On va déjeuner à la table de la Directrice, Madame Lauzières, elle tient à te souhaiter la bienvenue.

Mme Aubert ​​ - Mme Lauzières, ça me dit quelque chose… J’ai connu des Lauzières. Attends ça va me revenir. Lauzières…Lauzières… Fabienne Lauzières, non, Madeleine Lauzières ; oui, c’est ça Madeleine Lauzières, c’est triste, elle s’est suicidée ; passée par la fenêtre, un chagrin d’amour ; elle avait une sœur Laurence ; c’est cela Laurence ; nous étions au pensionnat ensemble.

Jeanne la coupant ​​ - N’en parle pas Maman, c’est un bon jour aujourd’hui, ne le gâchons pas avec de mauvais souvenirs

Mme Aubert ​​ - Tu as raison ma fille ! comme toujours. Qu’est-ce que je ferais sans toi. Allons-y !

Elle prend le déambulateur ; Jeanne ​​ la suit très attentive ; elles sortent à petits pas

Malika ​​ - Marrante la vieille dame mais toi, c’avait pas l’air rigolo avec la fille !

Patricia ​​ - C’est toujours comme ça les premiers jours, une avalanche de recommandations. Au fil du temps, tout se calme. Tu dis oui, tu fais ce que tu veux ou plutôt regardant autour d’elle ce qu’ils veulent eux. A la maison, plus personne ne les écoute, alors si nous aussi on s’y met, c’est plus une vie !

Malika ​​ - T’es sympa toi. Moi, j’ai bossé avec Geneviève à l’étage des Alzheimer, c’est pas pareil. Elle te les secoue quand ils ne vont pas assez vite, faut voir comme.

Patricia ​​ - C’est une bonne pro quand même.

Malika ​​ - Ah ça, pour être astiqués ils le sont ! elle les frotte faut voire comme sous la douche

Patricia ​​ - Elle sait aussi être moins rugueuse quand il le faut.

On aperçoit au loin Mr Miles

Malika ​​ - Si tu le dis ! Il est encore là, lui ?

Patricia ​​ - Descendez Monsieur Miles, c’est l’heure. Le déjeuner va être servi.

Mr Miles ​​ - Je dors pas la nuit, je dors pas, il me faut des médicaments.

Patricia ​​ - Je le note, on le signalera au docteur, il viendra vous voir.

Mr Miles qui semble en rajouter - Il est déjà venu, il m’a donné des cachets et ça fait rien ; je suis oppressé, je peux plus respirer, ça me serre ici, Il montre son estomac ​​ j’ai des angoisses.

Patricia ​​ - Je lui dirai ; il reviendra, c’est promis. Descendez maintenant, allez déjeuner, vous ferez la sieste après.

Malika ​​ - Cohen l’a vu ?

Patricia ​​ - Oui, il lui a prescrit du stilnox ​​ moue dubitative ​​ il est très agité durant la journée, il lui faudrait peut-être un anxiolytique en plus. Tous ces vieux… y’en a beaucoup au bord de la déprime. Chacun sa réaction, lui, super actif, il n’arrête pas de déambuler. Faudrait peut-être le calmer. Il me fait peine.

Malika ​​ - Grégoire m’a dit qu’il avait poussé Girard dans les escaliers.

Patricia ​​ - C’est un accident ; il a trébuché et s’est rattrapé à Girard. Pas de quoi en faire un drame.

Malika ​​ - C’est curieux quand même. Tout le monde sait qu’il le déteste.

Patricia ​​ - Justement ! faut pas inventer des choses qui ne sont pas, il n’est pas fou le vieux juste un peu dérangé. ​​ Songeuse ​​ Quand même, il devait l’aimer sa Charlotte ; il lui parle ! il lui parle toute la journée. J’aimerais bien parler au mien, qui est bien vivant mais qui n’est jamais là. Quand il rentre, pas un mot, je suis un pot de fleurs !

Malika éclatant de rire ​​ - Orchidée ou hortensia ?

Patricia ​​ - J’ai pas le cœur à rire ! demain mon jour de repos eh bien j’ai Véronique à mener chez l’orthodontiste pour son appareil, ​​ Antoine au foot, les courses à faire pour le mois, passer chez mes parents et remplir le dossier de la CAF qui me fait des ennuis. J’oublie, faut aussi que j’aille rechercher des chaussures chez le cordonnier et le contrôle d’histoire d’Antoine qui ne fout rien à l’école ;  ​​​​ plus une minute pour moi. Regarde à quoi je ressemble, à une de ces vieilles bientôt. La vie sera passée et j’aurais bossé, bossé, bossé. Pendant ce temps-là, l’autre….Elle fait une grimace de dégoût

Malika ​​ - Demande lui de t’aider.

Patricia ​​ - M’aider ? J’ai plus vite fait de tout faire et de ne compter que sur moi. Il a une force d’inertie incroyable et les accumule. La semaine dernière, il avait bien dit qu’il irait rechercher Antoine après le foot, il y est allé, ça oui, il y est allé ! il a rencontré un pote. Pastis, bistro, apéro chez le pote ; à 10 heures du soir ils n’étaient pas rentrés ! On n’en parle plus, basta !

Elles sortent ; on entend leurs voix qui s’amenuisent

Malika ​​ - T’as gardé le papier ?

Patricia ​​ - Je ne risque pas de le jeter ! un message d’amour ! Chantonnant - Tu m'as ensorcelé.  ​​​​ Plus sérieuse ​​ - Il faut que nous fassions notre enquête.

Malika ​​ - C’est peut-être pour la chouette !  ​​ ​​ ​​​​ 

Éclats de rire

 

2 Octobre

 

Madame Aubert a pris un coup de vieux, Malika est égale à elle-même, Patricia est nettement plus coquette, presque sexy, Monsieur Miles lui aussi a vieilli.

Madame Aubert est dans son fauteuil roulant, elle semble s’être ratatinée. Elle se parle à elle-même ​​ - La vie s’écoule doucement, doucement, doucement. Je me suis arrêtée de penser, c’est ma seule sagesse. Silence Tenter de comprendre l’incompréhensible, c’est fini.

C’était présomptueux ; il ne faut pas aller au-delà de ses limites, la punition est de ne rien trouver quand on cherche, de s’acharner, et après de se retourner et de constater le vide de ses recherches, le temps perdu.

Je jongle avec mes souvenirs ; quand on n’a plus d’avenir, il n’y a pas d’autres alternatives que de retourner dans le passé pour échapper au présent qui étouffe. Alors, j’appelle maman, elle vient toujours. Ses jupes, j’aimais l’odeur de ses jupes dans lesquelles je m’entortillais.

Je m’y entortille maintenant comme autrefois. Je lui pose des questions. Où est-elle ? Que fait-elle ? Je sais bien qu’elle ne peut pas me répondre et pourtant…

Elle me donne des conseils, trouve des mots pour m’apaiser. Je l’ai dit à Jeanne, j’ai eu tort ; tout de suite, j’ai vu dans ses yeux qu’elle n’y comprenait rien. Pire, je l’ai entendu dire au téléphone :

Maman ? Oui, elle va très bien, elle bavarde avec sa mère…

C’était suivi d’un petit rire qui, à lui seul, a détruit les quelques tentatives que nous faisons pour nous rapprocher. Je vais vers un monde dont elle refuse l’idée même. Que représente la mort pour elle ? La fin de tout, un trou noir, le vide… La malheureuse !

Puisse Dieu lui donner comme à moi un peu de temps pour qu’elle entrevoie ce que j’aperçois maintenant. Je serai alors là pour elle. J’ai été si absente pendant la vie, je me rattraperai et l’aiderai à trouver le chemin. Elle aperçoit Mr Miles ​​ - ​​ Tiens il est encore là, lui, toujours à roder. Je l’ai trouvé dans ma salle de bain, il me barbotait mes médicaments. Drôle de bonhomme. Il me fait un peu peur.

 

Mme Aubert ​​ - Bonjour Monsieur Miles, vous faîtes un petit tour ?

 

Mr Miles ​​ - Je le cherche.

 

Mme Aubert ​​ - Qui ?

 

Mr Miles ​​ ​​ - L’autre.

 

Mme Aubert  ​​​​ - Encore ! ​​ Voulant l’éloigner  ​​​​ - Il n’y a personne ici. J’attends ma …on ne sait pas si elle va dire fille ou mère. Monsieur Miles s’est arrêté et l’observe de loin

 

Mme Aubert ​​ - Tout cela est bien long, les jours raccourcissent ; le mistral s’est levé, les martinets sont partis. Pour elle-même ​​ - A quoi bon se cramponner encore et encore. L’idée de sa peine, à elle, m’est insupportable. Elle était effondrée à la mort de Louis, c'est qu'elle l'aimait son père, même plus que moi ; si je m’en vais, elle sera seule…Antoine est trop loin. Il n'est venu qu'une fois me voir depuis que je suis là. Moi aussi,  j’ai du mal à la quitter; je ne trouve plus…je ne trouve pas les mots pour lui dire que je l’aime ; je les ai jamais trouvés, c’est trop tard. Resserrant son gilet et regardant autour d’elle si elle voit quelqu’un qui peut l’aider - Froid, j’ai un peu froid; tentant de faire bouger son fauteuil roulant ​​ - ​​ Je ne sais pas bien faire marcher ce machin là.

 

Monsieur Miles ​​ revient vers Madame Aubert - Ils font les vendanges en ce moment, ils doivent être dans ma terre. Ça me rend malade, je pense qu’à ça. Chaque année avec le fils on y allait ; on faisait tout, le raisin de table et la cuve. En septembre c’était le chasselas, plus tard le muscat.

  • J’aime le ciseler tu disais ; t’avais pas besoin, ça se voyait bien. Tu te penchais, tu prenais une belle grappe, te relevais, l’installais bien au creux de ta main et après du bout de ton ciseau, avec attention, tu retirais les grains abîmés, les petits, tout ce qui n’allait pas, tu faisais très attention à la pruine.

  •  

Mme Aubert un peu étonnée de tout cela  ​​​​ - La pruine ?

Mr Miles continue ​​ - C’est qu’il devait rester beau le raisin comme embué de soleil.

Tu déposais alors la grappe tout doucement dans la cagette et recommençais. Si tu savais comme tu étais belle ma Charlotte. Je te l’ai jamais dit.

 

Mme Aubert ​​ - Je ne suis pas…

 

Mr Miles dans ses souvenirs ​​ - ​​ Tu étais toute rouge, la sueur partout, j’aimais tes cheveux collés dans ton cou et ta bouche que tu laissais un peu entre ouverte. Enfin ça, c’était quand il faisait beau mais les jours d’orage, c’était autre chose, le mistral qui se mettait à souffler, le froid le matin de bonne heure et la boue qui collait aux bottes.

La terre nous retenait à elle.

Cet après-midi, on y retournera ensemble. Tu veux bien Charlotte ? Le vent est au sud, demain ça risque de tourner. On aura la pluie. Le fils n’est pas encore là, je l’attends, prépare-toi.

 

Mme Aubert ​​ - Ma fille va arriver, ma fille. Votre fils, je ne le connais pas.

 

Mr Miles ​​ - C’est un beau gars. On pourrait les marier. Il a besoin d’une femme, une vraie femme et pas de la mauviette, méchante comme une peste qu’il a ramenée.

 

Mme Aubert ​​ - C’est qu’elle est déjà mariée ma fille, j’ai deux petits fils

 

Monsieur Miles ​​ - Tu te rappelles à la fin de la journée notre fatigue. On se mettait assis à la table de la cuisine, toi t’avais encore la force de nous mettre trois assiettes et de nous donner à manger ; on parlait pas, on disait rien, on mangeait, c’est tout mais on était contents. Y’avait la grand-mère assise dans un coin qui écossait les haricots dans son tablier et puis Flapy, couchée sur la pierre, devant; elle le savait la chienne que bientôt ce serait la chasse, elle le sentait. Ils me les ont retiré les chiens, mais le soir, ils viennent, je les entends aboyer sous les fenêtres.

 

Mme Aubert ​​ - Ah oui, vous entendez du bruit la nuit ? Moi, je trouve que c'est calme. Silence Faut oublier nos vies. Nous sommes sur le chemin, tous pareils, tous à égalité. Enfin presque ! Il y’en a qui ont des douleurs, de l’arthrose, d’autres qui perdent un peu la tête, croyez-moi Monsieur, il faut oublier.

 

Mr Miles ​​ - L’oublier jamais ! Ma terre, il m’a pris m’a terre et je vais le tuer

Mme Aubert ​​ - Comme vous y allez !

 

Mr Miles lui disant dans le creux de l’oreille ​​ - J’ai changé de cachette, le sac il est dans la poche de mon costume, dans l’armoire ; Ils le trouveront pas ; je les garde toutes, leurs saloperies, même celles qu’ils me donnaient à l’hôpital, j’en ai plein des pilules de mort. Un jour je les pilerai et je lui ferai bouffer. Comme un chien il crèvera. Il se recule ​​ - Je sais Charlotte, t’aime pas quand je parle comme ça. Je veux partir d’ici, retrouver ma maison ; Ils veulent même pas que je sorte faire un tour dehors.

Non, Monsieur Miles, vous restez ici, vous allez encore vous perdre.

Comme si j’étais un minot, tu te rends compte ! L’autre maintenant il tremble tout le temps, c’est qu’il doit avoir peur.

​​ Entrent Patricia et Malika

 

Mme Aubert ​​ - Enfin ! j’ai un peu froid

 

Mr Miles ​​ parlant vite pour que les aides-soignantes n’entendent pas  ​​​​ - Il a raison ; il le sait que je vais le tuer. L’autre jour à la salle à manger, j’y ai dit : c’est bientôt que tu vas crever salopard et la terre, elle sera à moi ; il a ouvert la bouche, il a bavé. Je risque rien Charlotte, il peut plus parler, plus rien faire.

​​ 

Mme Aubert aux filles - Il n’est pas très bien ce Monsieur.

​​ 

Malika riant ​​ - Qu’est-ce que vous avez encore fait Monsieur Miles ? La cour à Madame Aubert ? Si elle ne veut pas, elle ne veut pas ; faut pas taper l’incruste !

 

Mme Aubert riant elle aussi ​​ - C’est que je n’ai plus l’âge !

 

Mr Miles ​​ - Je m’en vais, je m’en vais mais si je le rencontre..

 

Patricia très ferme ​​ - Ça suffit Monsieur Miles, Monsieur Girard est comme vous, fatigué, très fatigué. Il est vraiment malade, soyez gentil avec lui, il ne peut presque plus marcher. C’est dur pour lui.

Mr Miles en aparté ​​ - Qu’il crève !

 

Patricia ​​ - Allez voir dans la salle à manger, on passe un film avec De Funès ; vous vous rappelez de lui, un comique !

 

Mr Miles s’en va maugréant ​​ - M’en fous des comiques…C’est lui que je veux….

.

Malika à Mme Aubert ​​ - Il faut nous appeler s’il vous gêne, vous allez jusqu’à la sonnette là-bas, elle montre le mur

 

Mme Aubert ​​ - C’est que j’ai pas le ??? L’appareil pour marcher !

 

Patricia ​​ - Non, vous ne devez pas vous lever sans nous, faîtes tourner les roues et ça avance, regardez.

 

Mme Aubert ​​ - Je n’y arrive pas, je n’ai plus de force dans les bras.

 

Patricia pas contente ​​ - Faîtes un effort, vous ne devez pas vous laisser aller.

 

Mme Aubert ​​ - C’est que j’ai froid et je voudrais aussi aller faire… Elle est gênée

 

Malika en riant  ​​​​ - Pipi ?

 

Madame Aubert comme prise en faute ​​ - Oui.

 

Malika ​​ - Vous avez vos protections allez-y, c’est plus simple. Faut pas vous gêner.

 

Mme Aubert ​​ - C’est que…

 

Malika ​​ - Tout le monde fait comme ça. Le temps qu’on y aille, ce sera trop tard, alors pas de chichis, c’est pas une affaire !…allez-y !

 

Mme Aubert très contrariée ​​ - Je… Ma fille doit venir ?

 

Patricia lui met un petit châle sur les épaules - Elle est déjà venue hier.

 

Mme Aubert ​​ - Je ne m’en souviens plus.

 

Patricia ​​ - Mais si, je vous le dis. Vous devriez être contente, elle vient souvent. Il y en a d’autres qui n’ont pas de visites, qui sont seuls

 

Malika ​​ - C’est la pose, on peut se mettre avec vous sur la terrasse pour fumer une clope ? parce que si la chouette nous voit à l'intérieur… qu’est-ce qu’on prendra !

 

Madame Auber ​​ - Faites, faites !

 

Patricia ​​ - Ouf, ça fait du bien de s’arrêter un peu. Au début de l’hiver, ils n’ont plus le moral. T’as vu Madame Combes, elle n’est pas en forme ; il faut que je le dise à son fils ; ce serait bien de faire venir la coiffeuse, ça lui remonterait le moral mais je crois qu'il est un peu radin.

Malika ​​ - C'est que ça coûte bonbon ici !

 

Patricia ​​ - Au fait Lucette est morte. La nuit dernière, on l’a trouvée au matin.

 

Malika ​​ - ​​ Lucette ?

 

Patricia ​​ - ​​ Madame Tardy… Celle qui avait une voix de petite fille et qui faisait des fausses routes à table. 91 ans, c’est pas si vieux. Sa fille est venue, elle a déjà vidé la chambre et tout récupéré. Pas un mot, rien ; elle a tout pris. Elle a même vérifié dans les tiroirs de la table de nuit. Pauvre vieille, elle ne risquait pas de cacher un trésor !

Mais toi, raconte, je ne t’ai pratiquement pas vue depuis longtemps. Qu’est-ce que ça te fait d’avoir sauté le pas… ça y est, tu es mariée…

 

Malika tout en sortant plein de photos de son sac - ​​ Super, ça a été super. Tu sais j’avais tout préparé et tout s’est très bien déroulé. Ce n’était pas facile car il y avait toute la smala, les frères et sœurs de mes parents, même ma grand-mère est venue du Maroc, tu te rends compte.

Sa famille à lui bien sûr que je ne connaissais pas ; ses copains, les miens, ça faisait un drôle de mélange.

J’ai eu un peu peur au début quand j’ai vu Farida arriver en mini, archi-mini, vraiment la robe au ras des fesses avec des escarpins vertigineux et un décolleté plongeant. La tête de mon oncle ! Il est super traditionnel. Il va à la mosquée tous les jours alors… Mais Farida, c’est Farida. Tu la connais elle est venue me chercher plusieurs fois ; on a bu un coup avec les deux de la cuisine, un soir, en juillet je crois. En deux temps trois mouvements elle les a mis dans sa poche. De toutes façons, ses parents étaient là, donc plus personne n’avait rien à redire. C’est comme ça chez nous et puis, elle a de la chance, elle, elle n’a pas de frères. Tiens, elle est là sur cette photo, regarde.

 

Patricia ​​ - Ah oui, je me souviens très bien. Elle est très sympa cette fille.

​​ 

Malika montrant une autre photo ​​ - Et celle-là, c’est à la sortie de la mairie. Même aux fenêtres, il y a du monde, tous les employés de la mairie, pourtant ils devraient être habitués. Il faut dire qu’avec les musiciens, ça a donné ! Ils étaient douze.

Là, avec le chèche sur la tête et la djellaba grise, ce bel homme, c’est un cousin de mon père. C’était le meneur. Il envoie une phrase musicale en la psalmodiant et tout le monde reprend en chœur. Les femmes font les youyous à chaque reprise. Tu as déjà entendu ça ?

​​ 

Patricia ​​ - Oui, c’est assez étonnant. Et là, c’est lui ? Drôlement beau gosse… Vous faites un beau couple.

 

Malika ​​ - Pour être costaud, il est costaud. Mais ne fantasme pas, c’est un homme… Bon, je te passe toutes les photos. Je te montre juste les robes… Les sept…C’est la coutume ; j’ai dû me changer sept fois durant la soirée. Bon, j’ai fait gaffe, je pourrais en réutiliser quelques-unes mais c’était quand même un sacré budget ! ​​ 

 

Patricia ​​ - Tu es rayonnante, ça te va bien le bonheur.

 

Malika ​​ - Le bonheur, je n’en sais rien ! On verra ; en tout cas j’étais la reine de la fête, je ne pouvais qu’être contente. Étape importante pour moi : la porte vers la liberté. Enfin, ça y est, je n’ai plus de comptes à rendre aux autres. ​​ La barbe, ​​ c’est sa mère ; ​​ je ne te dis pas, ​​ elle me gonfle déjà. Toujours là !

Et toi comment ça va ? Je te trouve changée, complètement changée; c’est incroyable. Qu’est-ce que t’as fait ? Tu as coupé tes cheveux, ça te va super bien, ça te rajeunit. T’as perdu dix ans ! Et tes pompes ? À talons ! Je crois bien que je ne t'ai jamais vue avec ! Ça change de nos affreuses sandales! ​​ où les as-tu achetées ?

 

Patricia ​​ - Pas cher, chez Y&M. à Avignon Du coup j’en ai pris deux paires. Elle ouvre sa blouse Tu ne la trouves pas trop courte ?

 

Malika – Tu rigoles ! C’est la mode, t’as de belles jambes, faut les montrer. Et ton mari ? toujours pas top ?

 

Patricia ​​ - Toujours le même : copains, pastis, fêtes, jamais à la maison. On se prend la tête de plus en plus, je le supporte plus.

 

Malika ​​ - Belle comme t’es, t’auras pas de mal à le remplacer.

 

Patricia ​​ - Comme tu y vas, il n’en est pas question. Ça fait dix ans qu’on est mariés. Ce n’est pas facile de tout recommencer et de repartir à zéro. Je crois que je n’en aurais pas le courage. Et puis les hommes, tous les mêmes, alors, à quoi bon ? En plus, tu vas me trouver idiote, mais je le trouve beau et pour moi ça compte.

Ses copains, y’en a qui ont attrapé de sacrées brioches ; ça me dégoûte.

​​ 

Malika ​​ - Tu gagnes ta vie, tu peux être indépendante…

 

Patricia ​​ - Non, j’y ai tellement cru en cet homme… C’est bête à dire, je croyais qu’on serait différents des autres, qu’on se ferait notre maison, qu’on aurait une grande et belle famille, alors je m’accroche.

​​ 

Malika ​​ - Toujours avec les copains ? Il ne t’aide pas ?

 

Patricia ​​ - ​​ Pour ça, ça n’a pas changé et ça risque pas du reste ; faut que je m’y fasse. Il sait tout faire mais je n’arrive pas à le faire travailler à la maison ; une prise électrique à changer, il râle mais quand eux, les copains l’appellent pour un oui pour un non, pour un truc qui ne fonctionne pas chez eux, pour un service, il disparaît. Sacrés, les copains sont sacrés ; maintenant j’ai compris, ils passent avant moi mais je l’ai en travers.

Le week-end dernier, la cata… il est allé dans la montagne faire un mirador pour préparer l’ouverture de la chasse. Il a emmené Antoine ; moi, j’ai emmené la petite et une de ses copines à la piscine. Juste au moment où je mettais un gratin de pâtes au four, plus de gaz.

Ça fait au moins quatre mois qu’il avait la bouteille vide à l’arrière de sa camionnette. Bien sûr il ne l’avait pas changée. Ça m’a rendue folle. On s’est engueulés quand il est revenu. En plus, pour couronner le tout, il était près de 10 heures quand ils sont rentrés, lui et mon fils. La nuit était tombée. J’étais super inquiète. Il aurait pu m’appeler. Non, il buvait un pastis chez des copains et a juste oublié de me prévenir. La nuit, je vois tout en noir et je me mets à angoisser.

 

Malika ​​ - Et tu le gardes ? Moi, je le virerai un mec pareil. Songeuse Encore que toi tu l’as aimé vraiment ; se lançant  ​​​​ - Moi, je sais pas vraiment où j’en suis…Tu sais Farid, je le regarde et quelque fois je me dis qu’on n’ira pas loin.

 

Patricia ​​ - Déjà ? T’es à peine mariée !

 

Malika ​​ - Oui, je sais mais je m’ennuie. On se connaît depuis pas longtemps toi et moi mais tu le vois bien, que je bouge. Lui, il reste tanké devant la télé. Tu sais où on est allés en voyage de noces, je te le donne en mille, devine, il devait me faire la surprise : … au bled, dans son village… Tu parles d’un voyage de noces ! C’est sa mère qui lui a dit et il a obéi. J’étais furieuse.

Bon, je dois le reconnaître, dans l’ensemble ça s’est bien passé. J’ai connu tout le reste de sa famille et on a été super accueillis mais tu connais les coutumes ; j’étais avec les femmes à tout faire pendant qu’il allait voir ses cousins. Le deuxième jour, quand j’ai vu ça, je lui ai fait une sacrée scène et refusé de faire l’amour. Après, ça a été mieux ; ,j’étais super contente de rentrer.

Au fait, tu sais, la chouette elle m’a encore escanée de deux jours. J’ai regardé les conventions collectives, un mariage c’est cinq jours. Elle m’en a payé que trois ; du coup j’ai réclamé. Elle attige quand même. C’est Grégoire qui m’avait dit de faire gaffe ; il avait raison.

​​ 

Patricia ​​ - Grégoire ? Tu le revois ?

​​ 

Malika hésitant puis se lançant - Bon, je te dis tout mais ne le raconte à personne. Je l’ai vu plusieurs fois. Il fallait bien que je profite avant le mariage, tu ne trouves pas ? Parce qu’après ce n’est pas pareil. Et j’ai eu raison, la preuve !

Déjà Farid, il veut plus que je prenne la pilule, c’est sa mère encore qui lui a mis dans la tête, qu’il a trente ans, qu’il faut qu’on ait un petit tout de suite et que j'arrête de travailler. Il n’en est pas question, j'ai pas bossé comme une tarée, été la plus jeune de ma promo pour rien ! ​​ On commence à s’engueuler. Pour l’instant, il est plutôt de mon avis mais il n’a rien dit à sa mère, il n’ose pas. De quoi elle se mêle celle la ?

​​ 

Patricia ​​ - ​​ Donc, t’as fait l'amour avec Grégoire ?

​​ 

Malika ​​ - On rigole bien tous les deux. Je ne pouvais pas annuler le mariage, alors je lui ai dit que c’était à prendre ou à laisser ; si on sortait ensemble et on passait du bon temps et ni lui, ni moi, on se prenait la tête ou j’arrêtais tout de suite. Il n’a pas hésité.

Tiens au fait, je lui ai demandé pour le mot, tu sais le « tu m’as ensorcelé » entre les draps. Il m’a dit, il m’a même juré que ce n’était pas lui mais il se marrait. Il pense que c’est un gars de la cuisine. Peut-être le cuistot. Tu l’as gardé le papier ?

J’ai bien cru, j’en étais même sûre à un moment que c’était lui qui l’avait écrit et je trouvais ça super original. C’est du reste peut-être pour ça que j’ai fait un petit tour avec lui. Alors quand il m’a dit que non, ça m’a fait tout drôle, mais c’était trop tard… On s’était déjà envoyés en l’air ensemble ; je me demande bien maintenant alors qui c’est…

 

Patricia ​​ - ​​ Tu vas sortir encore avec lui ?

 

Malika ​​ - Non, enfin… peut-être, j'en ai bien envie, il est sympa ; en plus, riant c’est un bon coup mais je suis mariée, je suis casée.

J’ai tout à aménager ; l’appart il n’est pas fini et Farid, si je rentre pas à l’heure, il me demande ce que j’ai fait, avec qui j'étais, ça va être d’un compliqué… silence  ​​​​ - ​​ J’aimerais quand même bien savoir qui l’a écrit ce mot.

 

Patricia ​​ - Moi aussi. Ce n’est pas que ça m’intéresse mais quand même ; ça veut dire qu’il y a ici un homme qui sait parler aux femmes… Et j’aime bien cette idée.

Des mots d’amour, je crois bien que je n’en ai plus entendus depuis au moins dix ans… Je ne sais plus ce que c’est.

 

Malika ​​ - ​​ Ne rêve pas ; ils sont tous pareils, ils en disent avant mais après c’est une autre histoire. Farid… Oh et puis zut, je ne vais pas te parler de Farid sans arrêt mais les mots d’amour ce serait d’abord pour sa mère et pour sa télé… si elle pouvait répondre ! la regardant mieux ​​ - Non mais je rêve, t’as du rimmel, tu te remaquilles ? Tu sais, t’es drôlement chouette, moi, je n’hésiterais pas et, même si tu ne le plaques pas ton mari, tu pourrais t’amuser toi aussi un peu.

Y’en a que pour eux. C’est pas ça l’égalité. Montrant Mme Aubert qui somnole dans son fauteuil et sa cigarette ​​ - Tu crois qu’elle dira rien à la chouette, j’y vais. Elle sort

 

Patricia ​​ - Pas de danger, elle est sympa. Elle la regarde la bouche ouverte, la tête pendante elle dégringole vite, comme tous ici.

 

Patricia seule  ​​ ​​ ​​​​ - Il faut que j’emmène Véronique en vitesse chez le docteur, elle a une otite; au passage, je commanderai du bois, il commence à faire froid. Je suis inquiète pour Mme Combe, elle tousse beaucoup et les antibios ne font rien. Elle doit faire un peu d’emphysème; à son âge, elle peut y passer. Pauvre vieille, elle n’a jamais personne qui vient la voir. Elle est vraiment seule. Ce n’est pas une vie ça. La solitude, ça me terrifie.

Il le sait bien, il en profite. Il sait bien que je ne partirai pas, qu’il y a les enfants, qu’il y a la maison et toutes mes plantes, tous les arbres que j’ai plantés ; tout ça pour rien ? Non, je ne peux pas.

Elle remet le châle sur les épaules de Mme Aubert qui se redresse et retombe dans sa léthargie ​​ - Elle est incroyable Malika, à peine mariée elle envisage déjà de reprendre sa liberté. Je trouve quand même qu’elle exagère. S’envoyer en l’air avec un jule juste avant le mariage, il faut quand même le faire.

Moi je n’aurais jamais pu. Songeuse Faut dire que j’en avais des rêves avec lui.

C’est fou comme j’ai pu l’aimer et je n’ai rien vu venir. Il était tellement beau et fort. Pour l’aimer, je l’ai aimé. Au début, il a mis le paquet.

On a retapé ensemble la maison, notre maison. Ce que j’ai pu descendre comme gravats. J’en ai charrié des brouettes de ciment et décapé des tomettes à l’acide. Quelle horreur mais

quel bon souvenir !

On s’arrêtait en sueur à midi et on allait faire l’amour sous le platane ; il y a encore la vieille couverture dans le garage. Ça fait un moment qu’elle n’a pas servi, celle-ci, et elle risque pas de reprendre du service. Je n’ai plus envie de lui, il m’a trop déçue, je suis trop fatiguée.

Premiers froids ce matin, un peu de givre sur le pare-brise.

Et la petite qu’est malade. Pourvu qu’elle puisse quand même aller à l’école demain. Sinon je ne sais pas comment faire. Elle regarde dehors ​​ - Les couleurs sont belles en ce moment. C’est magnifique.

​​ 

Madame Aubert se réveille un peu, se redresse, voit Malika

Mme Aubert ​​ - Vous êtes bien belle ma fille ! elle est partie votre amie ? J’ai soif. Maman dit qu’il faut boire beaucoup

 

Patricia rit ​​ - Elle a raison. Tenez un peu d’eau

 

Mme Aubert ​​ - Son amoureux, elle est allée voir son amoureux ?

 

Patricia ​​ - Son mari, maintenant !

​​ 

Mme Aubert ​​ - Son mari ? Moi aussi j’ai été mariée ?

 

Patricia ​​ - Mais oui, vous avez même une fille et un fils.

 

Mme Aubert ​​ - Une fille ?

 

Patricia ​​ - Oui, elle ne devrait pas tarder maintenant.

 

Mme Aubert ​​ - Vous aussi, vous avez un amoureux ?

 

Patricia ​​ - Un mari.

 

Mme Aubert ​​ - Mais l’autre ?

 

Patricia ​​ - Quel autre ?

 

Mme Aubert ​​ - Celui qui …vous savez bien, celui qui…il vous a écrit.

 

Patricia ​​ - C’est une blague ! et de l’histoire ancienne ! ​​ Un admirateur de Malika sans doute

 

Mme Aubert ​​ - Et si c’était pour vous ! vous êtes plus… plus femme !

 

Patricia toute contente, pour elle-même ​​ - Je fais encore un peu d’effet ! cette histoire m’a un peu réveillée. Y’a pas beaucoup de chances mais quand même…un peu, que ce soit à moi qu’il…. A Mme Aubert ​​  ​​​​ - ​​ Je suis vieille maintenant

 

Mme Aubert ​​ - Vieille, vous? Alors qu’est-ce que je devrais dire !

Patricia ​​ - C’est vrai, vous êtes plus âgée, je voulais juste dire trop vieille pour… pour la bagatelle, c’est fini, c’est trop tard.

 

Mme Aubert la regarde, hoche la tête, n’a pas l’air d’accord, ne répond rien, frissonne ; entre sa fille.

 

Patricia se recule, parle pour elle ​​ - C’est vrai qu’elle est magnifique, Malika, belle à croquer, je crois qu’elle a pris quelques kilos, son jean va exploser. Elle dégage cette fille. J’aime ses cheveux, cette masse de cheveux bouclés.

Moi j’ai tout coupé, court très court ; « ça fait ressortir tes yeux » m’a dit Grégoire et t’es super. Ca m’a fait plaisir ! ​​ si longtemps que personne ne m’avait fait de compliment. Regard dans le vide ​​ - Il a dit à Malika que ce n’était pas lui qui l’avait écrit; alors qui ? Et pour qui ? elle sort le papier de son sac, le relit à voix basse et le range précautionneusement Il me fait rêver. Pourquoi ne se fait-il ​​ pas connaître ?

 

Jeanne ​​ - Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui Maman ? Il y avait un atelier peinture, tu y es allée ?

 

Mme Aubert ​​ - Peinture ? Fermant les yeux ​​ - Ma pauvre fille !

 

Jeanne ​​ - Ce n’est pas une mauvaise idée, ça t’occuperait. Se tournant vers Patricia ​​ - A-t-elle bien mangé ?

 

Patricia ​​ - Je pense, oui

 

Jeanne ​​ - Vous êtes sûre ou non ? Les personnes âgées contrairement à ce qu’on pense, ont besoin de repas riches en calories. Merci de vous en assurer. Se tournant vers Mme Aubert ​​ - Maman, tu m’as entendu, tu dois manger et beaucoup boire.

 

Mme Aubert ​​ - Et si je voulais être tranquille pour une fois ? Ma mère disait…

 

Jeanne ​​ - Elle n’est plus là ta mère ; boire évite la déshydratation ; montre-moi ta main. Elle lui pinçote le dessus de la main ​​ - Pas terrible ! bois plus Maman. Vers Patricia ​​ - Qu’elle ait toujours un verre plein d’eau à portée de main.

Patricia répondant machinalement ​​ - Oui, oui, bien sûr ​​ puis dans ses pensées ​​ - Il a pris une journée pour finir son mirador, ce n’est pas pour moi qu’il en prendrait une. Je n’en peux plus ; il a encore fallu que je me batte pour qu’il répare la fuite d’eau sous l’évier. Quand je lui ai dit « ou tu me le fais maintenant ou je vais chez maman, j’y emmène les enfants et je ne rentrerai pas tant que tu l’auras pas réparé », il s’y est mis. C’est quand même un comble d’être obligée d’en arriver là mais comment je pouvais faire sans évier ?

 

Jeanne ​​ - Et ses bas ? je vous l'ai dit, je crois, j’ai lu sur internet qu’il fallait les mettre alors qu’on est encore en position couchée.

 

Patricia sortie brutalement de ses pensées ​​ - Oui, c’est peut-être une bonne idée.

 

Jeanne ​​ - Maman, tu entends, on va te mettre tes bas le matin avant ta toilette.

 

Mme Aubert se redressant un peu ​​ ​​ - C’est égal, c’est égal.

 

Jeanne ​​ - Non, ce ne sont pas des détails. Tu dois faire attention à toi. Je t’aime ma petite Maman ; et tes colites, c’est fini, tu n’as plus mal ?

 

Mme Aubert ​​ - De quoi ? j’y entends rien. Fais ce que tu veux, j’ai envie de me reposer.

 

Jeanne ​​ - Non, ce n’est pas le moment de dormir, tu vas bientôt passer à table.

 

Mme Aubert ​​ - Encore. Je ne veux rien.

 

Jeanne  ​​​​ - Tu te laisses dépérir, ce n’est pas bien, je vais faire venir Cohen.

 

Mme Auber ​​ - Je suis lasse, c’est tout. Fatiguée, envie que tout s’arrête. J’ai fait mon temps.

 

Jeanne ​​ - Tout quoi Maman, tu es bien ici ! Tu dis des bêtises. Il n’est pas question de te laisser aller. A Patricia à mi-voix - C’est la déprime du vieillard, c’est urgent, demandez au docteur Cohen de passer. Je l’appellerai demain matin. Se tournant vers sa mère ​​ - Maman, il faut te ressaisir, baisser les bras ce n’est pas ton genre ; je vais t’acheter de la gelée royale, c’est miraculeux.

 

Mme Aubert ​​ - Maman, Maman…quand vas-tu cesser de me dire ce que je dois faire ou non ! ​​ laisse moi me reposer ma petite. J’irai après

 

Jeanne ​​ - Où, tu iras où ?

 

Mme Aubert ​​ - Je sais. ​​ Ne t’inquiète pas. Je suis bien. S’il te plaît, comprends moi, c’est fini ; si tu m’aimes laisse-moi m’en aller ; laisse-moi vivre, laisse-moi décider de moi…

 

Jeanne est en larmes. Elle fait des signes à Patricia qui est dans sa bulle. Elle s’assied à côté de sa mère qui s’assoupit ; elle lui prend la main et ne bouge plus.

 

Patricia pour elle-même ​​ - J’attends la fin de la chasse, je lui donne jusqu’au printemps ; s’il continue à n’être jamais là, si on ne fait pas ensemble l’extension côté chambre des enfants, je fous le camp. Silence ​​ - Je dis ça mais est-ce que je le ferai ? Ça fait au moins deux mois qu’on n’a pas fait l’amour, il me demande même plus. C’est vrai, je devrais mais je suis ​​ claquée le soir.

Pourvu qu’elle n’ait pas de température, car là, ils ne voudront pas me la prendre à l’école.

Fabienne est encore malade. La chouette va me demander pour une garde de nuit. Finalement ça me fait des heures sups, c’est pas mal et j’aime bien l’établissement quand tout est calme, silencieux.

Les vieux, ils dorment la nuit, ce n’est pas fatigant sauf M. Miles, il a encore fait des siennes. Il réclame toujours des somnifères. Etonnée ​​ - ​​ Apparemment ils lui font peu d’effet.

Je l’aime bien, il a une sacrée gueule, toute burinée ; maintenant il parle tout seul, sans arrêt, il marmonne. ​​ Il perd son chemin, oublie de prendre ses médocs. Ce n’est pas bon signe tout cela.

On ne sait pas ce qu’ils ont dans la tête, tous. Beaucoup ont le regard absent, vide. Silence Un petit mot gentil et ça repart. Elle soupire puis se redresse vivement, bombe la poitrine, se regarde dans la glace

Je vais acheter un rouge à lèvres rouge pétard, il paraît que c’est la mode. L’ambulancier m’a fait du gringue. Ce serait lui ? Non … Il est lourd dans ses blagues, depuis le temps il se serait vanté. J’ai vu qu’il reluquait aussi Malika, je ne crois pas qu’elle soit tentée. C’est une nature cette petite; toujours en pleine forme, à rire et à bosser.

Regardant dans le couloir et partant rapidement ​​ - Encore lui…

 

Jeanne ​​ - Elle dort ; je ne supporte pas de la voir baisser ; il y a un mois encore, elle regardait la télé, on commentait un peu l’actualité ; c’est fini maintenant, plus rien ne l’intéresse. Je n’aurais pas dû l’amener ici , j'avais promis,mais comment faire autrement ? Elle explique au public

Voix off de Mme Aubert — Jamais tu ne me laisseras dans les mains d’étrangères, tu me le jures ?

​​ 

Jeanne ​​ - Et j’avais juré. C’était un bel après-midi d’automne, nous flânions dans l’Ile Saint Louis. Maman marchait bien encore. Nous avons croisé Madame Faux, une voisine, emmitouflée dans un plaid écossais ; son fauteuil roulant cahotait sur les pavés ; sa tête dodelinait à droite, à gauche. ​​ Sans forme, les épaules basses, le regard morne et toute la fatigue du monde sur ses épaules, une femme derrière elle la poussait.

 

Voix off de Mme Aubert — Je ne veux pas qu’on me voie comme ça, jamais ; tu me le jures. ​​ Tu feras ce qu’il faudra ; je suis trop croyante, moi, ​​ pour me supprimer mais toi, Jeanne, je t’en supplie, ne m’abandonne pas.

 

C’était avant sa chute. Avant tout ça. Elle s’assied, déprimée, la tête entre les mains  ​​​​ - Qu’est-ce qu’on peut faire ? Comment je vais faire ? Silence  ​​​​ - Patrick ne veut plus venir ou alors en coup de vent ; elle s'en est tellement occupé quand il était petit. 20 ans maintenant ! il a trouvé moyen l’autre fois d’amener la petite Julie comme si sa grand-mère était une attraction.

Elle se relève, fait machinalement plein de choses, vérifie dans les armoires, range ​​ - ​​ La dernière fois c'était Laetitia, quel cœur d’artichaut ! Maman ne doit pas s’y reconnaître ! Ça le fait rire, lui, qu’elle déraille de temps en temps. Il n’a peut-être pas tort, elle entre dans son jeu et oublie tout pendant ce temps-là.

Quand même, lui raconter qu’elle va prendre l’orient-Express, boire le thé avec le prince Cocovate et la Princesse Goudurine et se faire enlever par un mongol seigneur des steppes, il faut le faire ! elle était ravie. Silence ; ​​ elle est au bord des larmes ​​ - Je ne supporte pas. Non, pas maman.

 

Entre Malika ​​ - Ça n’a pas l’air d’aller ?

 

Jeanne pitoyable montre sa mère en train de dormir.

 

Malika ​​ - Et alors ? Elle dort.

 

Jeanne s’apprête à réveiller sa mère

Malika ​​ - Pourquoi faîtes-vous ça ?

 

Jeanne ​​ - Il le faut, je veux qu’elle résiste, qu’elle se batte.

Malika ​​ - Contre quoi ? Votre maman est bien ; regardez, elle est paisible, sereine ; ​​ ses nuits sont calmes malgré ses longues siestes, que voulez-vous de plus ? Silence ​​ - Vous aimeriez, vous, qu’on vous réveille?

 

Jeanne ​​ - Elle ne fait plus rien.

 

Malika ​​ - Elle a fait… ​​ une vie entière ; elle se repose maintenant. Elle regarde Jeanne ​​ - C’est vous qui avez ​​ mauvaise mine. Partez, allez vous occuper de vous, de votre famille, je passerai, je vous le promets et lui dirai que vous êtes venue, que vous lui avez apporté ce joli bouquet.

 

Jeanne – C’était mardi.

 

Malika ​​ - Elle a oublié ; nouvelle surprise, nouveau plaisir ! Allez-y, allez-y, qu’est-ce que vous faites de plus ici ? Elle la pousse vers la porte, Jeanne part à reculons, se retournant sans cesse.

 

Malika seule ​​ - Pourvu que les enfants si j’en ai, inch Allah, me foutent la paix plus tard. Ils sont vieux, ils vont mourir, c’est normal Elle souffle ​​ - Il faut toujours qu’ils les bousculent, les réveillent, les secouent. Entre Patricia ​​ - ​​ D’où tu viens toi ? Montrant Mme Aubert ​​ - ​​ J’ai viré sa fille, elle est crevée ; soupir ​​ - Quand c’est fini, c’est fini. Il faut leur foutre la paix, tu ne penses pas ?

 

Patricia ​​ - Tu verras quand ce sera ta mère

 

Malika ​​ - Ça risque pas, je la mettrai jamais ici ! Chez nous, on les garde jusqu’au bout.

​​ 

Patricia ​​ - Tu vois, tu commences !

 

Malika ​​ - Je commence quoi ?

 

Patricia ​​ - Rien…rien… on fera comme les autres, on fera comme on pourra! Viens, y’a les draps de Girard à changer, il a tout inondé. Elle prend sur le chariot deux draps et regarde s’il n’y a rien entre et dessous

 

Malika riant ​​ - T’aimerais bien, dis-le, qu’il écrive encore !

 

Patricia se regardant encore rapidement dans la glace ​​ - Non ; enfin…oui, pas toi ? Elles sortent

 

Mme Aubert se redressant un peu ​​ - Ces bavardages, elles me donnent le tournis.

Les journées sont courtes, je ne m’arrête plus. Je ne m’arrête plus de dormir, je ne m’arrête plus de somnoler. Je ne sais plus ce que je fais car il fait toujours nuit. Elle regarde vers son secrétaire où il y a les photos i ils sont tous là, tous morts, ils m'attendent et c'est bien. Je retourne chez moi, à Calvi, dans la vieille ville avec Maman. Pourquoi me gardent-ils ? Maman, elle vient me voir, tous les jours. Je la vois telle que je la voyais quand j’avais six ans, huit ans, quand j’entourais ses genoux dans mes bras, quand je me glissais dans ses longues jupes ; j’y suis bien maintenant. Elle semble faire des efforts  ​​​​ - Et elle ? Elle qui ? Ma fille... ma fille... elles ont dit que j'en avais une. Je ne la vois plus ; lui dire ? Lui dire des mots ? Ils se retournent contre moi, tentent de m'étouffer, c'est fini, c'est trop tard. Qu'ils me laissent dormir.Tous.

 

 

2 Février

 

La maison de retraite est devenue un grand bateau, miroirs hublots, mats et petits drapeaux flottant au vent, ancres tout y est. Brouhaha, essais de musique, quelques rires assourdis.

On voit Jeanne arriver ; abattue, la tête basse, apparemment désespérée. Elle parle toute seule ​​ - deux jours sans venir la voir, comment vais-je la retrouver ? La dernière fois,elle n'a pas ouvert les yeux, ​​ elle ne m'a pas reconnue et puis, au moment de partir, elle a tendu la main vers le recueil de poésies. ​​ Je n'ai pas cherché, il s'est ouvert à la page habituelle

Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons raclé nos derniers raclements,
Veuillez vous rappelez votre miséricorde.

Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.

Plus de 10 fois je lui ai lu. Pas un mot, pas un frémissement juste sa main qui se relevait m'incitant à recommencer et puis, plus rien ; je suis partie.

Trop dur, trop dur pour moi de l'entendre gémir. Je n'en peux plus. Depuis des semaines elle a mal, je crois qu'elle a mal ​​ et ils ne font rien. Elle prend la voix du médecin Votre mère ne souffre pas, il y en a qui, en fin de vie, rient bêtement, sans raison, d'autres ne disent plus rien ; votre maman gémit, c'est comme ça. Elle redevient elle-même ​​ - Qu'en savent-ils  qu'elle ne souffre pas, qu'en savent-ils ?

Ça fait deux jours que je suis roulée en boule. Dans mon lit, sur mon lit. Il me fallait prendre du recul, apprendre à dire non à ces matins qui se renouvelaient inexorablement et où je retrouvais la même Jeanne usée, vieillie des jours passés qui tous les soirs allaient la voir se désagréger, disparaître. Tenter de me retrouver.

Oui, je me suis mise en boule et j’ai dormi, je me suis réveillée, rendormie, j’ai perdu le sens de l’heure ; me mettre en boule, c’était refuser l’état de gisant, c’était retenir encore un peu de chaleur, là au creux de mon ventre. J’ai retrouvé à la nuit tombée la faim qui taraude, la boite de biscottes et le pot de confiture. Rien d’autre, rien.

Je n'ai plus aucun courage ; ​​ il me faut affronter la mort, celle de ma mère ; je ne veux pas lui lâcher la main. Elle est là encore, vivante à demi et moi à demi morte ; la mère et l’enfant que je suis, son enfant mourront ensemble.Moi seule resterai, adulte. Cette longue attente est insupportable.

Elle part par petits morceaux ; immobile, le regard éteint ou les yeux fermés, c’est pareil ; la route est coupée. Chaque ride, empreinte des chemins parcourus, est une impasse qui ne raconte plus rien. Elle défait l’un après l’autre tout ce qui la reliait à hier. En a-t-elle conscience ? Elle nous laisse sur le quai. Pour qui seront ses dernières pensées ? Pour la beauté des choses, une couleur, une sensation, un sourire, un regret ? L’ultime sensation, l’ultime perception et après…. Enfin la paix.

Moi, je me débats en son nom, je hurle en silence, je dis que cette déchéance est insoutenable, qu’on ne peut pas pardonner à Dieu son œuvre de destruction lente. De quoi se repaît-il ? Jusqu’où ira t-il ? Que lui retirera t’il encore avant de la rejeter vide à nos yeux ?Car c’est de cela dont il s’agit, c’est à nous qu’il fait cette infamie, nous ayant donné d’une main ce qu’il retire maintenant, brise, anéantit de l’autre.

Où est ma mère ? Entresol de la mort, entresol du ciel ? Pourquoi lui imposer ce long chemin, cette souffrance, cette douleur, elle qui était pudeur, délicatesse et dignité.

Entre Monsieur Miles, il marche lentement, avec beaucoup de difficulté ; il voit Jeanne, repliée sur elle-même, les larmes aux yeux

Mr Miles ​​ - Charlotte, c'est toi, tu as vieilli. Tu ne viens plus me voir. Charlotte... viens Charlotte

Jeanne se redresse ​​ et tout doucement ​​ - Je ne suis pas Charlotte, elle vous attend, allez, allez là-bas, vous la trouverez ; Faîtes attention à vous, doucement, allez doucement Elle hésite, lui prend le bras ​​ - ​​ je vous accompagne. Ils sortent ensemble

Patricia  et Malika ​​ les croisent; Patricia ​​ est très belle, rayonnante mais apparemment de mauvaise humeur.

Jeanne ​​ -Je le ramène dans sa chambre, il s'est encore perdu

Elles sourient, les laissent passer

Patricia ​​ - Cette fête ça ne m’arrange vraiment pas, je vais devoir venir et j’aurais bien aimé profiter de ce week-end

 

Malika ​​ - Moi, ça m’est égal, en hiver tout est sinistre, alors je préfère être autant ici qu’à la maison.

 

Patricia ​​ - En plus, je devais emmener la petite chez le dentiste, j’ai annulé, pas le choix. La chasse n’est pas encore finie et « son » samedi est sacré. ​​ Malgré les fêtes de fin d’année, j’ai perdu 7 kilos depuis l’été, je suis vraiment contente d’autant plus que j’ai fait quand même quelques folies. Entre le foie gras, les huîtres et les inévitables cuissots de chevreuil, on n’a pas arrêté.

Malika ​​ - T’as de la chance, moi je m’empâte, c’est ça le mariage ! Bon, je te le dis tout de suite avant que tu ne l’apprennes par d’autres, j’ai quitté Farid.

Patricia ​​ - Quoi ? Déjà ? Tu es partie avec un autre ?

Malika ​​ - Non, c’était juste l’enterrement 1ère classe, je ne sais pas pourquoi je dis 1ère classe, avec ce mec qui est un looser. Je ne suis pas compliquée, tu me connais, mais je me remue moi, je suis vivante. Il restait des heures devant la TV, ne me regardait plus et voulait que je sois sa bonne. Non, mais tu m’as vue ? J’ai donné avec mes frères mais c’était mes frères et là y’a rien à dire, lui, à peine passée la bague au doigt, terminé…je n’avais plus rien le droit de dire quoi que ce soit. Alors, alors j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis partie.

Patricia ​​ - Mais où es tu allée ?

Malika ​​ - Chez moi, que pouvais-je faire d’autre ? Le lendemain du Nouvel an. J’ai mis tout ce que je pouvais dans ma voiture et adieu. J’ai laissé plein de choses mais pas de regret, qu’il garde tout ; je m’en fiche ; je n’allais pas rester cloîtrée là !

Patricia ​​ - Tes parents n’ont rien dit ? Tes frères ?

Malika ​​ - Non, tout va bien de ce coté là. Le divorce, c'est pas la honte ! La honte, ç’aurait été que j’aille ailleurs. Mes parents, ils ont leur maison, elle est à eux, personne n’aurait compris que je leur fasse cet affront de ne pas revenir.

Patricia ​​ - Mais alors, tout ça pour rien.

Malika ​​ - Ah si, tout a changé, je suis mariée, même si je ne le suis plus, je peux sortir quand je veux, faire ce que je veux. Une femme divorcée, c’est pas un drame chez nous, elle peut se balader seule, avoir discrètement des amants. Personne n’y trouve rien à redire. En plus, tu me connais, j’aide à la maison, alors ils sont tous contents.

Patricia ​​ - Tu ressors avec Grégoire ?

Malika ​​ - Oui, oui et non ; avec lui, avec d’autres. Je ne vais quand même pas me remettre la corde au cou, tu rigoles, ​​ j’ai donné, je sais maintenant ; mais pour en profiter, fais moi confiance, je vais en profiter ! Toi, ton mari comment ça va ?

Patricia ​​ - Mieux, beaucoup mieux, c'est plutôt moi qui...Elle souffle ! Enfin, je prends le bon, ​​ je ne sais pas si ça va durer mais il rentre plus tôt en ce moment. Tu sais, je lui ai raconté le coup du mot, je lui ai même montré. Je peux te dire que ça l’a secoué. J’ai un peu triché, j’ai dit que j’étais toute seule donc il a cru que le mot était pour moi. Il a fait une de ces têtes, il voulait venir casser la gueule à tous les hommes ici… il aurait eu du travail… en attendant, depuis, il se tient à carreaux et a même tendance à me coller un peu.

Malika ​​ - T’as tout gagné alors, fais le marcher, qu’il s’inquiète c’est pas plus mal, comme ça que tu vas le tenir.

Patricia ​​ - Ce n’est pas trop mon genre et puis je l’ai tellement aimé, des trucs comme ça, ça gâcherait tout. Le problème, c’est que j’ai pris du recul, je ne suis plus bouche bée, je ne sais pas ce qui m’arrive mais je crois qu’on a loupé le coche, que le temps est passé et que c’est foutu.

Malika ​​ - Tu veux divorcer toi aussi ?

Patricia ​​ - Non, il n’en est pas question mais comment te dire, je ne le regarde plus de la même façon ; je sais qu’il a des limites ; c’est bête à dire mais cet homme là je le voyais comme un géant et puis... ce n’est qu’un homme. Il a même pris, comme moi, quelques cheveux blancs et si je maigris, lui, ce n’est pas le cas !

Malika ​​ - T’as pas envie de sortir, de voir d’autres choses ; toujours tes gosses, ton mari, t’en as pas marre ?

Patricia ​​ - D'avoir des gosses ? Non, c'est sympa ; ils grandissent mais sont encore dans les câlins et je les aime trop ; ce sont de bons petits. Lui, c’est plus pareil ; je n’ai plus vraiment envie, j’aimerais bien qu’on s’engueule moins, qu’on fasse encore des trucs ensemble ; j’y arriverai peut-être car en ce moment, il assure. Je veux aller au cinéma, on y va ; je lui demande de m’arranger un truc, bon an mal an, il le fait et si je sors, qu’est ce que je n’ai pas comme questions…avec qui ? Combien de temps ? Quand est ce que tu rentres ? Je n’étais pas habituée à ça !

Malika ​​ - Mais t’as vu comme t’as changé ; on croirait une pin-up !

Patricia ​​ - Tu exagères ! C’est vrai qu’il n’aime pas que je mette cette jupe pour aller bosser mais, c’est comme ça maintenant…

Malika ​​ - La fête demain ? il y aura beaucoup de monde ? ​​ Dis moi, C’est juste pour le 2ème étage ? Les Alzheimer n’y sont pas ?

Patricia ​​ - Non, non, ils restent parqués. Je crois qu’avec les invités on sera une cinquantaine. Si tu avais été de service en début de semaine, tu aurais vu ce que ça nous a coûté d’organisation et de temps pour faire la déco. ​​ Un thème pareil, qui en a eu l’idée ? Croisière sur un bateau…au fin fond du Vaucluse ! va falloir assurer. T’as vu, les gars de l’entretien ont monté ​​ des mats partout, avec des drapeaux de toutes les couleurs et demain, tous, au garde à vous avec marinières ou pulls rayés, ​​ béret ​​ de marin sur la tête, petit foulard autour du cou ! on va avoir l'air fin !

Malika ​​ - Je te verrai bien en commandant de bord, avec uniforme, galons et tout le St frusquin !

Patricia ​​ - la chouette va tenir le rôle ; il lui revient d’office. En attendant, il faudra décorer les tables : algues et coquillages sur les tables ; ce sont ceux de la cuisine qui sont allés en chercher à Cassis le week-end dernier. Ils ont parait-il fait une de ces fiestas là bas… les flics ont été appelés tellement ils faisaient les cons mais ça s’est bien terminé !

Malika ​​ - On ne saura jamais qui a écrit le mot ! « Tu m'as ensorcelé »  c'était quand même bien dit... Relevant brusquement la tête ​​ - j'ai peut-être une idée ! Non, pas sur celui qui l’a écrit mais une idée quand même. Si on mettait le mot dans une bouteille, une bouteille à la mer, ça colle, c'est d'actualité, on verrait bien la tête qu’ils feront quand ils le verront. ​​ Avantage, ce sera là, officiel, on pourra en parler à tout le monde sans dire que c’est nous qui l’avons trouvé.

Patricia hésitant ​​ - Ouais… je l’ai là…je l’aurais bien gardé ; plusieurs mois que je l’ai sur moi ; il me tenait chaud , c’est un sacré souvenir. ! On peut dire qu’on y a cru toutes les deux, en tout cas, ​​ ça nous a fait bouger…

Malika ​​ - Bouger ? Qu’est ce que tu veux dire ?

Patricia ​​ - Ben, on ne savait pas ni toi ni moi à qui il était adressé alors on pouvait s’imaginer plein de choses ; c’est peut-être le seul mot d’amour que nous aurons et encore, il faut le partager !

Malika ​​ - Je ne te savais pas si romantique ; en fait, t’es une midinette toi aussi ! En tout cas, ça nous a fait un secret rigolo ! T’apporte une bouteille avec un bouchon, moi je vais fabriquer une étiquette, on la vieillira avec de la cendre ou autre chose. Viens de bonne heure demain et sortant en riant pas trop de folies de ton corps avec ton mari…repassant sa tête ​​ - Demain qui sait, tu vas peut être embarquée par le pirate des caraïbes !

Patricia seule ​​ - Il faisait partie de moi, ce mot ; c'est bête, mais je crois que sans lui, je me serais laissée aller. La routine, lui qui ne me regardais plus, et puis tout d'un coup un éclair de vie. C'est sûr que ce devait être Malika la destinataire mais d'imaginer une seule minute que ç'aurait pu être moi m'a donné un sacré coup de fouet. Le rêve est fini. Se regardant dans la glace Non, tout ça pour moi, quand même ! C'est vrai que j'ai changé. On change tous, c'est la vie mais quel désastre ici. Ils sont tous comme des fantômes, perdus dans leurs souvenirs et puis, petit à petit même ceux-ci disparaissent ; enfin, c'est l'impression que j'en ai. Ici ou ailleurs ? C'est bien pareil. Il faudra, il faudra que je dise aux enfants... oui il faudra que je leur dise, plus tard que je ne veux.... Elle est interrompue, grand bruit, jurons divers off, apparemment qq chose est tombé ​​ - Qu'est ce qui se passe ? Elle sort en courant revient avec Malika qui n'a plus sa blouse.

Malika ​​ - Ça, c'était sûr, c'est une connerie, un mat en plein milieu de la salle à manger, t'as déjà vu ça ! En attendant, elle s'y cramponne à son idée la chouette, t'as entendu, elle te les a engueulés !

Patricia ​​ - Je vais faire un tour, ils ont dû tous être réveillés.

Malika riant - ​​ Penses-tu, ils sont sourds comme des pots ! Tu crois que Madame Aubert pourra venir demain ?

Patricia ​​ - Non, bien sûr que non. Inquiète J'y vais quand même.

Malika ​​ - Elle est au bout de son chemin. Sa fille veut qu'on l'habille au cas où elle irait mieux. Elle n'ira pas mieux, faut pas rêver ; en plus à peine on la touche, elle crie, elle a hurlé l'autre jour, elle réclamait sa mère. C'est curieux, ils le font tous, presque tous quand c'est la fin. Elle a mal mais où ?

Patricia ​​ - Qu'on lui foute la paix alors.

Malika ​​ - C'est sa fille...

Patricia ​​ - Oui, je sais mais elle décroche elle aussi. Elle est épuisée ; elle aura tout fait. T'as encore 5 minutes ? Monsieur Fromenti est vraiment trop lourd, je n'y arrive plus toute seule. Juste 5 minutes, je t'en prie

Malika ​​ - C'est que je partais moi, j'ai plein de courses à faire.

Patricia ​​ - Une seconde

Malika ​​ - Il n'en finit plus lui, depuis combien de temps il est un légume ?

Patricia ​​ - Un an ? Peut-être plus. Ils l'ont mis sous perfusion

Malika ​​ - Combien tu lui donnes ?

Patricia ​​ - Comment savoir ça fait des mois qu'il aurait du passer. Une semaine, pas plus.

Malika ​​ - Plus personne ne vient le voir depuis longtemps

Patricia ​​ - C'est peut-être pour ça qu'il tenait. Il attendait. On y va ; elles sortent.

 

 

C'est la fête à la maison de retraite. Brouhahas, accordéoniste,rires d'enfants.

Monsieur Miles, chemise blanche, bretelles foncées et larges retenant son pantalon de costume de velours côtelé marron, déambule tenant à la main un sac en plastique. Il semble très perturbé. Il cherche quelque chose ou quelqu’un. Son béret de marin a un peu glissé derrière sa tête lui découvrant le front. Il fronce les sourcils, ses rides sont profondes comme celles des vieux flibustiers qui ont parcouru le monde. Il s’assied, se relève, repart. Démarche chaloupée.Monsieur Miles glisse son sac plastique dans la poche de sa veste. Il a du mal ; le sac est assez gros et ne veut pas entrer mais il y arrive quand même, cela lui fait une grosse bosse. Il marmonne, gronde, bredouille quelques mots : ​​ - Pour lui… crever…rat….

-Jeanne Elle s'est bien habillée mais on la sent épuisée ​​ - ​​ Maman ouvre tes yeux, regarde, c’est la fête aujourd’hui…

la vieille dame a la tête affalée sur la poitrine, bouche à moitié ouverte, son chignon est bien fait, elle a des boucles d’oreille et un soupçon de rouge à lèvres. Caricature ; - ​​ Maman, maman...elle gémit - ​​ Mal, j’ai mal…

Jeanne ​​ - Maman, fais un effort ! C'est la fête aujourd'hui.

Mme Aubert se redressant un peu et regardant Jeanne – Qui êtes-vous, vous ? ​​ Je... veux.... Maman. La vieille dame retombe dans son apathie, tête dodelinant, bouche ouverte.

En off, l’accordéoniste sur ​​ l’air de Caderoussel  a 3 chateaux se met à chanter:

— Le capitaine a trois vaisseaux, le capitaine a trois vaisseaux…

On entend dans le brouhaha une voix de vieille dame:— C’est pas ça, c’est pas ça…

L’accordéoniste ​​ continue— Qui n’ont ni voiles ni drapeaux, ​​ c’est pour partir loin au soleil…

​​ ah ah ah oui vraiment, le capitaine vous attend…

Puis tout de suite, la voix en off de Mme Lauzières, la Directrice – Chers amis

Elle est coupée immédiatement par la même petite voix ​​ -  Non, non, c’était pas ça

Une autre voix, celle de Patricia, ​​ - chut, Taisez-vous Yvonne, la Chou…. Euh… Madame Lauzières veut parler ; écoutez-la.

La petite voix ​​ - Mais c’est pas ça, il faut lui dire que c’est pas ça.

Patricia ​​ - Chut Yvonne, chut.

La Directrice ​​ - Mes amis, après une si brillante improvisation, je ne sais pas si je vais trouver les mots pour vous remercier d’être là tous ensemble à notre fête annuelle. Si nous avons choisi le thème de la mer…..La voix se perd, seul reste un bruit d'ambiance ; ​​ Monsieur Miles apparaît, il est déguisé en marin, titube un peu, ​​ avance son sac de plastique à la main, puis il recule, ressort.

Pendant ce temps là, Jeanne regarde sa mère, relève un peu la couverture sur ses genoux, se rassied, découragée.

 Voix de la Directrice ​​ - Je souhaite à tous marins, pirates, flibustiers ainsi qu’aux petits mousses un bon appétit ! Applaudissements.

Entre Malika en marin  ​​​​ - Bonjour, quel dommage que votre maman ne soit pas bien. Avez-vous Monsieur Miles ?

Jeanne ​​ - Il est passé il y a 5 minutes, pas plus, il allait par là.

Malika ​​ - Il n'arrête pas de se sauver ! Il cherchait encore Monsieur Girard.

Jeanne ​​ - Je ne sais pas, il n'avait pas l'air très bien, mais petit sourire pas pire, à vrai dire, que d'habitude.

Malika ​​ - le repas a commencé, je vais le retrouver. Vous avez tout ce qu'il vous faut ?

Jeanne regarde sa mère ​​ - Oui, oui Elle prend le livre de poésie et commence à voix basse

Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons raclé nos derniers raclements,
Veuillez vous rappelez votre miséricorde.

 

L’accordéoniste au loin ​​ entame un « Milord »

Jeanne fredonne, murmure Mon Dieu qu'elle était belle, j'en ai froid dans le cœur puis silence puis à nouveau mais vous pleurez Milord, ça j'l'aurais jamais cru 

La vieille dame s'affaisse, a un petit hoquet, gémit, gémit encore

Monsieur Miles revient, il s'avance doucement,

Jeanne ​​ - Malika vous cherchait Monsieur Miles

Monsieur Miles ​​ - Fais le Charlotte, fais le ​​ pour moi, je suis si fatigué, je veux rentrer

Jeanne ​​ - Quoi ? Que voulez-vous que je fasse ?

Monsieur Miles s'assied avec difficulté devant la table ; il vide son sac, des comprimés de toutes les couleurs roulent ; il les regarde puis joue avec doucement ; il les fait passer d'une main à une autre, comme si c'était du sable ​​ - Rien, rien, je ne sais plus. ​​ Il continue à jouer, sourit, recommence. Jeanne , de loin, toujours assise auprès de sa mère le regarde faire. Encore et encore.

Jeanne se lève tout d'un coup - Laissez tout ça Monsieur Miles ; venez, il faut rejoindre les autres, il faut chercher Charlotte, elle va s'inquiéter. Elle le ramène tout doucement, il sort. Elle revient, regarde les comprimés, hésite, va chercher un verre dans la salle de bain, les écrase avec le fond du verre.

Sur un autre côté de la scène, on voit Malika et Patricia (cette dernière est particulièrement jolie, maquillage, joli petit béret de marin, marinière sexy). Elles rient comme deux folles

Malika ​​ - Elle l'a pris, tu l'as vu elle l'a pris ! ​​ Mine de rien...du style je m'ennuie un peu alors je joue avec ce que je trouve !

Patricia ​​ - J'ai bien cru qu'elle allait laisser tomber quand elle se battait avec le bouchon.

Malika ​​ - Moi aussi, j'ai eu la trouille que ça foire ! Et je ne me voyais pas ​​ arriver et lui dire Madame la Directrice, vous êtes une grosse empotée, laissez moi faire !

Patricia ​​ - T'as vu, t'as vu la tête qu'elle a fait ! Elle l'a relu au moins 3 fois. « Tu es l'amour de ma vie, tu m'as ensorcelé » et après ​​ Elle éclate de rire ​​ - Elle l'a vite caché dans son sac !

Malika ​​ - Elle a recommencé, t'as pas vu ?

Patricia ​​ - Quoi ?

Malika ​​ - Au dessert, quand on a eu droit à « Il était un petit navire » elle a fait semblant de prendre un mouchoir et elle a regardé le mot. Elle se cachait comme une gamine ! Ouah on a réussi notre coup ! La lauzières en a pour un moment pour trouver son amoureux !

Patricia ​​ - Si seulement ça pouvait la rendre plus marrante !

Malika ​​ - Elle va reluquer tous les mecs ! La chouette cherche son hibou ! Elles éclatent de rire

Patricia ​​ - C'est pas tout maintenant, il faut les ramener dans leurs chambres et il y en a un ou deux qui sont un peu ..elle fait signe de la main ;  ​​​​ - Pour une fois que le rosé était bon, t'en as pris toi ?

Malika ​​ - Oui, j'ai trinqué avec Grégoire ! ​​ Trinqué à l'amour ! Et pas qu'une fois !

Patricia ​​ - C'est une affaire qui marche, tant mieux pour toi ! Au fait, tu ne sais pas la meilleure, Paul vient me chercher, on va resto et peut-être même danser, je suis contente, vraiment contente ! dépêchons-nous! Elles passent de l'autre côté de la scène.

La vieille dame est de dos, sa fille est à coté d'elle, la main dans la main

Patricia et Malika entrent en riant encore

Jeanne ​​ - Chut, elle dort, revenez plus tard

Malika ​​ - Mais c'est l'heure, on va la coucher

Jeanne ​​ - Non, attendez un peu, elle est paisible, de plus en plus paisible, ne la réveillez pas, je reste avec elle le temps qu'il faudra.

Patricia ​​ - On reviendra tout à l'heure. Elles sortent

Jeanne se penche vers sa mère, la câline, remonte encore sa couverture, puis tête contre tête -  Elle chuchote ​​ - N’aie pas peur Maman, n’aie pas peur, je suis là ​​ Silence ​​ - Je suis là  ​​​​ Silence et tout doucement ​​ - ​​ Maman, maman te rappelles-tu ? Te rappelles-tu tous ces bons jours, le jour où tu as eu ton certificat d'études, ton père était si content ; le jour où tu as rencontré Papa, tu m'as dit son regard sur toi ; le jour où je suis née, dis-moi que c'était un beau jour Maman, le jour où.... Le jour où... ​​ La voix s'éteint puis reprend ​​ - Maman, personne n'en saura rien, c'est notre secret, à toi et à moi ; dors bien Maman, dors bien...

Elle se lève, s'en va ; le rideau tombe.