Départ pour l’Ailleurs

 

Jeanne Sialelli

 

 

Départ pour l’ailleurs

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright Jeanne Sialelli,

Cabrières d’Avignon

Achevé en 2013

 

 

Photo :

 

 

 

 

 

Où l’on n’y comprend rien….

Avancer, il n’y a pas d’autres alternatives

 

Ça y est, c’est fait, elle vient de tuer sa mère.

Ça ne se fait pas, ce n’est pas bien, elle ne lui avait pas appris à faire ça et pourtant c’est fait ; ça lui a échappé. Un moment d’inattention ou plutôt un coup de pouce du destin ; qui sait ?

Ce n’est pas sa faute, il faut le dire que ce n’est pas sa faute. Le matelot Miles était là.

Avait-il bu car les marins boivent, c’est connu. À peine débarqués, ils perdent leurs repaires en perdant l’infini et se noient dans l’alcool pour retrouver le roulis, le tangage qui les rassurent.

Il était là, dans le couloir, sur le quai. Fin de journée, l’ombre partout.

Elle l’a vu arriver de loin. Il tanguait, il chaloupait, il ne tenait pas sur ses jambes.

Alors c’est elle qui s’est approchée. Elle avait laissé la mère. Il ne pouvait rien lui arriver et elle était allée à lui. Pauvre marin, silhouette au loin.

Où donc était passée l’aide-soignante ?

Elle ne voulait qu’une chose à ce moment là, l’aider à retrouver son chemin, qu’il rejoigne les autres, ceux qui faisaient la fête, en bas.

On leur avait mis à tous des bérets à pompon rouge. On dit que ça porte chance.

On entendait des bribes de musique, des rires, quelques cris sourds, brefs.

Étaient-ils tous saouls ?

Le couloir était mal éclairé, lumière blafarde, une ampoule de secours, halo de lumière jaunasse.

Il ne manquait que le brouillard et l’eau bien sûr mais ce n’est pas important.

Il était là, il approchait, il chaloupait, il n’était qu’une silhouette titubante. Il disait des mots qu’elle ne comprenait pas mais cela non plus ce n’était pas important.

Il parlait de femmes, d’une femme, Charlotte.

Dans quel port l’avait-il perdue ? Où l’avait-il connue ? Qui était-elle ? Une pute de Saïgon ou une petite Anglaise perverse ? Dans quel pays, à quelle escale ? Charlotte, Charlotte… l’avait-il aimée, tellement aimée ou bien lui avait-elle brisé le cœur ? L’attendait-elle, là bas, ailleurs ?

Tout était fini, bateau au port, il savait que jamais plus il ne la reverrait.

— Charlotte, je vais le tuer.

Enfin 4 mots de suite, ​​ 4 mots qu’il bégaie : je vais le tuer. Il les répète une fois, 2 fois, je vais le tuer, je vais le tuer, puis les mots s’amenuisent, je vaisl’tuer, j’vaisl’tuer, vaistuer, aituer, …tuer… c’est fini…

Il vacille, il tangue, il ouvre la bouche, bouge les lèvres, ne dit plus les mots qui résonnent encore dans son oreille et qu’elle entend.

Elle l’a reconnu alors ; elle lui a dit :

— Monsieur Miles, que faîtes vous là ? Il faut rejoindre les autres.

Il l’a regardée, a baissé les yeux ; épuisé, il s’est appuyé contre le mur comme l’aurait fait un marin sur un réverbère. Oui, il était juste là, dans la lumière qui tombait du ciel, alors que tout était si sombre ailleurs ; il l’a regardée encore, elle était debout devant lui, maintenant silencieuse.

Plus rien n’existait.

Il lui a tendu quelque chose.

Elle n’a pas bien vu ce que c’était ; un sac plastique à moitié plein de cachets, de comprimés cassés, écrasés, poudre grumeleuse, gélules de toutes couleurs, de toutes sortes, collées les unes aux autres. Elle s’est un peu reculée.

— Non, non, a-t-elle murmuré, je ne veux rien, ne me donnez rien, repartez Monsieur Miles ; repartez d’où vous venez.

Ces mots, elle ne les a pas prononcés, elle est restée là en face de lui, sans parler.

Il bougeait à peine, un pied sur l’autre, il la regardait. Puis à nouveau, il lui a tendu le sac.

Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle l’a pris.

Il a ouvert et refermé la bouche plusieurs fois, ce n’était plus des mots mais des sons, comme des sanglots ; il ne la regardait pas ou plutôt il ne la regardait plus ; où était-il maintenant ?

Le temps pour lui n’existait plus.

Un bruit au loin, une note de musique, un rire de femme, il s’est retourné et est parti s‘appuyant contre le mur.

Elle est restée au milieu du couloir, le sac à la main, dépositaire du mortel trésor, clé vers l’Ailleurs. Elle est revenue auprès de sa mère ; elle n’avait pas bougé ; inerte.

Elle lui a ouvert la porte vers cet Ailleurs qu’elle n’imagine pas.

Ça s’est fait comme ça, tout simplement. Un jour comme les autres, ce jour-là ; elle n’y peut rien.

 

 

Ça, c’est la fin de l’histoire.

Mais, comment en est-on arrivé là ?

 

Commençons par le commencement…

Il était une fois une famille.

Était-elle heureuse ? Là n’est pas la question.

C’est ce qu’elles vont faire qui est notre sujet.

Tout commence le 15 avril.

 

Nous avons mis maman dans une maison de retraite aujourd’hui.

Margot s’affaire, c’est elle qui nous l’a recommandée. Claire pleure et moi j’en ai plein les bottes, je viens de conduire en non-stop de Paris à ici et me tombe sur les épaules une fatigue incommensurable faite de mois entiers de questions :

Pouvions-nous faire autrement ? Comment lui aménager son nouveau logis avec ses meubles sans qu’elle se rende compte qu’elle quitte définitivement son appartement, son quartier dans lesquels elle était depuis si longtemps ?

Comment se séparer de la ronde des dames qui l’entouraient de leurs soins :

Maria magnifique cap Verdienne qu’elle appelait son soleil d’or, l’autre Maria la Portugaise qui n’avait pas la chance d’être la bien nommée car elle l’appelait la corneille à cause de son timbre de voix ; Irina la roumaine avec qui elle ne parlait qu’italien, Nacera l’égyptienne qu’elle redoutait et les éphémères, braves filles, braves femmes que Dieu a mises sur notre route ?

Elle a dormi pendant ces 8 heures de route interminables et s’est réveillée alors que nous passions la barrière et que le panneau « Résidence Des Oliviers ​​ - ​​ Maison de Retraite » semblait avoir doublé, triplé de volume depuis que nous étions venues lui retenir une place.

Claire a gémi, j’ai accéléré, nous avons pris nos voix d’hôtesses de l’air, enjouées et gaies

— Nous voila arrivées, quel bel endroit !

Margot et tout un aréopage de personnes sont venues à notre rencontre ; maman éberluée les a trouvées charmantes et bien élevées et a répondu d’un sourire à leurs paroles de bienvenue.

Nous sommes en avril, le soleil brille, la végétation est superbe, des fleurs partout, le personnel souriant.

Claire pleure. Je m’oblige à tenir, à ne me poser aucune question, à avancer ; alors je parle, je m’active, je l’embrasse et nous filons vite comme coupables d’une faute que nous seules connaissons.

Maman a 100 ans ; il y a 3 ans elle s’est cassée le col du fémur ; elle ne marche plus et son état s’est dégradé si vite qu’il a fallu mettre en place, non sans mal, une organisation d’enfer remise sans arrêt en question. Ces dames s’observaient, se jalousaient, se critiquaient, nous poursuivaient afin que nous soyons les arbitres de leurs querelles incessantes.

Je pourrais noircir des tombereaux de cahiers d’écoliers avec les récits de ces chicanes, de ces altercations quotidiennes mais à quoi bon ?

Quand en chœur glorieux, elles nous ont annoncé qu’il fallait embaucher deux personnes de plus car :

— Votre maman est lourde et nous ne pouvons plus, toutes seules, assurer un tel service…

Il a fallu imaginer d’autres solutions.

Hypocrisie, il n’y en avait qu’une autre et nous savions laquelle.

Maman nous a aidées car c’est à ce moment là qu’elle a commencé à être confuse, façon charmante de dire qu’elle débloquait complètement. Au demeurant, cela devenait plus amusant parce qu’elle mélangeait les souvenirs, les générations, les personnages de son théâtre personnel avec beaucoup d’esprit. Nous préparions le thé pour sa mère qui allait arriver et à qui il fallait absolument qu’elle demande conseil pour son prochain accouchement !

Nous vivions chaque jour ces métamorphoses de façon différente sortant de l’appartement en pleurs ou nous appelant au téléphone en rigolant.

— Devine ce qu’elle m’a dit aujourd’hui…

Nous naviguions à vue ; chaque jour passé était un jour gagné. Gagné sur quoi ?

Il y a eu des étapes difficiles voire insoutenables ; la première fois qu’elle m’a regardée attentivement et m’a dit très gentiment :

— Bonjour Madame, qui êtes-vous ? Je vous en prie prenez une chaise.

J’ai du m’enfuir pour qu’elle ne me voit pas bouleversée. Et puis il y a eu, pire encore, des silences hébétés sans trace de vie. Un jour avec, un jour sans… C’était la surprise quand nous venions lui rendre visite.

Un bon jour ? C’était un cadeau de la vie dont nous profitions. Un mauvais, une nouvelle marche gravie.

En attendant maintenant elle est là, à la résidence Des Oliviers.

 

J’ai 68 ans. Dire que je suis une enfant serait ridicule mais une adulte, une vraie je ne le suis pas encore. On ne le devient que lorsqu’on est enfin orphelin et ce n’est pas encore le cas. Papa est mort il y a 5 ans, Maman a 100 ans et il y a encore peu le « Comment vais-je le dire aux parents ? » ou le « C’est impossible, Maman ne le supportera pas » fleurissait à ma bouche pour un oui pour un non.

Joug hérité, joug accepté, joug contourné !

Je découvre maintenant que nous l’avons déracinée une forme de liberté et j’ai le vertige d’autant plus que je commence sérieusement à vaciller sur mes pieds !

J’ai même cru la devancer dans cette mort avec qui j’ai flirté toute ma vie.

Flirter pour mieux l’apprivoiser.

Flirter parce que ce me semblait être le chemin le plus confortable quand j’avais trop de difficultés ; flirter avec le danger est excitant ; flirter avec la mort, l’observer de loin, deviner ses premières atteintes, ressentir sa présence corrosive, la repérer dans les cernes de l’autre, dans l’épuisement, dans la ride, dans la pâleur, jeu morbide mais jeu quand même bien que je sache que je serai la perdante.

Peur ? Oui, peur de l’inconnu mais peur surtout du chagrin, de la douleur des autres, de mes enfants.

Pour moi-même ? C’est en partie déjà fait, je suis sur le chemin.

Maman est face à l’éternité, elle n’a qu’un pas faire, pourquoi serait-elle effrayée, magma ouaté sans limites d’aucune sorte; elle est sereine et ne se débat plus.

Je suis face à des années de décrépitude, de déliquescence, de gâtisme programmé et je suis terrorisée.

Les compromissions quotidiennes, les lâchetés, les pensées qui s’étiolent à force de tourner en rond, les faux-fuyants, les usurpations, cette ronde de petits méfaits m’annihilent, me désagrègent, me font tomber en poussière et cette poussière de vie m’étouffe.

Tout cela est bien caché sous des apparences fantasques et gaies.

Jeanne ? Il n’y a pas plus drôle qu’elle ! C’est la force, c’est la vie…

 

Le lendemain, ​​ maman trouvait cet hôtel très confortable et le personnel très stylé. Elle semblait avoir déjà pris ses habitudes et ne posait aucune question.

Nous, nous commencions notre apprentissage. Autre monde dont il nous fallait connaître les habitants, les us et coutumes, les règles de vie.

Nos perceptions étaient différentes ; Margot s’extasiait sur l’efficacité d’un personnel compétent et souriant ; Claire, les larmes rentrées mais prêtes à rejaillir, ne regardait ni à droite ni à gauche et filait à toutes jambes prendre l’ascenseur pour éviter tout contact de quelle que nature qu’il soit avec les autres vieillards qui, bouches ouvertes et yeux morts nous regardaient passer; elle s’engouffrait dans l’appartement de maman et n’en ressortait que coudes au corps courant vers sa voiture.

Je me créais des défis ; aujourd’hui je vais l’emmener dans son fauteuil roulant dans le patio, elle va faire connaissance d’autres personnes. Dieu que j’étais contente de la trouver endormie et que cette épreuve soit reportée au lendemain.

Épreuve ? Oui, car à la sortie de l’ascenseur, il y a, élément incontournable, une dame, je sais maintenant qu’elle s’appelle Céline ; elle est assise sur son fauteuil roulant mais complètement recroquevillée sur le coté, la tête couchée sur l’épaule ; la courbure de son cou est si marquée que je ressens la douleur que cela doit occasionner et ne peut m’empêcher de grimacer. Une épaule toujours dénudée car ses vêtements glissent. Cette nudité est gênante, presqu’obscène. Cheveux frisotés, courts, blancs, regard perçant, elle ne répond à nos salutations que par des grognements.

Maman ne la voit pas, nous oui.

Maman ne voit pas les autres pensionnaires.

 

C’est Margot bien sûr qui a assuré les premiers repas au restaurant. Elle nous a immédiatement rassurées ; maman est dans la partie de la salle à manger réservée aux personnes valides.

Les tables sont rondes, ce sont des tables de 4 avec nappes fleuries et jolies serviettes.

Elles ne sont pas très proches les unes des autres, les hommes et les femmes sont mélangés, bavardent peu, sont très courtois. Elle s’y est très bien tenue et s’est enquis auprès de ses voisins du temps qu’il faisait, des activités qu’ils pratiquaient. Un peu surpris, ils ont répondu, brièvement certes, d’autant plus qu’elle annonçait qu’elle ne resterait que quelques jours le temps que sa mère revienne de Rome où elle était partie en vacances avec ses sœurs. Un de ses voisins sourd ne l’a pas contrariée, un autre répétait sans arrêt « intéressant » « intéressant », la quatrième personne ne semblait préoccupée que par ce qu’elle ingérait.

Elle n’a pas remarqué tout de suite Monsieur Miles à la table voisine. Petit, râblé, le regard vif, le teint buriné, de belles rides profondes, des mains de travailleurs, carrées, solides.

Un pantalon de velours, une chemise claire, souvent à carreaux et un veston.

Monsieur Miles est un ancien viticulteur et tout le monde s’accorde à dire que son vin était un Gigondas réputé plusieurs fois primé.

Monsieur Miles a la bougeotte et se lève à la moindre occasion. Il manque une salière, il se précipite en chercher une ; l’eau ne lui semble pas assez fraiche, il s’empare de la cruche, file aux cuisines et se fait immanquablement rabrouer ; il s’arrête alors net, regarde l’empêcheur de tourner en rond dans les yeux, ferme les poings et ne se radoucit que lorsque Fabienne la jolie serveuse le prend gentiment par le bras et avec son accent chantant lui conseille de revenir à table.

Personne ne voit qu’il observe chaque jour, à l’autre bout de la pièce, un autre homme.

Son regard durcit alors, se fixe, ses mâchoires se serrent, il lui arrive de murmurer entre ses dents une injure mais personne ne l’entend car personne ne fait attention à l’autre.

Dès que la ronde des serveurs commence le service, le silence s’établit, chacun s’occupe de soi, de son assiette. De temps en temps à peine audibles venant de l’autre aile de la salle à manger, celle qui accueille ceux qui ne sont plus en mesure de se débrouiller seuls, un appel au secours se fait entendre, des « maman » sonores, des raclements de gorge étouffés et puis à nouveau le silence ; sourires du personnel, petits tabliers blancs.

Dans notre aile, on est entre gens bien, on sait se tenir, on ne remarque rien.

Monsieur Miles a fini sa crème caramel, il se lève, ne salue personne, regarde au loin, là bas, à coté de la fenêtre son ennemi juré ; il serre les dents, il serre les poings ; il ne voit que sa nuque, nuque de taureau et la couronne de ses cheveux gris. Ce n’est pas difficile, il dépasse tout le monde, stature de géant.

Monsieur Girard ne sait pas que Monsieur Miles le regarde ; il sait que Monsieur Miles n’a rien oublié ; il ne sait pas que Monsieur Miles a décidé de le tuer.

Maman s’essuie les lèvres, discrètement. Elle se penche vers ses voisins et les salue. Sa mère est revenue, qu’ils veuillent bien l’excuser.

À l’étage, la ronde des infirmières et des aides soignantes commence.

Elles couchent les uns pour la sieste, soignent les autres.

Grégoire est le nouveau, c’est la coqueluche de ses dames et de tous les pensionnaires.

Beau garçon. 1m80 au moins, sa blouse d’infirmier flotte sur un corps qu’on devine athlétique, un sourire charmant. Il a tout de suite été adopté alors que Malika est crainte.

— Elle est gentille, mais quand elle a décidé quelque chose…

La parole s’éteint, regard lourd de connivence ; quelquefois un chuchotis, il ne faut pas qu’elle entende.

— Elle est rude mais elle sent bon… C’est quand même une bonne petite !

Malika est d’origine marocaine. Sa chevelure s’épanouit et encadre un visage décidé, aux joues colorées, rondes. Ses sourcils finement épilés lui traversent le front et quand elle les fronce, ils se rejoignent et indiquent la route à suivre.

Malika a la peau douce, de belles dents blanches éclatantes; Malika sent la verveine dont elle se parfume tous les jours.

Malika sait où elle va, elle a décidé de se marier, c’est la seule façon possible de quitter la maison familiale où ses trois frères se la coulent douce, où elle fait tout le soir après avoir quitté la Résidence Des Oliviers.

Patricia, l’autre aide-soignante de l’étage, est là depuis 10 ans. Elle a vu tant et tant de vieillards, elle a pleuré tant et tant de mamies auxquelles elle s’était attachée, elle a tant et tant de souvenirs que rentrée à la maison, elle n’a plus beaucoup de patience pour son bon à rien de mari.

Un brave gars, un homme des bois, un homme de la montagne qui ne parle que de sangliers, ne rêve que de trophées, ne vit que pour la chasse, ne s’inquiète que pour son fusil. Pas même là le dimanche ; elle compte sur ses parents pour garder leurs enfants; son père a fait un AVC l’année dernière, elle s’inquiète pour lui. En plus, il y a la voiture à changer et les horaires à aménager car sa fille va entrer au collège et elle ne pourra plus assurer les repas du soir à la Résidence.

Patricia ne voit pas le temps passer, elle n’a pas le temps. Et puis il y a Ahmed, Jocelyne qui fait les nuits, la grande Geneviève qui a un peu de moustache et que Madame Durand vieille pensionnaire persiste à appeler « Monsieur ».

Il y a Dominique qui est à la laverie et l’équipe de cuisiniers. Des drôles ceux là, ils sont trois et ne pensent qu’à faire des blagues. Ils ont la main leste, ne parlent que filles, foot et voiture, sont capables de colères terribles et de grande gentillesse :

— Tiens, Patricia, je t’ai gardé deux parts de gâteau au chocolat pour tes petits ; elles sont là, fais gaffe à la chouette.

La chouette, c’est la Directrice. Elle est venue à l’improviste une nuit pour voir si chacun était bien à sa place et assurait correctement son service.

Le lendemain, elle ne s’appelait plus Madame Lauzières mais « la chouette ». C’est comme ça !

 

 

Voila, les personnages sont campés : la vieille dame et ses filles ; Monsieur Miles, son ennemi juré

Monsieur Girard et le personnel soignant.

La tragédie peut commencer….

 

 

Printemps – Jeanne

 

4 saisons et c’est fini. Elle, c’est la narratrice qui ne peut donner que sa version.

Ce n’est sûrement pas la vérité mais sa vérité,

élément d’un puzzle

où seule la mort omniprésente n’a pas son mot à dire.

 

Le tour de garde, le tour d’amour va s’organiser car s’il arrive entre sœurs des coups de gueule de temps en temps, il y a un point sur lequel nous sommes toutes d’accord, c’est qu’il faut continuer à assurer auprès de maman une présence quotidienne.

Margot comme d’habitude est efficace et a préparé à destination du personnel soignant des listes de recommandations longues comme un jour sans pain !

Elle a assuré quasiment en non-stop les trois premiers jours et entouré maman de soin.

Ses comptes-rendus étaient dithyrambiques à défaut d’être vrais. Cela a eu le mérite de nous remonter le moral.

C’est curieux, Papa subitement malade, le clan des filles s’était retrouvé et tout naturellement nous l’avons soigné, entouré, bichonné. C’est le tour de Maman maintenant, même attention, même amour. Pourtant nos parents ont été, il faut le dire, les plus mauvais parents qui soient. Non qu’ils nous aient fait subir de mauvais traitements, ils nous ignoraient et ce n’est guère mieux. Nous poussions comme des herbes folles à leurs cotés, ne les côtoyions qu’aux repas, assises sagement dans nos jupes plissées à la table dite familiale où eux seuls avaient le droit de s’exprimer !

Ils parlaient peu de politique, encore moins d’argent mais de leurs clients, de leurs dossiers, des difficultés d’ordre juridique qu’ils rencontraient et ayant fait les mêmes études, ils trouvaient là des sujets à débattre.

Nous sentions que c’était important, qu’ils étaient intelligents et que si nous avions compris, c’eut été passionnant.

Il ne nous restait pour communiquer que le mime ou les coups de pied sous la table. Selon la place que nous occupions, les risques étaient plus ou moins importants ! Mes sœurs assises à coté de Papa pouvaient recevoir une gifle ou un revers qui par leur rapidité étonnaient toujours. Vexée, l’intéressée se levait et quittait la table que par solidarité les deux autres désertaient dans la minute.

Là, il y avait un léger flottement, quels ordres fusaient « Revenez immédiatement », non suivis d’effet car le courage est grand quand il est partagé.

Du coté de Maman rien de tout cela, elle promettait la claque mais ne l’envoyait pas, j’avais la place de choix.

De drôles de parents qui ne s’embrassaient jamais et ne nous embrassaient, nous, que sur les quais de gare et encore ce n’était qu’accolades et le baiser de droite comme celui de gauche atterrissait bien loin derrière notre oreille !

Est-ce que cela nous manquait ? Je ne le crois pas ; c’était comme ça et c’était la même chose pour toutes, alors nous ne nous sommes pas posé de questions jusqu’au jour où, chez les copines, nous avons vu leurs parents s’embrasser.

Quelle surprise ! Là devant tout le monde ! Ce n’était que baiser furtif «  bonjour ma chérie » mais baiser quand même. Pour ma part, j’hésitais entre envie et dégoût car, somme toute, être obligée de se faire lécher la pomme par des adultes grisâtres, luisants, ridés n’était pas ce qui me tentait le plus !

Bref des parents qui auraient pu oublier le prénom de leurs enfants car ils les appelaient « les filles », ce qu’elles leur rendaient bien, « les parents » étaient une entité indistincte dont il fallait se méfier !

La vie est passée par là et les blessures d’enfance se referment comme les autres.

Nous avons appris à être grandes, seules.

Nous sommes une fois de plus là, comme un bloc.

Grace à Papa qui n’avait sûrement pas choisi de mourir par petites étapes, nous avons appris ce que voulait dire « attaque » « AVC » ; rupture brutale de l’état de vivant à celui de mort-vivant. Nous avons découvert le regard qui passe au-delà tout, au-delà de nous pour se perdre nulle part, la longue décrépitude, la main qui se tend, le souffle qui ralentit, le sourire qui se rétrécit, les gisants bien rangés dans leurs nouveaux berceaux aux montants métalliques, prisons dont ils ne sortiront pas. Démantèlement du corps, démantèlement de l’esprit.

La mort, la vie finissaient au dessus de sa tête leur partie de cache-cache.

La vie a semblé gagner, il allait mieux. La mort nous l’a laissé croire mais le pauvre vieux a décliné, s’est desséché et un beau jour, elle n’a plus eu qu’à balayer.

J’avais perdu mon père et tout espoir d’entendre ou de lui dire un mot vrai, un mot personnel peut être même un mot d’amour.

Rien, ni personne ne nous avait préparées à cela ; c’était le premier « parent » mort.

Et voila que Maman y est à son tour.

Hier nous l’avons installée ; « comme une princesse » dit Margot, comme une condamnée je pense mais, drapeau de la bonne conscience flottant au vent, je ne le dis pas.

La mort du premier parent est comme une générale. Ultime répétition. Maintenant, on a toujours le trac mais l’angoisse a disparu. Le texte est connu, la mise en scène aussi, l’épilogue sans surprise.

Quasi sérénité alors qu’avant tout n’est que regrets, remords, questionnements, dernières envies, dernières déceptions, espoir d’un jour de plus, désespoir lucide.

Maman qui, il y a quelques années encore, se débattait, cherchait toujours un sens à la vie, la preuve de l’existence de Dieu avec la même fébrilité qui toute sa vie l’avait habitée s’est apaisée. L’inéluctable est devant elle, elle n’a d’autre choix que de l’accepter.

Alors elle baisse la garde, elle est devenue femme, mère, abordable, fragile ; nous nous sentons autorisées à l’aimer. Sensation nouvelle, sensation étrange dont nous nous repaissons.

C’est mon tour maintenant d’entrer dans la tourmente. Tour sans surprise, je suis au bord de la piste ; toutes les étapes sont passées, dans le désordre quelquefois, mais quelle importance ? Enfants, mari, amant, re-maris, nouvel enfant, re-amants se sont succédés ; jobs, travail, responsabilités aussi ; grains de folie, envie de tout plaquer, fuites éperdues, espoirs insensés, le plus gros est derrière…Que reste t’il ?

De trop penser à la mort me rogne les ailes, m’empêche d’aller de l’avant. L’avant pour où ?

Je crois que je n’ai plus envie de rien. Déprime ? Non. Constatation basique.

Mais d’abord ai-je tant que ça aimé la vie ? En y regardant bien, je suis passée à coté.

À coté de la jeunesse, en univers clos où les obligations de toutes sortes nous étouffaient.

Il faut faire ceci et ne pas faire cela :

Il faut aller tous les jeudis chez ta grand-mère, tu t’y ennuieras copieusement et y retourneras !

Il faut aller à l’école te confronter à d’autres que toi, violents, bruyants, idiots !

Il faut savoir sauter à la corde et chanter plus fort que les autres le fermier dans son pré si on ne veut pas que la meute vous tombe dessus au « le fromage est battu » sous l’œil indulgent de la maîtresse d’école.

Il faut aller dans les mouvements de jeunes, ça forme la jeunesse.

Je pensais que le lycée allait me sauver, je l’ai pris en horreur le traître, j’en attendais tant. Assommée par la quantité énorme de trucs qu’il allait falloir apprendre, je ne doutais pas une minute que l’oubli laverait ces saupoudrages ; horreur et frustration insupportables, je devinais combien devait être intéressante la suite du minuscule passage qu’on nous demandait de commenter mais, pas le temps, le programme n’attend pas, on décortiquait déjà quelques lignes amputées d’un autre auteur.

Découverte de la vie, recherche d’équilibre entre passion et ennui, entre déception et frustration !

Le premier amour…un échalas boutonneux qui vous retire maladroitement votre virginité ; le 7ème ciel prévu dans la corbeille de mariage que vous ne découvrez que des années après avec un amant car ça fait belle lurette temps que le lit conjugal est sans intérêt ; des mômes qui seront les amours de votre vie, ah ça oui, mais…. Personne, et moi moins que quiconque osera dire que ça braille, ça chie, ça fait des caprices puis ça a l’âge de raison et là, ça apprend à dire « non » et ce n’est jamais content pour arriver à l’adolescence où votre petit chéri, votre bébé d’amour devenu grand gaillard écrit en lettres capitales sur le mur de sa chambre « Famille, je te hais »… Devenu très vite la cause de vos insomnies les plus redoutables, des pires engueulades que vous ayez jamais eues avec votre mari pour finalement partir avec une petite pétasse avec qui il aura, vous le savez, les mêmes déceptions…

Je n’attaque pas le reste… du même acabit et pourtant, je n’oublie pas les amis, les plaisirs de la vie, les grandes tablées rieuses, les myosotis du chemin creux que j’ai vus à 8 ans en revenant de l’école, en Savoie ; pour rien au monde, je ne les aurais cueillis, émerveillée devant tant de beauté.

Bribes d’amour, bribes de folies, bribes d’inconscience et de défis, sur fond d’emmerdement incommensurable.

Je n’ai jamais vraiment su ce qu’était la vie, elle passait son temps à m’échapper mais je crois qu’elle m’initiait à toutes petites doses à la mort. ​​ Quel long apprentissage !

Bientôt mon tour ; je me vois sur le déclin, fatiguée, peau fripée et toujours cette petite douleur le matin au réveil. Elle est ici, elle est là, inconstante et fantasque, puis elle s’accroche ; elle est là, bien là, il va falloir faire avec.

— Ce n’est rien, un peu d’arthrose dit le médecin…

— Tu es encore en forme dit ma fille chérie…

« Encore! » Je l’entends de plus en plus… encore belle, encore attirante, encore bien.

— Elle a encore du peps ta mère.

Mais même le « Encore » se rétrécit « Je peux encore porter ça » « Je peux encore y aller » « Je peux encore… » Jusqu’au jour où on dira, comme on le dit de maman « Elle est encore là… c’est merveilleux… 100 ans, quel bel âge »

Les cons…

 

Printemps – Maman

 

Un jour arrive où on lâche prise simplement

comme l’aboutissement du long chemin.

Et les secrets, que deviennent-ils ?

 

Il y a une chose que mes filles oublient : je ne suis pas sourde, ni aveugle du reste !

Depuis deux mois, elles ne venaient jamais seules, toujours à deux, souvent ensemble, elles arpentaient l’appartement, prenaient des mesures, baissaient le ton, changeaient de pièces, je tendais l’oreille et entendais des conciliabules confus.

Je les voyais se mettre dans les coins, chuchoter.

Je savais qu’il s’agissait de moi aux longs regards appuyés qu’elles me lançaient, à leur sollicitude plus présente, à ces multiples petits riens inhabituels.

Qu’allaient-elles faire ? Et puis elles ont parlé voyage, et puis j’ai vu une femme inconnue qui m’a saluée très poliment passer de pièces en pièces regardant attentivement chaque meuble tout en prenant des notes. J’ai compris. Elles ne voulaient plus attendre que je passe de l’autre coté, dans les collines éternelles, mais commençaient à me dépecer, elles faisaient leur partage. Rien, je n’ai rien dit ; que pouvais-je dire du reste ?

— Prenez patience, un beau jour la mort voudra de moi ; elles se seraient récriées, ne parle pas de mort Maman, c’est trop dur pour nous ; alors que pouvais-je faire ? M’indigner, refuser, pleurer je n’en avais aucune envie car je n’avais plus envie de rien ; depuis longtemps mon espace s’était tellement rapetissé, de la chambre au salon, du salon à la salle à manger, que ce soit dans un sens ou dans l’autre le tour était le même alors que je sois ici ou là, peu importait.

— Maman, cet été ce serait bien que tu ailles en vacances à Vaison, c’est moins loin que la Corse et tu y seras si bien.

Ça y était. Je le savais. Je partais mais pour combien de jours ? Pour toujours ?

Toujours ne veut plus rien dire, car toujours peut être demain et ne se comptera plus en jours. C’est étrange ; être devant le vide et savoir que je vais basculer.

Ce qui était important, c’était de ne pas les obliger à mentir encore plus alors j’ai fait semblant de ne rien voir, j’ai fait semblant de croire à leur version très édulcorée.

Mais je le savais, non, ce n’était pas un départ en vacances mais le grand départ.

Je me suis murée dans le silence. C’était donc ça qu’elles me préparaient, ce qu’elles mijotaient. Je ne devrais pas dire ce mot parce que dans le mot mijoter, on imagine complot, trahison. Ce n’est ni un complot ni une trahison, c’est un fait : il fallait bien que je m’en aille et elles allaient m’aider à partir.

Les jours ont passé et je me suis interrogée. Rester ? Les obliger à revenir en arrière ? Impossible. Je suis vieille, impotente et n’ai plus d’autonomie. Mon corps m’a lâchée, par bribes, par petits morceaux. Histoire banale : un col de fémur cassé. Depuis je ne marche plus ; impotente, je suis impotente. C’est une leçon d’humilité, c’est une leçon de vie. Accepter de devenir objet.

Constatation d’impuissance.

Je me suis dit, c’est vrai que je suis fatiguée, si fatiguée maintenant qu’il est temps peut-être que je lâche les amarres. Elles vont le faire pour moi, elles vont m’emmener ailleurs. Je suis trop lourde dans leur vie.

Et puis, j’ai vu des meubles disparaître, j’ai vu qu’elles promenaient mon fauteuil roulant discrètement d’une pièce à l’autre. Elles ont eu beau changer d’itinéraire pour que je ne voie pas mon secrétaire envolé, les traces que les tableaux ont laissées ; partis eux aussi…

Le jeu des glaces, l’inhabituelle sonorité de la maison, j’ai senti le vide, j’ai pressenti l’imminence du départ.

Je n’existais plus, je n’avais rien à dire. Le temps redouté était donc arrivé.

Il m’a fallu apprendre vite, dans le secret, à me détacher de ce qui depuis si longtemps m’entourait ; mon appartement où j’avais vécu toute ma vie. Le quartier de ma jeunesse.

Il m’a fallu me le répéter dans ma tête ce leitmotiv lancinant, « Tu quittes, sans retour, ce Paris que tu aimes tant, ses toits ardoise, son ciel gris, la Seine, les quais, les peupliers, ma maison, mes parquets cirés qui craquaient, mes cheminées. »

Il allait falloir tout quitter. Mes souvenirs, ma mère, les enfants, tout était là.

Elles disent, elles disent que je serai mieux au soleil …

Elles disent n’importe quoi mes filles. Mais elles ont raison, on ne peut pas faire autrement. Ce n’est du reste plus mon Paris depuis longtemps. Tout s’est rétrécit. Je n’en vois qu’un tout petit bout maintenant de ma fenêtre. Ça fait si longtemps que je n’ai pas mis le nez dehors ; trop vieille, trop lourde.

« Maman, tu t’en souviens, demain nous partons à Vaison. »

Je me suis autorisée un « ah bon » laconique.

Elles se sont regardées.

J’ai fermé les yeux! ​​ Les ouvrir, c’aurait été me voir partir et participer à cet enlèvement, m’en rendre complice ; à l’arrivée, je leur ai fait croire que je me croyais bien en vacances, dans un hôtel.

Ultime rôle de composition, j’y ai mis tout mon talent et je crois avoir réussi.

J’en ai dit le moins possible, comme j’ai fait toute ma vie : un mot de-ci, de-là, j’ai joué le jeu.

— Cet établissement est charmant ; le personnel est très obligeant.

Elles se sont détendues, étaient presque contentes, voire radieuses.

Pour elles, tout s’est finalement très bien passé.

Pour moi, je marche au bord du vide.

Confrontation avec la réalité. La résidence des Oliviers est une maison de retraite ; j’y suis et y resterai jusqu’à ce que mort s’en suive. Mais pourquoi ne veut-elle pas de moi, la mort ?

Chaque jour je découvre l’endroit. Bah ce n’est pas si terrible que ça ; les lieux sont agréables : petite résidence, des fleurs partout. Mais des vieux, des vieux partout aussi.

J’ai retrouvé mes meubles, mes tableaux ; je n’ai pas fait de commentaires.

J’ai toujours comme là-bas, une ronde de personnes bienveillantes et efficaces autour de moi. Elles ont de jolies blouses aux couleurs pastel. Elles me prennent, m’empoignent, me lavent, me talquent, me massent, me coiffent ; je suis une « Mémé Barbie » dont elles font ce qu’elles veulent.

 

Je suis âgée d’un siècle, oui mon Dieu, ça fait un siècle que je suis née. Dans ce temps-là, le corps dans son ensemble, de la tête aux pieds faisait partie de l’intime ; il était caché sous d’épais tissus, on n’en parlait pas, il ne fallait pas le montrer.

Et j’ai été élevée comme ça. Et ce corps maintenant, il est dans les mains des unes, des autres.

Être dans des mains d’étrangères, je préfère cela, c’est moindre mal car accepter, accepter de n’être plus rien qu’un objet dans les bras de ceux qui vous aiment, voir, voir ses propres enfants faire une petite grimace de dégoût et s’en cacher m’était insupportable. Leur donner ce spectacle affligeant de chair molle qui tombe, qui se putréfie sur place dans une odeur doucereuse de vieux, c’est la pire indécence.

Ce n’était pas possible de leur imposer cela.

Je ne demandais rien ; spontanément, naturellement elles offraient leur aide, leurs sourires, leurs « ce n’est rien ; pour nous aussi ce sera pareil un jour… »

Je sais combien cela leur a été dur.

Je le sais parce qu’avec Jean j’ai dû exécuter les mêmes tâches.

Ce dont je me rappelle maintenant ce n’est plus le Jean que j’ai aimé, c’est sa longue agonie, cette horreur de le voir tous les jours se recroqueviller ; son corps tout sec, ses longues mains sur le blanc des draps, les draps souillés, les odeurs pestilentielles, son regard perdu et les mots qu’ils balbutiaient : « Je veux crever, je veux crever. »

Il ne le savait pas mais, en partant le premier, il m’a ouvert le chemin. M’attend-il ? Drôle d’idée, pourquoi attendrait-il une vieille, très vieille femme ?

Je ne veux pas qu’elles aient de pareils souvenirs de moi mais que puis-je faire ?

C’est à mon tour maintenant d’être dépendante, allongée sur mon lit, la tête sur l’oreiller ou assise dans ce fauteuil roulant pendant des heures.

Il va me falloir apprendre à lâcher prise, à laisser faire, c’est ce que je fais.

Je ne suis plus maître.

C’est une étape nécessaire, indispensable pour arriver de l’autre côté, dans le vide, dans le néant, devant Dieu le Père, je ne sais pas. Mais pour arriver dans le plus simple appareil, poussière, cendres, peu importe, il faut se débarrasser de son vivant de tout.

Bien avant d’arriver là où on doit arriver, on n’est déjà plus rien.

 

Je me demande de quelle nature sera ce monde. Je continue à me le demander ; quelques fois ça ne m’intéresse plus vraiment. Qu’y faire de toute façon ?

Alors je garde cela comme si c’était un jardin secret ; je n’en parle pas. Ni aux unes, ni aux autres.

Régler encore des comptes ? Est-ce que j’ai encore des comptes à régler ?

Est-ce que j’ai encore des choses à dire ? Est-ce que j’ai encore des choses à faire ?

Je ne sais plus.

Je sais que je n’en aurai pas la force.

Il me reste si peu de temps.

Si peu de temps que quelque fois je me dis qu’il y a urgence, qu’il faut vite que je les prononce ces derniers mots. Alors je bande toute ma volonté, toutes mes forces, mais non, rien, je n’oppose que faiblesse, impuissance.

 

Elles ont tout préparé, tout organisé, tout planifié mais elles n’ont pas tout pris.

Il y a des choses que j’emporte et que je suis seule à connaître. Mes secrets.

Mon secret.

Il ne s’agit pas d’hommes, même si avec le temps, je me dis que j’ai du passer à coté de beaucoup de choses de ce coté là. J’ai eu quelques occasions mais priais Dieu de me donner le courage de résister à la tentation. Rien n’aurait pu sortir de bon d’une mauvaise conduite. Il m’a écoutée, m’a aidée et à dire vrai j’ai plus de regrets que de remords.

Mais il y a un absent, un absent que personne ne remplacera. Un absent que je n’ai eu le temps de voir que quelques minutes. Un absent qui a eu le temps de vivre en moi et qui aux petites lueurs du matin a choisi de repartir.

Cet enfant que j’ai porté et que je n’ai pas eu, l’ai-je alors pleuré ? Je ne le crois pas.

Il y en avait d’autres qui attendaient, j’avais déjà cette ribambelle de filles qui réclamaient, qui exigeaient, qui criaient et qui pleuraient. Elles étaient encore petites.

Lui a choisi de partir. Il a peut-être vu de là où il était que tout était trop compliqué dans cette vie-là ? Que je n’aurais pas de place pour lui ; a-t-il pensé qu’il serait de trop ?

Cet enfant là, il ne me quitte pas.

Plus personne n’est au courant ; c’est mon secret, c’est mon amour. Je l’emmène, je l’emmène avec moi. Il fait partie de mon moi profond. Il fait partie du voyage.

Qu’est-ce que j’en aurais fait de cet enfant s’il avait vécu ?

Un petit garçon peut-être ?

Oui, c’était un petit garçon. On ne lui a même pas donné de nom, on ne lui a pas donné de prénom non plus, on ne lui a pas donné de tombe, on ne lui a rien donné.

Ils nous l’ont pris, ils l’ont embarqué mais c’était un garçon. Donc, c’est bien qu’il a existé puisque c’était un garçon.

Qu’est-ce qu’il ferait aujourd’hui ? M’expédierait-il ici? Personne n’en sait rien.

Les filles n’en ont rien su, jamais.

À quoi bon leur dire qu’au fil du temps je lui aurais réservé la plus belle part ?

À quoi bon leur dire que c’était lui mon magicien de la vie !

À quoi bon leur dire que je me préparais à des noces étonnantes avec ce petit garçon-là.

À quoi bon leur dire qu’elles, elles auraient fait tapisserie ?

 

— Tu es bien maman au soleil, profites-en, regarde ton balcon comme il est fleuri.

 

 

Printemps – Patricia et Malika

 

Quelle clé trouver ?

Y’en a-t-il et si le destin s’en mêlait….

Vous y croyez, vous, au destin ?

 

— Allez viens Malika, on a encore les trois du deuxième étage à lever et puis c’est fini.

— Non, ce n’est pas fini ; moi j’ai la toilette de Monsieur Girard et la toilette de la 207.

— C’est quand même plus sympa maintenant ; en hiver les lever alors qu’il fait nuit et qu’ils aimeraient rester au chaud, ça ne me plaît pas ; je les plains mais avec le temps j’en ai pris l’habitude.

— Ça fait combien de temps que tu travailles ici ?

— Onze ans ; j’ai fait l’ouverture de la maison. ​​ C’était juste après la naissance de Véronique, ma fille, Paul s’était retrouvé au chômage, il fallait que j’assure.

— Paul, c’est ton mari ? Tu t’entends bien avec lui ?

— Oui. On se dit plus grand-chose, il n’est jamais là. Tu sais en plus de son boulot, il est pompier alors il est très souvent à la caserne ou en intervention. Et puis le week-end, c’est la chasse.

— C’est sympa ça d’être pompier.

— Ouais. C’est ce que je croyais ; maintenant je crois qu’ils s’achètent tous une bonne conscience. À la caserne, ils ne pensent qu’aux fêtes, c’est peut-être leur manière de décompresser car ce n’est pas toujours facile. Moi, je n’y vais plus. Les grandes rigolades, c’est pas mon truc, ça vole vraiment pas haut. Ma fille, elle est un peu sauvage, elle non plus n’aime pas y aller. Ils font trop de bruit. Le grand, Paul le prend de temps en temps quand il est de permanence, ça lui plaît tous ces camions. Et toi, tu as un amoureux ?

— Oui, je fréquente un gars de chez nous. Un marocain. On va se marier.

— Super. Quand ? Tu sembles si jeune.

— Au début de l’été. C’est moi qui l’ai voulu. Tu sais, c’est compliqué chez nous. On ne fait pas ce qu’on veut. J’ai quatre frères et une sœur alors… rester à la maison…je t’expliquerai…

— Formidable, une grande famille comme ça. Moi j’étais fille unique, ce que j’ai pu m’ennuyer.

Il n’est pas trop lourd le chariot, Tu veux que je t’aide ?

— Ça va ; on commence par qui ?

— La 207, c’est Magalie une vieille habituée. Ça fait au moins cinq ou six ans qu’elle est ici. Elle se débrouille toute seule. Tu vas voir elle va t’appeler sa canette.

Elle nous appelle toutes comme ça. Elle est veuve. Elle n’avait personne, c’est elle qui a demandé à venir ici, c’est rare.

— Bonjour Madame Combes, vous avez bien dormi ? Vous êtes déjà levée ?

— Bonjour ma canette, c’est pas génial aujourd’hui. Je m’ennuyais dans mon lit alors je me suis levée mais j’ai un peu froid, je n’ai pas pu attraper ma robe de chambre, le portemanteau est trop haut, alors j’ai mis un tricot, c’est pas très joli mais ça tient chaud.

— Malika, fais-moi penser de le signaler sur le cahier de service pour Fabienne. Tu la connais ? C’est l’infirmière de nuit. Il faut absolument qu’elle pense à lui mettre au bas de son lit sa robe de chambre, c’est tous les jours pareil.

— C’est pas bien grave ma canette. Il faut pas faire d’ennuis pour moi. C’est aux jambes que j’avais encore un peu froid.

— Aujourd’hui c’est toilette de chat Madame Combe, on ne fait qu’une petite douche. Vous la prenez toute seule ou vous voulez qu’on vous aide ?

— Toute seule, toute seule ma canette, j’y arrive mais attrapez-moi ma crème ; elle est dans l’armoire de toilette, je suis encore trop petite. Oui, celle-là. Vous êtes bien jolie vous, vous êtes nouvelle ? Comment vous appelez-vous ?

— Malika, je suis ici depuis trois mois, on s’est déjà vues à la salle à manger mais maintenant je travaille à votre étage.

— Ah bon. Il fait beau aujourd’hui, c’est génial.

— Tu vois, avec elle ça va vite et tout est génial ! Une ou deux fois par semaine je l’aide, je lui lave les cheveux et je vérifie le reste. On va à côté maintenant, c’est plus lourd tu verras.

— Bonjour Monsieur Fromenti. Vous m’entendez Monsieur Fromenti. C’est Patricia. Monsieur Fromenti, ouvrez vos yeux Monsieur Fromenti, c’est le matin.

— Tu m’aides à le soulever, il est lourd, on le penche sur le côté. Zut alors, tout a débordé il faut changer les draps aussi. Je ne sais pas ce qu’elles font la nuit mais c’est sûr, elles l’ont laissé dedans. Ce n’est pas possible. La couche est complètement saturée. On va d’abord le laver, le changer et le mettre dans le fauteuil car sinon, on n’y arrivera pas, il est trop lourd.

Alors ton amoureux, il fait quoi ?

— Il est manutentionnaire au Centre Leclerc.

— Il a quel âge ?

— Trente ans.

— Trente ans… et pas marié encore.

— Non, ​​ il vit chez sa mère. Trop content. Elle fait tout. Il regarde la télé et sort avec ses copains.

— Comment tu l’as connu ?

— Tu ne vas pas le croire : à un feu rouge ! J’étais dans ma Clio, l’été dernier, fenêtre ouverte, il était dans la voiture à côté et m’a draguée. Au feu rouge d’après, il m’a proposé un café et voilà…

— Super. T’as pas peur toi…

— Peur de quoi ?

— Tournez-vous Monsieur Fromenti, tournez-vous ; non, ne bougez plus. Tu me passes le gel, il est tout irrité. Tu te maries quand ?

— En juillet, dans quatre mois. J’ai plein, plein de choses à faire car chez nous on respecte la tradition et puis, je suis la première fille à me marier, ça n’a pas été facile.

— Ah bon ?

— Mon père ne voulait pas. Je fais tout chez moi. Les papiers, les courses, les formalités. Ma petite sœur, mon père ne veut pas qu’elle sorte encore et les garçons… Y’en a deux qui sont mariés mais un est déjà divorcé, il a un petit et l’autre est séparé. Ils viennent tous les jours manger à la maison. Saïd le troisième, il travaille dans un garage ; quand il rentre il ne fait rien.

Et le plus petit est tout le temps devant ses jeux. Ma mère, elle ne sort jamais, elle n’a même pas appris le français, alors pour les courses… tu devines, y a que moi. C’est pour ça que j’ai eu du mal avec mon père, il ne voulait pas que je parte. Mais c’est trop dur pour moi, trop étouffant. C’est pour ça que je me marie.

Un seul homme, ce sera les vacances…Je m’achète la liberté.

— Le mien, il ne fait pas grand-chose non plus. Pour les copains oui, pour l’apéro aussi il est toujours là, pour les fêtes, pour la chasse… pour le reste, il entre, il sort, il ne donne aucune explication. Débrouille-toi ma fille. Je l’attends pour le dîner. Pourtant il a de l’or dans les doigts. Il a fait une mezzanine dans la chambre des petits, pour gagner de la place ; deux ans j’ai bataillé pour l’avoir…

— Un pompier… C’est un beau garçon ?

— Oui, il est fort, costaud, toujours dans l’action. Des yeux gris et de grandes moustaches. Je suis tombée amoureuse, ça c’est bien le mot : tombée mais sur la tête oui ! À l’époque, on ne se voyait que le week-end, je travaillais à Paris et chaque fin de semaine je prenais le TGV. Il venait me chercher et m’emmenait dans la montagne. Il semblait si solide. Je croyais qu’on bâtirait une vraie vie, une vraie maison. Je suis tombée enceinte. Tiens, c’est drôle, on tombe tout le temps dans notre vie !

J’ai quitté mon travail, on s’est mis ensemble et puis il y a eu mon fils. Mais les copains, la chasse, les fêtes, le pastis d’un côté, et moi toute seule de l’autre, j’ai vite déchanté. Ce que j’ai pu pleurer. Après, je suis entrée ici.

C’est comme ça ; passe-moi deux draps propres. Prends ceux du haut.

— Attrape ; mais qu’est-ce que c’est que ça ? Il y a un papier entre les deux. Regarde ce que c’est. Y’a quelque chose d’écrit ?

— Oui, incroyable…écoute…« Tu es l’amour de ma vie, tu m’as ensorcelé. »

— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Montre-moi ce papier… Ne bougez pas Monsieur Fromenti, on a presque fini.

— Ça c’est drôle, il y en a un qui rigole ici. À ton avis, c’est qui ?

— Aucune idée ; et d’abord, c’est peut-être une fille qui fait une blague.

— Fabienne ? Impossible, Geneviève, ce n’est pas le genre. Les filles du premier ? Je ne vois pas, elles entrent, font leur boulot, ressortent et sont pas très marrantes.

— Alors c’est un gars, mais lequel ? Et d’abord, c’est pour qui ?

— Pas pour moi. Ça c’est sûr. Depuis 10 ans que je suis ici, ça se saurait si j’avais un amoureux transi et puis tu me voies, à mon âge ! Je vais avoir 35 ans.

— Pourquoi donc, t’es pas mal.

— C’est sûr, je te le dis, que c’est pas pour moi. Toi t’es belle comme un astre et libre.

— Libre ? Je vais me marier, je te le rappelle.

— Oui, mais ils le savent pas.

— Mais si je l’ai dit à Grégoire. On est sortis ensemble en boîte la semaine dernière.

— T’es sortie avec Grégoire ? Levez votre bras Monsieur Fromenti.

— On n’a rien fait mais il me tournait autour et il insistait et je n’aurai plus l’occasion puisque je vais me marier alors je me suis dit pourquoi pas ? Mon père, il ne me demande plus rien, il ne vérifie pas puisque tout est engagé. Alors j’ai dit que j’allais chez une copine et on est allés au Paradisio.

— Soulevez-vous un peu que je passe le pantalon. C’est bien. Encore un peu Monsieur Fromenti.

— Au Paradisio? J’en ai entendu parler, il paraît que c’est super branché.

— Oui, j’avais un peu peur qu’on tombe sur un de mes frères. Mais j’ai pris le risque et puis, je ne me laisse pas faire moi, c’est ma vie.

— Et Grégoire ?

— Quoi Grégoire ?

— Comment il était ? Pas gêné ?

— Un peu au début, moi aussi il faut dire mais on a dansé. Il danse mal… Il m’a écrasé les pieds.

— Lui, mon mari, il ne m’a jamais emmenée ni au Paradisio, ni ailleurs. Lui aussi il ne sait pas danser, enfin c’est ce qu’il dit, c’est pour ça qu’on n’y va pas. J’avais pourtant ça dans le sang. J’y allais avec mes copines quand j’étais jeune, des nuits entières.

— Pourquoi tu dis ça ? T’es pas vieille, tu pourrais y aller, il y a des filles qui viennent toutes seules.

— Non seule ça ne m’intéresse pas et puis il y a les enfants maintenant, qui les garderait ? Et tu vas y retourner au Paradisio avec Grégoire ?

— Peut-être une fois ou deux pas plus. C’est un peu compliqué, je lui ai tout dit à Grégoire, il sait pourquoi je me marie. Il ne faut pas qu’il se raconte des histoires.

Il a quand même essayé. C’est un homme…

— Tu as vu la nouvelle au 2ème étage ? Elle est drôlement âgée. Je me demande combien de temps elle va tenir. Il y avait une de ses filles qui pleurait comme une gosse, elles avaient qu’à la garder. J’aimais bien le papy qui occupait sa chambre, il se cachait pour fumer ; c’est fini pour lui. Montre-moi le papier. C’est incroyable ça. Qui a bien pu l’écrire ?

« Tu es l’amour de ma vie, tu m’as ensorcelé »… C’en est un qui sait parler aux femmes mais gaffe, ici, tout se sait.

Printemps – Monsieur Miles

 

À force de vouloir aimer et être aimés de nos enfants,

nous en oublions qu’il doit aussi y avoir réciprocité.

L’oubli est une vengeance refroidie.

 

— Tu ne vas pas aimer ce que je vais te dire, Charlotte, mais il faut que je le fasse ; je ne t’ai jamais rien caché. Il m’a mis à la Résidence des Oliviers.

C’est là rappelle toi qu’on était venu voir le père de la Yvonne quand il était devenu gâteux.

Oui, il m’a mis ici. Je t’ai pas écoutée, une fois de plus dirais-tu, ce que tu peux être têtu mon pauvre mari…. Après ta mort, j’allais plus sur les terres, j’avais plus goût à rien.

Même le Gérard, il est venu me chercher souvent mais la pétanque, tu penses bien, j’avais pas le cœur. Alors quand François m’a dit : « Papa, j’ai vu le notaire, il faut que tu signes des papiers, c’est pour la maison, c’est une formalité, tu resteras avec nous mais pour les impôts c’est mieux comme ça », j’ai pas cherché à comprendre, j’ai accepté. Je me rappelais bien ce que tu m’avais dit « T’as ton chez toi, garde le » mais ils ont insisté. Ça a été très vite.

Au début tout allait bien, ils étaient gentils, c’est après quand ils ont voulu tout casser, tout repeindre, ouvrir une autre fenêtre et même changer la place de la cuisine que j’ai dit : « Non, je veux garder ma chambre ». C’est qu’ils allaient me la prendre aussi pour me mettre je sais pas où.

C’était la notre, Charlotte, de chambre ; il y avait encore toutes tes affaires dans l’armoire, pourquoi je les aurais retirées, elles étaient bien là, et puis y’a eu l’histoire des chiens. Il parait qu’elle les supportait pas, qu’ils aboyaient trop, alors elle lui a monté la tête, il est venu « Papa, tu vas plus chasser, les chiens faut t’en débarrasser » j’ai dit non, que des chiens ça aboie, c’est normal mais il a pas lâché, tous les jours il m’en parlait, alors Henri les a pris, je les lui ai donnés.

Je disais plus rien. Je la regardais faire. Ce n’est pas une femme pour lui. C’est du bois sec, même pas capable de lui faire un petit.

Après, en février, j’ai eu la pneumonie et c’est là que tout a basculé. J’ai été à l’hôpital au moins 2 semaines ; quand je suis sorti, ils m’ont emmené directement ici « tu seras mieux, tu seras soigné et après tu reviendras à la maison » je sais bien que ce n’est pas vrai, qu’ils la voulaient la maison et que je la reverrai pas.

Il vient me voir quelque fois, on parle un peu, c’est notre fils quand même mais c’est pas chez moi, ici.

Le pire, c’est pas ça. C’est qu’un jour, qui je vois pas dans la salle à manger : le Rolland. Ah ça Charlotte, j’y ai pas cru mais c’était bien lui. Il a pris un coup de vieux le salaud ; il est encore bien droit mais c’est tout doucement qu’il va, au ralenti. Ça m’est remonté tout d’un coup. T’as toujours dit que c’était de l’histoire ancienne, qu’il fallait oublier, qu’on n’en parlait plus. Moi, je le regarde et j’oublie pas qu’il m’a pris ma terre. Je sais, je sais tu me disais qu’elle n’était pas mienne mais il me l’avait promise. Enfin, Charlotte, on se fréquentait déjà, t’as tout su de cette affaire.

— Francis, qu’il m’avait dit, les terrains du haut, à la croix verte, on va planter de la vigne. 

— De la vigne, t’es fou que je lui avais dit, c’est que de la garrigue et ils sont grands et pas faciles d’accès ces terrains.

— Ils sont bien placés, tu les nettoies, tu les défriches, je te prête le matériel, on plante la vigne, c’est au soleil ça va rendre, c’est toi qui t’en occupes et je te donne la moitié du terrain.

Il l’avait dit ou non ?

Charlotte t’es trop gentille mais ces choses là les femmes, elles comprennent pas. Ce qui est dit est dit et tu le sais, toi, le temps que j’y ai passé.

J’en ai sorti des tombereaux de pierres, j’en ai déraciné des genêts, des souches de chênes, j’en ai passé des coups de tracteurs avant que la terre soit belle, propre, lisse.

Les piquets, combien j’en ai mis, combien j’ai passé de dimanches ? Et puis on a planté. Qui est allé chercher les plans de vigne ? Du Merlot j’avais choisi pour la parcelle du haut et du Grenache pour le bas.

Tu ne peux pas dire mais je l’ai pas retournée cette terre ; il me l’avait donnée, elle est mienne.

— Ce n’est pas la peine d’aller au Notaire, on se connaît toi et moi.

Des années ça a duré et puis, il a changé de chanson :

— Tu n’as qu’un fils, il n’aime pas la terre, il fait le mécanicien, alors je la garde, moi, les miens ils sauront la travailler.

Charlotte, j’avais même planté les rosiers au bout des sillons pour les pucerons. Cette terre là, je l’ai suée, elle est mienne.

Tu disais « Lâche, mais lâche donc, oublie, on a assez pour vivre, on n’est pas riches mais on s’en tire. »

Tu ne comprenais pas Charlotte. Tu comprends toujours pas. Je peux pas lâcher et quand je l’ai vu dans la salle à manger, tout m’est revenu ; tout. Il faut qu’il paye. Je vais le tuer comme un chien qu’il est. Il ne mérite que ça.

Les nuisibles, il faut les exterminer.

 

Été – Malika

 

Amour, Liberté peuvent-ils se tricoter ; et si en plus vous y rajoutez Vérité….

 

Dans 15 jours, je me marie. Je n’en peux plus, je suis morte, il y a trop de choses à faire, à organiser. Je m’y suis pourtant prise de bonne heure ; la salle je l’ai réservée en décembre dernier ; l’appartement je l’ai trouvé en juin. Ma liste de mariage, elle est chez Alinéa. J’ai tout choisi, du simple, du pratique, ça va nous aider.

Il n’a quand même pas fait grand-chose lui. Il va falloir que je le secoue un peu.

D’abord il faut qu’il m’emmène loin d’ici, quelques jours. Je lui ai dit de me faire la surprise. ​​ Un voyage de noces, c’est pas tous les jours ! Venise ? Les lacs italiens ? On pourrait y aller en voiture. Le club Med, le soleil… on n’a qu’une dizaine de jours, ce n’est pas beaucoup.

Je suis sûre qu’il va demander à sa mère. Je ne la supporte pas la belle-mère, elle est toujours en train de me regarder, de critiquer mes tenues. Il va falloir qu’elle s’habitue…On n’est pas au bled ici ; il n’est pas question qu’elle se mêle de ma vie.

Son fils chéri que je lui prends, elle ne va pas s’en remettre ! Et pourtant, il faudra bien !

Il est gentil et fort ; je ne sais pas, je ne me suis pas posée la question ​​ mais je crois que je l’aime. J’aime ses mains, elles sont larges, j’aime aussi ses cils et j’aime l’entendre rire. Ce n’est pas souvent, c’est le moins qu’on puisse dire mais j’y arrive à le dérider. Il dit que je suis une drôle de fille.

L’amour ? Qui sait ce que c’est ? Quand je vois mes parents, je me pose vraiment la question ; est-ce qu’ils s’aiment, est-ce qu’ils se sont aimés ou est-ce que c’est comme ça, on vit ensemble, on fait des enfants, on meurt. Il faut dire que chez nous, les filles autrefois n’avaient pas leur mot à dire ; on les tenait dans les jupes de leur mère, bien protégées, pour ne pas perdre cette virginité sacrée qui nous obsède tous depuis la naissance et hop, on les mariait.

Ont-elles été si malheureuses ? Maman, elle n’avait vu mon père qu’une seule fois, elle s’est retrouvée dans son lit et un an plus tard naissait le premier.

Quand on ne connaît qu’un seul homme, quand on ne fait l’amour qu’avec un seul homme, au bout d’un moment on l’aimer. Non ? Ou alors le détester mais c’est pire que tout, car alors on doit avoir envie de le tuer.

Je ne veux pas de cette vie là, moi. Je ne sais pas vraiment ce que je veux parce qu’en même temps, je n’ai qu’une envie : me tirer, mais l’idée de partir loin d’eux m’est intolérable. Je les aime, c’est ma famille.

Il fallait quand même que je le fasse, que je la gagne mon indépendance, j’étouffais, j’étouffais complètement avec mes frères, quelle plaie, toujours là à me surveiller. Mais je ne pouvais pas lui faire la honte, à mon père.

Alors, il n’y avait pas d’autres chemins, d’autres choix, j’ai eu de la chance de rencontrer Farid, je n’ai pas réfléchi 107 ans, il fallait sauter sur l’occasion. Et en plus il est beau. Mais il y’a la belle-mère, quelle plaie elle aussi.

Elle se croit là bas et pense qu’elle va décider de tout chez moi, chez nous.

Il faut qu’elle se réveille, on n’y est pas…

Elle m’a demandé combien je voulais d’enfants. Pas tout de suite je lui ai répondu, on veut d’abord en profiter. Elle est repartie en marmonnant dans sa cuisine.

C’est quand même pas elle qui va décider.

Mon Dieu, j’ai oublié de téléphoner à Fatima. Il faut que je prenne un rendez-vous, c’est elle qui me fera mon henné aux mains et aux pieds, il faut qu’on se cale pour l’heure car il y aura aussi le coiffeur. Chez qui je vais aller ? Je voudrais qu’ils soient lisses, relevés le matin en chignon sous le voile mais après sur les épaules surtout pour la quatrième robe. Elle est un peu décolletée, ce sera très beau.

Qui ça peut bien être ce mot qu’on a trouvé Patricia et moi? Ensorcelé ? Il n’y va pas de main morte le gars… ensorcelé !

Elle a raison Patricia, elle est trop vieille, en plus elle ne fait pas trop attention à elle, toujours mal fagotée et quelques fois même, elle ne se maquille pas, pourtant elle n’est pas mal. Alors c’est pour moi. Mais, qui peut bien l’avoir écrit ? Grégoire ? Non, ce n’est pas son genre et puis il a eu tout ce qu’il voulait !

Je ne pouvais quand même pas le dire à Patricia.

Ce qu’il est benêt ce garçon. Il ne comprenait rien. Il ne comprend du reste toujours pas. Il dit que ce mariage, c’est de la connerie. ​​ Je lui ai pourtant expliqué que je ne pouvais pas faire autrement, que pour nous les filles, c’est le mariage qui nous délivre.

Alors quand Farid m’a dit : on se marie, je ne me suis pas posée la question je l’aime, je l’aime pas. C’était oui et oui tout de suite. En plus, j’ai de la chance, il travaille lui et il est marocain, comme nous ; enfin français mais de là-bas quand même. Si je leur avais amené Grégoire, alors là, il y aurait eu du folklore, je n’ose pas imaginer la tête de mes frères. C’est bien comme ça.

C’est pour maman que ça m’ennuie un peu. Elle n’arrête pas de pleurer.

J’y passerai souvent, je ne suis pas loin, je lui ferai ses courses. Papa, j’ai eu du mal, il voulait me garder encore mais ça a été, il a fini par comprendre.

— Je n’ai pas travaillé pour rien, passé mon examen d’aide-soignante, je ne me suis pas donnée tout ce mal pour que vous me gardiez pour vous. C’est fini ça, papa, il faut que tu le comprennes. On est en France. Les filles travaillent et sont libres. Tu ne peux pas me retenir sinon je partirai et tu auras la honte. ​​ Mes frères, ils font ce qu’ils veulent, tu les as laissés faire et moi tu vas faire pareil. J’ai mon diplôme, je suis la seule à rapporter de l’argent, et bien tant pis, débrouillez-vous. Mais tu ne me garderas pas. Je te respecte papa, il faut que tu dises oui et je te promets de revenir souvent pour les papiers, pour maman, pour les courses.

 

Quel refrain ! Il m’a fallu deux mois pour le décider et après, il a demandé à maman d’aller voir la mère de Farid et ils se sont tous mis d’accord.

Qui ça peut bien être celui qui a écrit le mot ? J’aimerais bien savoir qui nous a fait cette blague…

Tu m’as ensorcelé…

J’aimerais bien que Farid, il me dise ces mots-là. Lui, il ne pense qu’à me coincer dans les coins sous prétexte qu’on va se marier. Il va du reste falloir qu’il change un peu parce que côté amour, il ne pense qu’à lui. Au début il m’embrassait, il me disait des « je t’aime » mais ça n’a duré qu’un moment, maintenant c’est fini.

Il fait sa petite affaire et il retourne au foot. Enfin devant la télé… parce qu’il n’est pas sportif pour deux sous.

Tu es l’amour de ma vie ça fait rêver ; si je reconnaissais l’écriture ; mais ici on bosse, on ne s’écrit pas. Les gars de la cuisine ? Il y en a un qui me branche bien mais jamais il ne m’a parlé, pas le moindre signe.

En fait, j’aimerais bien aimer, aimer passionnément. Une vraie histoire. Comme on raconte dans les livres. Toute la journée j’y penserais, toute la journée je me ferais belle, je m’épilerais, je me parfumerais, je me mettrais plein de bijoux et je l’attendrais.

Et lui, ce serait le plus beau, le plus fort. Il me dirait qu’il m’aime et mes frères enfin ils la fermeraient. ​​ J’en rêve moi d’un amour pareil.

Bon, il faut que j’aille voir la chouette. ​​ Ils se sont encore trompés dans mon décompte d’heures du mois dernier. Ce n’est pas le moment qu’ils m’arnaquent.

Ce mariage, il me mange toutes mes économies ; et je veux aussi qu’elle me confirme pour ma semaine de vacances, ça tombe fin juillet, ce n’est pas ma faute

à moi, on ne se marie qu’une fois.

Enfin, on ne devrait se marier qu’une fois.

Après, en août, c’est le ramadan, alors on n’a pas le choix. Farid, il n’est pas embêtant pour ça, il m’a dit devant sa mère qu’il le faisait mais il m’a fait une espèce de grimace dans son dos qui disait le contraire. En plus il a rajouté tout bas :

— Dis rien à ma mère, elle est coincée là-dessus.

Ça, pour être coincée, elle est coincée.

Elle n’était pas contente l’autre fois parce que c’est moi qui ai choisi les rideaux.

Tous les dimanches, on va manger chez elle. Elle fait cinquante plats. Je vais prendre vingt kilos ! C’est bon, mais il ne faut pas exagérer. Y aller tous les dimanches, toute notre vie ? Faut pas qu’elle rêve ! Je ne le supporterai pas. Elle est debout derrière lui et elle le sert.

Alors moi, je ne sais plus quoi faire. C’est à peine si elle me regarde.

T’en fais pas, il dit Farid, elle t’adoptera. C’est un peu long mais ça viendra.

On verra bien.

 

Tiens, voilà Patricia, il faut qu’on aille laver Monsieur Girard, il n’est pas très en forme.

Sa parkinson évolue vite. Il commence à trembler. C’est un géant, cet homme là et j’ai mal au dos.

Été – La narratrice

 

Le temps s’est arrêté mais pour combien de temps ?

Il s’est arrêté de quoi ?

Sûrement pas d’interrompre son œuvre….

 

La Provence est plombée sous un soleil d’enfer. La maison est grouillante de monde. C’est une très vieille bâtisse, au cœur du village. Le soldat inconnu veille sur nous jours et nuits. Les volets sont fermés et l’épaisseur des murs retient à grand peine un peu de fraîcheur.

Les cigales chantent à tue tête. Les hurlements des enfants, les rires, les cavalcades réveillent les adultes qui somnolent à l’ombre des tilleuls. Ils reprennent alors leurs livres sérieux car il leur faut bien, en toutes circonstances, préserver leur image mais inexorablement ils se réassoupissent.

Les tablées sont gigantesques, les saladiers débordent de crudités de toutes couleurs, le rosé coule à flot, nous trinquons à l’amour pour un oui pour un non, toutes les occasions sont bonnes. Les jours se suivent ; le temps, c’est quoi déjà le temps… s’arrête, demain il fera encore beau… Tout va bien.

Le temps s’est arrêté aussi là-bas, à la Résidence des Oliviers ; il s’y est même arrêté pour l’année entière et pour les suivantes.

Maman est en pleine forme deux jours sur trois ! Pleine forme ? Suivant son humeur, après avoir échangé quelques mots sensés et en général charmants, elle dialogue avec sa mère et tient son frère pour un mauvais sujet, elle a des dossiers en attente, il faut que nous la conduisions le plus vite possible à son bureau ou bien elle prend un air fâché et regrette un peu de ne pas nous voir vues depuis…si longtemps ! Puis, sans transition aucune, elle revient au présent et nous demande des nouvelles de nos enfants !

Inutile de décrire le troisième jour où la bouche ouverte, la tête penchée sur la poitrine, elle dort, ne nous reconnaissant pas et n’ouvrant la bouche, mue par un curieux instinct que pour avaler son potage. L’appétit des personnes âgées dans les maisons de retraite justifie à lui seul les prix pharaoniques demandés.

Elle a, c’est comme ça, été mutée de l’aile respectable de la salle à manger à l’aile des personnes qui nécessitent une attention particulière et éventuellement un peu d’assistance.

Il y a pire, bien pire, il y a le coin du fond réservé aux personnes totalement assistées. Plus on s’en approche, plus le silence y est dense. Personne ne parle sauf bien sûr le personnel. Chacun est muré dans sa propre histoire, prisonnier de sa maladie, ligoté par l’âge.

Dans une recherche d’une meilleure rentabilité, on entendra peut être dans quelques décennies des haut-parleurs délivrer les seuls sempiternels messages qui se limitent à : … ouvrez votre bouche…. Prenez vos cachets…. Ne retirez pas votre serviette… non, ne crachez pas….encore une bouchée….ne vous levez pas, j’arrive…

Il y a encore maintenant des échappées, quelques dialogues plus joyeux entre aides-soignantes ; elles sont gaies comme des pinsons … t’as passé un bon week-end…. t’as reçu ta fiche de paye ? T’as encore combien de jours de RTT ? E ton chéri, ça va ?... et quelques chuchotis pour de menus secrets que des oreilles ennemies pourraient surprendre.

Il n’y a pas d’impatience ici, car tout le monde le sait que le temps mène à la mort.

Souvent des hurlements jaillissent …maman… personne ne s’en émeut ; des grondements, des suffocations, des hoquets, des gargouillis immondes; tout cela est encore loin alors ; conseil : ne pas se retourner pour voir d’où viennent ces bruits car ils sont tous là avec leurs grands bavoirs et c’est insoutenable.

En y réfléchissant, ce coin de salle à manger est bien le seul lieu où il y a enfin égalité totale ; égalité entre les hommes et les femmes, égalité sociale, égalité entre personnes d’âges différents, égalité de l’issue car lorsque l’état du pensionnaire se dégrade encore plus, il disparaît. Plateau/repas en chambre vous dira t’on d’un air entendu.

Je m’obstine à dire bonjour et bonsoir à tous ces morts-vivants, figés, au regard vide, laids.

Qu’il y a-t-il, c’est une énigme, derrière tous ces visages déformés, figés par la vieillesse ?

Un reflet encore mais un reflet de quoi ? De l’âme ? Quelle horreur !

Oui, et c’est le plus terrifiant, on voit dans tous ces masques l’enfer que nous serons plus tard.

Sa voisine de table, Madame Mercier est d’une pâleur sépulcrale ; les cheveux blancs, ternes, tirés en arrière, retenus par une grossière barrette, elle semble porter sur ses épaules toute la fatigue du monde. Silencieuse, elle esquisse un vague sourire à notre arrivée, se tend légèrement en avant, puis retombe sur elle-même ; un masque de souffrance gommant le sourire, la main sur l’estomac. Inutile de lui demander si elle a passé une bonne journée car la réponse quasi inaudible est invariablement la même « non ». Nous sommes pour un instant objet de sa lasse curiosité. Maman la salue tous les jours d’un « bonjour Monsieur » qui la laisse complètement indifférente. C’est comme ça maintenant, c’est acquis, nous avons renoncé à rétablir une réalité qu’aucune des deux ne demande !

Les serveuses, ​​ jeunes et rapides distribuent des assiettes de soupe non salées et brulantes. Chacun est sensé se débrouiller dans cette partie de salle à manger. Madame Mercier n’a rien perdu de sa dextérité et n’a besoin d’aucune aide.

Elle soupire, se penche et absorbe son potage comme un martyr ferait d’une potion mortelle ; Maman est incertaine dans cette aventure. C’est pour cela que nous sommes toujours là. Certains jours, tout va bien ; pour d’autres plus nombreux au fil du temps, elle doit récupérer ses automatismes et il faut qu’on lui mette la cuillère dans la main. ​​ Le geste alors se fait et ne retrouve sa précision qu’au fil des cuillerées ; la première étant en général catastrophique ; le chemin de sa bouche s’est perdu, elle le regagne non sans difficultés.

Quant aux malheureux que les aides-soignantes n’ont pas trop repérés justement par ce qu’ils sont silencieux, ils font des tentatives avortées donc bougent un peu, donc semblent vivants ; il n’est pas rare alors que la serveuse desserve l’assiette pleine en toute bonne conscience.

— Vous n’aimez pas la soupe aujourd’hui Monsieur Untel, pourtant elle est bonne…

Lassitude, fatigue, découragement, impossibilité physique, aucune réaction.

Monsieur Miles est derrière, ce n’est pas à lui que cela arriverait. Hier, voyant qu’il n’était pas encore servi, il a jeté un « au secours » qui m’a fait sursauter.

Il me plait cet homme, est animé d’une force étonnante ici ; comme il continuait à se lever pour un oui pour un non, la parade ne s’est pas fait attendre. « Ils » l’ont coincé contre le pilier ; il n’a plus aucun recul, ne peut plus repousser sa chaise, se dresser et prendre la poudre escampette ! Cela n’a pas du tout l’air de lui plaire ! Il bougonne, parle un peu tout seul, se rembrunit.

Nous sommes à la lisière des « moulinés »… tout se mouline ici… la quiche salade que vous voyez dans l’assiette de votre voisin vous est servie car vous avez un problème de dents…moulinée ! Elle devient donc bouillie verdâtre !

Qui décide du « mouliné » ? Personne ne le sait mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ; tous ceux qui sont à peu près valides arrivent plus facilement et plus rapidement à manger des purées de toutes sortes que des plats qui nécessiteraient d’être coupés, attrapés par une fourchette… A la petite cuillère, vite et bien, c’est parfait pour tout le monde.

Le service doit être complètement terminé à 19h, pas de temps à perdre, pas le temps de déguster !

Finie donc la fraicheur de la feuille de salade, finis la carotte fondante et la pomme de terre grumeleuse, le poireau filandreux et la betterave sucrée. C’est une sacrée étape car c’en sera fini pour toujours des textures différentes, des goûts originaux… bienvenue dans l’univers uniforme du mouliné !

Je me retire quand maman occupée à manger sa compote me dit selon les jours d’un ton convaincu « Allez y, c’est votre heure » « Va t’occuper de ton mari » ou « C’est moi qui règle, vous êtes mon invitée »…

 

Les soirées sont longues. Il fait encore jour.

Voiture chaude. Fenêtres ouvertes.

Du vent, donnez-moi du vent qui balaye tout.

Solitude enfin et retour à la vie.

Mais demain, de quoi sera fait demain pour moi ?

Je n’accepte pas l’idée de cette déchéance annoncée.

 

Il faut du courage pour se suicider. Je ne crois pas que ce soit le courage de l’instant ultime et du comment.

Je crois pouvoir faire ce pas. Le grand saut ne dure qu’un instant. Mais il m’est insupportable d’infliger pareille douleur à mes enfants, à ceux que j’aime. Je tourne et retourne le problème dans ma tête et ne trouve aucune solution.

Les préparer, mais comment ? Comme on prépare un plat mais quels en sont les ingrédients ? Réunion au sommet ​​ « Mes enfants j’ai quelque chose à vous dire… » J’imagine !

J’ai acheté en 3 exemplaires « La dernière leçon de Noëlle Chatelet ».

Je ne l’ai pas donné à l’ainée qui était dans une phase conjugale difficile jugeant que ce n’était pas le bon moment d’en rajouter, la seconde m’a dit :

— J’ai lu la 4ème de couverture, en avais entendu parler et l’ai foutu en l’air.

Quant à la petite dernière, son commentaire a été lapidaire :

— T’es louffe ou quoi !

Alors, faute de mieux, j’ai abordé avec elles le problème de l’euthanasie, elles l’ont évacué d’un revers de main, sourire aux lèvres, avec cette phrase qui me fait encore frémir d’horreur

— N’y pense même pas Maman, on ne pourra jamais le faire mais t’en fais pas tu ne souffriras pas.

Qu’en savent-elles des longues agonies qui n’en finissent plus ?

Qu’en savent-elles de ce qui passe dans la tête des vieux quand ils sont cloués dans leur fauteuil roulant toute la journée ?

Savent-elles qu’un « beau jour », ceux qui s’intéressaient à la vie, qui avaient parcouru le monde, qui pensaient même, il y a peu, le découvrir encore, ne lisent plus, ne s’informent plus, ne se sentent plus concernés, n’ont plus aucune envie, d’aucune sorte, murés dans l’antichambre de la mort.

Qu’en savent-elles des raz le bol alors qu’il fait beau et qu’il faut aller voir maman et cela depuis des années et cela sans fin et cela sans aucun échange ni plaisir ?

Qu’en savent-elles ?

C’est la suite ininterrompue de ces visites qui est insoutenable d’autant plus que plus rien ne se passe, que plus rien ne se passera et que les souvenirs gardés seront ceux de la décrépitude, de la déchéance, du gâtisme.

 

Été – Maman

 

Ne plus faire de choix ou plutôt faire le choix de ne pas en faire

et se taire quoiqu’il arrive.

 

Avant je croyais que c’était simple, qu’il y avait un temps pour tout. Un temps pour apprendre, un temps pour vivre, un temps pour jouir, un temps pour souffrir, un temps pour mourir. Maintenant, je ne sais plus ce qu’est le temps. Il est en alinéa, des petits points qui se succèdent. Je sais bien que je suis de plus en plus absente.

Je sais que je suis de moins en moins là. De plus en plus endormie, dans mon cocon. Je vois leurs yeux affolés qui petit à petit deviennent désabusés ; elles en prennent l’habitude.

Je me disais: il va falloir apprendre à lâcher prise, il viendra un temps où il faudra se laisser aller ; cela n’avait aucun sens. C’est au moment où on est face à la réalité que tout revient en boomerang.

Aujourd’hui je suis dans ce temps-là et alors ? Il n’y a rien à apprendre, ni à savoir.

Je découvre un nouveau monde : le monde du « tout petit ». Petite autonomie, un tout petit peu de temps devant soi! Petit souffle de vie, encore.

 

Derrière moi ? Une accumulation de souvenirs qui se mêlent et s’entremêlent, dont je ne distingue plus les contours et qui s’effilochent, disparaissent et me ramènent à la source : le vide.

Devant moi ? Le vide aussi. Tout s’est resserré, hier la naissance, demain la mort.

Me laisser vivre, c’est me laisser mourir. Je n’ai pas d’autres choix et ne peux même pas précipiter les choses. Il faut de l’énergie, de la force, de la détermination pour se suicider, je n’en ai plus ; il ne me reste qu’un misérable souffle de vie.

Alors je m’installe dans ma solitude, cocon que je crée de toutes pièces autour de moi.

Il me faut lutter pour la préserver car elles viennent tous les jours et commence alors la ronde infernale des questions habituelles :

— Comment vas-tu aujourd’hui ?

Comme si aujourd’hui pouvait être très différent d’hier et de demain…

— As-tu bien déjeuné ? Qu’as tu fait ?

Questions stupides ; alors je triche, je jongle, je m’offre des bulles de silence. Je ferme les yeux, je ne réponds rien et laisse mon esprit divaguer. Seule fuite encore autorisée ! Quelque fois je brouille les pistes, ça m’amuse. Je dis un petit peu n’importe quoi mais je crois bien que certains jours je les confonds un peu.

— Maman est dans son fauteuil, elle est « out » aujourd’hui.

C’est ce que j’entends quand elles se passent un petit coup de fil. « Out ». Quand donc s’exprimeront-elles normalement ?

Il m’arrive, c’est vrai, de plus en plus souvent de ne pas savoir ce que je fais là, où je suis ; je n’en parle pas, elles diraient que je deviens folle.

Par contre, ce que je sais c’est que je ne suis plus dans l’attente, que je me noie dans le présent. Je vis même dans la minute m’étonnant presque de me réveiller le matin.

Je m’accroche. J’ai entendu ça ; qu’est ce que ça veut dire ? Quelle ineptie ! Je tente de regarder encore en avant car c’est la vie mais me retrouve plongée dans le passé, inéluctablement ; alors j’essaie de le comprendre. Je n’y arrive pas. Mes filles ? J’ai du mal à les quitter mais pourquoi ? C’est là que je bute. J’ai du mal à les quitter parce que je crois que si je les ai mal aimées, je les ai quand même aimées. Il faut qu’elles le sachent avant qu’il ne soit trop tard.

J’étais tellement curieuse de tout quand j’étais jeune, j’avais tellement d’envies. Envie de réussir ma vie professionnelle, envie de découvrir le monde, envie de faire des partages avec tous ceux qui m’entouraient, envie de vivre et puis j’ai eu des enfants ; des enfants, drôle de chose, je n’étais pas préparée à ça ; des filles, que des filles, elles sont sorties de moi, je les ai regardées, petits corps étrangers, je les ai nourries, je les ai vues grandir comme de l’herbe grandit, loi de la nature.

Pourquoi à l’époque n’avais-je pas envie de les embrasser, de les caresser, de faire toutes ces choses que font les autres femmes. Non, je les aimais. C’était simple.

Il n’y avait aucune raison d’en rajouter. Quand une venait se nicher contre moi et m’embrassait je lui disais : « Caresse de chat donne des puces » et elle se sauvait en riant.

Tour à tour maintenant, elles viennent, elles entrent dans ma chambre et elles me comblent de petits mots gentils, de caresses, elles me font mon chignon, elles me massent les mains, elles me posent des questions sur leur enfance mais qu’est ce que j’en sais de toute cette période ? Tout est passé si vite.

Je ne réponds pas, je ne sais pas répondre à ça. Je les confonds. Trois, c’était trop, beaucoup trop.

Finalement je crois que j’aime leurs baisers.

Je me demande, je me demande vraiment si j’ai été une bonne mère.

C’est trop tard maintenant, le temps est passé. Comment établir un dialogue quand il n’y en a jamais eu ? Elles étaient mes enfants, j’étais leur mère, c’était bien comme ça.

Un jour la bascule se fera… Je suis extrêmement sereine.

Un jour je ne me réveillerai plus, un jour ce sera fini. Ce n’est pas que ma vie se sera arrêtée, mais que la mort m’aura rattrapée.

Tous les matins, je m’étonne d’être encore là. Quelque fois contente, quelque fois non, j’en ai assez, il faut que ça cesse ; cette histoire là est finie. Je n’en peux plus ; la mort m’oublie.

D’ici-là, je dépends des uns, je dépends des autres.

On me lave ? C’est très bien. On ne me lave pas et alors…

On me raconte des choses, je ferme les yeux, je semble dormir.

On ne m’en raconte pas, c’est pareil, je ferme les yeux, je semble dormir….

Et puis que leur dire ? Que j’aimerais être seule, que j’aime cette douce somnolence où je peux jouer avec mes souvenirs. Impossible. Que je voudrais rester dans mon cocon silencieux et accueillir les choses ; elles viennent maintenant à moi, puisque je ne peux venir à elles.

Leur temps, à eux, tous ces gens qui m’entourent, ne m’apporte plus rien, il les rassure, moi il m’oppresse.

— Bonjour Madame Mariani, c’est l’heure de se lever

— Bonjour Madame Mariani, c’est l’heure de la toilette

— Bonjour Madame Mariani, je vous emmène déjeuner…

L’heure oui, j’aimerais savoir l’heure, me préparer à leur entrée, anticiper pour ne plus entendre mais attendre ce « Bonjour Madame Mariani ». Je ne peux plus la lire.

Et pourtant, malgré ce métronome de vie imposé, il m’arrive de ne plus savoir si on est le matin, l’après-midi, au petit jour, à la tombée de la nuit ; quelle importance ? Les petits bouts de solitude que je grappille et qu’ils me laissent sont comme des nuages, temps qui s’effiloche ou gros cumulus bien circonscrits ; coup de vent, tout disparaît ; vide, que c’est bon ce vide ; ne plus penser, se laisser aller, approche silencieuse et sereine vers là bas, de l’autre coté du mur.

Finalement ça n’est pas difficile de perdre ses repères, c’est confortable. Je ne fais plus aucun choix ; je ne prends plus aucune initiative, ​​ je me laisse vivre.

Tout est fait pour moi.

« On » choisit mes vêtements, « on » choisit quelle occupation je vais avoir, « on » a décidé qu’il fallait mettre la cinq : pourquoi ? Un petit film de temps en temps, j’aurais peut-être aimé. Mais non….

— Pour maman, vous mettez la cinq et la cinq uniquement.

Une jeune personne m’a fait les ongles ! Jamais, pas un seul jour de ma vie je n’avais mis de vernis à ongles. Je trouvais ça stupide, je trouvais ça un peu vulgaire, je trouvais ça futile.

Eh bien maintenant « on » m’a fait les ongles et je vois ça au bout de mes doigts ! Taches de couleur ; ce ne sont plus mes mains, ce n’est plus moi.

 

Il me reste encore un peu de ce drôle de temps élastique pour réfléchir au sens de la vie.

Mais cela n’est plus du tout douloureux, c’est simplement une interrogation qui vient du plus profond de moi : Qu’ai-je fait ? Est-ce que toute cette vie passée, c’était pour rien ? Ou est-ce que, quand même, quelque part il y a un sens ? Ce ne peut être autrement.

J’aurais l’impression d’être une invertébrée s’il n’y avait pas de sens.

Plus j’approche du terme, plus je me dis : le temps n’existe pas, rien n’existe et pourtant le monde est là.

Ce monde est sous l’œil de quelque chose qui est plus fort, plus transcendant, plus important, plus indicible que tout ce que l’on peut imaginer.

Pour moi, ​​ ce n’est plus vraiment une interrogation, c’est une forme de certitude mais une certitude qui ne repose sur rien, c’est très difficile à concevoir.

Se poser des questions sur l’infini, sur le lendemain, sur Dieu, au moment où je ne suis plus rien ; un tube digestif.

Je m’offre un dernier plaisir, celui d’être de plus en plus silencieuse. C’est la seule chose qui me reste, pouvoir choisir d’être ou de non être. Je suis tranquille, je ne dis rien.

Elles sont rassurées, elles m’imaginent heureuse. Et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Mon secret est comme une blessure à vif. Il m’oblige à un tête-à-tête avec moi-même insupportable. Leur dire la vérité ? Avouer ? Ce serait une trahison envers moi-même, leur donner cet enfant en pâture.

J’ai tenté cependant, c’était mon ultime appel à l’aide. Elles n’ont rien entendu. Peut-être n’ai-je rien dit.

Il me manque mon garçon, le petit dernier ; je l’attendais. Il n’a pas forcé la porte.

Je lui avais dit plein de choses déjà. Je lui avais dit la vérité ; je lui avais dit : je n’en peux plus. Je lui avais dit :

— Tu seras le dernier, ça n’est pas possible autrement. Je ne peux plus, je ne veux plus avoir des enfants comme ça qui se succèdent tous les deux ans ; toutes ces filles, je n’arrive pas à les aimer vagissantes, grimaçantes, affreux petits singes ; elles envahissent tout, la vie s’arrête, tout est centré autour d’elles, elles font trop de bruit… elles demandent trop de choses… elles … Tout cela est intolérable. Mais toi, c’est différent. Tu seras mon soleil.

Je t’aimais déjà. Je t’aimais mais c’est toi qui as choisi de partir.

Souvenirs atroces, murs blafards de l’hôpital, douleurs, déchirements, souffrance, solitude infinie, seule avec la mort qui œuvrait dans mon ventre.

— Non, reste, je te veux, ne pars pas…

Flots de sang qui s’écoule, béance, obscénité, mes deux jambes ouvertes sur un seau en plastique bleu, expulsion d’une chose gluante, dégoulinante, visqueuse, affreuse et pourtant j’aurais voulu te prendre, te laver, te lécher comme une chatte ses petits. Il me manque ces gestes que je n’ai pas faits, il me manque la chaleur de ton corps sortant du mien, il me manque encore de n’avoir pas pu te dire un mot, te chanter une chanson, t’accompagner dans ta non vie.

Pourquoi m’as tu refusée ? Désavouée, abandonnée ?

J’aurais pu avec toi apprendre à être mère ; j’aurais fait de toi un homme.

J’aurais peut-être même pu les aimer, elles…. Et tu serais là maintenant, mon fils.

Tu me manques terriblement.

Tous les jours j’accouche de toi.

Je sais que je perds la raison, à petites doses ; je vois leurs regards.

Elles ne sont plus pétrifiées, elles ne m’observent plus à la loupe, elles ne dissèquent plus mes mots, elles s’obstinent juste quand elles arrivent à me dire un bonjour maman tonitruant qui me réveille et m’indispose suivi d’un :

— Qu’y suis-je ? Me reconnais-tu ? Et là, leur figure souriante, déjà ridée, déjà vieille s’approche de moi et m’embrasse.

J’ai horreur de cette intrusion subite, j’ai horreur de ces baisers de convenance.

Je vois bien que je déapprends, je ne marche plus, je ne m’habille plus toute seule, je sais probablement encore lacer mes souliers mais je n’en porte plus ; ils sont affreux ces chaussons gris ; je vois bien le grand bavoir dont on m’enveloppe, je la sens la cuillère qui glisse.

 

Je n’aspire qu’à une chose, te retrouver mon petit perdu, voir la couleur de tes yeux, te prendre tout contre moi et rester là, heureuse, enfin comblée pour l’éternité.

Mais il me faut vivre encore. La mort m’a oubliée.

 

Été – Patricia

 

Les orages n’éclatent jamais brutalement,

ils sont précédés d’heures chaudes, lourdes, étouffantes.

 

J’ai cru que je n’arriverais jamais. Il m’avait promis de garder Véronique, elle ne voulait pas aller au centre aéré et sa mère ne pouvait pas la prendre. Impossible de compter sur lui.

J’ai dû appeler la maman de Jim et je lui ai jetée au passage. Elle était contente ma Véro de voir son copain mais toute chiffonnée que son père l’ait oubliée. Du coup je n’ai pas eu le temps de faire refaire des clés. Il faut aussi que je passe au sup. Je n’ai plus de nourriture pour les chiens et du lait, il faut que je pense au lait.

Ce soir, il y a une réunion de l’association. Là, il faut que j’y sois donc il faut vraiment qu’il rentre ; je ne veux pas les laisser seuls mes deux loustics, la maison est trop isolée.

Je n’arrive pas à le joindre, il se met toujours en messagerie. À quoi ça sert d’avoir un portable ?

Je n’aime vraiment pas quand on s’engueule mais, hier soir, il a vraiment attigé.

Il était bien 10 heures 1/2 quand il est arrivé sentant le pastis à plein nez.

D’abord il n’a pas retiré ses chaussures qui étaient pleines de boue. Je n’ai rien dit mais ça m’a énervée. Il n’a pas fait le mariole et a dîné sur le bout de la table.

Nous, on avait fini, les enfants regardaient le grand show de Patrick Sébastien.

Je triais des papiers, j’ai des feuilles de soins à envoyer à la mutuelle et je dois payer l’assurance.

Pas un mot, et puis tout d’un coup, il me dit qu’ils ont décidé à la caserne de faire une grande fête à Bolduc début septembre. Tout le monde sur la plage un week-end entier ; ils apporteront des tentes, des barbecues, un cochon et un mouton.

Lui et Marcel iront chercher des moules et les feront à la plancha ; c’est bon ça.

— L’année dernière on était une trentaine, cette année on sera plus, on s’était marrés, tu te souviens ?

Si je me souviens… Il était saoul comme un Polonais.

— Et après on les foutra à l’eau, les filles… elles s’y attendent pas. Quelle idée d’avoir des femmes à la caserne. 

Et il est entré dans un grand monologue sur leur manque d’attention, de prise de décision, de force, de sens de l’orientation, tout y est passé. Ça commençait à me courir ; j’ai horreur de ces discours macho. Qu’il les fasse à la caserne devant les autres, c’est son affaire mais à la maison…

Il fallait que je couche les enfants, j’y suis allée. J’ai donné à manger aux chiens, j’ai fermé la maison et suis montée, à mon tour, me coucher. Il finissait une réussite sur l’ordi. J’ai lu un peu et je l’ai entendu dans l’escalier ; il arrive, se couche et me saute dessus. J’ai dit non je suis trop crevée. Alors là il m’a fait une scène, mais une scène… Que les femmes, les vraies, etc. etc… et tout un discours ; je n’ai rien dit, je me suis mise en roue libre, je ne voulais pas répondre, mais ça a été plus fort que moi quand il m’a dit :

— Ma pauvre fille, à force de ne pas faire l’amour tu vas devenir frigide et racornie comme ta mère…

J’ai explosé et je lui ai dit son fait.

Je n’en peux plus de cette vie où il n’est jamais là, où il ne pense qu’à la fête, aux copains, où je ne peux pas compter sur lui. J’en ai assez de cette vie où je fais tout. J’en ai assez de ses allures de macho alors que je sais ce qu’il y a derrière. Il est tout en gueule. Je n’en peux plus.

Après, impossible de m’endormir et je pensais à ce gâchis ; il rentre de plus en plus tard ; quand c’est l’été il va voir les copains; dès l’ouverture de la chasse, c’est pire encore, c’est tous les week-ends et le soir à la passée.

J’en ai marre de ces cuissots de sangliers qui débordent du congel. J’en ai marre du chevreuil, des petits oiseaux à plumer, j’en ai marre.

Quand j’y pense… Ensorcelé…Ensorcelé….

Il me l’avait dit ce mot-là, il y a longtemps, on n’était pas encore ensemble. Enfin, on n’était pas mariés, on n’avait pas les enfants. C’était tout en haut de la colline, on y était montés la main dans la main et on s’était couchés sur le grand rocher plat pas loin du cèdre que la foudre a fendu en deux. Il était encore chaud du soleil pris dans la journée. ​​ Les cigales s’étaient tues, juste quelques cricris entretenaient le concert. On regardait le ciel et on faisait des vœux, plein de vœux à chaque étoile filante. En août, on ne voit que ça…c’était un bouquet d’avenir heureux qu’on se faisait.

L’occasion de s’embrasser. Encore et encore.

C’est là qu’il m’avait dit :

— Je n’ai jamais été aussi heureux, tu m’as ensorcelé.

J’avais ri et répondu un truc du genre :

— Qui sait au lieu d’être fée, je suis peut-être une sorcière, elles ensorcèlent aussi…

C’était un temps joyeux ; insouciant.

Maintenant, c’est autre chose. J’ai vite déchanté. Je voulais absolument rester dans mon rêve alors ce sont les illusions qui m’ont permis de vivre, je me suis raconté des histoires, j’inventais des jours heureux.

On ne construit rien sur le rêve, le bonheur repose sur la réalité perçue et la réalité, elle n’est pas belle à voir.

L’amour s’est transformé en tendresse ; je le vois comme un grand gosse, un de plus à nourrir, à vêtir. Mais la tendresse n’est-elle pas la première trahison de l’amour. Elle s’insinue doucement, donne bonne conscience, colle à la peau, sangsue invisible.

Il faut que je me confronte à la réalité, que j’en aie le courage mais je ne peux pas faire les choses toute seule, il faut que nous en parlions et je crains tellement les remises en questions avec reproches, pleurs, scènes, questionnements que je recule. Se réconcilier sur l’oreiller, c’était bon ça aussi autrefois, maintenant ça n’a plus de sens car je n’oublie plus rien sur l’oreiller.

Me dire que je pourrais le perdre me permettrait-il de l’aimer à nouveau ?

Je m’y essaie ; je voudrais qu’il se pose la même question ; ​​ pauvre folle, il n’y a aucune raison, il est bien dans ses baskets, lui ; il ne pourrait même pas envisager ne serait-ce qu’une seconde que je le quitte, il a tort.

Ce papier m’a bouleversée. C’est bête, je me conduis comme une midinette. Espérer un lendemain extraordinaire ne change rien à aujourd’hui et j’ai plein de choses à faire !

Elle a raison Malika, je ne suis pas si vieille et décatie que ça.

Juste endormie.

On ne fait plus rien, on ne sort plus ; c’est peut-être de ma faute, c’est moi qui ne veux plus aller à ces fêtes où ils ne racontent que des blagues de potaches et se saoulent la gueule.

Des amis ? J’en ai bien sûr. Mais avec les enfants, la maison qui est isolée, mon travail… C’est de plus en plus compliqué. En plus, il ne fait plus aucun effort, quand il ne les aime pas, ça se voit, il fait une de ces tronches et moi je ne sais plus où me mettre.

J’ai peut-être un ou deux kilos de trop, pas plus.

Ce papier, c’est un coup du destin, jamais je n’aurais imaginé qu’il soit pour moi. C’est vrai que trois fois sur quatre je n’ai plus le temps de me maquiller ; je suis toujours à la bourre ; le matin je saute dans mon jean.

Mais le temps passant, je me dis pourquoi pas…Pourquoi est ce que je n’aurais pas droit à un tour de plus, un tour d’amour, un tour de folie et puis je rentrerai dans le droit chemin.

Puisque c’est comme ça, je vais m’acheter une petite robe. J’ai de jolies jambes, autant les montrer.

Chaque fois que je croise dans les couloirs Grégoire, les autres aides-soignants de l’unité d’Alzheimer ou les garçons de la cuisine ça fait tilt. Je tente de deviner. Est que ce serait l’un deux l’amoureux transi ?

Je les regarde dans les yeux mais à dire vrai, je n’ai aucun indice. Cette histoire m’obsède.

Ah il y a aussi l’ambulancier. Il m’aime bien celui-ci, je le sais ; ça fait un bout de temps qu’on se connaît. On était au CP ensemble. Il se serait déclaré plus tôt si c’était lui.

Le jardinier ? Il n’entre quasiment jamais dans les bâtiments et puis, il est trop vieux.

Il n’y a vraiment rien qui me mettre sur la piste.

Il faudrait peut-être que je me fasse couper les cheveux. Une autre tête, on dit que c’est une autre femme… C’est tout un programme. Faut vraiment que ça change…

La nuit, je fais de drôles de rêves, je vois des portes qui s’ouvrent, il y en a des milliers, à l’infini comme dans des glaces qui se font face et puis j’arrive là dedans et je me vois dans toutes ; je me penche, je me regarde et c’est mon visage qui se démultiplie à l’infini; je ris alors, je ris comme une folle, à gorge déployée et le feu, un grand feu m’enveloppe, ce n’est pas douloureux, au contraire, c’est une danse irréelle, feu, flammes, visages, chevelure rouge vif qui pousse, qui pousse et qui se répand devant moi, la route est tracée, elle est longue et je me vois partir en dansant jusqu’à ce que je sois petite, toute petite, là bas au loin et là, tout d’un coup, j’ai une peur bleue car je sais qu’il va avoir des crépitements, des bombes, des hurlements, des scènes atroces, je vois des femmes éventrées, des intestins qui se répandent, des chiens qui hurlent, et je me réveille en criant.

Je vais aller voir le toubib, ce n’est pas normal ça.

 

Été – Monsieur Miles

 

La décision est prise ;

ne pas la prendre, c’était mourir à petit feu ;

la vengeance est l’aiguillon de la vie.

Pouvait-il donc faire autrement ?

 

— Je l’ai bien pensé, Charlotte, que t’aimerais pas ce que je vais faire mais c’est comme ça. T’es plus là.

Le tuer, c’était décidé, je te l’avais dit, mais je savais pas comment faire.

Je n’ai plus 30 ans et il est encore costaud sinon, je lui aurais cassé la gueule mais je risque de prendre un mauvais coup. J’ai pas mon fusil ici, j’ai rien. Je l’ai croisé dans le couloir l’autre jour, Malika était à coté de moi.

Je lui ai dit :

— Qu’est-ce qu’il a ce vieux ? 

— Il ne faut pas parler comme ça Monsieur Miles, c’est Monsieur Girard, il a une maladie de Parkinson, c’est pourquoi il marche si lentement, nous ne sommes pas pressés, chacun a ses petits problèmes ici, il faut être gentil Monsieur Miles.

Elle m’énerve cette petite mais elle est belle, elle te plairait Charlotte ; toi tu as toujours aimé ceux de là bas, tu les défendais quand j’avais un mot de travers.

Il n’était pas question que je dise « ces bougnouls, y’en a marre, faut tous les renvoyer chez eux » car tu me regardais alors avec de tels yeux que tu me faisais peur Charlotte. Tu ne criais pas, non, c’était pire et peut-être même que pour ça tu m’aurais quitté.

T’étais une drôle de bonne femme, Charlotte, entière, prête à prendre la mouche ou des colères terribles mais si gentille après. Je savais bien que je n’avais rien à craindre et que derrière tes cris, car tu criais Charlotte souvent, y’avait que tu m’aimais quand même.

Qui tu venais chercher quand t’avais de la peine ? Moi, ton vieux mari et je te consolais. Et quand t’avais froid la nuit ? Tu te pelotonnais contre moi. Tu râlais souvent mais tu riais toujours. Un rien te faisait partir surtout quand c’était moi qui, pour une raison ou une autre criait. Tu attendais que ca passe, tu me laissais faire, dire des mots et des mots et tout d’un coup je le voyais, t’allais te mettre à rire et c’était fichu, je ne pouvais pas rester dans la colère ; je me mettais à rire avec toi. Tu vois, tu me fais rire encore mais il faut que je continue, que je te dise, c’est sérieux maintenant. Donc, le grand con, il a une parkinson ; ça tue à petit feux ; y’en a deux, trois ici, ils glissent vite ; il est foutu.

C’est pas pour ça que je vais pas le tuer.

Il m’a vu aussi ; on s’est toisés mais je n’ai pas baissé les yeux. C’est pas par ce qu’il m’a pris ma terre qu’il faut qu’il se croit. Du reste, il le sait pas lui, mais je me prépare. Tu sais, tous les cachets qu’ils me donnent, eh bien je les garde. J’ai dit que je ne pouvais pas dormir. J’ai appelé l’infirmière plusieurs fois la nuit, et plusieurs nuits de suite, même qu’elle était furieuse. « Je peux pas dormir, je peux pas dormir, donnez moi des choses ».

Je réveillais le voisin. Alors elle en a parlé au docteur, il est venu me voir, il a dit que je faisais de la dépression et il m’a donné d’autres médicaments. Je les cache dans un plastique dans mes chaussures. Tu sais les grosses d’hiver, marron, rembourrées. Ils iront pas les chercher là. J’en ai un bon tas maintenant, de toutes les couleurs. Quand arriveront les mauvais jours je trouverai une autre cache.

Ils ne sont pas venus me voir cette semaine. Je n’ai plus de linge propre.

J’ai honte. Malika, elle m’a dit :

— Quand même Monsieur Miles, il faudra demander à votre belle-fille de vous apporter des chemisettes, il fait trop chaud pour avoir des manches longues.

J’ai dit qu’ils avaient du travail, que c’était l’été mais toi tu sais que ce n’est pas vrai, qu’elle se bronze toute nue. C’est pas une fille pour lui. Le malheur, il est entré dans la maison quand il l’a ramenée. Du reste, la terre, ma terre l’autre, il me l’aurait peut être quand même donnée si mon gars l’avait travaillée mais là, il avait beau jeu et trop content de me lancer :

— Mon fils, il te mènera quelques bouteilles quand le vin sera tiré.

Ils apportent le raisin à la coopérative comme nous, avant.

Ils nous ont changé de place. Il y a une dame à ma table, ils sont forcés de lui donner à manger quelque fois. Je ne comprends pas pourquoi je suis ici car dans ce coin là ils sont tous foutus. Lui, il est derrière moi. Je le vois pas, il ne bouge pas mais je sens qu’il est là. Je crois bien que son bras gauche ne marche plus. Je m’en fous. Je me lève, et question d’aller chercher quelque chose, je passe à coté de lui, près, très près, exprès et je le regarde. Il ne dit rien. Quand je peux, je lui balance un coup de pied dans le fauteuil, il sursaute, il a peur, je le louperai pas, il le sait. Il devine bien que je manigance quelque chose, il me connaît ; eh bien j’espère qu’il a la trouille, qu’il ne dort plus la nuit comme moi dans le temps quand il me faisait ses saloperies.

​​ Grégoire le grand, il n’est pas content

— Monsieur Miles, on vous l’a dit cent fois, vous gênez le service, restez assis.

Je l’aime pas ce grand con, c’est quand même pas un jeunot comme lui qui va me donner des ordres.

Les petites, oui, elles sont gentilles. J’aime bien la Patricia, elle a de beaux seins comme toi Charlotte. L’autre, celle qui a des cheveux frisées, j’ai oublié son nom, elle est pas facile ; elle a du caractère ; c’est une comme ça qu’aurait fallu pour le fils.

Je crois bien que son bras, à l’autre, il ne marche plus. Je te l’ai dit peut-être. J’oublie, j’oublie ce que je dis. Ils me donnent du vin à table, il n’est pas bon, une piquette ; le mien, c’était aute chose et je n’aime pas leurs serviettes, elles sont grandes, en plastique, elles m’étranglent alors je les retire.

Depuis combien de temps je suis là, je ne sais plus.

Tu me manques Charlotte. C’était quand, dis, que tu étais morte ?

 

Automne – Patricia

 

Quand la machine à rêves se met en route… attention !

Petit poisson deviendra grand….

 

Véronique a une otite, enfin elle a mal aux oreilles, il faut que je passe en vitesse chez le docteur ; au passage, je commanderai du bois chez André, il commence à faire froid. Je suis inquiète pour Mme Combe, elle tousse beaucoup et les antibios ne font rien. Elle doit faire un peu d’emphysème ; à son âge, elle peut y passer. Pauvre vieille, elle n’a jamais personne qui vient la voir. Elle est vraiment seule.

Ce n’est pas une vie ça. La solitude, ça me terrifie.

Je vois ça comme un vide et ça me donne le vertige. Il le sait bien, il en profite.

Il sait bien que je ne partirai pas, qu’il y a les enfants, qu’il y a la maison et toutes mes plantes, tous les arbres que j’ai plantés ; tout ça pour rien ? Non, je ne peux pas.

Elle est incroyable Malika, à peine mariée elle envisage déjà de reprendre sa liberté. Je trouve quand même qu’elle exagère. S’envoyer en l’air avec un jule juste avant le mariage, il faut quand même le faire.

Moi je n’aurais jamais pu. Faut dire que j’en avais des rêves avec lui.

C’est fou comme j’ai pu l’aimer et j’ai rien vu venir. Pourtant, tout était là, devant mes yeux ; je le savais qu’avec Martine, sa première femme, il cavalait déjà. Je le savais qu’il entrait, qu’il sortait, que c’est elle qui bossait. Mais non, j’ai cru que j’allais le changer, qu’avec moi ce serait pas pareil.

Il est tellement beau et fort. Pour l’aimer, je l’ai aimé. Et puis il avait mis le paquet.

On a retapé ensemble la pièce du haut. Ce que j’ai pu descendre comme gravats. J’en ai charrié des brouettes de ciment et décapé des tomettes à l’acide.

Quel chantier, quel bon souvenir !

On s’arrêtait en sueur à midi et on allait faire l’amour sous le platane ; il y a encore la vieille couverture dans le garage. Ça fait un moment qu’elle n’a pas servi, celle-ci, et elle risque pas de reprendre du service. Je n’ai plus envie de lui, il m’a trop déçue, je suis trop fatiguée.

C’est quand j’ai attendu le petit et que je suis venue vivre avec lui que tout est parti en vrille. Avant j’attendais le week-end, j’aimais cette attente. Le vendredi soir je sautais dans le train et là on avait les deux jours à nous, rien qu’à nous. On était les rois, on était les plus forts, on en a fait des plans sur la comète, on n’arrêtait pas.

Le chantier dans la petite maison, les bringues avec les amis, l’amour tout le temps, n’importe quand. Je ne sais pas comment on tenait le coup. Je rentrais à Paris complètement crevée mais si heureuse. Je dormais comme une masse dans le train.

Il fait froid ce matin, je crois qu’il y a un peu de givre sur le pare-brise.

Et la petite qu’est malade. Pourvu qu’elle puisse quand même aller à l’école demain. Sinon je ne sais pas comment faire. C’est pareil pour mercredi il m’a dit qu’il emmènerait Antoine dans la montagne. ​​ J’aime bien cette complicité père-fils mais je ne peux pas m’empêcher de râler car c’est sur moi que tout retombe pendant ce temps-là, les courses et le reste.

Il faut que j’aille faire faire un double des clés, il ne sait plus où il a mis les siennes.

Les couleurs sont belles en ce moment. C’est magnifique.

Grégoire m’a dit qu’il aimait mes bottes. Elles m’ont coûté assez cher. Il est sympa ce Grégoire finalement, mais trop jeune. C’est un gamin, il ne pense qu’à rire, plaisanter.

Les vieux l’aiment bien, il faut le dire ; il ne fait pas mal son boulot ; quand il faut, il assure.

Je ne le croyais pas quand il est arrivé ; je me disais un de plus qui va faire le coq et chanter pendant qu’on va bosser. Je m’étais trompée. Je ne sais pas ce qu’il va faire avec Malika. Je n’ai pas posé de question, c’est pas mes affaires mais quand même…

Elle se débrouille bien, elle est belle à croquer, je crois qu’elle a pris quelques kilos, son jean va exploser. Elle dégage cette fille. J’aime ses cheveux, cette masse de cheveux bouclés.

Moi j’ai tout coupé, court très court, ça fait ressortir tes yeux m’a dit Grégoire et t’es super. Qu’est-ce que ça m’a fait plaisir ! Il a dit aussi à Malika que ce n’était pas lui qui avait écrit ce mot ; je l’ai là dans mon agenda. Je l’ai gardé précieusement.

Je le regarde de temps en temps et ça me fait rêver qu’un homme ait pu l’écrire. Mais à qui ? Et pourquoi s’il ne se fait pas connaître ?

Le mien, il a pris une journée pour finir son mirador, ce n’est pas pour moi qu’il en prendrait une. Il a encore fallu que je me batte pour qu’il répare la fuite d’eau sous l’évier. Il en a eu pour trois minutes ; j’avais bien essayé de défaire le siphon mais impossible, je n’avais pas la force ou je m’y prenais mal, je ne sais pas. Quand je lui ai dit « où tu me le fais maintenant ou je vais dîner ce soir chez maman, j’y emmène les enfants et je recommencerai demain et tout le temps qu’il faudra tant que tu l’auras pas réparé », il s’y est mis. C’est quand même un comble d’être obligée d’en arriver là mais comment je pouvais faire sans évier ?

J’attends la fin de la chasse, je lui donne jusqu’au printemps, c’est bientôt là.

Mais s’il continue à n’être jamais là, si on ne fait pas ensemble l’extension côté chambre des enfants, je fous le camp. Je dis ça mais est-ce que je le ferai ?

Ça fait au moins deux mois qu’on n’a pas fait l’amour, il me demande même plus. C’est vrai, je devrais mais je suis si fatiguée le soir.

Pourvu qu’elle n’ait pas de température, car là, ils ne voudront pas me la prendre à l’école.

Zut, je n’ai plus de liquide pour l’essuie-glace, je n’y vois plus rien. Fabienne est encore malade. La chouette va me demander pour une garde de nuit. Finalement ça me fait des heures sups, c’est pas mal et j’aime bien l’établissement quand tout est calme, silencieux.

Les vieux, ils dorment la nuit, ce n’est pas fatigant.

Ah si l’autre fois M. Miles a fait des siennes. Il réclamait encore des somnifères.

Je l’aime bien, il a une sacrée gueule, toute burinée ; il parle tout seul maintenant, il marmonne et a l’air d’avoir une idée fixe. C’est pas bon pour les vieux de venir là ; il n’y échappe pas, il commence à descendre, à perdre son chemin, à oublier de prendre ses médocs.

On ne sait pas ce qu’ils ont dans la tête.  ​​​​ Beaucoup ont le regard absent, vide.

Un petit mot gentil et ça repart. Madame Combes m’a étonnée, elle m’a vue dans le couloir, elle m’a appelée et m’a dit

— Ma canette, tu es bien belle aujourd’hui,

Ça m’a toute ragaillardie. Je vais acheter un rouge à lèvres rouge pétard, il paraît que c’est la mode. L’ambulancier aussi m’a fait du gringue.

À l’époque je m’étais posé la question, lui ? Pas lui ?

Il est lourd dans ses blagues, il se serait vanté, ce ne doit pas être lui et heureusement car ça ne me plairait pas. J’ai vu qu’il reluquait Malika mais là, je ne crois pas qu’elle soit tentée. C’est une nature cette petite ; toujours en pleine forme, à rire et à bosser. Elle en abat du boulot mine de rien. Elle est courageuse.

Avec sa tribu de frères et sœurs qui comptent encore sur elle. Même maintenant qu’elle est mariée, c’est elle qui fait les courses, les papiers ; l’autre jour elle emmenait sa mère chez l’ophtalmo. On s’est croisées dans la rue. La vraie marocaine, avec ses kilos, ses robes, son henné et l’œil noir. Belle cette femme, trop grosse, mais belle encore. Elle était couverte de bijoux. C’était une occasion de sortie sans doute. Malika, elle était toute fière, c’était touchant.

Moi, ​​ je n’ai plus le temps de bavarder avec maman. Je lui laisse les enfants, elle est toujours contente. Je n’ose rien lui dire sur Paul, je sais ce qu’elle en pense. Mais je ne veux pas moi, tout casser. Encore que j’y pense maintenant de temps en temps. Qu’est-ce que je ferai ?

Il y a peut-être encore une chance, une petite chance qu’il se reprenne, qu’il voit le gâchis, qu’il fasse un effort.

On verra s’il se décide à faire la petite chambre pour Véronique ; la pauvre, elle a mal aujourd’hui. Le toubib va sûrement me donner des antibiotiques.

Ce sont les premiers froids, c’est normal.

J’aimerais bien quand même qu’on me dise des mots d’amour.

J’aimerais bien me mettre dans le creux de bras d’un homme.

J’aimerais bien…

Je relis ce papier sans arrêt. Y a pas un jour où j’le relis pas, c’est comme une drogue.

Ce que j’aimerais avoir un homme qui s’occupe de moi, qui me dise trois mots d’amour.

​​ Mais je rêve !

Y’en a qui ont de la chance, ce n’est pas pour moi.

Qui sait ? On ne sait jamais…

 

Automne – Maman

 

La sérénité est-ce de ne plus avoir de doute, plus de question à se poser,

aucune idée d’avenir … aucun avenir ?

 

La vie s’écoule doucement, doucement, doucement.

Je me suis arrêtée de penser, c’est ma seule sagesse. Tenter de comprendre l’incompréhensible, c’est fini.

C’était présomptueux ; il ne faut pas aller au-delà de ses limites, la punition est de ne rien trouver quand on cherche, de s’acharner et après de se retourner et de constater le vide de ses recherches, le temps perdu.

Je jongle avec mes souvenirs ; quand on n’a plus d’avenir, il n’y a pas d’autres alternatives que de retourner dans le passé pour échapper au présent qui étouffe. Alors, j’appelle maman, elle vient toujours. Ses jupes, j’aimais l’odeur de ses jupes dans lesquelles je m’entortillais.

Je m’y entortille maintenant comme autrefois. Je lui pose des questions.

— Où est-elle ? Que fait-elle ?

Je sais bien qu’elle ne peut pas me répondre d’où elle est et pourtant…Personne ne devine le chemin nouveau qui s’ouvre devant moi et qu’elle emprunte aussi.

Elle me donne des conseils, trouve des mots pour m’apaiser.

Je le leur dis et je vois dans leurs yeux qu’elles n’y comprennent rien.

Je les entends dire :

— La mère ? Oui, elle va très bien, elle bavarde avec sa mère…

C’est suivi d’un petit rire qui détruit à lui seul les quelques tentatives que nous faisons pour nous rapprocher. Je vais vers un monde dont elles refusent l’idée même. Que représente la mort pour elles ? La fin de tout, un trou noir, le vide ; les malheureuses.

Puisse Dieu leur donner comme à moi un peu de temps pour qu’elles entrevoient ce que j’aperçois maintenant.

Je serai là pour elles. J’ai été si absente pendant la vie, je me rattraperai et les aiderai à trouver le chemin.

Je n’avais rien compris, j’étais jeune, j’ai fait mon devoir, je m’étais donnée comme but de bien leur remplir leurs têtes. Ça devait suffire. C’est comme ça que mes parents avaient fait. Je les ai emmenées visiter des cathédrales et des basiliques. Je leur ai acheté leur premier dictionnaire de latin et les ai poussées à savoir.

Quelle belle affaire ! Je suis dans l’incapacité de les aider maintenant.

Ce dernier chemin, je voudrais les aider, qu’elles ne le fassent pas elles à leur tour, seules.

 

Tout cela est bien long et les jours raccourcissent ; le mistral s’est levé, les martinets sont partis.

Jean, Jean qui étais-tu ? Tu es plus qu’absent maintenant, tu es oublié. Je t’oublie toi qui as été mon compagnon de route ; si Jeanne ou les autres n’était pas là à me dire :

— Maman, tu penses à papa de temps en temps ?

Je crois que ce serait fait, tu serais complètement aux oubliettes ; une vie entière ensemble et …une ombre, le souvenir indistinct mais n’est ce pas plutôt le souvenir du souvenir.

Je tente de recréer ton odeur au sortir du bain, tes mains, oui tes mains je m’en souviens, ce ne sont pas elles que je vois, je me rappelle juste que je les aimais, c’est l’idée de tes mains, le reste est parti, s’est effrité, est tombé en poussière.

Une vie et rien ; j’en suis quasiment sortie, je suis de l’autre coté du volet et aperçois par la fente un peu de lumière mais plus les personnages ; je sais qu’il y a fait chaud mais suis glacée ; il y avait du bruit, de la musique, des chuchotis, ce soir c’est le silence ; sépulcral.

Il y a ce petit. Où est-il ? Pourquoi s’est-il sauvé de moi ce chenapan ? 

Quelle niche va t’il me faire ? Je lui ai mis son petit manteau rouge. Il est le phare de mes vieux jours. Maman me l’avait dit :

— Fais un garçon, toutes ces filles ce n’est pas bon, un garçon c’est la lignée qui continue, ton père sera fier.

Je vais vers lui, vers toi maman. Je n’ai pas peur. J’abandonne le combat. Combat illusoire contre ce qui est inéluctable. Je n’en peux plus. Univers ouaté qui m’étouffe, sables mouvants, mes yeux ne voient plus rien.

Il me reste le petit drôle qui m’amuse encore. Pourquoi a-t-il mis une carpe dans le bénitier ? Le curé ne va pas aimer. Il court sur les pavés, se retourne, me regarde ; je lui fais des signes, il rit et repart de plus belle. Il tourne au coin de la rue et descend vers le port. Attention à ne pas glisser, petit. Attention à toi !

Non, je ne suis pas inquiète, il ne peut rien lui arriver ; il a son manteau rouge ; rouge sang.

 

Automne Patricia – Malika

 

Complicité ; chacune face à sa vérité.

Est-ce qu’un bout de papier comme l’aile du papillon peut engendrer des révolutions ?

 

— Pose cigarettes ! Ouf, ça fait du bien de s’arrêter un peu. Au début de l’hiver, ils n’ont plus le moral. Les jours de pluie, ils sont tous en bas et le tableau n’est pas réjouissant. T’as vu Madame Combes, elle n’est pas en forme ; il faut qu’elle aille chez la coiffeuse, je vais prendre rendez-vous pour elle, ça va lui remonter le moral.

Au fait quand t’étais pas là, Lucette est morte. Comme ça une nuit, on l’a trouvée au matin.

— Lucette ?

— Madame Tardy… Celle qui avait une voix de petite fille et qui faisait des fausses routes à table. Elle n’était pas si vieille que ça ; 91 je crois. Sa fille est venue tout récupérer le lendemain. Pas un mot, rien ; elle a tout pris. Elle a même vérifié dans les tiroirs de la table de nuit. Pauvre vieille, elle ne risquait pas de cacher un trésor !

Mais toi, raconte, je ne t’ai pratiquement pas vue depuis. Qu’est-ce que ça te fait d’avoir sauté le pas… ça y est, tu es mariée…

— Super, ça a été super. Tu sais j’avais tout préparé et tout s’est très bien déroulé. Ce n’était pas facile car il y avait tout le monde, la famille, les frères et sœurs de mes parents, même ma grand-mère est venue du Maroc, tu te rends compte.

Il y avait sa famille à lui bien sûr que je ne connaissais pas ; ses copains, les miens, ça faisait un drôle de mélange.

J’ai eu un peu peur au début quand j’ai vu Farida arriver en mini, archi-mini, vraiment la robe au ras des fesses avec des escarpins vertigineux et un décolleté plongeant. La tête de mon oncle ! Il est super traditionnel. Il va à la mosquée tous les jours alors… Mais Farida, c’est Farida. Tu la connais elle est venue me chercher plusieurs fois ; on a bu un coup avec les deux de la cuisine, un soir, en juillet je crois. En deux temps trois mouvements elle les a mis dans sa poche.

De toutes façons, ses parents étaient là, donc plus personne n’avait rien à redire. C’est comme ça chez nous et puis, elle a de la chance, elle, elle n’a pas de frères. Tiens, elle est là sur cette photo, regarde.

— Ah oui, je me souviens très bien. Elle est très sympa cette fille.

— Et sur celle-là regarde il y a presque tout le monde, c’est à la sortie de la mairie. ​​ Même aux fenêtres, il y a du monde, tous les employés de la mairie, pourtant ils doivent être habitués. Il faut dire qu’avec les musiciens, ça a donné ! Ils étaient douze.

Tu vois, là avec le chèche sur la tête et la djellaba grise ce bel homme, c’est un cousin de mon père. C’était le meneur. Il envoie une phrase musicale en la psalmodiant et tout le monde reprend en chœur. Toutes les quatre ou cinq phrases, les femmes font les youyous. Tu as déjà entendu ça ?

— Oui, c’est assez étonnant. Et là, c’est lui ? Drôlement beau gosse… Vous faites un beau couple.

— Pour être costaud, il est costaud. Mais ne fantasme pas, c’est un homme… Bon, je te passe toutes les photos. Je te montre juste les robes… Les sept…C’est la coutume aussi, j’ai dû me changer sept fois durant la soirée. Bon, j’ai fait gaffe, je pourrais en réutiliser quelques unes mais c’était quand même un sacré budget ! Regarde un peu.

— Tu es rayonnante, ça te va bien le bonheur.

— Le bonheur, je n’en sais rien. On verra ; en tout cas j’étais la reine de la fête, je ne pouvais qu’être contente. C’est une étape importante pour moi.

— C’est toujours important, pour toutes.

— Pour nous, ça l’est encore plus. La porte vers la liberté. Enfin, ça y est, je n’ai plus de comptes à rendre et lui, comme il est né ici, ça devrait coller. Mais il est plan-plan, déjà il faut que je le bouge quand j’ai envie de faire quelque chose et sa mère, je ne te dis pas, sa mère elle me gonfle déjà et de ce côté-là il ne la rembarre pas trop.

Et toi comment ça va ? Je te trouve changée, complètement changée; c’est incroyable. Qu’est ce que t’as fait ? Tu as coupé tes cheveux, ça te va super bien, ça te rajeunit. T’as perdu dix ans ! Et cette robe ? Je crois bien que je ne t’avais jamais vue en robe avant. Elle est très chouette, où l’as-tu achetée ?

— Pas cher, chez Y&M. à Avignon Du coup j’en ai pris deux. Tu ne la trouves pas trop courte ?

— Penses-tu ! C’est la mode, t’as de belles jambes, faut les montrer. Déjà qu’ici, on est toujours en blouse, c’est pas fun. Et ton mari, toujours pas top ?

— Toujours le même : copains, pastis, fêtes, jamais à la maison. On se prend la tête de plus en plus, je le supporte plus.

— Belle comme t’es, t’auras pas de mal à le remplacer.

— Comme tu y vas, il n’en est pas question. Ça fait dix ans qu’on est mariés. Ce n’est pas facile de tout recommencer et de repartir à zéro. Je crois que je n’en aurais pas le courage. Et puis les hommes, tous les mêmes, alors, à quoi bon ? En plus, tu vas me trouver idiote, mais je le trouve beau et pour moi ça compte.

Ses copains, y’en a qui ont attrapé de sacrées brioches ; ça me dégoûte.

— Mais tu es encore jeune. Tu gagnes ta vie, tu peux être indépendante…

— Non, j’y ai tellement cru en cet homme. C’est bête à dire, je croyais qu’on serait différents des autres, qu’on se ferait notre maison, qu’on aurait une grande et belle famille, alors je m’accroche.

— Toujours avec les copains ? Il ne t’aide pas ?

— Pour ça, ça n’a pas changé et ça risque pas du reste ; Faut que je m’y fasse. Il sait tout faire de ses doigts mais je n’arrive pas à le faire travailler à la maison ; une prise électrique à changer, il râle mais quand eux, les copains l’appellent pour un oui pour un non, pour un truc qui ne fonctionne pas chez eux, pour un service, il disparaît. Sacrés, ils sont sacrés ; maintenant ​​ j’ai compris, ils passent avant moi mais je l’ai en travers.

Le week-end dernier, il est allé dans la montagne faire un mirador pour préparer l’ouverture de la chasse. ​​ Il a emmené Antoine notre fils, ça en faisait un de moins à tourner dans mes jambes mais je suis morte quand même ; j’ai emmené la petite et une de ses copines à la piscine, il faisait trop chaud.

En plus, juste au moment où je mettais un gratin de pâtes au four, plus de gaz.

Ça fait au moins quatre mois qu’il avait la bouteille vide à l’arrière de sa camionnette. Bien sûr il ne l’avait pas changée. Ça m’a rendue folle.

On s’est engueulés quand il est revenu. En plus, pour couronner le tout il était neuf heures du soir quand ils sont rentrés avec mon fils et la nuit commençait à tomber. J’étais super inquiète. Il aurait pu m’appeler. Non, ​​ il était allé boire un pastis chez un de ses collègues. Il avait juste oublié de me prévenir. J’avais peur pour le petit. J’ai toujours peur quand il est avec Antoine qu’il lui arrive quelque chose. Un accident, qu’il ait un problème dans la montagne, qu’est ce que je sais moi. La nuit, je vois tout en noir et je me mets à angoisser.

— Et tu le gardes ? Moi, je le virerai un mec pareil.

Encore que toi tu l’as aimé vraiment ; moi, je sais pas vraiment où j’en suis…Tu sais Farid, je le regarde et quelque fois je me dis qu’on n’ira pas loin.

— Déjà ? T’es à peine mariée ! Ça fait quoi ? Un mois ?

— Oui, je sais mais je m’ennuie. On se connaît depuis pas longtemps toi et moi mais tu le vois bien, que je bouge. Lui, il reste tanké devant la télé. ​​ Tu sais où on est allés en voyage de noces, je te le donne en mille, devine, il devait me faire la surprise : … au bled, dans son village… Tu parles d’un voyage de noces. C’est sa mère qui lui a dit et il a obéi. J’étais furieuse.

Bon, je dois le reconnaître, dans l’ensemble ça s’est bien passé. J’ai connu tout le reste de sa famille et on a été super accueillis mais tu connais les coutumes ; j’étais avec les femmes à tout faire pendant qu’il allait voir ses cousins. Le deuxième jour, quand j’ai vu ça, je lui ai fait une sacrée scène et refusé de faire l’amour. Du coup, après, ça a été mieux et puis on n’est restés que dix jours ; alors c’est passé vite mais j’étais super contente de rentrer.

Au fait, tu sais, la chouette elle m’a encore escanée de deux jours. J’ai regardé les conventions collectives, un mariage c’est cinq jours. Elle m’en a payé que trois ; du coup j’ai réclamé. Elle attige quand même. C’est Grégoire qui m’avait dit de faire gaffe ; il avait raison.

— Grégoire ? T’es retournée danser avec lui ?

— Bon, je te dis tout mais ne le raconte à personne. Je l’ai vu plusieurs fois. Il fallait bien que je profite avant le mariage, tu ne trouves pas ? Parce qu’après ce n’est pas pareil. Et j’ai eu raison, la preuve !

Déjà Farid, il veut plus que je prenne la pilule, c’est sa mère encore qui lui a mis dans la tête, qu’il a trente ans et qu’il faut qu’on ait un petit tout de suite. Il n’en est pas question mais on commence à s’engueuler. J’attendrai au moins deux ou trois ans ; je veux m’amuser moi et on verra après.

Je tiens le bon bout, pour l’instant, il est plutôt de mon avis mais il n’a rien dit à sa mère, il n’ose pas.

De quoi elle se mêle celle la ?

— Donc, t’as couché avec Grégoire ?

— Bien sûr, on rigole bien tous les deux. Je ne pouvais pas annuler le mariage, alors je lui ai dit que c’était à prendre ou à laisser ; il ne fallait pas qu’il se raconte des histoires. Ou on passait du bon temps mais ni lui, ni moi, on se prenait la tête ou j’arrêtais tout de suite. Il n’a pas hésité.

Tiens au fait, je lui ai demandé pour le mot, tu sais le « tu m’as ensorcelé » entre les draps. Il m’a dit, il m’a même juré que ce n’était pas lui mais il se marrait. Il pense que c’est un gars de la cuisine. ​​ Peut-être le cuistot. Qu’est ce que t’en penses, toi ? Tu l’as gardé le papier ? J’espère qu’il ne va pas en parler à tous de ce qu’on a fait ensemble, tu sais comment ils sont, des fanfarons; enfin je lui ai dit de la boucler.

J’ai bien cru, j’en étais même sûre à un moment que c’était lui qu’avait écrit le message d’amour et je trouvais ça super original. C’est du reste peut-être pour ça que j’ai fait un petit tour avec lui. Alors quand il m’a dit que non, ça m’a fait tout drôle, mais c’était trop tard… On s’était déjà envoyés en l’air ensemble ; je me demande bien maintenant alors qui c’est…

— Tu vas sortir encore avec lui ?

— Non, enfin… peut-être, j’ai bien envie, il est sympa ; en plus, c’est un bon coup mais je suis mariée, je suis casée.

J’ai tout à aménager ; l’appart il n’est pas fini et Farid, si je rentre pas à l’heure, il me demande ce que j’ai fait, avec qui, ça va être d’un compliqué… Mais j’aimerais quand même bien savoir qui l’a écrit ce mot.

— Moi aussi. Ce n’est pas que ça m’intéresse mais quand même ; ​​ ça veut dire qu’il y a ici un homme qui sait parler aux femmes… Et j’aime bien cette idée.

Des mots d’amour, je crois bien que je n’en ai plus entendus depuis au moins dix ans… Je ne sais plus ce que c’est.

— Ne rêve pas ; ils sont tous pareils, ils en disent avant mais après c’est une autre histoire. Farid… Oh et puis zut, je ne vais pas te parler de Farid sans arrêt surtout que ce n’est pas vraiment important mais les mots d’amour ce serait d’abord pour sa mère et pour sa télé… si elle pouvait répondre !

Non mais je rêve, t’as du rimmel, tu te remaquilles ? Tu sais, t’es drôlement chouette, moi, je n’hésiterais pas et même si tu ne le plaques pas ton mari tu pourrais t’amuser toi aussi un peu.

Y’en a que pour eux. C’est pas ça l’égalité.

 

Automne – La narratrice

 

Que de promesses…

Qui a dit qu’elles seraient tenues ?

Ni Dieu à la naissance, ni ceux qui vous aiment.

Quant aux autres…

Au moins ils ne vous déçoivent pas !

 

J’ai l’impression d’être le voyageur sans bagage. Quoi que je fasse, j’oublie tout. Les mots, les noms, les dates, même les images, les refrains ; je lis, je vais au cinéma, je m’approche de l’autre et tente un dialogue pour échapper au présent, pour me remplir, pour prendre enfin consistance ; dès le lendemain, il ne reste rien.

C’est comme une bulle de savon qui flotte dans l’air, multicolore les jours où je vais bien, grisâtre les autres ; elle est au fil du vent, elle traverse les choses, les survole, redescend, remonte toujours aussi légère, toujours aussi vide, vierge. Une vie vide. C’est ma solitude à moi, alors ce qui m’attend de l’autre coté ne m’effraie pas non plus. Ce ne peut pas être pire. Une vie, à en entendre certains, c’est un beau tapis de fils multicolore qui a été tissé au fil du temps et puis s’est effrité sur les bords pour disparaître un jour. Moi, je ne le vois pas ce tapis car je suis aveugle, aveugle du passé, aveugle de l’expérience, aveugle du savoir, aveugle. Il n’y a qu’une seule chose qui me reste : l’émotion ; c’est ma seule richesse.

Je regarde tous ces vieux et tente de deviner ce qu’ils ont été. Ils sont au bout du chemin.

Plus ils avancent, plus ils ressemblent à des momies desséchées, immobiles, statiques. Cendres grises qui se désagrègent. Alors les familles, le personnel, tout ce monde actif, empressé qui gravite autour d’eux tente de les ranimer à partir de la seule chose qui leur reste, un souffle de vie ténu quasi imperceptible.

Peine perdue, ils ont déjà largué les amarres et silencieux, ils marchent à petits pas vers le néant. Les « Rappelle-toi papa… » « Raconte-nous maman… » sont comme les au-revoir qu’on échange sur les quais de gare ; les uns pensent à la vie qui les attend dès qu’ils auront franchi les portes de la maison de retraite et qu’enfin, ils retrouveront leurs chez-eux ; ils pensent à leurs obligations, aux plaisirs qu’il leur reste de la vie et piaffent d’impatience ; les autres bagages lourds ou légers à la main montent dans le train, se retournent sur la dernière marche, une dernière fois ou ouvrent la fenêtre dans le couloir pour un dernier adieu ; le train part toujours, inexorablement, les mains s’agitent, ultime regard.

Le quai reste vide.

Je regarde maman, elle résiste de toutes ses forces comme si elle avait oublié quelque chose ; elle est en tête-à-tête avec elle-même et ne nous autorise pas à entrer dans son monde.

De quoi est-il fait ? Quel secret emportera t’elle avec elle ?

Souriante, aimable comme on lui a appris à être mais lisse et impénétrable comme elle s’est faite au fil des jours ; les « bons ​​ jours » elle acquiesce, dit quelques mots comme on jette un petit bout de viande au chien assis qui vous regarde, quand Margot obstinée tente de lui faire revisiter son passé. Elle a raison, Margot, car elle y arrive. À partir d’une miette de réalité, d’un souvenir enfoui, d’un prénom retrouvé, elle lui réinvente son histoire, une histoire qu’elle fait à sa manière et maman la découvrant, c’est une naissance à nouveau pour elle. Elle l’écoute et découvre sa vie ; une vie inconnue qu’elle ne connaissait pas, une autre vie faite d’aventures extraordinaires, d’enfants heureux, de rires, de complicité.

— Tu crois vraiment ? dit-elle de temps en temps mais rien n’arrête Margot qui en rajoute alors, imagination débridée, notre vie est devenue une épopée dont Maman est l’héroïne…

Je suis jalouse de ces moments de vie dont je suis exclue d’autant plus que Margot a une inspiration sans borne et que bouche bée, s’il m’arrive de l’entendre, je n’ai pas la légèreté qui me permet de partir dans leurs délires ; je ne peux pas m’empêcher de me dire :

— Non, ce n’est pas comme ça que ça s’est passé…

Je m’en veux alors à mort de rester sur la marche du réel et de ne pas prendre la fuite avec elles. Le passé dont Margot se défait me colle aux pattes.

 

Une autre voie s’est imposée à moi : je lui lis des poèmes, c’est ma façon de ne pas renoncer ; nous ne sommes alors plus ni l’une ni l’autre dans le réel ; nous sommes à la lisière de nos deux mondes, chacune sur son tapis volant et nous voyageons dans la beauté des mots, des rimes, des émotions. Nos chemins maintenant se croisent et s’entrecroisent au fil des strophes, des rythmes, de nos sensations sans qu’il soit besoin d’en dire plus, d’en faire plus. De temps en temps, alors que le silence s’est rétabli et que sous la lampe je cherche quelques nouvelles lignes à lui lire, elle redit deux mots, un vers. J’y vois comme des petits cailloux blancs qu’elle retient dans sa mémoire, dans sa main, comme un enfant qui sur la plage cherche et trouve entre des millions le petit caillou élu. Alors je relis le passage mais il ne se passe plus rien ; la cueillette est finie.

La poésie pour l’une, le passé refabriqué pour l’autre, c’est ce que nous avons trouvé pour supporter ce qui, il n’y a pas si longtemps, lui semblait être le pire cauchemar.

— Jamais tu ne me laisseras dans les mains d’étrangères, tu me le jures ?

Et j’avais juré. C’était un bel après-midi d’automne et nous flânions dans l’Ile Saint Louis. Nous avions croisé Madame Faux, une voisine, emmitouflée dans un plaid écossais, poussée par une dame entre deux âges.

Madame Faux s’était assoupie, sa tête dodelinait, son fauteuil roulant cahotant sur les pavés. Sans forme, les épaules basses, le regard morne et toute la fatigue du monde sur ses épaules, une femme derrière elle la poussait. Spectacle désolant que ces deux femmes.

— Jamais je ne veux qu’on me voie comme ça ; non pas ça ! Jamais ! Tu feras ce qu’il faudra, je suis trop croyante pour me supprimer mais toi, Jeanne, je t’en supplie ne m’abandonne pas.

C’était avant sa chute dans ce temps où nous la croyions bêtement à l’abri et quasi immortelle.

Elle était déjà très âgée. Bien sûr j’acceptais sans réfléchir cette mission ; je ne m’étais posée aucune ​​ question car il ne pouvait en être autrement : elle mourrait dignement un jour en s’endormant. C’était quasiment écrit.

Et avant ? Charmante et vive comme toujours, elle ne pourrait être qu’une petite vieille dame émouvante, chemisier fleuri et collier de perles.

La vie a décidé d’un autre scénario aux multiples et tragiques séquences, il a fallu nous adapter.

Délire à la clinique où elle avait été hospitalisée, hurlante à la vision d’un animal surgissant du mur et prêt à dévorer son petit garçon. Nous avons mis cela sur le dos de l’anesthésie et oublié les yeux hagards, les cris, les blouses d’hôpital dont s’échappaient des bourrelets de chair blanchâtres, les petites tresses d’enfant bien élevé qu’on lui avait faites de chaque coté de la tête.

Elle est vite revenue dans son appartement ; c’était fini, nous ne le savions pas encore, jamais plus nous ne reverrions notre mère « comme avant ».

Toilettes à assurer, incontinence, impotence, désintérêt de tout, absence, la mort l’a oubliée et je suis deux fois parjure : elle est dans une maison de retraite livrée à des mains étrangères, je n’ai pas assumé ma part du contrat, elle est encore là.

Euthanasie ?

Mais comment a t’elle pu me demander une telle chose, pourquoi un tel fardeau sur mes épaules ?

Dernière marque de confiance ou au contraire, déni absolu d’amour.

« Elle en est capable, elle s’en remettra et tant pis si ce n’est pas le cas…. »

 

Automne – Monsieur Miles

 

Entre nostalgie d’hier et violence de demain,

le présent est comme un strapontin.

On a envie de se lever et de partir mais il reste encore

à saluer les artistes.

 

Ils font les vendanges en ce moment Charlotte, ils doivent être dans ma terre.

Ça me rend malade, je pense qu’à ça. Tu te rappelles, chaque année avec le fils on y allait ; on faisait tout, le raisin de table et la cuve. Le raisin de table, c’était toi. En septembre c’était le chasselas, plus tard le muscat.

— J’aime le ciseler tu disais ; t’avais pas besoin, ça se voyait bien. Tu te penchais, tu prenais une belle grappe, te relevais, l’installais bien au creux de ta main et après du bout de ton ciseau, avec attention, tu retirais les grains abimés, les petits, tout ce qui n’allait pas, tu faisais très attention à la pruine.

Il devait rester beau le raisin comme embué de soleil.

Tu déposais alors la grappe tout doucement dans la cagette et recommençais.

Si tu savais comme tu étais belle ma Charlotte. Je te l’ai jamais dit.

Tu étais souvent toute rouge, la sueur partout, j’aimais tes cheveux collés dans ton cou et ta bouche que tu laissais un peu entre ouverte. Enfin ça, c’était quand il faisait beau mais les jours d’orage, c’était autre chose, le mistral qui se mettait à souffler, le froid le matin de bonne heure et la boue qui collait aux bottes.

La terre nous retenait à elle.

Cet après-midi, on y retournera ensemble. Tu veux bien Charlotte ? Le vent est au sud, demain ça risque de tourner. On aura la pluie.

Le raisin de cuve, c’est le fils et moi. C’est que c’est dur et lourd. On se relève pas comme une princesse à chaque grappe coupée, on reste penchés, cassés en deux toute la journée, il faut aller vite, remplir la hotte qu’on va déverser.

S’ils savaient les parisiens comment il est fait le vin ! Tout y passe, toutes les grappes, les belles et les autres. On y met tout.

Le fils n’est pas encore arrivé, je l’attends, prépare-toi.

Tu te rappelles à la fin de la journée notre fatigue. On se mettait assis à la table de la cuisine, toi t’avais encore la force de nous mettre trois assiettes et de nous donner à manger ; on parlait pas, on disait rien, on mangeait, c’est tout mais on était contents. Y’avait la grand-mère assise dans un coin qui écossait les haricots dans son tablier et puis Flapy, couchée sur la pierre, devant; elle le savait la chienne que bientôt ce serait la chasse, elle le sentait. Ils me les ont retiré les chiens, mais le soir, ils viennent, je les entends aboyer sous les fenêtres.

Il faut que je prenne le sécateur pour les rosiers, faut les tailler. Ils sont encore en fleurs, c’était des remontants que j’avais plantés. Tu sais, j’y crois pas au coup des rosiers, des pucerons mais toi t’aimais l’idée.

On parle pas trop de ces choses là, surtout moi je suis un gros rustre, je le sais Charlotte ; aujourd’hui je te le dis, j’aimerais bien que tu en rapportes une brassée, des roses et que t’en mettes dans la cuisine comme autrefois.

La vigne, elle est mienne ; il ne pourra pas me la prendre. ​​ Le fils, il va nous emmener dans son auto ; il nous laissera à la route et on remontera le chemin tous les deux ; on ira doucement parce que je ne te l’ai pas dit, Charlotte, je suis tombé ; enfin ils disent que je suis tombé. Moi, je me rappelle de rien. Elle est mal vissée ma tête en ce moment. Je suis allé à l’hôpital ; enfin qu’ils disent ; je crois qu’il est venu le fils mais pas sûr ; et après ils m’ont mis un plâtre mais t’inquiète pas ça va mieux. Je marche avec les cannes et avec le…, je me rappelle plus le nom, tu sais le truc qu’on pousse devant soi et qu’on s’appuie dessus.

Je pensais qu’il allait me ramener à la maison, je pensais te voir.

— Non Papa, il a dit, t’es mieux là pour être soigné.

Il a peut être raison. J’arrive à tout faire tout seul et je n’oublie pas ce que j’ai décidé. Je vais le tuer l’Emile.

J’ai changé de cachette, le sac il est dans la poche de mon costume, je le mets plus, il est dans l’armoire, je sors jamais, ils m’ont enfermé. Ils le trouveront pas ; je les garde toutes, leurs saloperies, même celles qu’ils me donnaient à l’hôpital, j’en ai plein des pilules de mort ; des fois j’oublie alors la petite elle me dit :

— Monsieur Miles, prenez votre médicament, et là, je suis bien obligé par ce qu’elle attend et regarde mais je recrache vite après.

Alors ça colle un peu au fond de ma poche. Un jour je les pilerai et je lui ferai bouffer. Comme un chien il crèvera. Je sais Charlotte t’aime pas quand je parle comme ça.

Je veux partir d’ici, retrouver ma maison, te voir.

Ils veulent même pas que je sorte faire un tour dehors

— Non, Monsieur Miles, vous restez ici, vous allez encore vous perdre.

Comme si j’étais un minot, tu te rends compte. C’est tout des fariboles ce qu’ils racontent ; même celle qui est gentille, je sais plus son nom, elle dit n’importe quoi, comme quoi il est venu, qu’il m’a apporté des chemises. C’est de la blague, ça. Je ne l’ai pas vu.

L’autre maintenant il tremble tout le temps, c’est qu’il doit avoir peur. Il a raison ; il le sait que je vais le tuer. Je lui ai dit ; je me suis baissé et dans l’oreille, j’y ai dit : c’est bientôt que tu vas crever salopard et la terre, elle sera à moi ; il a ouvert la bouche, il a bavé. Je risque rien Charlotte, il peut plus parler, plus rien faire.

J’attends encore un peu. Peut être ils vont nous mettre à la même table. Il y a pas loin, derrière, une vieille qui crie, je n’aime pas, alors je retire ma serviette. La vieille, elle crie tout le temps, elle appelle sa mère. Ce n’est pas bien, je n’aime pas être dans ce coin.

Elles lui donnent à manger à lui. Tu te rends compte, il ne sait plus tout seul.

Je trouverai bien un jour et c’est moi qui lui donnerai sa pâtée.

J’ai mal partout aujourd’hui. C’est l’arthrose, ils disent. Charlotte, j’ai peur.

Ma tête me joue des tours, je vois bien qu’il y a des jours où ça ne va pas. Je ferai bien d’en manger une fois ou deux de leurs cachets.

Les arbres ont perdu leurs feuilles ; je suis perdu, viens me chercher avec le fils et qu’on rentre à la maison.

 

Hiver – Patricia

 

La situation la plus inconfortable est celle du doute, pas du choix;

Questions sans réponses, vide, peur.

Retrouver la légèreté.

 

Mon Dieu, on se les gèle. Je vais attraper un rhume, c’est obligé. À force de passer du chaud au froid. Il y a un mistral à décorner tous les cocus de la terre alors pour aller à la buanderie, je suis bien obligée de traverser la petite cour et c’est l’horreur. Les petits vieux sont bien au chaud eux; je ne vais pas prendre un manteau pour dix mètres ! Il faudrait tuer l’architecte qui a un conçu un bâtiment pareil…sortir pour aller à la buanderie, je n’y crois pas ! Enfin, c’est comme ça.

Malika en a encore pour un moment, elle s’occupe de la nouvelle mamie qui vient d’arriver. La pauvre, elle m’a fait peine. Elle était là sur son brancard, toute apeurée, sa couverture serrée autour d’elle, si menue qu’on aurait pu penser qu’on nous amenait une petite fille.

Le blanc de ses cheveux se perdait dans la blancheur de l’oreiller, un pauvre sourire aux lèvres. C’est elle qui leur redonnait le moral aux deux qu’étaient là.

Une femme, sa fille probablement qui s’affairait un peu, faisait attention à la valise, semblait très agitée et un homme qui, comme tous les hommes ici, ne faisait rien et semblait dépassé par les évènements. Elle a remplacé Anna qui a attrapé un mauvais rhume et pfuitt c’était fini, basculée de l’autre coté.

Je l’aimais beaucoup Anna, elle était fragile. On ne la descendait plus à la salle à manger car elle appelait sa mère sans arrêt, ça gênait les autres.

Curieux ça, à un moment ou à un autre, ils appellent tous leur mère. Mais plus le temps avançait plus sa voix s’amenuisait, on aurait pu la redescendre mais là, c’était trop tard, elle n’avait plus de force. À la fin, on aurait cru un tout petit filet d’eau ; une voix cristalline.

Je ne m’habitue pas à la mort. Elle est partout ici, elle nous enveloppe, nous sommes sa résidence principale. Ils le sentent quand ils arrivent, ils le savent mais curieusement comme s’ils avaient déjà franchi une porte, ils l’attendent avec grande sérénité. Ils partent pour l’au-delà du visible sans crainte. Ont-ils conscience qu’hier ils faisaient pour la dernière fois des gestes que toute leur vie ils ont toujours faits.

Quelques uns se débattent, demandent un autre tour de piste ; souvent ce sont les plus vindicatifs, ceux qui ont encore des problèmes à régler, ceux qui veulent encore prouver quelque chose ou plus simplement ceux qui savent que le stock d’espérance est tari mais qui se sentent encore inachevés.

L’amour, j’y croyais. J’avais fait le pari de l’amour. Je croyais à la fusion qui rend invulnérable. Un plus un n’était pas deux mais un encore si fort, si grand que rien ne pourrait lui résister. Amour fusionnel j’ai lu dans un magazine ; eh bien, j’en reviens…

Il y a eu le temps de la déconvenue mais j’ai vite compris que j’y perdais mon temps. Pleurer à quoi ça sert ? Le temps est passé, je me suis divertie ou plutôt abrutie dans de multiples activités, dans des choses excessives pour oublier que lui, l’autre que j’avais pour guide, pour maître, pour mon complément indissociable était un inconnu ; il l’est resté.

Alors, il est apparu un nouveau personnage : « moi » qui ne suis plus vraiment moi puisque je me trahis tous les jours. Mes gestes se font par habitude, mes mots d’amour quand il m’arrive encore d’en dire, ils me viennent comme ça, un automatisme, j’y pense même pas ; les caresses, c’est pareil ; pour lui, comme pour les gosses ; je ne suis plus là, je suis ailleurs mais où ?

Ce mot griffonné m’a bouleversée ; c’est le passe qu’il me fallait pour retrouver le chemin de ce qui ne sera sûrement que désillusions programmées mais que vaut-il mieux, emballement puis abattement, ou tiédeur suffocante ?

Je vais franchir un pas mais quel pas et dans quelle direction ? Comment m’affranchir de ce qui a été ? Il me faut trouver la solution seule même si je garde sous mon aile mes enfants. Est-ce vraiment de l’amour que de les garder sous mon aile ou est ce que je veux garder mon pouvoir, les assujettir, les obliger à suivre le chemin que des générations ont pris et qui a fait de moi, ça.

Tout est trop compliqué aujourd’hui, je suis épuisée, il me faudrait pourtant ce courage.

En attendant, il faut que j’aille assurer le repas du soir. Des bouches qui s’ouvrent, rien d’autre que des bouches qui s’ouvrent. Je ne supporte toujours pas les exigences du corps alors qu’il y a absence de sourire et pire encore absence de regard.

Mais qu’est ce qui m’arrive aujourd’hui ? Je vois tout en noir. Le temps ? Ces journées d’hiver sont interminables. Non, ce n’est pas ça, c’est l’usure. Je vois les jours qui passent, je me vois vieillir, je ne vois quelquefois plus d’issue et pourtant ce message m’a fait renaître. Moment d’égarement je l’ai pris pour moi et me suis lancée dans une débauche de fringues, de produits de beauté, de lingerie.

J’ai claqué un fric fou pour être prête mais prête à quoi ? Recommencer ? Avec qui ? Et puis je l’aime bien mon vieux crabe ; je le trompe un peu déjà car ces achats compulsifs ne sont pas pour lui ; pour une idée d’amant, pour un fantasme ; aurais-je l’occasion et le courage de le tromper ? Je n’en ai pas vraiment envie sentant que ce pas là serait de trop, je ne pourrais pas revenir en arrière.

Il y a quand même une gagnante, je la repousse un peu car je ne la connais pas, mais elle est là, elle va grandir ; c’est moi, « la nouvelle moi ». Quand je me vois dans une glace, je suis presqu’étonnée. Cette femme que je vois, je ne sais pas comment elle va fonctionner, je ne sais pas à quoi elle va réagir. J’ai peur d’elle. Trop fonceuse, elle risque de tout faire exploser. Trop craintive, elle retrouvera les habits de l’ancienne, les enfilera et se perdra. C’est là que je mesure la solitude.

Je n’ai pas peur de vivre seule, je sais que je sais faire mais c’est de ne pas pouvoir partager avec l’autre un doute, une envie, une émotion, une peine qui me terrorise.

Paul ne m’entend plus, ne m’écoute plus, ne m’apporte plus rien mais il est là comme un chien fidèle que je caresse en passant, qui aboie lorsqu’un moucheron le surprend et file à l’appel de la chasse, du sang, et des autres de la meute. ​​ Ce n’est plus une femme qu’il a à ses cotés mais une louve qui défend ses petits.

En attendant la louve, elle a encore Monsieur Girard à aller coucher et les soins de Madame Vincent. Ce n’est pas par ce qu’elle est gironde, foldingue et perturbée ces temps-ci qu’il faut qu’elle s’arrête de bosser ! Quant à la déprime, pas le temps non plus….Demain est un autre jour.

 

Hiver – Narratrice

 

Les jeux sont faits, rien ne va plus.

Une mort pour une naissance

 

Ça fait deux jours que je suis roulée en boule. Dans mon lit, sur mon lit. Non, je ne suis pas malade, je suis en attente d’une autre naissance. Ces jours trop compliqués m’ont tuée ; il me fallait prendre du recul, apprendre à dire non à ces matins qui se renouvelaient inexorablement et où je retrouvais la même Jeanne usée, vieillie des jours passés. Alors je n’ai rien dit du tout, les mots ne venaient pas. Je n’ai plus rien fait, c’était plus facile.

Oui, je me suis mise en boule et j’ai dormi, je me suis réveillée, rendormie, j’ai perdu le sens de l’heure ; j’ai retrouvé à la nuit tombée la faim qui taraude, la boite de biscottes et le pot de confiture. Rien d’autre, tout.

La bulle se remplit à nouveau. Il lui faut de la force car il lui faudra affronter la vérité à cette autre qui s’échappe. J’oscille et me sens bien. Si bien que je sauterais par la fenêtre, me perdrais dans les bras d’un inconnu ou boirais jusqu’à perdre la tête.

Rien de tout cela, pauvre folle, tu recules, ces mots ne sont là que pour masquer la vérité ; il te faut affronter la mort, celle de ta mère et tu crains de lui lâcher la main.

Elle est là encore, vivante à demi et toi à demi morte ; c’est l’enfant qui va mourir, tu le sais ; l’enfant qui était toi et qui t’autorisait toutes les bêtises. Ce temps là bientôt ne sera plus.

La mort approche ; la mère et l’enfant mourront ensemble.

Se mettre en boule, c’est refuser l’état de gisant, c’est retenir encore un peu de chaleur, là au creux de son ventre.

Cette longue attente est insupportable.

Elle part par petits morceaux ; immobile, le regard éteint ou les yeux fermés, c’est pareil ; la route est coupée. Chaque ride, empreinte des chemins parcourus, est une impasse qui ne raconte plus rien. Elle défait l’un après l’autre tout ce qui la reliait à hier. En a-t-elle conscience ? Elle nous laisse sur le quai. Pour qui seront ses dernières pensées ? Pour la beauté des choses, une couleur, une sensation, un sourire, un regret ? L’ultime sensation, l’ultime perception et après…. Elle est paisible.

Moi, je me débats en son nom, je hurle en silence, je dis que cette déchéance est insoutenable, qu’on ne peut pas pardonner à Dieu son œuvre de destruction lente. De quoi se repaît-il ? Jusqu’où ira t-il ? Que lui retirera t’il encore avant de la rejeter vide à nos yeux ?

Car c’est de cela dont il s’agit, c’est à nous qu’il fait cette infamie, nous ayant donné d’une main ce qu’il retire maintenant, brise, anéantit de l’autre.

Il fait beau aujourd’hui, Paris resplendit. Je sais que chaque pavé est une merveille, chaque feuille de marronnier une chose unique, les toits gris qui se superposent, premières marches vers le ciel ; c’est la beauté des choses.

Elle est seule là-bas, elle est vieille, elle est immobile dans ses non-pensées, la bouche entre ouverte, un filet de bave coulant sur son chemisier blanc.

Où est ma mère ? Sur le gris des toits ? Entresol de la mort, entresol du ciel ?

Pourquoi lui imposer ce long chemin, elle qui était pudeur, délicatesse et dignité.

Révolte le soir au fond de mon lit, la journée est finie ; demain lui ressemblera.

Alors résignation car l’espoir est mort, il a pris de l’avance. Il est déjà passé de l’autre coté.

Nous nous heurtons elle et moi à la même porte qui refuse de s’ouvrir, n’avons d’autres vues que la paroi lisse qu’elle nous oppose, ne sentons que le métal froid, hermétique.

Jour redouté, jour attendu, jour espéré. Quand donc viendra-t-elle cette mort qui ne veut pas d’elle. Cette attente va-t-elle enfin se terminer? Point final, elle est omniprésente mais on n’en parle plus. Chacune est dans sa bulle se protégeant comme elle le peut.

— Elle a fait son temps… dira t’on. Non ; elle a pris du rabe, fait beaucoup plus que son temps et par là même nous a asphyxiées, anéanties.

Des années à s’organiser, à assurer les après-midis, à se donner bonne conscience.

Des années à la choisir alors qu’un éventail de vie s’offrait à nous.

Des années à jouer des rôles de composition qui ne nous convenaient ni aux unes ni aux autres : les bonnes filles qui faisaient leur devoir et rendaient à leur mère l’amour que celle-ci ne leur avait pas apporté. Ce furent des années d’obligations, de contraintes, de quête éperdue d’un semblant de chaleur, de réciprocité, d’échanges. Répétition avec notre père et maintenant dernier acte d’une pièce qui n’en finit pas avec notre mère. Les acteurs sont fourbus, ne croient plus au texte et ne font que répéter leur rôle, chaque jour, à la lettre près regrettant d’être là, conscients que chaque jour passé, chaque représentation donnée est une marche vers leur propre fin. Ils se refusent à imaginer de quoi elle aurait pu être faite cette marche s’ils l’avaient gravi seuls, ils sont condamnés au texte, cloués au pied du même fauteuil, contraints aux mêmes grimaces.

La pièce est ratée, trop longue, trop confuse, trop secrète, trop fausse.

Je voudrais pouvoir dire non, c’est fini, mais de quel droit ? Je ne suis ni Dieu ni Diable ; rien et ce rien s’amenuise encore chaque jour. Jeu de vertige. Nous sommes dans le petit train qui monte comme au Grand Huit ; au sommet, le monde à nos pieds semble vaste, démesuré et tout d’un coup dans un bruit de ferraille insoutenable descentes et remontées se succèdent. Les uns derrière les autres, impossible de sortir de la nacelle. Et pourtant, les plus vieux, les plus faibles, seront éjectés, les autres continuent à monter, à descendre, à virer jusqu’à en avoir la nausée, jusqu’à ce qu’à leur tour ils soient anéantis.

Maman, elle a payé pour combien de tours ? Elle a payé quoi ? Elle a payé pourquoi ? Pour survivre si longtemps.

Ne voit-elle pas que, derrière, nous sommes tous exsangues, épuisés, anéantis ; que parents, enfants, descendants de tout poil sont figés dans l’attente.

Nous, les filles, sommes devenues des vieilles prématurées dont l’enfance a été domptée pour toujours.

— Tu y vas demain ?

— Comment va-t-elle ?

— Elle nous enterrera tous

— Je n’en peux plus

— Rien, pas un mot aujourd’hui….

Ronde des mots qui ponctuent chaque visite. Nœud coulant. Partir, vivre enfin ne serait-ce qu’un jour, un mois, une année. Retrouver mon souffle, pouvoir encore m’émerveiller, dire « demain » avec plaisir même et surtout s’il n’est fait que de légèreté, de liberté, d’insouciance.

Enfin. Réapprendre à vivre…..

 

Hiver – Maman

 

Avouer, c’est être condamné. Et le passé ressurgira, insupportable, obscène.

Tant que je parlerai, je reculerai devant l’enfer

mais un jour viendra

où je serai seule face à moi-même,

ce jour là j’y entrerai.

 

— Oh mon petit, dis leur que je n’aime pas l’hiver. Personne n’aime l’hiver.

Il fait si froid.

Le platane dans la cour est complètement nu, ses branches sont comme des bras qui se tendent vers moi et qui vont m’agripper. Je n’ai pas peur. Je suis âgée et quand on est âgé on est frileux, on a froid, encore plus froid. C’est peut-être pour vous habituer à la tombe car dans la tombe, mon Dieu, qu’il va faire froid. Alors m’accrocher, tenir jusqu’au printemps ? C’est retarder encore le temps de nos retrouvailles.

 

Les journées sont courtes, je ne m’arrête plus. Je ne m’arrête plus de m’endormir, je ne m’arrête plus de somnoler. Je ne sais plus ce que je fais car il fait toujours nuit.

La lumière est blafarde.

Je vois bien mon secrétaire, il est là avec les photos, les photos d’un tas de gens, des personnes de la famille, d’autres, je ne les reconnais plus ; tous des étrangers endimanchés. Et toi ? Où es-tu ? Tu n’es nulle part.

La même lampe, c’est la même lampe depuis vingt ans. Les mêmes tableaux sont accrochés autour.

Mon univers se rapetisse, diminue, comme le temps qui passe.

Mon chez moi n’est pas là, il est à Calvi dans la vieille ville avec Maman. Il est avec toi, tu es fort, tu es grand, costaud, quel beau fils tu fais là. Je suis fière de t’avoir à mon bras quand nous marchons sur le cours.

Je ne suis ici qu’en partance. Pourquoi me gardent-ils ? Je vais rendre mon compte, partir d’ici ; je préfère aller vivre chez maman. C’est elle qui, tous les jours, vient me voir. Je la vois, je la vois chaque jour de façon de plus en plus nette. Je la vois grande, belle, élancée. Elle ne change pas ; je la vois telle que je la voyais quand j’avais six ans, huit ans, quand j’entourais ses genoux dans mes bras, quand je me glissais dans ses longues jupes ; j’y suis bien maintenant.

Je revois la citadelle, je revois les pavés inégaux.

Je l’appelle pour qu’elle vienne m’aider à accoucher.

Toi, dis leur que je n’en veux plus. Ce serait encore une fille. Dis leur qu’il faut les tuer, comme des chiots.

Maman me manque, elle me manque terriblement.

Au réveil j’étais encore avec elle. Toi, tu avais encore disparu. Si tu savais comme je t’aime.

Mon Dieu comment ai-je pu ne pas transmettre tout cet amour aux autres, à ces filles, ce sont quand même mes enfants.

Elles ont poussé, grandi, elles sont des femmes et moi j’étais ailleurs. Quand elles seront vieilles, très vieilles, comment feront-elles ? Qu’est-ce qu’elles deviendront ?

À qui se raccrocheront-elles ? Penseront-elles encore à moi ? Que diront-elles ?

Seules, elles seront seules. Il faut que je leur laisse encore des souvenirs. Il faut que je leur dise des mots. Je ne les reconnais plus, c’est elles qui me disent des « maman » alors ce doit être vrai, ce doit être elles. Ce n’est pas que je ne sois pas là pour elles, c’est simplement qu’elles ont disparu, je ne les trouve plus dans ma tête. Le vide s’est créé, un vide ouaté, un vide bienveillant, un vide chaleureux même, mais un vide. Les mots au lieu d’être des ouvertures vers elles, se retournent contre moi et tentent de m’étouffer. Ils se vident de leur sens, tombent dedans, à quoi bon donc tenter de les dire ?

C’est à toi que je m’adresse maintenant, c’est toujours à toi que je m’adresse, toi l’enfant que je n’ai pas eu, toi l’enfant mort-né. Pourquoi t’aimer, t’aimer au-delà de tout ? Alors que dès ta naissance, dès ton premier jour c’est peut-être toi qui m’a rejetée. Où es-tu maintenant ? Fais-tu partie de ce vide qui m’attire ? Te reverrai-je encore ? Mère, enfant, tout cela maintenant n’a plus d’importance, il va falloir que je me laisse aller. Mais aller où ? Jusqu’où ? C’est vraiment une question.

Et pourtant j’ai essayé de leur parler, de leur dire qu’un frère leur était né, qu’il était là, à coté. Je voulais qu’elles te voient, qu’elles comprennent éblouies par ton regard que dès que je t’avais eu je n’avais plus eu de liberté ; condamnée à t’aimer.

Elles ont dit d’un ton entendu, insupportable :

— Oui, oui, tu as eu un fils maman…

Il y en a une qui s’est mise à pleurer. Pourquoi ?

Je patine. Je patine et bavarde avec toi. Es-tu là ? Es-tu cet enfant mort qui m’obsède ?

Es-tu mon petit resté bébé ? M’attends-tu ? Avec toi j’ai trouvé des mots d’amour, avec toi je suis devenue une mère, une vraie. De celles dont ont dit : elle est merveilleuse.

Et si je n’avais pas tout dit ? Qui pourrait croire l’autre vérité ? Y a-t-il seulement eu une autre vérité ?

Cet enfant je l’ai eu dans la débâcle de 43 ; je l’ai donné en nourrice, je l’ai oublié, il fallait survivre ; Jean était en captivité quand il est né. Et quand on a voulu le retrouver, personne ne savait plus où ils étaient, ces gens à qui je l’avais donné. On ne l’a pas cherché, il est là mon péché.

Je ne dois pas mourir, avant de l’avoir retrouvé, j’ai trop peur.

On va me demander des comptes.

Et pourquoi je ne l’ai pas cherché ? Lui aussi, je ne l’aurais pas aimé ? Non, c’est impossible. Il y a eu le sang. Je n’ai pas rêvé ce sang ?

Les autres, les autres j’étais trop jeune. Non ce n’est pas vrai, les autres j’étais trop compliquée. Non, ce n’est pas vrai non plus. Les autres je n’étais rien, je n’étais pas trop ceci ou trop cela, je n’étais rien…Si seulement il n’y avait rien devant!

Je ne veux pas mourir, non. Le péché me suit. La faute est là. Tout s’embrouille, tout se chevauche, j’oublie mais je ne sais qu’une chose, il faut que je tienne.

Ils vont me prendre à toi et tu m’attends. Je vais me perdre, te perdre encore. C’est le vertige, je ne veux plus rien que toi ; seras-tu là ?

 

Hiver - Malika

 

Un coup de vent balaye les illusions

beaucoup plus vite qu’une pluie fine.

 

Elle n’a vraiment pas l’air en forme, Patricia. Il faut qu’elle tienne le coup, tous les pensionnaires sont là, c’est l’hiver, ils se recroquevillent au chaud et ne mourront qu’au printemps. Ils auront tenu bon, auront épuisé leurs réserves et ne trouveront plus la force de renaître. Je l’ai compris l’année dernière. Quel choc ! Mais c’est la vie.

Entre les lotos, les vieilles chansons ringardes et les contes dont on les abreuve tous les jours, ils réussissent à tenir le choc ! Pas moi !

Moi, ​​ j’essaie de dilater le présent parce que je sais, je sens qu’il ne va pas durer !

C’est un sacré défi ! Mon Farid… j’espère vraiment dans 3 mois, dans 6 mois le voir avec les mêmes yeux, les yeux de l’amour !

Quelle histoire ! Le mariage, c’est curieux, je le voulais et maintenant que c’est fait, je me demande pourquoi je l’ai voulu ! Ma liberté ? Je suis passée de contraintes en contraintes ! Les unes, ​​ je les connaissais, les autres, je les découvre.

La fête, le champagne, l’installation tout m’a aidée à ne rien voir ou à ne pas voir l’essentiel… lui ! Je ne me suis pas posé de question, j’aimais son calme, sa stature, ses grandes mains ; j’aimais l’idée de partir de chez moi et maintenant…

J’ai vraiment cru que j’étais amoureuse à tel point que je me suis surprise à faire des choses qu’en temps normal ​​ je n’aurais jamais faites !

Les matchs de foot ? Une horreur et bien j’y suis allée !

Les déjeuners chez sa mère…n’en parlons pas !

Les copains qui boivent des bières, les yeux vissés sur la télé sans un mot, sans un regard, sans rien… à pleurer !

Et pourtant ! J’avançais sans avoir peur du bonheur. Car, le mariage, je le croyais synonyme de bonheur puisqu’il gommait les emmerdements. Il prendrait toutes les formes qu’il voudrait mais il m’a rattrapée, dépassée, je ne l’ai plus vu ! Et je ne le regrette pas ! Ce bonheur, ce n’était pas le mien, c’était une construction ! Oublié !

Aujourd‘hui, toute mon énergie sera de me battre non contre ce qui est fait mais pour créer autre chose. C’est ça ma liberté, celle que je voulais, c’est pouvoir à tout moment changer de choix. Je ne dis pas changer d’homme, nous n’en sommes pas encore là, mais faire que mes choix ne soient pas pour lui mais pour moi ou mieux encore pour nous. Mais le nous, existe-t-il ? Il va falloir le tricoter !

Si je veux obtenir quelque chose, il faut bien que je tente quelque chose, mais quoi ?

Il est aussi inerte qu’un poulpe !

Je sais que je n’ai plus rien à perdre donc à tout moment je pourrais partir, ça c’est ma force ! Patricia ne l’a pas ; elle est engluée dans l’habitude et puis elle a les gosses. Ce n’est pas facile pour elle. Pour autant je ne dois pas jeter le bébé et l’eau du bain, ça c’est Maman qui le disait, je vais tout tenter. Il y a des habitudes qui sont sympas et sûrement plus profondes que les plaisirs que j’ai pu prendre autrefois vite fait bien fait avec d’autres. Le tout est de ne pas s’enliser, de tenter de se parler, de s’écouter et de s’adapter.

Quel programme ! La machine de guerre est lancée ! C’est une sacrée découverte en ce moment, lui d’abord et tous les rites, tous les codes qui sont liés à la vie commune, au mariage. Autant de chaînes ! En plus, on a notre culture, elle vient de loin, ce n’est pas la même que pour mes copines du lycée. Là je suis complètement dans le vide ; que garder, que rejeter, que prendre aux autres ?

Les choses de l’enfance se répètent, comment m’en dégager et que prendre ailleurs ?

J’essaie d’en parler avec Farid, ça vole au-dessus de sa tête ! Il me regarde et répète « Où est le problème ? »

Ça me fout en boule et je me pose la question ou il est crétin ou il ne veut pas entendre ou pire, il tient par-dessus tout à ne rien changer.

Curieux, c’est avec Grégoire que je peux parler de tout ça. Il est ouvert lui. Il s’est mis en retrait et puis on est allés boire un café, et puis il a mis sa main sur la mienne et puis…la chaleur, l’envie, j’ai failli tout plaquer là et aller faire l’amour avec lui, n’importe où.

Il l’a senti mais il n’en a pas profité. Dès lors que je pense à lui, est ce que c’est déjà tromper ? Parce qu’alors là, il est cocu Farid ! Archi cocu.

Il reste le mot d’amour, je n’y pense plus ; par contre Patricia, elle fait une fixette sur lui. Je sais, elle me l’a dit qu’elle l’a planqué dans son portefeuille et qu’elle cherche encore qui en est l’auteur. Je m’en fous, moi. Plus envie de rêver, j’ai Grégoire pour ça ; pour le reste, il faut que je passe aux choses sérieuses, que je réfléchisse avant de tout foutre en l’air.

C’est quand même une sacrée désillusion.

C’est plus facile pour lui, pour Farid. Rien de changé dans ses habitudes. Après sa mère qui gérait tout, sa femme ! quoi de plus normal ! Il s’en sort bien ; je crois que je suis un peu jalouse.

Moi, je me suis lancée dans le mariage comme dans un grand jeu ; les robes, la réception, j’étais la reine de la fête, enfin mon chez moi et surtout, c’était fini ne plus voir, ne plus sentir la chape de plomb que j’avais au dessus de moi, la continuelle suspicion ; enfin, ne plus avoir à me battre contre eux, mes frères ; être libre.

Qu’est ce que j’ai gagné à tout cela ? C’est guère mieux maintenant. Je bosse toujours autant ; la belle-mère me surveille et je suis bien obligée d’aller chez mes parents, ils s’en sortent pas sans moi. Que dirait les autres si je le faisais pas.

 

 

Hiver – Monsieur Miles

 

Condamné à mourir de froid, de solitude ?

Non, le feu brûle, il éclaire, 

flambeaux au bord du chemin.

L’autre coté, c’est où ?

 

Toi aussi, tu ne viens plus me voir ma Charlotte. C’est le froid, t’as jamais aimé le froid. Ici, ils nous mettent tous en bas dans la grande salle et les journées sont longues.

— Venez Monsieur Miles, y a un loto.

Qu’est ce que j’en ai à faire du loto. Il faut tailler maintenant, c’est le moment.

Ils m’ont mis avec lui, on dit rien ; pas un mot ; juste je le regarde ; il me reconnaît ; il a peur, je le sais. C’est dans ses yeux la peur ; c’est comme les sangliers au dernier moment mais je prends mon temps. Peut être demain.

Le sécateur, tu sais où il est ?

Ils m’ont donné un fauteuil roulant et c’est la petite qui pousse quelque fois.

Je laisse faire, elle est gentille. Quelque fois je gronde un peu.

— Qu’est ce que vous marmonnez Monsieur Miles, il fait beau aujourd’hui, il y a la dame des chansons.

Alors là je ne veux pas y aller. Y’a plein de vieilles qui braillent. C’est pareil pour le curé, l’autre jour ils m’ont descendu dans la salle à manger où il a fait son affaire sur la grande table. Moi, les curés, tu le sais, je ne les aime pas. Même aux enterrements j’attendais dehors avec le René. Jamais on rentrait.

J’ai peur pour toi, t’as pas mal Charlotte ?

Ils croient que je les vois pas mais ils coincent mon fauteuil contre le pilier, je peux me lever mais pas bouger ; ils continuent pourtant à dire

— Restez assis Monsieur Miles.

Y’a trop de travail dehors, il faut que j’y aille. Qu’on ait envie ou non, elle n’attend pas la vigne, c’est le temps, il fait froid ; la coupe d’hiver c’est la plus importante et y’a que moi qui sais la faire. ​​ J’ai bien tenté de montrer à ce gars que tu avais dit qu’il cherchait du travail mais il en faisait qu’à sa tête. C’est les sarments de l’année qu’il faut couper et pas ailleurs. Même le fils, faut le dire, c’était pas ça. Il n’a pas le goût. Il ne l’aime pas notre terre comme nous. Toi tu faisais tout, les salades, le jardin, les poules et lui y pensait qu’à sa moto et aux filles. C’est un bon gars mais c’est pas un gars de la terre. Faudra que j’y retourne.

L’autre, ils sont obligés maintenant de lui donner, il ouvre la bouche, il la ferme ; même pas bien, il bave et il tremble comme une feuille ; il parle plus du tout. Il est raide comme un piquet. Il portait beau autrefois, il ressemble plus à rien.

C’est à l’envers maintenant, il me fait même plus peur, il m’embobine plus avec ses grands mots ; c’est fini ce temps là, c’est lui qu’a la trouille.

J’ai décidé, c’est fait, c’est demain que je m’en occupe et ça me travaille. J’y pense sans arrêt et je n’ai pas dormi. J’ai été voir mon sac, y a plein de pilules, de comprimés comme des billes. J’ai passé mes mains dedans ; potion magique qui va me débarrasser de lui. T’en parles à personne Charlotte. Promis ? Dis rien, c’est trop tard ; je t’ai écoutée, j’ai attendu ​​ maintenant c’est à moi de jouer; demain, il crève ce salopard. C’est comme ça, c’est demain.

T’es montée là haut, à la vigne ? Il ne faut pas y aller toute seule, c’est que tu vieillis.

On prendra un gars de l’assistance pour nous aider. Reste au chaud Charlotte, c’est aux vendanges que j’ai besoin, le reste du temps, t’as trop à faire.

C’était bien dans mes mains, ça roulait de partout, j’aurais cru de la mort aux rats. Je vais tout écraser et faire de la poudre. ​​ Je vais lui mettre dans sa soupe.

Il l’a mérité.

La dame à coté qui criait, elle n’est plus là. C’est le silence mais j’y étais habitué et ça les occupait tous ceux qui veulent qu’on marche droit. J’ai froid ce soir.

Est-ce qu’il est venu le fils? Tu l’as vu, toi ? Et la garce, il est toujours avec ?

Il y’a des moments, je sais plus où je suis et puis tout d’un coup ça revient. C’est l’âge qu’ils disent, vous avez de la chance d’être en si bonne forme. De la chance ?

Ils y comprennent rien ; je ferme la bouche. ​​ Qu’est ce qu’ils en savent. On est là, c’est tout et il faut être content.

Moi, j’ai à faire. Il faut que je fasse la parcelle avant les grandes gelées. C’est que la vigne, faut pas arrêter d’y passer ; tu le sais bien ; un jour tu m’as dit « Tu t’en occupes plus que moi » tu avais raison.

Pourquoi il n’est pas venu ? Quel jour on est aujourd’hui ? Je suis un peu perdu.

Le platane dans la cour n’a plus aucune feuille et le temps est à la pluie.

Demain, c’est demain ; ça m’énerve trop de l’avoir à coté de moi et de voir qu’ils continuent à lui donner à manger comme si de rien n’était. C’est vrai, ils peuvent pas savoir qu’il va crever l’Emile:

— Encore une cuillère, il faut manger qu’ils lui disent.

Il va l’avoir sa cuillerée, je vais lui donner moi. Je te le dis.

Je ne sais pas ce qu’ils ont, ils sont tous agités aujourd’hui, c’est tout ce qu’elle sait dire aujourd’hui la gentille. C’est pas moi qui vais lui dire.

Charlotte, ils disent qu’il faut plus que je pense à toi, que t’es bien où t’es mais si je te cause pas, c’est moi qu’on mettra dans le trou.

Charlotte viens, viens ; j’ai froid Charlotte.

 

 

Demain c’est la fête à la résidence– Patricia et Malika

 

L’une avance tout en reculant ;

l’autre piétine, avance, recule.

Danse infernale mais c’est la vie qui l’emporte

et elle ne fait pas de cadeaux, la vie.

 

— Cette fête ça ne m’arrange vraiment pas, je vais devoir venir et j’aurais bien aimé profiter de ce week-end

— Moi, ça m’est égal, en hiver tout est sinistre, alors je préfère être autant ici qu’à la maison.

— En plus, je devais emmener la petite chez le dentiste, j’ai annulé, pas le choix. La chasse n’est pas encore finie et son samedi est sacré. Je rattraperai mercredi prochain. Malgré les fêtes de fin d’année, j’ai perdu 7 kilos depuis l’été, je suis vraiment contente d’autant plus que j’ai fait quand même quelques folies. Entre le foie gras, les huitres et les inévitables cuissots de chevreuil, on n’a pas arrêté.

— T’as de la chance, moi je m’empâte, c’est ça le mariage ! Bon, je te le dis tout de suite avant que tu ne l’apprennes par d’autres, j’ai quitté Farid.

— Quoi ? Déjà ? Tu es partie avec un autre ?

— Non, écoute moi bien, je suis jeune et c’était l’enterrement 1ère classe, je ne sais pas pourquoi je dis 1ère classe, avec ce mec qui est un looser. Je ne suis pas compliquée, tu me connais, mais je me remue moi, je suis vivante. Il restait des heures devant la TV, ne me regardait plus et voulait que je sois sa bonne. Non, mais tu m’as vue ? J’ai donné avec mes frères mais c’était mes frères et là y’a rien à dire, lui, à peine passée la bague au doigt, terminé…je n’avais plus rien le droit de dire quoi que ce soit. Alors, alors j’ai pris mes cliques et mes claques et je suis partie. Pour être estomaqué, il l’a été mais tu crois qu’il est revenu me chercher…même pas. Il m’a mis un SMS, je n’ai pas répondu, depuis aucune nouvelle !

— Mais où es tu allée ?

— Chez moi, que pouvais-je faire d’autre ? J’ai fait ça juste après le Nouvel an. J’ai mis tout ce que je pouvais dans ma voiture et au revoir. J’ai laissé plein de choses, tu sais ​​ j’avais tout équipé mais pas de regret, qu’il garde tout ; je m’en fiche ; je n’allais pas rester cloitrée là.

— Tes parents n’ont rien dit ? Tes frères ?

— Non, tout va bien de ce coté là. La honte, c’aurait été que j’aille ailleurs.

Mes parents, ils ont leur maison, elle est à eux, personne n’aurait compris que je leur fasse cet affront de ne pas revenir.

— Mais alors, tout ça pour rien

— Ah si, tout a changé, je suis mariée même si je ne le suis plus, je peux sortir quand je veux, faire ce que je veux. Une femme divorcée, c’est pas un drame chez nous, elle peut se balader seule, sortir, avoir discrètement des amants. Personne n’y trouve à redire. En plus, tu me connais, j’aide à la maison, alors ils sont tous contents.

Je sors, je vais danser, je m’amuse et je n’ai de compte à rendre à personne ; c’est fini ça.

— Tu ressors avec Grégoire ?

— Oui, oui et non ; avec lui, avec d’autres. Je ne vais quand même pas me remarier, me remettre dans une vraie histoire, tu rigoles, ​​ j’ai donné, je sais maintenant ; mais pour en profiter, fais moi confiance, je vais en profiter ! Toi, ton mari comment ça va ?

— Plutôt mieux ; je ne sais pas si ça va durer mais il rentre plus tôt en ce moment. Tu sais, je lui ai raconté le coup du mot, je lui ai même montré.

Je peux te dire que ça l’a secoué. J’ai un peu triché, j’ai dit que j’étais toute seule donc il a cru que le mot était pour moi. Il a fait une de ces têtes, il voulait venir casser la gueule à tous les hommes ici… il aurait eu du travail… en attendant, depuis, il se tient à carreaux et a même tendance à me coller un peu.

— T’as tout gagné alors, fais le marcher, qu’il s’inquiète c’est pas plus mal, comme ça que tu vas le tenir.

— Ce n’est pas trop mon genre et puis tu sais, je l’ai tellement aimé, des trucs comme ça, ça gâcherait tout. Le problème, c’est que j’ai pris du recul, je ne suis plus bouche bée, je ne sais pas ce qui m’arrive mais je crois qu’on a loupé le coche, que le temps est passé et que c’est foutu.

— Tu veux divorcer toi aussi ?

— Non, il n’en est pas question mais comment te dire, je ne le regarde plus de la même façon ; je sais qu’il a des limites ; c’est bête à dire mais cet homme là je le voyais comme un géant et puis, et puis, ce n’est qu’un homme. Il a même pris, comme moi, quelques cheveux blancs et si je maigris, lui ce n’est pas le cas !

— T’as pas envie de sortir, de voir d’autres choses ; toujours tes gosses, ton mari, t’en as pas marre ?

— Non, bien sûr que non, c’est bien d’avoir des gosses ; ils grandissent, sont sympas ; ils sont encore câlins et je les aime trop ; je les gâte trop, je le sais et alors… qu’est ce que ça change ! Ce sont de bons petits. Lui, c’est plus pareil ; je n’ai plus vraiment envie, j’aimerais bien qu’on s’engueule moins, qu’on fasse encore des trucs ensemble ; j’y arriverai peut-être car en ce moment, il assure. Je veux aller au cinéma, on y va ; je lui demande de m’arranger un truc, bon an mal an, il le fait et si je sors, qu’est ce que je n’ai pas comme questions…avec qui ? Combien de temps ? Quand est ce que tu rentres ? Je n’étais pas habituée à ça

— Mais t’as vu comme t’as changé ; on croirait une pin-up !

— Tu exagères ! C’est vrai qu’il n’aime pas que je mette cette jupe pour aller bosser mais, c’est comme ça maintenant…

— La fête demain ? Tu sais s’il y aura beaucoup de monde ? Y’a beaucoup d’extérieurs inscrits ? C’est juste pour le 2ème étage ? Les Alzheimer n’y sont pas ?

— Je crois qu’avec les invités on sera une cinquantaine. Si tu avais été de service la semaine dernière, tu aurais vu ce que ça nous a couté d’organisation, de temps pour faire la déco. ​​ Un thème pareil, qui en a eu l’idée ? Croisière sur un bateau…au fin fond du Vaucluse ! va falloir assurer. T’as vu, les gars de l’entretien ont monté ​​ des mats partout, avec drapeaux de toutes les couleurs et demain ils auront tous un béret ​​ de marin avec pompon ; quel boulot !

Nous aussi : marinières et pulls rayés ou qui en approchent, des petits foulards autour du cou, des casquettes, des galons ! Je te verrai bien en commandant de bord. Encore que la chouette va vouloir tenir le rôle ; faut dire qu’il lui revient d’office.

Il y aura même des algues et des coquillages sur les tables ; ce sont ceux de la cuisine qui sont allés en chercher à Cassis le week-end dernier. Ils ont parait-il fait une de ces fiestas là bas… les flics ont été appelés tellement ils faisaient les cons mais ça s’est bien terminé !

— Finalement, tu sais toujours pas qui a écrit le mot ?

— Non, aucune idée

— Moi, je crois que j’ai une idée ! Non, pas sur celui qui l’a écrit mais une idée quand même. Si on mettait le mot dans une bouteille comme un message lancé, tu sais, les bouteilles à la mer, on verrait bien la tête qu’ils feront quand ils le verront et puis, ce sera là, officiel, on pourra en parler à tout le monde sans dire que c’est nous qui l’avons trouvé.

— Ouais… je l’ai là…je l’aurais bien gardé ; c’est un sacré souvenir. Plusieurs mois que je l’ai sur moi ; il me tenait chaud !

On peut dire qu’on y a cru toutes les deux, en tout cas ça nous a fait bouger…

— Bouger ? Qu’est ce que tu veux dire ?

— Ben, on ne savait pas ni toi ni moi à qui il était adressé alors on pouvait s’imaginer plein de choses ; c’est peut-être le seul mot d’amour que nous aurons et encore, il faut le partager !

— Je ne te savais pas si romantique ; en fait, t’es une midinette toi aussi ! En tout cas, ça nous a fait un secret rigolo ! T’apporte une bouteille avec un bouchon, moi je vais fabriquer une étiquette, on la vieillira avec de la cendre ou autre chose. Viens de bonne heure demain et pas trop de folies de ton corps avec ton mari…Demain qui sait, tu vas peut être embarquée par le pirate des caraïbes !

 

 

Jour de fête à la résidence des Oliviers.

 

 

Le secret, c’est qu’il n’y a pas de secret ;

nous sommes tous à la merci des vents.

Dieu merci, aux périodes de tempête,

succèdent des périodes d’accalmie.

Seul le fou est heureux car il n’attend rien.

 

La fête bat son plein. Les résidents ont tous été levés de bonne heure. On leur a mis leurs vêtements du dimanche en essayant tant bien que mal de les déguiser en marins….

Les uns ont des bérets avec pompons rouges bien sûr ; d’autres comme des flibustiers portent un monocle noir sur l’œil retenu par un élastique.

La grande salle à manger s’est transformée en paquebot ; une immense voile dont les contours sont agrémentés de plein de petits drapeaux de couleur a été hissée en son centre, de là partent des banderoles et cordages du plus bel effet. Il ne manque que le bastingage, un peu de roulis et on s’y croirait…. Encore que pour le roulis et le tangage, quelques marins ont pris exceptionnellement un petit apéritif et ne semblent pas très en équilibre.

Les membres de l’équipage se reconnaissent par leur efficacité auprès de passagers un peu déconcertés !

Il fait chaud, la salle est enfumée, de la buée aux vitres. Les familles sont venues participer à la fête, un enfant jeune, quatre ans, cinq ans se refugie dans les jupes de sa mère. Il est adorable, déguisé bien sûr en petit marin. Les vieux se sont jetés sur lui, cherchant à le toucher, à le caresser. Il est terrorisé par toutes ces personnes ridées, déformées, hideuses qui tendent la main vers lui et puis tout d’un coup, il reconnaît son grand-père, se jette dans ses bras. Tout va bien maintenant.

Un accordéoniste pousse la rengaine et nous emmène dans des contrées lointaines.

« Nuit de Chine » a fait fureur, de petites voix chevrotantes l’ont repris en chœur.

Un petit monsieur, sec comme un coup de trique, l’œil vif et de belles rouflaquettes dessinées sur ses joues a chanté « Milord ».

Monsieur Miles, chemise blanche, bretelles foncées et larges retenant son pantalon de costume de velours côtelé marron, déambule tenant à la main un sac en plastique.

Il parle tout seul aujourd’hui Monsieur Miles et semble très perturbé par ce qu’il voit. Il cherche quelque chose ou quelqu’un. Son béret de marin a un peu glissé derrière sa tête lui découvrant le front. Il fronce les sourcils, ses rides sont profondes comme celles des vieux flibustiers qui ont parcouru le monde.

Il s’assied, se relève, repart. Démarche chaloupée.

— Où allez-vous Monsieur Miles, le repas va bientôt commencer. Allez vous asseoir. Madame Vincent est déjà là.

Monsieur Miles regarde Madame Vincent et ne la reconnaît pas. Elle est pourtant sa voisine de table depuis plus de trois mois. Ils n’ont jamais échangé une parole. Qu’a-t-elle aujourd’hui ? On lui a mis un débardeur à rayures sur son pull blanc, elle a l’air perdue, regarde partout comme un animal affolé. Madame Vincent n’existe plus depuis longtemps.

Monsieur Miles glisse son sac plastique dans la poche de sa veste. Il a du mal ; le sac est assez gros et ne veut pas entrer mais il y arrive quand même, cela lui fait une grosse bosse.

Il marmonne, gronde, bredouille quelques mots :

— Pour lui… crever…rat…. Personne n’y fait attention, il est dans son monde.

 

Une des filles de Madame Mariani est là. Elle a maigri et n’est pas à son aise ; cela se voit. Depuis plusieurs jours sa mère est complètement amorphe ; elle ne réagit à rien ; ce n’est pas faute de stimulations.

— Maman ouvre tes yeux, regarde, c’est la fête aujourd’hui…

Peine perdue. Depuis quelques jours la vieille dame ne parle plus du tout ; tête affalée sur la poitrine, bouche à moitié ouverte, elle se laisse aller. Ce n’est pas bon signe. Sa tête ballotte, d’un coté, de l’autre, elle bave un peu. Il a fallu l’attacher au fauteuil, elle risquait de basculer en avant, de tomber.

Sa fille a du se donner du mal pour que sa mère soit présentable ; son chignon est bien fait, elle a des boucles d’oreille et un soupçon de rouge à lèvres. Caricature ; ces taches de couleur sont comme des blessures qui appellent l’œil sur la momie qu’elle est devenue. Teint plombé, de grandes cernes sous des yeux qui ne regardent plus rien, ne voient plus rien. À la toilette ce matin, elle s’est recroquevillée sur elle-même et a gémi se tenant le ventre à deux mains.

— J’ai mal… L’infirmière lui a donné du spasfon, elle a gémi :

— Du sang, ça coule…Mon petit…

Cauchemar ? Délire ? Réalité ? Impossible de le savoir.

Sa fille hésite, pousse le fauteuil roulant, va quand même l’installer à table ; elle s’est inscrite, elle va rester déjeuner et s’en occupera. À sa droite, Céline.

Elle n’a jamais de famille qui vient, elle. Pas d’enfants, un mari mort depuis longtemps. La fille de Madame Mariani a mis le grand bavoir bleu autour du cou de sa mère, elle lui a pris la main ; elle attend que le service commence les yeux dans le vague. Vagues à l’infini, plus rien n’accroche son regard.

L’accordéoniste passe de table en table. Il s’arrête à leur hauteur et lance « Le 31 du mois d’août » ce n’est pas très folichon mais cela tire quand même la fille de Madame Mariani de sa rêverie. Elle sourit, dit quelques mots à sa mère qui ne réagit pas. Elle se retourne alors et voit Céline à ses cotés qui grimace. Elle aussi a mal.

Sa tête comme toujours est à angle droit sur son épaule et personne n’a songé, n’a eu le temps de l’aider à la redresser ; alors la fille de Madame Mariani se lève et va chercher un coussin qu’elle tente maladroitement de glisser entre la tête et l’épaule. Elle n’a pas l’habitude de le faire ; ca se voit. Elle prend la tête avec beaucoup trop de précaution, la redresse et le coussin refuse de rester en place.

Il retombe sur les genoux de Céline qui s’impatiente, qui maugrée. Tout va mal de ce coté là…

Où la directrice a t’elle bien pu dénicher cette belle casquette galonnée ? Mystère mais bonne idée car, d’entrée de jeu, on voit bien que c’est elle le commandant de ce vaisseau où tous sont embarqués. Elle demande la parole en soufflant dans une sorte d’harmonica ; elle n’est pas douée pour la musique, celle là, car les sons émis ne ressemblent à rien !

Des miaulements aigus qui rajoutent à la pagaille ambiante. L’accordéoniste, toujours lui, lui sauve la mise et se met à chanter sur l’air de Caderoussel :

— Le capitaine a trois vaisseaux, le capitaine a trois vaisseaux…

Les vieux se regardent et n’osent pas reprendre ; ils se demandent quelle est la suite, une vieille dame d’une voix de petite fille crie :

— C’est pas ça, c’est pas ça…

Il continue néanmoins tournant autour de la directrice :

— Qui n’ont ni voiles ni drapeaux,

 ​​ ​​ ​​ ​​​​ qui n’ont ni voiles ni drapeaux,

 ​​ ​​ ​​ ​​​​ c’est pour partir loin au soleil…

 ​​ ​​ ​​ ​​​​ ah ah ah oui vraiment,

 ​​ ​​ ​​ ​​​​ le capitaine vous attend…

Quelques personnes sourient.

La directrice le remercie avec un petit clin d’œil, le silence se fait.

— Non, non, c’était pas ça reprend la voix de crécelle.

— Taisez-vous Yvonne, la Chou…. Euh… Madame Lauzières veut parler ; écoutez-la.

— Mais c’est pas ça, il faut lui dire que c’est pas ça

— Chut Yvonne, chut.

 

— Mes amis, après une si brillante improvisation, je ne sais pas si je vais trouver les mots pour vous remercier d’être là tous ensemble à notre fête annuelle. Si nous avons choisi le thème de la mer…..

 

Pour les trouver, elle les trouve les mots ! ils coulent…vagues ininterrompues malgré les raclements de gorge, un appel au secours et un verre cassé…

Deux vieux se sont endormis, un troisième à la table d’à coté se lève, se rassoit.

Mon Dieu, c’est Monsieur Miles. Il regarde Monsieur Girard fixement mais semble noyé.

On dirait qu’il regarde au-delà de Monsieur Girard, qu’il ne le voit pas. Il murmure quelques mots, se relève, se rassoit encore, se met à pleurer ; il a du boire un petit coup de trop Monsieur Miles.

Monsieur Girard tremble comme une feuille et a peur ; son visage est tendu, ses mâchoires serrées, son œil est semblable à celui d’un goéland, inquiet mais vif… Quelle idée de lui avoir mis un bandeau devant l’autre œil, comme un pirate, Monsieur Girard n’est pas dans le bon rôle, il serait mieux à la poupe du bateau raide comme il est !

Il ouvre la bouche, la referme.

— Dans cinq minutes Monsieur Girard, on n’est pas encore servi lui murmure l’aide-soignante à ses cotés.

 

— Je souhaite à tous marins, pirates, flibustiers ainsi qu’aux petits mousses un bon appétit !

Je n’oublie pas l’équipage qui a décoré le bateau, pris de son temps pour que cette fête soit la fête de tous ; vous savez leur dévouement, je tiens ici à les en remercier vivement.

Bon vent et encore une fois bon appétit à tous les matelots, les vivres ne manquent pas, le petit mousse n’a rien à craindre, il ne sera pas mangé par l’équipage !

Ca y est la Directrice a fini son discours ; le festin peut commencer !

Entrent alors les serveuses, pantalons et marinières rayées et l’inévitable béret à pompon… Le silence se fait immédiatement, l’ambiance est tombée d’un seul coup, lourde, plombée, tout le monde s’observe ; qui sera servi d’abord ? C’est de la vraie cuisine ou du mouliné ?

Les invités ne savent pas trop comment faire ; doivent-ils commencer tout de suite ou aider leur papy ou leur Mamie ? Ils goûtent du bout des lèvres ce qu’ils ont dans leur assiette en plastique et boivent un vin blanc tiède probablement coupé avec de l’eau. Ils tentent à voix étouffée d’engager une conversation, peine perdue, ils ne le savent pas, il n’y a aucune communication ici pendant les repas. C’est comme ça.

Seules Patricia, Malika et les autres soignantes qui donnent la becquée à ceux qui n’y arrivent pas tout seuls bavardent un peu mais chaque phrase est entrecoupée de mots d’encouragements : avalez doucement, c’est bon n’est ce pas, ouvrez la bouche qui n’aident pas à des dialogues construits.

 

Madame Lauzières, pour une fois, est là. Elle est à la table d’honneur entourée de son staff. Au centre de la table, d’une composition florale jaillit une sorte de dauphin. Abondance d’algues et de coquillages et échouée là une bouteille couchée sur le flanc.

Elle a encore quelques restes d’étiquette, on devine un message à l’intérieur.

Madame Lauzière est satisfaite, tout va bien dans le moindre détail et cette bouteille, c’est une bonne idée.

Elle commence à se laisser aller et bavarde maintenant avec ses collaborateurs.

Eux sont moins détendus, ils restent assis bien droit sur leur chaise et se surveillent un peu les uns, les autres. C’est qu’ils n’ont pas plus l’habitude de déjeuner avec leur directrice qu’avec les résidents. Bien sûr, ils les connaissent, mais entre les voir circuler à pas menus ou sur des fauteuils roulants et les retrouver attablés, si proches d’eux, il y a un monde…

La lingère s’amuse à deviner qui est qui. La robe rouge à grosses fleurs par exemple qu’elle a repassée souvent cet été ne peut pas appartenir à la petite vieille dame fripée de la table d’a coté ! Ça c’est sûr ! Elle jette un coup d’œil circulaire et trouve l’intéressée :

— Ce ne peut qu’être à elle…

Au bout de la table, l’accordéoniste attend qu’on lui fasse signe pour reprendre son instrument.

Patricia est très en forme, elle s’est maquillée et s’est faite une queue de cheval très haute sur laquelle son béret penché lui donne l’air malicieux. Elle n’a pas ses espadrilles habituelles mais de jolies tennis blanc d’où sortent de courtes socquettes, c’est charmant.

Elle tourne le dos à Malika qui laisse libre cours à sa chevelure abondante.

Elles se retournent de temps en temps ou l’une ou l’autre, personne n’entend ce qu’elles se disent, ce doit être secret…

Elles s’amusent comme des enfants et les vieux autour d’elles se mettent à sourire aussi.

Que peuvent-elles bien se raconter ? Une génération les sépare et pourtant il se dégage d’elles une complicité rayonnante. Grégoire un peu plus loin déguisé en pirate les observe du coin de l’œil et ne demanderait qu’à les rejoindre mais Madame Monard est lente, très lente. Chaque bouchée lui demande un effort terrible de déglutition ; il faut faire attention.

Toute fausse route pose problème car elle n’a quasiment plus la force de tousser.

Il tend l’oreille, c’est certain, mais ne capte que quelques bribes de voix et le rire de Malika, en plus, brouille l’ensemble.

Monsieur Miles se lève emportant avec lui la nappe, son verre, son assiette, le sel…un désastre. Ahmed se précipite

— Ce n’est rien Monsieur Miles, ce n’est rien. Rasseyez-vous Fernand.

En un tour de main, tout est réparé sauf quelque chose que personne n’a vu : la détresse de cet homme qui n’y comprend rien. Un abime s’est ouvert sous ses pieds, il est seul, il ne reconnaît plus personne, il se demande qui il est, ce qu’il fait là. Les deux mains d’Ahmed, douces, fermes sur ses épaules l’ont aidé à retrouver sa place mais où est-il vraiment ?

Ses souvenirs au fil du temps se sont effilochés, aujourd’hui il ne reste rien qu’un vieil homme face à lui-même, face à rien, face à personne, sa poche remplie d’un sac en plastique.

Madame Lauzières s’ennuie un peu. Normal ; elle est directrice donc seule en haut de la pyramide. Elle est satisfaite car cette fête commence bien. Les résidents ont l’air content, grand troupeau shooté pour cette unique représentation, les familles rassurées, le personnel motivé ; que demander de plus ?

Elle tripote sur la table un peu de mie de pain, avale une gorgée de cette piquette infâme que l’on sert ici et attend que le dessert soit servi.

Elle s’esquivera alors discrètement, pardonnée par tous, elle a beaucoup de travail.

Elle regarde sans la voir la bouteille S.O.S échouée devant elle et sourit, ils ont bien fait les choses.

C’est alors qu’elle aperçoit le message roulé à l’intérieur. Elle tend la main, prend la bouteille, l’ouvre ce qui lui demande de la force car il ne dépasse qu’un tout petit bout de bouchon et elle doit s’y reprendre à plusieurs fois au risque de se casser un ongle mais le challenge l’excite.

L’accordéoniste vient de se lever alors que le dessert arrive et entame un « Ce sont les filles de la Rochelle » à un rythme endiablé.

Malika suivie de Patricia se lève et se met à chanter d’une belle voix forte le refrain.

Elles passent toutes les deux de table en table, les joues rouges, vivantes au milieu des demi- morts, belles. Les invités se laissent embarquer et se mettent à leur tour à chanter.

Les vieux relèvent la tête, plusieurs ont les lèvres qui bougent. Chanteraient-ils eux aussi ? Mais oui, un souffle de vie, le vent du large probablement, les ravive tous et la chanson prend du corps.

 

Encore un effort, elle a eu raison de ce bouchon maintenant il faut qu’elle attrape le message. Il ne demande que ça et glisse facilement vers le goulot ; elle s’en saisit, le déplie, le lisse bien à plat, le lit. Elle marque un peu d’étonnement, relève la tête, n’entend plus rien ; elle est dans une bulle maintenant. Elle se demande si elle a bien lu ; alors, elle recommence, lentement.

Tu es la femme de ma vie

Tu m’as ensorcelé

Elle se tourne à droite, elle se tourne à gauche, regarde si quelqu’un l’a vue, regarde si quelqu’un la voit, là, tout de suite.

Non, ils n’ont d’yeux que pour l’accordéoniste et pour Patricia qui comme un marin en bordée dans un port perdu est montée sur une table et joue au chef d’orchestre. Elle esquisse même entre les verres deux pas de danse. Les gars de la cuisine sont sortis et la regarde éberlués. L’ambulancier s’approche.

En temps normal Madame Lauzière aurait……mais nous ne sommes vraiment pas en temps normal…. Alors Madame Lauzières ne dit rien, ne fait rien du tout.

Elle n’a qu’une idée en tête : cacher prestement le billet dans sa pochette.

Madame Lauzières entre dans le mystère. Elle ne le sait pas mais sa vie va basculer.

 

La vieille dame est hébétée et sa fille n’y tient plus ; elle se lève et l’emmène.

Le fauteuil roulant passe la porte d’entrée de la salle à manger ; c’est fini ;

« La pêche aux moules, moules, moules… » peut continuer, elles sont dans le calme maintenant et se dirigent vers l’ascenseur.

 

Monsieur Miles vient de finir son dessert, il se lève et se heurte à Monsieur Girard.

Il ne reconnaît pas Monsieur Girard. Il sait seulement qu’il n’aime pas cet homme là, qu’il y a trop de bruit ici, qu’il doit partir cacher son trésor. Il sort lui aussi.

Il sent sa poche lourde, en extraie le paquet qui y est, l’ouvre sur la petite table de l’entrée, y trouve du sable qu’il fait couler entre ses doigts. Il est bizarre ce sable, poudre irrégulière, fine et grumeleuse, de petites écailles de toutes les couleurs, quelques petites billes bleu clair, rose ; il joue avec ce sable, fait des chemins avec son index et puis tout d’un coup en fait un tas, le fait glisser le long de la table, remet l’ensemble dans le sac plastique et part.

Monsieur Miles ne sait plus très bien où est sa chambre. Il marche devant lui, se trouve devant l’ascenseur, le prend.

…Brave marin revient de guerre… tout doux… Pauvre marin d’où reviens tu ?

 

C’est comme ça que c’est arrivé. Un moment parmi d’autres. Ça lui a échappé…

 

— Avale, Maman, avale ; fais un effort, c’est la dernière cuillerée. Ouvre la bouche Maman ; je sais, ce doit être amer, étouffant mais il faut que tu le prennes ce mélange. Tu seras mieux après, tellement mieux. C’est la clé, la clé pour l’Ailleurs.

Avale, je t’en prie.

Elle prend un verre d’eau et lui faire boire quelques gorgées. Quelques gouttes s’échappent et coulent le long de la commissure de ses lèvres. Elles vont se perdre sous le menton.

Traces luisantes qu’elle essuie avec d’infinies précautions, avec tendresse. Ce sont les mêmes gestes qu’elle avait avec ses enfants quand ils étaient petits. Effleurements, tapotements doux. La serviette lui semble un peu rêche, elle se lève, en choisit une autre, fine, bordée de ​​ jours, ses initiales brodées dans un coin.

Du « baptiste », c’est cela qu’on doit appeler du « baptiste » pense t’elle.

Elle se redresse ; quelques cheveux se sont échappés du chignon de sa mère qu’elle lisse maintenant du plat de sa main ; un coté, l’autre.

Tout est en ordre. Elle se rassied.

Non, le plaid écossais a glissé. Un peu. Elle le remonte et lui enveloppe les jambes, la bordant avec attention. Il ne faut pas qu’elle ait froid.

Elle rapproche sa chaise du fauteuil roulant. Elles sont collées l’une à l’autre.

Elle lui prend la main.

— N’aie pas peur Maman, n’aie pas peur, je suis là chuchote t’elle.

Son cœur bat à tout rompre et pourtant elle est sereine. Sensation enfouie qu’elle retrouve maintenant.

Elle avait 6 ans, peut-être 7, elles étaient ensemble dans la salle d’attente d’un ophtalmo où elle devait subir une petite intervention. Elle se souvient tout d’un coup de sa peur, de l’odeur, des images sur le mur avec des écritures petites et grandes. Elle se souvient qu’elle avait voulu déchiffrer ce tableau mais que ça ne voulait rien dire. Elle se souvient de la tenture rouge devant la porte qui allait s’ouvrir et la prendre.

Sa mère lui avait alors pris la main et avait chantonné tout doucement :

« Ce n’est rien, il y a Rintintin, ce n’est rien… » et puis, elle avait pris Rintintin qu’elle tenait serré contre elle et l’avait fait danser sur ses genoux en répétant :

« Ce n’est rien, on a Rintintin »

Plus Maman faisait danser Rintintin, le faisait sautiller, plus elle répétait cette chanson, plus la petite fille qu’elle était riait jusqu’au moment où la porte s’était ouverte….

Elle avait tout oublié et tout était là à nouveau : l’attente, les odeurs, la peur et la porte qui allait s’ouvrir. Il allait bien arriver quelqu’un. Il ne manquait que Rintintin.

Elle se souvient de son chagrin immense lorsqu’elle l’avait perdu. Elle se souvient de tout. C’était sa faute, sa faute à elle, à personne d’autre. Elle avait enterré Rintintin sur la plage, à la Baule. Affreux souvenir ; jolies vacances pourtant que ces vacances rituelles où toute la famille se retrouvait sur la plage. Quelle idée avait-elle eue de vouloir l’enterrer ? D’habitude elle jouait au docteur, elle le soignait son Rintintin, lui faisait des piqures, lui mettait des pansements et puis, allez savoir, peut-être pour épater Patrick son petit copain, elle avait dit :

— Et si on disait que Rintintin est mort et qu’on va beaucoup pleurer.

Patrick n’avait pas voulu, y’a que les filles qui pleurent. Oui, elle se souvient de cela, elle n’avait pas compris qu’il dise non et encore moins ce « y’a que les filles qui pleurent », elle qui l’avait vu si souvent aller se réfugier en pleurant, oui, en pleurant dans les bras de sa mère. Enfin bref, il n’avait pas voulu.

C’est toute seule qu’elle avait fait un grand trou avec sa pelle, qu’elle y avait déposé Rintintin enveloppé dans une serviette de bain, qu’elle avait tout refermé, bien aplati, bien lissé.

Et puis, elle était partie au bord de l’eau chercher des coquillages pour lui faire une belle tombe. Elle en avait trouvés, les avait triés avec soin. Cela avait pris du temps car elle s’était appliquée mais elle n’avait jamais retrouvé l’endroit.

Petite fille perdue, en sanglots, que rien ni personne ne pouvait consoler. Blessure d’enfance, blessure encore intacte.

Rintintin était mort et aujourd’hui… Elle se tourne vers sa mère, le souffle est régulier, petit souffle tranquille, imperceptible qui la relie encore au monde des vivants. Rien ne se passe. Elle est, comme tous les jours, endormie.

Elle entend au loin quelques notes, quelques rires étouffés, quelques pas dans le couloir.

Les matelots, fatigués de leur croisière, rentrent à petit pas, au port. Chacun va retrouver sa couchette.

Elle, elle va faire le quart, comme toujours ; elle est là, elle la veille.

L’une embarque pour d’autres rivages, l’autre est fidèle au poste et va rester sur le pont, puis sur le quai.

Pour combien de temps encore ?

Elle ferme les yeux.

La mer est là. Le clapotis des vagues, le sable fin, chaud qui s’infiltre, se glisse entre ses doigts de pied. Elle grimace, elle retrouve la désagréable sensation, ce sable qui la gratte dans sa sandalette, les rires moqueurs des adultes quand assise, elle tentait de le retirer ; mal, cela lui faisait mal et pourtant, il fallait continuer à avancer et puis elle s’était habituée et la ronde des habitudes toute sa vie l’a étouffée.

Elle a bien essayé de se rebeller une fois, plusieurs fois mais les choses comme des algues s’emmêlaient, l’engluaient, l’asphyxiaient. Elle suffoque maintenant et va ouvrir la fenêtre.

Le soir est là ; l’attente commence.

L’infirmière entre.

— Il est temps de coucher votre maman, elle était un peu agitée aujourd’hui

— Je reste encore ; je reste encore, le temps qu’elle s’endorme, qu’elle s’endorme bien.

Elle se couche alors à coté d’elle.

— Maman, maman te rappelles-tu ?

Et à voix basse elle égrène ses souvenirs ; elle lui raconte une histoire longue, longue, l’histoire d’une maman et de ses petites filles qui l’aimaient tant que…

Le drap ne se relève plus, il est blanc ; le silence les enveloppe. Le voyage a commencé.

Elle se penche vers sa mère et l’embrasse.

— Mes sœurs n’en sauront rien, c’est notre secret, Maman…

 

 

 

 

Ça y est l’histoire est finie. La résidence des Oliviers a retrouvé son calme.

Plus de flons flons, plus de fête, le silence est revenu.

On entend juste au loin les rires de Malika et Patricia qui finissent de ranger.

Grégoire les regarde mais n’ose pas s’approcher.

Monsieur Miles a été transféré au 3em étage car il perd la tête.

Monsieur Girard dort du sommeil du juste, droit comme un i dans son lit.

Madame Lauzière est partie emportant dans son portefeuille, bien rangé, un message d’amour qui commence à la faire rêver.

La fille de Madame Mariani tire la porte.

Sa mère est belle, elle est apaisée ce soir.