Éclats de mémoire
Jeanne Sialelli
Éclats de mémoire
Roman
Il ne reste dans le ciel que de longues traînées rouge sang auréolées d’or qui petit à petit foncent puis noircissent. Il a fait si chaud aujourd’hui. Il est assis dans le sable, elle est allongée à coté de lui, le coude plié, la tête sur sa main ; Jeanne est hypnotisée. De là où elle est, la silhouette de l’homme se détache à peine, ombre chinoise encore visible. Il ressemble à un géant. Sa peau mate luit. Elle voudrait avancer la main, la toucher. Elle a peur, elle va s’y bruler. Son regard… le désir qu’elle y voit double le sien. Il parle à voix basse, voix rieuse, enveloppante, envoutante ; sa bouche, elle ne voit plus que sa bouche qui bouge; elle entend une parole, une autre ; ses dents, son sourire ; elle n’entend plus rien qu’un murmure confus. Sa bouche, encore sa bouche, « Il va se pencher, m’embrasser ». Elle ferme les yeux. Tout son être est dans l’attente. Elle guette l’amorce du geste « Mettra t’il sa main sur ma hanche, la caressera t’il ? Jouera-t-il avec mes cheveux ? » Elle les relève d’un mouvement lent et provocant, les basculant dans son dos. Invitation à entrer dans le mouvement. « Se penchera-t-il ? M’embrassera t’il tout d’un coup ou prendra t’il son temps ? » L’attente est insupportable, presque douloureuse. Elle le veut cet homme, elle en a envie, elle sent son ventre se crisper, elle va….
Il s’est levé, l’a prise par la main et en riant l’a emmenée se baigner. Soulagement. Il fallait qu’il se passe quelque chose sinon c’est du ciel que serait venu une explosion, un tourbillon, un éclatement peut être même son enlèvement !
Fraicheur des vagues, rires, les corps qui se trouvent, se cherchent ; elle vogue, elle est déesse de la mer, elle est belle.
Il ne peut plus lui échapper et pourtant, il plonge, glisse, disparaît, renait comme un animal aquatique pour réapparaitre contre elle.
Ils en sortent comme des héros de cinéma main dans la main.
C’est elle l’héroïne de l’histoire, l’élue.
La nuit est tombée et le miracle s’est accompli ; les lueurs flamboyantes du couchant éclatent en des milliers de petites lumières comme un feu d’artifice géant qui laisserait derrière lui des preuves de son éphémère vie. Au fond de l’anse la côte, un phare sur la pointe des rochers qu’on aperçoit à peine et le ciel par-dessus tout ça si beau….si calme !
Voute étoilée ! Tout y est… Il serre sa tête entre ses deux grandes mains et l’embrasse. Les lèvres jouent, se cherchent, se trouvent, encore salées et fraiches, les bouches s’ouvrent, les langues se mêlent, se démêlent, s’emmêlent. Elle se colle contre lui ; ils sont beaux, ils sont grands, ils sont un.
Elle entend comme une corne de brume ; un bateau au loin doit passer ; encore s’embrasser, encore bruler, couler de désir, s’empoigner ; le bateau approche, pourquoi cette corne de brume ? Pourquoi ces sifflements, ces bruits sourds ? Et puis c’est le ciel qui s’ouvre, un énorme éclatement, elle a peur, elle se met à hurler et se retrouve assise, la chemise de nuit collée au corps, le cœur battant, sur la couchette dans sa cabine. Elle ne sait plus bien où elle est et puis tout lui revient. Le Havre, la traversée, le cargo… le médecin… et tout le reste.
Le bruit, le bruit encore… Elle reste assise, un peu hébétée, tremblante encore puis se lève et regarde par le hublot. Elle ne voit pas grand-chose d’où elle est mais elle comprend qu’on charge le bateau, elle voit une grue, un conteneur rouge qui se déplace dans le ciel. Il pleut, la vue est déformée par les gouttes sur la vitre.
Le voyage, ça y est, elle y est ; son voyage a commencé. Il est venu à sa rencontre ; elle s’assied sur le bord de la couchette, hésite, se recouche, remonte la couverture, se met en boule et essaie, essaie de toutes ses forces de rappeler les images ; il n’est plus là, il est parti. Khal reviendra. Il faut qu’il revienne. C’est pour lui qu’elle est là.
▪
Il lui a dit cet après-midi là, les deux coudes sur son bureau, mains en pointe se rejoignant sous le menton comme s’il voulait s’obliger à relever la tête, à la regarder en face:
- Bon, Madame Santini, il faut voir les choses en face, les examens ne sont pas bons ; néanmoins…..
Comme il était fragile cet homme là qui détenait sur le papier, devant lui, son avenir ou le peu d’avenir qui lui restait.
En fait, il n’en savait rien mais savait que l’inéluctable était là, que l’échéance pour elle était arrivée, qu’il suffisait d’un peu de temps…Dur, c’était dur de lui annoncer que c’était son tour.
Bien assis derrière son bureau, de fines lunettes cerclées sur le nez, les mains maintenant agrippées à la feuille de papier, il lisait la sentence. Le cliché noir encore accroché au mur, tête de mort vue de l’intérieur complétait le tableau…Sale moment à passer, pour lui s’entend ! Pour elle n’en parlons pas !
Messager de la mort, il n’était plus que cela depuis quelques temps. Jeune médecin, il soignait les bien portants : grippes et rhumes, la mort ne faisait pas partie de son quotidien, elle était lointaine, capricieuse ; il faisait tout pour la nier, la conjurer, la repousser, lui barrer le chemin ; le combat était inégal mais il lui arrivait de gagner. Vieux, elle s’était rapprochée. C’était comme une connaissance que l’on n’aime pas et qui s’invite. Elle le mettait de mauvaise humeur, il serrait les dents bien obligé de la supporter. Jusqu’ici elle frappait ici et là sans qu’il en comprenne la logique. Aujourd’hui, sur cette pauvre femme qui pourtant devait manger ses cinq fruits et légumes bio par jour ; demain ce sera peut-être sa carte, sa carte à lui qui sera tirée ; jeux de hasard ; et sous la lampe, il lira se refusant à y croire sa propre condamnation.
Elle planait là, la mort, dans la chaleur de son bureau où il régnait enveloppé de ses livres aux reliures craquelées. Elle se cachait entre les pinces, clystères, bistouris d’un autre temps, objets de survie d’hier dénichés dans des brocantes dont il faisait la collection. Elle se dissimulait derrière les lourdes tentures de velours grenat.
Sa voix est basse.
Le processus est lent, il est évolutif ;
J’ai dans ma clientèle de nombreuses personnes comme vous qui sont encore en bonne forme…Battez vous, prenez vous en mains, tout dépend de vous…
Il est pitoyable, accumule les maladresses, s’excuse presque d’être l’ange annonciateur. Dans un film elle aurait éclaté de rire mais il s’agit d’elle et si l’envie lui vient de lui sauter à la gorge, de l’insulter, elle n’est que fugitive. Silencieuse, elle reste silencieuse ; consciente que ces minutes là s’inscrivent définitivement dans sa mémoire. Bascule dans le néant. Elle pense alors, et il n’y a vraiment aucun rapport, aux compétitions de ski lorsqu’en position de départ, le corps déjà projeté en avant, pesant sur ses bâtons, elle attendait le signal et à l’impulsion de tous ses muscles bandés à en faire mal.
C’est pareil, le départ est donné, elle glisse mais seule certitude qui l’empêche de hurler, elle veut dans cette ultime descente retrouver encore ce qu’elle fût. Son histoire, son histoire à elle.
Il continue de parler, sort son ordonnancier, écrit, prescrit, recommande ; il s’agite, il renait. Elle le regarde faire.
Elle est sous le choc, tout va vite, très vite dans sa tête, beaucoup plus vite que ce qu’il raconte auquel elle ne comprend rien, acquiesçant de façon machinale. Idées qui se percutent, s’entrecroisent ; passé et présent se télescopent, se contredisent, s’insurgent. Jours d’orage, éclairs qui zèbrent son esprit.
Combien de temps me reste –t-il ? Le théâtre avec Pierre, mardi, c’est foutu. Et Ficelle, qui va me garder Ficelle ? Un rendez-vous à Lariboisière… mais je ne sais même pas où c’est…
L’angoisse la saisit alors. Elle est bouche bée, les yeux grand-ouverts, comme étonnée, le cœur battant à tout rompre.
Il est là, efficace et sérieux, il signe l’ordonnance, se penche en avant :
Vous allez bien Madame Santini ? Vous règlerez à mon assistante. N’hésitez pas à m’appeler. Je recevrai les résultats des examens complémentaires, nous en parlerons ensemble et déciderons de la marche à suivre. Bon courage Madame Santini, bon courage.
Il est à la porte maintenant ; il la lui ouvre grand, elle est dehors ; il la referme, il est soulagé.
▪
Le temps presse ; elle a tout d’abord été comme anesthésiée et quand elle sortait de sa léthargie c’était pour insulter le ciel. Comment pouvait-il lui infliger un truc pareil ? Alzheimer…non, il n’avait pas prononcé le mot, c’eut été une indécence dans sa bouche, il avait juste parlé de maladie évolutive, de défaillance de la mémoire immédiate, de recherches, « les chercheurs sont tous au travail, chaque jour apporte de bonnes nouvelles… »
Je t’en foutrais… Elle, elle savait qu’Alzheimer ou non c’était une saloperie qui lui était tombée dessus, que dans peu de temps elle perdrait ce qui faisait son présent : tous ses souvenirs. Les uns après les autres, ils disparaîtraient ; ne resterait que le vide et cela, ce n’était pas possible. Il lui fallait avant le revoir. Il lui fallait partir, partir à sa recherche ; il lui fallait retrouver la flamme mais cette fois-ci, elle le sait, c’est elle qui sera la perdante ; c’est le châtiment ; alors seulement elle sera lavée de sa faute.
Le lendemain, elle n’a pas pris le rendez-vous qu’il préconisait à Lariboisière. Pas plus le sur lendemain. Elle n’a fait aucun des examens complémentaires prescrits, elle s’est roulée en boule sur son lit et a attendu. Le matin du 3èm jour, son plan d’action était prêt, elle n’avait plus qu’à s’y conformer.
Tout d’abord voir le toubib, le prévenir, « Visite de contrôle, si j’étais venue vous voir trois mois plus tard, qu’est ce que ça aurait changé ? J’ai besoin de ces trois mois ; après vous ferez de moi ce que vous voudrez » Ensuite le chercher. Sur quel bateau ? Dans quel port ? Travaille-t-il encore ? Il était jeune, il doit maintenant avoir dans les 50, 55 ans… Sur quelle ligne est-il ? Je devrais pouvoir y arriver, j’ai quelques indices, une ou deux pistes ; pas une minute à perdre.
Attention, il faut que je prenne des notes, que j’écrive tout, que je m’oblige matin et soir à checker ce que j’ai fait, ce qu’il reste à faire, à noter la moindre information reçue. Acheter un cahier, le garder sur moi, tout y noter ».
Depuis son retour d’Argentine, il y a si longtemps, 20 ans peut-être, depuis l’horreur, depuis ce qu’elle tente d’oublier à tout prix, elle a reçu souvent mais de façon irrégulière des cartes postales. Elles sont toutes dans une vieille boite de dragées ; elle les y glissait comme si elles lui brûlaient les doigts et que là, entre les papiers blancs qui les recouvraient, elles s’apaiseraient, se flétriraient et se laisseraient bercer jusqu’à l’oubli.
La première, elle s'en souvient comme si c'était hier, elle avait cru s'évanouir en la voyant dans sa boite à lettres; une carte de lui bien sûr; rien, il n’y avait aucun message, juste son adresse : Jeanne Santini 2 rue du Rocher écrite en lettres mal habiles, écriture ronde trop appuyée à tel point que le S avait griffé le papier et que l’encre s’était un peu étalée. Elle est là entre ses mains cette carte postale, la première, venue d’outre-temps. Aden. On y voit…..
Les couleurs ont perdu tout éclat. La ville est morte et la mer n’est plus qu’un trait à peine bleu.
Craquelée, usée à force d’avoir été lue et relue comme si chaque regard sur elle avait été une caresse, un infime souffle. Relire sa propre adresse, quelle folie ! Et pourtant !
Une fois, 2 fois par an, elle recevait à nouveau une, deux cartes, toujours de ports, la mer omniprésente, de villes en arrière plan comme posées là, écrasées, d’arbres le long de promenades, souvent des palmiers.
Le rituel était toujours le même, elle attendait la nuit pour les déchiffrer ; ce soir encore elle s’y adonne, il lui faut cette attente, il lui faut la nuit. C’est le passage obligé, la nuit. Le silence de la nuit, perdre la notion du présent et n’être plus enveloppée que d’obscurité comme là bas sur le pont. Il y avait les étoiles, le bruit des vagues ; il n’y avait plus rien que des présences, des absences qui rôdaient autour d’elle. Sa main tremble comme toujours : - l ‘émotion aurait-elle dit il y a quelques temps mais maintenant ? Un signe de plus du temps qui est passé ? Sous la lumière jaune qui éclaire la table de sa salle à manger, elle en choisit une, la fixe tout d’abord, se l’approprie, la regarde comme un message de l’au-delà puis l’approche de son visage, la hume doucement puis avec force tentant de percevoir un tout petit quelque chose qui lui serait familier, son odeur, ses mains, sa transpiration mais rien, jamais rien, même pas l’odeur d’ailleurs. Elle se caresse la joue, long frisson qui la parcourt, elle pose ses lèvres ici et là et sent se réveiller son envie de lui qui lui saisit le ventre. Rien n’y répond. Elle est seule sous la lumière jaune. Plus tard, elle tente de déchiffrer le tampon postal. C’était et c’est toujours la seule chose qui change, qui l’intrigue et qui contribue à la faire rêver, le tampon postal. Des écritures différentes, calligraphies incompréhensibles, des chiffres, des dates, des encres noires souvent pointillés illisibles. Seuls signes de vie réelle, tangibles car elle les a connus autrefois, avant, du temps heureux où elle était là bas, les bureaux de postes crasseux, bruyants où un employé aux cheveux gras tendait une main nonchalante et s’emparait de son courrier. Elle revoit le geste, le tampon encreur, elle voit le mouvement, entend le bruit du coup que fait le tampon sur l’enveloppe, elle se souvient de ses interrogations auxquelles personne ne pouvait répondre, partira t’elle cette lettre que l’homme suant sous le ventilateur vient d’envoyer négligemment dans un carton à terre ou restera t’elle abandonnée, là. Il y avait comme un arrêt sur image, le mouvement l’emporterait-il et la lettre arriverait-elle à bon port ? Nul ne semblait s’en préoccuper.
Elle se souvient de son angoisse quand il lui avait fallu plusieurs années après son retour déménager. Cela faisait maintenant 18 ans, non 19 ans. 19 ans qu’elle faisait suivre, chaque année, son courrier ; 19 ans qu’elle allait mettre aussi une petite affichette au dessus des boites à lettres du 2 rue du Rocher « Madame Jeanne Santini a déménagé. Nouvelle adresse : 17 impasse des Myosotis », 19 ans qu’à chaque changement de locataire dans l’immeuble, elle informait les nouveaux qu’il ne fallait pas qu’ils retirent l’affichette, un frère perdu qui pouvait revenir.… C’était à chaque fois des exclamations, des explications à donner, des sourires apitoyés, quelque fois des larmes. Un frère c’est convenable, respectable, un amant aurait fait rire ! 19 ans….
Elle retourne la boite avec précaution tentant de retenir le flot de cartes qui s’en échappe. Elles forment un tas où les calligraphies, toujours les mêmes s’entrelacent comme des serpents de mer. Les encres ont pali, les écritures n’ont pas changé, rondes et appuyées. Les pavés de correspondance, ivoires, jaunis par le temps restent désespérément vierges.
Il n’est pas temps de s’apitoyer mais de les reprendre dans l’ordre chronologique et de trouver, trouver ses itinéraires, ses parcours, ses lignes habituelles pour savoir où le chercher car il y a peut être une logique, un ordre, une direction à suivre.
Après elle cherchera quelle était la compagnie commerciale qui affrétait les bateaux desservant ces itinéraires ; après, après elle verra bien. Ce sera le début de la piste. Il faut commencer à dévider la bobine, celle sur laquelle tout est écrit. Elle retrouvera peut-être aussi ses images obsédantes, ses cauchemars, ses angoisses mais il le faut maintenant, le temps presse.
▪
4 Janvier
Jusqu’ici les choses me semblaient simples, douloureuses quelquefois mais simples.
J’attrapais une idée, un mot et la pelote se dévidait. Encre ou clavier mes pensées allaient toujours plus vite que mes doigts sur les touches ou sur la page blanche, je râlais, tentais de retrouver le mot ou l’abandonnais. Puisqu’il ne voulait pas venir eh bien qu’il reste donc dans le magma nourricier, il ressortirait bien un jour et je le ferrerai.
Cela m’amusait ces mots qui s’accrochaient. Ce qui me terrifiait c’est ce qui sortait de moi, de la violence, toujours de la violence.
A 40 ans, comme d’autres écrivent pour s’amuser des lettres d’amour, j’écrivais des lettres de rupture et pourtant j’aurais tant voulu parler d’amour. Mais ce chemin là m’est interdit.
Aujourd’hui je sors d’une histoire de viol qui m’a laissée sur le flanc, j’ai enchaîné avec une saga familiale où une morte et une vivante se liguent pour se venger d’un mari infidèle et la pauvre Jeanne, l’héroïne ? la victime ? ne trouve rien de mieux que d’aller chercher dans des bras d’inconnus, au risque de s’y perdre, la force de la vie.
Pour finir, cet été j’ai bouclé l’histoire de la maison de retraite où la narratrice finit par tuer sa mère… Ce n’était pas prévu du tout ça et puis un soir je tournais en rond au sens propre et au sens figuré, arpentant à grands pas mon bureau, cherchant une voie car l’histoire s’enlisait et, comme dans les bandes dessinées, je me suis arrêtée net et à toute voix cette fois-ci, bien claironnante, absurde ou plutôt incongrue car il faisait nuit, la température était douce et la lumière rassurante……….
Qu’est-ce que c’est que cette phrase qui n’en finit pas ? ? ?
C’est tout simple, j’ai hurlé : « Bien sûr, elle tue sa mère, je tue la mère. »
Et ça y était, cette fois-ci, j’étais une assassine.
L’eau m’obsède depuis quelques temps. Non pas l’eau tranquille et stagnante d’un lac à la Lamartine. Mais je rêve de tempêtes, d’océans, d’écumes, de rochers, d’hommes qui se battent pour se maintenir à flots, de déferlantes quel beau mot, du grondement des moteurs, des turbines encore un mot qui me plaît, de visages marqués de marins, de leurs regards anxieux.
J’ai tenté de tout gommer et de ne garder que la mer.
J’ai tenté une mer d’huile, des goélands, des dauphins et rien n’est venu, pas d’histoire, le vide absolu, le transat vide.
Et puis une grand-mère a surgi et je l’ai imaginée montant sur ce cargo. Dans la minute, elle a foutu le bazar.
Qui était-elle ? Comment était-elle arrivée là et chacun de lui confier une parole, un secret. On ne se méfie pas des grands-mères. C’est inoffensif. La mienne c’était la « conscience » en quelque sorte. Elle était l’écoute, la psy, la mère, la parole donnée, et chacun à son corps défendant, du commandant au moussaillon, lui racontait son histoire.
Car on ne part pas sur les mers des mois durant impunément.
Que cherche-t-on ? Que fuit-on ?
Elle, elle serait redescendue comme elle était venue, sortie de la brume tout simplement mais eux, eux n’auraient plus jamais été les mêmes hommes.
C’était une bonne idée ; elle n’est pas restée en place longtemps.
Bonne, ce n’est pas mon fonds…
Alors j’ai rajouté quelques passagers. Des amoureux ? Trois phrases, dix lignes de cul, de passion torride et je n’aurais rien pu dire d’autre. J’ai gardé l’idée du couple mais qui se déchire. Monsieur en a marre, madame l’aime, monsieur voudrait être enfin seul sur un cargo loin de tout. Madame s’est incrustée. Elle a pleuré ; c’est insupportable. Ils sont là maintenant et vont s’entredéchirer ; en huit clos ce sera plus saignant !
Non, je n’ai pas envie de raconter les pleurs, les mouchoirs qui dégoulinent, c’est dégoûtant, les reproches. Elle restera derrière la porte de sa cabine et on l’entendra pleurer, c’est tout… Alors là, il y a une chance, une petite chance qu’elle nous devienne sympathique cette femme qu’on ne voit pas et dont on n’entend que les sanglots.
Pas très réaliste car les moteurs sur un cargo ça doit faire du boucan… A voir.
Lui, il descendra en cours de chemin, une escale, il avait tout prévu le fourbe. Une nana à l’arrivée ? Non ! C’est d’un conventionnel. Il descend quand même se perdre dans les bistros, s’oublier dans les bras de putes, de bonnes putes au langage fleuri, aux seins débordants et au rimmel coulant.
Elle ? Elle a fait la boucle, elle est revenue au point de départ et elle descend du bateau en robe du soir…
Enfin, j’ai mon happy end mais on ne fait pas un livre avec ça alors il me faut d’autres personnages et une histoire.
Construire une histoire. Se tenir à une histoire.
La vieille dame est revenue, elle va revivre sur le bateau ou plutôt elle veut revivre sur le bateau « son » histoire d’amour. Celle qui a bouleversé toute sa vie. Celle qui a fait qu’après elle a été postière ou bibliothécaire ou documentaliste avec chemisier serré et lunettes cerclées. Elle a eu son tour d’amour et quel tour ! Elle peut pour la fin de sa vie devenir personnage de deuxième plan poussiéreux et translucide.
Ce n’est pas donné à tout le monde d’aimer et d’être aimée avec paillettes, passion, violence, alors après… motus… faut laisser la place aux autres !
Et voilà, la boucle est bouclée, raconter une histoire d’amour avec tous ces ingrédients là, il faut du nerf !
Donc il y a deux voyages, le premier dans sa jeunesse et celui ci. Deux histoires à mener de front ; le premier elle avait 25 ans et revenait de loin, d’Asie ? D’Amérique ? Je préfère l’Amérique du Sud, la traversée sera plus longue et il me faut du temps pour qu’une passion naisse, se reconnaisse, explose. Il me faudra des passagers et leurs histoires, il me faudra aussi la trahison, la jalousie, plus peut-être.
La chatte traverse la pièce, la queue noire, verticale ; elle ne me regarde pas et j’y vois sa réprobation. J’arrête ici pour aujourd’hui mais je n’ai aucune réponse à mes questions.
Qui va raconter l’histoire ? Encore faudrait-il qu’elle soit finie dans ma tête. Ce n’est pas le cas, je m’embrouille à mi-chemin. Comment font les joueurs d’échecs pour prévoir le jeu dix-huit coups à l’avance ?
Je l’ai appelée Jeanne ; comme d’habitude ! Elles s’appellent toutes Jeanne, c’est plus facile pour moi.
Il m’arrive souvent de fermer les yeux et d’imaginer la suite non pas avec ma tête mais avec mon corps tout entier. Quand j’ai écrit l’histoire du viol beaucoup de personnes m’ont demandé si c’était autobiographique. J’ai dit que non, bien sûr, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Je vivais tellement ce que j’écrivais que j’ai été violée par l’homme aux yeux d’or. Je sortais de mes pages d’écriture épuisée, excitée et ça c’est une énigme. Pourquoi le viol fait-il partie des fantasmes féminins et pourquoi quand il se réalise fait-il tant de dégâts ?
Bon, ce que je cherche c’est autre chose. Jeanne ne me convient que pour une partie de la vie de ma vieille dame. Est-elle si vieille après tout ? Non, il ne faut pas, dentelles et cheveux blancs ne riment pas avec passion, fureur et amour.
50, 55 ans ; ça me paraît bien ! Je l’ai immédiatement imaginée petite fille. Je l’ai vue en Savoie bien sûr, oubliée, chétive, dans une ferme. Une petite de l’assistance comme on disait alors et elle se serait appelée Lucette.
C’est laid et obscène Lucette. Ça fait penser à sucette.
Elle est celle qui va chercher de l’eau à la fontaine avec un seau qui lui scie les mains ; c’est elle aussi qui va garder les vaches.
Elle a des galoches, elle est maigrichonne, des yeux délavés et des cheveux raides de chaque côté de la tête qu’on lui coupe mal et qui sont retenus par deux barrettes en fer. Elle regarde un peu par en dessous car elle a peur du fermier qui crie. Elle a peur des vaches qui sont trop grosses et de la Reine qui se retourne quand elle l’empêche d’aller dans le champ de trèfles du voisin.
La chatte est venue me chercher. Elle s’est frottée contre ma main m’empêchant d’écrire. Peut-être n’aime t’elle pas les vaches !
Enfin bref, Lucette, c’est cette une petite fille pointue qui l’été couche au-dessus du poulailler, dans la paille. L’hiver, « ils » la rentrent au grenier. Il n’y fait pas froid, le conduit de cheminée y passe et elle a un lit de grande, en fer.
Lucette, elle voudrait qu’on l’appelle Rose. C’est joli Rose. Un nom de fleur qui sent bon et puis une rose, ça a des épines et ça se défend et c’est comme ça qu’elle voudrait être, Lucette, belle et avec des griffes, non des épines mais c’est pareil, ça fait mal quand on la touche.
J’avais l’idée justement de la faire ainsi changer de prénom au fil du temps. Rose, c’est dans ses rêves, telle qu’elle voudrait être. Quand elle l’a dit à Madame Morot, un jour, l’autre a éclaté de rire et puis est redevenue bougonne comme d’habitude et lui a répondu : T’as rien d’une fleur, tu te vois pas ? Laide comme t’es, dis pas des bêtises. L’embêtement, c’est que Madame Morot, elle l’a raconté à tous les autres qui se sont moqués d’elle.
Tel d’Alain qui veut que je lui envoie une photo érotique… Je rêve ! S’il m’imaginait… Je suis en robe de chambre avec des bottillons ! Et pas la tête à ça, c’est le moins qu’on puisse dire. Une enfant maltraitée sur les bras, un plan à faire pour un roman éventuel et pas dîné…
Donc ma Lucette, la pauvrette est bien mal partie dans la vie. Si maintenant elle s’appelle Jeanne, c’est qu’un peu plus grande elle a appris à l’école l’histoire de France et qu’elle s’est imaginée à Domrémy entendant ses voix, qu’elle s’est vue enfilant une armure et allant guerroyer pour le Roi. Cette histoire là, elle l’a apprise à l’école, elle l’a adorée et même qu’être brûlée, ce n’est pas cher payé. En plus, elle l’a retrouvé sa Jeanne d’Arc dans l’église de son village, même qu’elle regarde vers le ciel, un chapelet à la main et qu’elle est super belle. Donc ma Lucette quand elle sera sortie de l’enfer de sa ferme, elle se fera appeler Jeanne et si quelqu’un y voit un rapport avec mon prénom, il y a erreur sur la personne.
5 janvier
Trois fois que l’ordi plante ; j’y vois comme un signe du ciel et arrête de m’acharner.
Elle venait d’apprendre par le médecin qu’elle avait une maladie grave à processus lent. Volontairement je n’ai pas écrit Alzheimer, d’abord parce qu’il faudrait que j’aille rechercher l’orthographe, ce n’est pas difficile… feignasse… mais aussi parce qu’immédiatement les choses sont dites et donc pas de surprises.
C’est dans le texte, dans les oublis, dans les ratés qu’on devinera que ce n’est pas un cancer mais plutôt ce type de maladie.
En tous les cas, elle venait de prendre la nouvelle de face et je la ferai déambuler dans Paris ou ailleurs ; assommée sans but fixe. Il fallait que je trouve le lieu, que l’évidence soit là : elle se doit de repartir sur la mer, c’est l’histoire, et de nous faire revivre ce premier voyage. Que s’est-il réellement passé ?
En attendant, je suis tendue comme une corde à violon et me rappelle ma propre réaction lorsque ce con de professeur m’avait annoncé un cancer du sein. Feutre à l’appui, feutre rouge, il avait sur la radio elle-même accrochée au mur entouré un vague truc qui pour moi était pareil que partout ailleurs.
– Il faut retirer ça et vite.
J’étais tellement sonnée qu’une infirmière passant par là s’en était aperçue alors que j’étais dans le couloir.
– Vous avez un problème ?
– Je ne sais pas ce que je dois faire.
– Monsieur, madame Sialelli, que doit-elle faire ? Elle est dans le couloir un peu perdue.
– Qu’elle aille payer sa consultation !
Je tente de me souvenir de ce que j’avais alors éprouvé : fatalisme, injustice, confusion complète. Je sais que j’avais bourré le pneu de ma voiture de coups de pied en disant des merdes retentissants. J’avais alors 40 ans.
Là, elle doit en avoir plus et elle s’est calmée la petite.
Il faut que je compose. Est-ce qu’à 60 ans on est moins virulent contre le destin néfaste ? Pas sûr. D’autant plus que c’est une violente mon héroïne. Je n’arrive pas à l’imaginer autre.
J’ai laissé voguer mon imagination et je me retrouve avec un autre personnage, une Sud-américaine montée à une escale, une folle, une artiste probablement avec une chevelure étonnante, des jupes à volants, des malles débordantes et un perroquet. Lui, il s’est imposé comme le reste, invité à la fête. Un perroquet ? Pourquoi un perroquet ? Un perroquet gris du Gabon. J’ai regardé sur Internet, c’est tout gris comme son nom l’indique et ça a des plumes rouges sur la queue, c’est tout. Gris et rouge. C’est bien, distingué. Alors qu’elle, la créature montée à bord, elle est extravagante.
Et ce qui devait arriver va arriver, elle va lui piquer son mec, son amour, sa passion.
Qui peut-il bien être celui-là ? Il n’est pas très important, on s’en fiche ; c’est le sexe boy. Bon elles en sont folles amoureuses ou plutôt elle en est folle amoureuse. Il la fait jouir, c’est sûr, pour le reste je verrai bien. Ce qui est sûr c’est qu’à nouveau sur ce bateau ça va péter… La future bibliothécaire elle va voir rouge et tuer, oui, tuer la Sud-américaine. Il faut que je lui trouve un nom, un nom qui évoque la vie, la couleur, la danse… Ce sera pour un autre jour.
Elle est tuée. A dire vrai, elle l’a bien mérité. Il y a des femmes qui y échappent bel et bien mais qu’on devrait quand même éliminer du jeu. Les trop jolies, trop brillantes, trop naturelles, trop sexy car ce sont elles qui vous pourrissent la vie. Les oxygénées aux longues jambes fuselées, on en a pris notre parti ; mais les décontractées, les audacieuses, les intelligentes foldingues, impossible de les contrôler, elles piquent nos jules, les consomment et disparaissent. Alors moi je les tue dans mes histoires et puis là c’est facile, plouf par-dessus bord, bon appétit la poiscaille…
Meurtre passionnel. Mais enfin meurtre quand même. Je me demande comment elle va la tuer car la balancer par-dessus bord, c’est un peu trop attendu, quasi conventionnel !
Couteau ? Ça fait du sang partout. J’aimerais bien. C’est chaud, visqueux, rouge comme l’amour mais impossible. Il faut qu’elle disparaisse purement et simplement. Je vais plutôt l’assommer et c’est le Philippin qui la balancera par-dessus bord.Le Philippin, c’est l’amoureux, qu’on se le dise !
Je lui ai trouvé un prénom au Philippin. Khal trouvé dans une liste Wikipédia d’écrivains philippins. Ça fait un peu Rahan, j’adorais Rahan… En plus Khal, c’est cal… la chaleur… Or, c’est une histoire torride cet amour-là.
J’ai introduit Ficelle aussi, le chat. Elle m’a obligée à m’arrêter voulant à toute force jouer avec mon crayon bille.
J’en reviens à mon ordi. C’est extrêmement frustrant d’être brutalement interrompue alors que mon unique doigt, l’index, fait ce qu’il peut, court et se démène ! Ecran noir. Il faut tout éteindre, tout rallumer et la phrase fabuleuse, car elle ne pouvait qu’être géniale que j’étais justement en train d’écrire prend la tangente ; quand il est rallumé impossible de la retrouver, il me manque en général les cinq dernières minutes de frappe.
Et merde.
J’attaque la mort, la maladie, le vertige, la bascule, le néant. J’ai des cahiers pleins de pensées à ce sujet car elle était déjà sous-jacente, plutôt omniprésente la mort pour « Départ pour l’ailleurs » mais j’aurais l’impression de tricher, d’aller copier ailleurs.
C’est pourtant « du moi pour moi » mais à chaque livre son propre souffle, sa propre pensée.
Cette nuit, en position fœtale, les bras repliés sur la poitrine, les mains fermées vers l’intérieur sous le menton, je me disais qu’aucun homme ne pourrait maintenant coller à cette rondeur, m’envelopper et pourtant… J’aimerais bien ! Et puis au petit matin, changement de ton, il me faudrait le voir s’éveiller, se lever hirsute, la bouche pâteuse, se diriger comme un somnambule vers la salle de bains, l’entendre filer vers les toilettes et imaginer…
Plus tard, peut-être plus tard mais je ne suis plus prête à cela.
Est-ce que je partirais sur un vieux bateau pour me replonger dans mes souvenirs ?
Bonne question : non !
C’est peut-être cela le roman, ouvrir les champs du possible et les explorer tous ? Ne prendre qu’une seule route et aller jusqu’au bout ?
Elle n’avait jamais imaginé son retour ; elle était là, elle faisait ce qu’on lui demandait de faire, elle ne se posait pas de question, elle était bien, tout simplement bien. Et puis un mardi, elle s’en souvient ; les autres lisaient leur courrier alors qu’elle jouait avec Bala Diego, le petit de Maria, une jeune métisse qui un jour avait débarqué là, l’enfant sur sa hanche, elle avait vu arriver John, le responsable de la mission.
- Jeanne, il va falloir que tu rentres, ton visa arrive à son terme. Nous te regretterons, tu as fait du bon boulot. Si tu le veux, tu pourras revenir. Tu as beaucoup donné ici, beaucoup travaillé, rentre en France, fais le point et décide de ta vie. Nos chemins se croiseront peut-être à nouveau. Placida te prendra dans 10 jours, elle te descendra jusqu’à Assuncion où tu prendras le bateau.
Elle n’avait rien répondu, que pouvait-elle dire ? C’était comme ça pour tout le monde, il n’y aurait pas d’exception. Elle allait donc retrouver la France où personne ne l’attendait. Elle verrait bien alors ce qu’elle ferait. Rester dans le monde des associations caritatives lui aurait bien plu mais les places étaient recherchées, elle le savait. Elle était forte de ses 2 ans passés dans ce coin perdu d’Argentine, elle y avait beaucoup appris, elle s’y était sentie bien, reconnue, intégrée ; mais d’autres candidats avaient aussi des parcours similaires, ici ou là dans le monde.
J’arrive où ?
Je ne sais pas, de là où tu étais partie ?
Rouen ?
Le Hâvre sûrement. Rouen, je ne sais pas ; le cargo remonte peut-être sur les ports d’Europe du Nord ; je me renseigne.
Le jour dit, Placida était là, au bord du fleuve ; de loin, ils l’avaient vue, statue immense dépassant d’une bonne tête tous ceux, hommes ou femmes qui s’activaient, chargeaient ou déchargeaient des marchandises, transportaient des sacs, négociaient, se tapaient dans la main. Reconnaissable à son haut chapeau noir à larges bords qu’elle ne quittait jamais, une grosse tresse noire dans le dos. Sa pirogue était pleine à raz bord de ballots multicolores, de paquets, de paniers, de cages sommaires d’où tentaient de s’échapper des volatiles aux plumages incertains, ébouriffés, ahuris, aux cous déplumés qui piaillaient, caquetaient, de cartons de toutes tailles, entassés, dont le contenu tentait lui aussi de s’échapper malgré des ficelles tendues comme des arcs. De sacs de jute rebondis.
Sensée ne faire que le commerce de café, elle rendait aux uns et aux autres le long du fleuve des services et apportait, livrait, échangeait des marchandises de toutes sortes ; certains disaient qu’elle faisait de la contrebande mais qui n’en fait pas…d’autres, qu’elle usait de ses charmes, ce qui semblait plus que douteux compte tenu de sa carrure et de la verdeur de son langage. Enorme, les bras ressemblant à des rondins, elle soulevait d’un coup de rein les ballots, les chargeait, les déchargeait comme s’il s’agissait de poids plume. Elle était toujours vêtue de grandes jupes superposées aux couleurs éclatantes, n’hésitant pas quand la chaleur était trop grande ou quand la charge avait été trop lourde à se tourner vers le fleuve, à ouvrir sa veste, à se rafraichir quelques secondes puis à la reboutonner prestement. Malheur à qui aurait osé lever les yeux sur elle de l’autre coté de la rive, de mémoire d’homme on n’avait connu cela qu’une fois. L’homme était fluet, maigrelet, innocent, personne ne le connaissait, c’est le hasard qui l’avait mené là sur l’autre rive au moment où Placida avait soulevé et chargé sur son bateau un sac énorme de café. Stupéfait, il l’avait regardé faire et les yeux encore exorbités d’avoir vu cet exploit avait cru à une hallucination quand il avait vu cette créature ouvrir son corsage, le tenir bras en croix ouvert quelques secondes et apparaître dans toute son énorme splendeur. Pétrifié il n’avait plus bougé et était resté bouche bée. Placida, elle, l’avait vu, en deux coups de pagaie elle était de l’autre coté du fleuve. Malgré le vent contraire, ses injures, imprécations, fustigations étaient parvenues de l’autre coté où rapidement une foule s’était formée puis, ô stupeur, on vit Placida prendre le malheureux comme une tigresse prend ses petits, le basculer dans sa pirogue et sans un regard pour l’assemblée remonter le fleuve. Personne ne sut ce qu’il était devenu.
Placida vit John et Jeanne arriver dans un nuage de poussière, elle les vit descendre du 4/4, prendre le sac à dos, sac de couchage roulé sur le dessus , sur la plate-forme arrière, elle les vit descendre la pente sablonneuse vite entourés d’enfants qui couraient devant, qui couraient derrière. John marchait à grandes enjambées tenant par une bretelle le sac à dos, un quart en métal argenté raclant le sol, la fille essayait, cela se voyait, de rester à coté de lui, elle peinait.
Les mains sur les hanches, se balançant d’un pied sur l’autre, quand elle l’eut devant elle, elle la regarda droit dans les yeux, la vit écarlate, suant, soufflant, le tee-shirt collé à la poitrine, elle éclata alors de rire, se baissa, attrapa le sac à dos, d’une pichenette le bascula dans la pirogue puis se tourna vers John :
Elles ne sont pas grosses quand elles repartent de chez vous ; y a rien à manger la dessus !
Toi, saute là dedans, tu ne risques pas de faire chavirer ! même pas le poids d’un sac de café, une misère ! Je vous prends rien patron, je vous demande rien, elle ne va pas m’encombrer, ça se retrouvera un jour. Je vous la descends à Assuncion ; elle sait où elle va ? Je ne peux pas approcher les bateaux, je la mettrai à l’entrée du port, ça va comme ça ? Je dois remonter quelqu’un ?
Il y eut 3 haltes le long du fleuve ; Placida était attendue, les chargements et déchargements de marchandises s’opérèrent assez vite, les tractations furent rapides et les effusions mesurées. Jeanne était épuisée d’autant plus qu’elle s’était couchée tard car, comme de coutume à chaque arrivée et départ, on se faisait la fête à Calderone. Assise d’abord sur la planche centrale, elle regardait les rives, réprimant une envie de pleurer qui lui bloquait la gorge et tentant d’imprimer de force dans sa mémoire les dernières images qu’elle garderait de ce pays, parenthèse heureuse de sa vie : les bords du fleuve, la végétation dense, inquiétante, lianes, branches entremêlées d’où pouvait sortir à tout moment le danger, la vie qui grouillait, femmes lavant leurs vêtements, leurs calebasses, leurs enfants, enfants qui couraient partout, nus, cuivrés, ronds, aux cheveux noirs hirsutes et aux dents éclatantes, vieillards assis sous les arbres, hommes par groupe de 3 ou 4 qui discutaient, jouaient aux dés à moins que ce ne fût aux cartes . La fatigue lui tomba dessus, insoutenable ; elle glissa du banc, trouva sa place entre 2 sacs et s’endormit. Elle ne se réveilla pas lorsque Placida la recouvrit d’un chiffon bariolé pour la protéger du soleil et des moustiques mais fit semblant de dormir encore quand Placida se mit à chanter une vieille chanson indienne. Voix rauque, voix nostalgique, syncopée rythmée par le battement des rames, le clapotis de l’eau. Moment magique tellement imprévu qu’elle se crut entre sommeil et réalité, entre ciel et terre, entre vie et mort.
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Elle est montée sur le bateau un peu après moi. Je l’ai vue arriver de loin, ployée sous un gros sac à dos, le tee-shirt collant à la peau. Etait-ce la pluie qui s’était abattue brutalement et qui l’avait surprise ou la transpiration car à nouveau le soleil était là et personne ne se serait hasardé à cette heure de la journée à marcher sur les quais ; ils étaient déserts ; de là où j’étais, assis dans une encoignure du pont où il y avait un peu d’ombre, j’ai vu qu’elle avançait péniblement, d’une démarche lourde, le visage rouge comme un fruit éclaté suivie d’un chien hirsute et famélique. Le temps s’était arrêté. Devant la passerelle, elle a déposé son sac, a regardé longuement le bateau. Je me suis alors demandé si elle allait monter ou non. Il y avait dans son attitude comme une hésitation ; c’est du moins ce que j’ai cru. Les mains sur les hanches elle a repris son souffle et puis tout d’un coup elle s’est décidée ; elle s’est baissée, a attrapé son sac par une des bretelles, d’un coup de rein l’a basculé sur son dos et sans mettre l’autre bretelle a attaqué la passerelle. Cela ne devait pas être facile, la pente est raide, elle était chargée. Je la devinais maintenant au son de son pas, lourd et pesant. Puis, j’ai entendu des conciliabules, Marco, était-ce lui ou un autre, avait du l’accueillir et lui montrer sa cabine. Le chien a tourné quelques minutes en rond, flairant le sol poussiéreux ; il est parti. Il n’avait rien à faire ici, rien à espérer. A nouveau le quai était désert. Je crois que je me suis endormi.
Ce n’est que le soir que je l’ai revue. Une belle fille, un peu maigrelette ; elle devait avoir dans les 25 ans, une bonne tête, une brave fille sûrement. Vêtue d’une jupe longue en coton, d’un débardeur bleu un peu trop large et de sandales plates, à lanières confortables, elle s’était accoudée au bastingage. Les cheveux défaits cachaient son visage, masse châtain clair qu’elle a tenté à un moment de domestiquer. Elle y a renoncé, ils sont retombés de chaque coté de sa tête la cachant.
Les manœuvres d’embarquement du fret avaient commencé. Les dockers arrimaient des containers de toutes couleurs aux mats de charge ; ils s’élevaient, se balançaient dans le vide et disparaissaient dans les cales ; des palettes entières de marchandises diverses attendaient d’être embarquées ainsi que des colis de toutes sortes. Des poulets serrés les uns contre les autres dans une énorme cage grillagée attendaient leur tour en caquetant et plusieurs grosses matrones aux robes multicolores tenant de grands paniers remplis de pacotilles, de fruits, d’objets dont je ne voyais pas vraiment la nature proposaient aux voyageurs et aux passants leurs services. Tout cela dans un fracas incroyable fait de grincements, de bruits de chaînes, de hurlements. Le plus grand désordre régnait. L’odeur du fuel se mêlant aux effluves marines montait du sol nous enveloppant d’une pellicule poisseuse et écœurante. Elle est restée là, debout, jusqu’à la nuit tombée. La cargaison finissait d’être embarquée quand un matelot nous a appelés nous invitant à venir dîner.
Nous avons alors fait la connaissance du commandant, Edmond Sabet. Bel homme, une petite quarantaine. Entourés du capitaine et de l’officier mécanicien, il nous attendait. Pour moi, bonnets blancs et blancs bonnets, je n’aurais pas su les différencier. Le diner a été rapide. La jeune fille ne disait rien ou presque. Elle répondait à nos questions par monosyllabes ; il a fallu quasiment lui arracher quelques détails. C’est ainsi que nous avons su qu’elle avait travaillé dans une ONG, bien au-delà d’Assuncion, dans la jungle. Sa mission était finie, elle rentrait en France.
Elle m’allait bien comme compagne de voyage. Moi-même, je ne suis ni curieux ni bavard et préfère de loin être en ma seule compagnie ; personne ne me contredit … et après de nombreuses années de soliloque, je m’accepte comme je suis : un vieux misanthrope qui n’espère et n’attend aucune surprise, bonne ou mauvaise de ses congénères ; plus rien de la vie. Nous n’allions pas nous gêner mais elle m’intriguait un peu. La jeunesse est en général plus exubérante.
Au dessert le capitaine nous a donné quelques informations sur le déroulé du voyage : plusieurs escales encore en Argentine et au Brésil, je n’ai rien retenu et puis après c’est Dakar, Lisbonne je crois et nous remontons jusqu’à Rouen, via le Havre. Les autres passagers ? une anglaise est annoncée, une espagnole qui nous rejoint à Dakar, les autres ce sont tous des français, je crois qu’il y a un couple et des femmes de militaires. J’aurais préféré des hommes…on ne choisit pas !
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Cabrières 6 janvier
J’ai tourné, j’ai viré, j’ai fait une insomnie.
L’histoire m’échappe et puis tout d’un coup je m’accroche à une idée, elle me semble lumineuse, je la développe avec une quasi frénésie et le temps de prendre mon crayon pour la fixer, elle n’est plus qu’un contours, une idée d’idée.
La question est la suivante : le voyage dans le passé s’appuie t’il sur la réalité? A bien y réfléchir, pas de doute, elle prend effectivement un bateau et repart sur ses propres traces ; mais l’imaginaire s’en mêle, c’est obligé ; il faudra donc démêler le vrai du faux : flash-back et méli-mélo, sans ordre chronologique ; ce ne sera pas chose facile.
Une sensation, une couleur, un parfum, le cri d’un oiseau et c’est le coup de la madeleine, quelques pages qui s’écrivent.
J’ai même imaginé une autre hypothèse : elle ne faisait pas le 2em voyage sur les traces du premier mais elle entrait tout simplement dans une maison de repos, commençait à se faire soigner et retrouvait une partie de ses souvenirs avec une orthophoniste qui lui montrait des images. Je l’ai écrit mais, inconvénient, cela me retirait le plaisir de voyager à nouveau avec elle. J’hésitais entre ces deux possibilités.
Alors, j’ai honte, non ce n’est pas vrai, je ris à cette évocation. C’est un peu fort, je souris comme si je m’étais fait une blague à moi-même. Je me suis installée devant l’ordi et j’ai commencé une réussite. Si je gagne la partie elle part sur le bateau, on verra bien si elle le retrouve ; si je perds, elle reste !
J’ai gagné…
Ça je ne le dirai pas à Alain que le cheminement du roman ne tient qu’à un jeu de hasard ! Donc, il y aura un deuxième voyage ; inconvénient : cela implique beaucoup de recherches car les bateaux d’il y a trente ans et les conditions de voyage n’ont rien de commun avec ce qu’il y a maintenant. Tant pis pour moi.
Elle va donc en partie se perdre dans ses souvenirs ou du moins ne plus pouvoir les retrouver.
Et le bonhomme, qu’est-il devenu ? Je le fais réapparaître ? Un peu trop beau… Je vais tomber dans le roman de gare !
J’ai refait une fois de plus le plan et une fois de plus je bute aux mêmes endroits. Je n’arrive pas à construire l’histoire jusqu’au bout. C’est comme un tunnel dont je ne vois pas la sortie. L’idée serait qu’il y aurait quatre parties. La première on est dans le réel, elle apprend qu’elle est malade… mais j’ai déjà raconté tout ça. Je radote…
La blessure d’amour, est-ce que je saurai faire et la jalousie et le crime ? Je pense que oui mais il faut que j’accumule des forces, des rancunes, des désespoirs.
Paris, j’arrive. Regarder les hommes autour de moi et voguer entre désir et désillusion. Douceur et carnage. Lucidité et folie.
Il y a un vent terrible. Une branche de cèdre s’est cassée.
J’ai peur de moi, de la violence que je sens, elle va peut-être me tuer.
Cabrières 9 ou 10 janvier
Drôle d’aventure que celle d’aujourd’hui qui me pose la question de l’acte manqué, du destin, de l’erreur, de la folie ou… du rien, passons muscade il n’y a rien à voir.
Rendez-vous était pris avec André Fabiao que je n’ai pas vu depuis vingt ans. J’en attendais beaucoup, il a navigué dans sa jeunesse ; je voulais lui poser 1000 questions et un concours de circonstances incroyable, une série d’actes manqués, d’erreurs, de méprises ont fait que je me suis perdue, que j’ai suivi un monsieur qui n’était pas lui, que j’ai oublié mes documents, que je me suis à nouveau perdue, puis retrouvée, pour finalement ne pouvoir bavarder avec lui qu’une heure alors que j’espérais revenir avec une brassée de renseignements.
J’allais enfin tout savoir sur la mer, les cargos, les matelots et le reste ; bernique ! Je suis rentrée quasiment bredouille, par contre j’ai juste cru mourir car il était dit que le sort allait s’acharner sur moi.
Il faut imaginer : 11 heures du soir, je rentre, je suis épuisée de toutes ces péripéties, nuit noire, je m’arrête à la station service sur l’autoroute.
Dehors dans le halo glauque du réverbère, trois hommes et une femme blonde.. Silence. Ils avaient un drôle d’air, un je ne sais quoi de bizarre. La femme était grassouillette, tout de noir sanglée, cheveux mi-longs bouclés, les hommes inquiétants, ombres sinistres.
Pourquoi me suis-je dit : ils sont d’Europe de l’Est, vont braquer la station, je vais mourir. C’est mon destin. C’est comme ça, je ne peux pas y échapper. Il faut que je sois là, à ce moment-là et pas à un autre !
Chose incroyable, j’ai quitté la voiture, entrant j’en étais persuadée, c’était inéluctable, dans le fait divers.
Très peu de monde dans la station. Deux, trois silhouettes qui déambulent lentement, yeux tirés, gestes démultipliés. Atmosphère de film. Parvenue aux toilettes, lumière verdâtre. Je veux en sortir et ne me retrouve plus. Par où suis-je entrée ? Labyrinthe. Je suis seule, des portes partout, des petits loquets, des lavabos, une angoisse terrible, envie de crier. Silence. Ne pas paniquer. J’y suis entrée, je dois, je peux en sortir et… miracle… j’y arrive.
Surprise ! Alors que je m’attendais à une scène de carnage, le film n‘a pas démarré, les acteurs sont toujours en place. Personne ne parle et tout le monde a l’air de se connaître. Je ne peux pas partir. L’action doit commencer. J’attrape une bouteille d’eau et me dirige vers la caisse. Un homme grand, bien mis est en train de payer. La caissière est jeune, dans peu de temps elle sera sans âge. Elle mâche du chewing-gum et rend d’un geste las sa carte bleue au client regardant ailleurs. Devant moi un tout petit homme, plus petit que moi avec une bedaine et le regard fourbe. Il n’est pas rasé. Un polo ? Un blouson ? Je ne sais plus. Il est patibulaire. Il va sortir une arme et braquer la caissière. C’est étonnant qu’elle ne le sente pas, qu’elle ne se réveille pas de son indolence animale. Non, elle continue à ruminer. Elle tend une main molle, prend un objet, le passe en caisse, c’est fait, il est parti.
Rien ; il ne s’est rien passé.
La lumière est toujours aussi blafarde. Il me semble qu’il n’y a quasiment plus personne que la fille affalée devant sa caisse.
Alors où est l’histoire ?
Toutes ces erreurs auraient-elles un sens que je n’ai pas compris, m’ont-elles permis d’échapper à un terrible accident ou au contraire m’ont-elles interdit une rencontre extraordinaire qui aurait bouleversé ma vie ?
Est-ce cela le destin ? Ne pas pouvoir lutter et se tromper sans arrêt.
Qu’il soit écrit que l’insecte que je suis perdrait des heures de sa vie à tourner, à virer, à faire des boucles, à revenir, à repartir. Des heures, de nombreuses heures qui auraient pu être remplies de tellement d’autres choses et peut-être, infime mais existante supposition, que cela aurait tout changé.
Ecrire, écrire sur ce qui aurait pu être. Ecrire sur le sillon inexorable, sur la vie qui ne mène qu’à la mort.
Le détail est-il important ? Les traces ? Les errements ? Les questions ?
Je suis sûre qu’il y a des philosophies qui voient dans le destin, une emprise dont on ne peut se dégager et qui fait notre route. Et d’autres qui veulent l’homme tout puissant, qui prend en main les cartes, les étale, joue avec au nom de la liberté. Liberté de quoi ?
Dans ma petite voiture je n’étais rien parmi tous les autres. Ma liberté était de m’arrêter et de pleurer. Pleurer sur ma bêtise, sur ma fatigue. Belle liberté…
Je suis rentrée. Ficelle a eu sa pâtée. Tout va bien dans le meilleur des mondes.
Ma bibliothécaire, elle va revenir sur les lieux de son crime, revivre son amour, devenir dingo, retrouver le perroquet mais je ne sais plus par où commencer. Je ne sais pas qui va raconter l’histoire. Est-ce que ce sera elle la narratrice mais elle, qui elle ?
L’amoureuse, la violente, la passionnée ? Ou la petite vieille à qui on vient d’apprendre qu’elle a la maladie d’Alzheimer. C’est elle mon héroïne et il serait temps en effet qu’elle décharge sa conscience mais mes personnages ont-ils une conscience ? Nés de moi je crains qu’ils n’en débordent pas…
Du coup, j’ai pensé à un homme, un homme seul, un passager que l’on retrouverait dans le deuxième voyage mais est-ce vraiment lui ? Je ne le crois pas, ce n’est pas crédible et je n’en ai, en plus, pas envie.
Je l’aurais vu comme un « passeur » j’adore cette idée mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
Il y en a qui ont des directeurs de conscience (encore elle, obsession maintenant ?), des anges, des gourous. Un passeur ? C’est un être entre quelque chose et quelque chose d’autre, entre une rive et une autre, entre la vie et la mort. J’y suis encore.
La mort omniprésente.
Paris 13 janvier
Je reviens à mes premières amours et reprends mon plan antérieur. Je veux d’une grand-mère passager clandestin, je veux d’une histoire d’amour ou plutôt une pulsion, une passion complètement irraisonnée, je veux que cette salope qui vient tout perturber, consciemment ou inconsciemment le paye de sa vie et puis tant pis pour Alain.
Un roman style 1930 ? Et alors ?
Je crois qu’il faut suivre son chemin et ne parler à personne de ce qui jaillit même si la source est inconstante, improbable car c’est autoriser l’autre, plus que ça, attendre de l’autre autre chose mais quoi ?
Etre dépossédé d’une idée, c’est être amputé. La douleur revient même si le membre n’est plus là.
Une fois les choses faites, écrites, c’est toujours dur d’avoir des critiques car on a tendance à justifier, on perçoit d’autres choses, d’autres sensibilités mais c’est le jeu. En amont le fil conducteur, l’histoire ne peut être soumise aux vents extérieurs. Tempête personnelle douloureuse, hésitante qu’il faut que j’assume.
Il sera toujours temps de couper, de corriger, de remettre sur l’ouvrage, le tronc, l’axe principal sera là. Avant il y a compromission, facilité, lâcheté. C’est de moi et de moi seule que doit naître l’histoire.
Aller à la recherche d’infos, s’assurer que ce que l’on écrit n’est pas un tissu d’erreurs, d’anachronismes, c’est autre chose. Toute cette recherche de documentation implique au contraire l’interview de personnes compétentes, l’interrogation constante autour de soi, la recherche d’indices, de réflexions qui permettront de nourrir l’histoire.
Donc ma vieille dame apparaîtra sur le bateau sans avoir payé son billet. Et alors ?
Quand on sait qu’on va mourir.
Quand on a déjà tué.
Quand on veut partir à la recherche de son passé sur un bateau, avoir ou non un billet, quelle importance ?
Elle n’a pas d’argent ma bibliothécaire ? Documentaliste ? Ce n’est pas ça qui va l’arrêter.
Donc je reprends tout.
Le passeur continue à me poser problème. Qui est-il ? Que fait-il ? Quand embarque-t-il ?Son rôle. C’est un fantôme pour l’instant. Une ébauche d’idée qui refuse de se développer. Pourquoi ?
Ai vu un très beau film : Les acacias. Trois personnages : un homme, une femme, un bébé. C’est tout… Et une heure et demi de film… Tout dans le détail, la suggestion, le regard, le mouvement, très émouvant.
Un homme, camionneur, transporte d’Uruguay à Buenos-Aires un chargement de bois.
Homme fatigué, buriné, la quarantaine.
Il doit emmener avec lui une femme qu’il ne connaît pas et l’attend.
Elle arrive avec un bébé de quelques mois.
C’est tout ; c’est leur voyage et l’évolution en deux jours de route de leur relation. Les dialogues doivent tenir sur une page. Tout est en retenue, suggéré.
Rencontre, remise en question, interrogation. Pas un mot et le bébé en « passeur » entre la vie antérieure qu’a eue ce camionneur et… la vie future.
Les grands yeux d’un bébé comme l’aile du papillon… Beau. Emouvant. Tendre.
Plus tard…
C’est curieux comme les idées peuvent tout d’un coup s’imposer dans les endroits les plus inattendus.
C’est dans le métro qu’il m’a semblé évident que le « passeur » était un personnage imaginaire qui l’accompagne. Il est le temps, il est la mémoire, il est le souvenir, la naissance, la mort, il est tout simplement.
« Ne me voit que celui qui le veut. Ne me parle que celui qui le veut. »
Ce n’est pas Dieu, il n’a aucune morale. Il ne juge pas, il ne conseille pas, il est le témoin. Il n’est pas son père car s’il l’avait été il ne l’aurait pas abandonnée. Il n’est pas son frère car elle lui aurait déjà tout raconté. Alors il ne peut être que son fils. Celui qui est né d’elle, l’enfant mort. Et cet homme silencieux, seul sur le bateau, noir comme l’ombre il est l’ombre de l’enfant mort.
J’ai l’impression que ça commence à se structurer mais une idée n’est pas un livre. Une idée ce n’est rien, c’est à peine une ébauche ; il faut la travailler, la ciseler, lui faire prendre corps, la reconnaître comme sienne et non comme construction factice pour plaire au plus grand nombre.
A Rio monta un couple. Des jeunes gens d’une petite trentaine, routards sympathiques en pantalons kaki, grosses chaussures malgré la chaleur et T-shirts qui avaient dus être blancs quelques heures, quelques jours avant. Une vieille anglaise les suivait, Laura. La jeune fille ne sortit pas de sa cabine. Je ne l’avais revue qu’aux repas depuis notre départ d’Assuncion. Elle n’était pas désagréable, elle était curieuse, elle était ailleurs. Quand nos regards se croisaient, elle souriait mais j’avais remarqué que dès qu’elle me voyait m’approcher pour échanger quelques mots, elle se durcissait d’abord quasiment imperceptiblement puis si je persistais dans l’envie de bavarder, elle fronçait un peu les sourcils, une lueur de peur dans les yeux, se reculait alors et tentait même de s’échapper. Bien obligée cependant de me supporter pendant les repas… Je vis très vite que ce traitement ne m’était pas réservé et qu’il ne fallait donc pas que j’en prenne ombrage. Mais je commençais à regretter sérieusement de m’être embarqué dans une traversée de quasiment un mois avec une vieille anglaise saoule la moitié du temps, ce dont je me rendis compte par la suite, un couple qui ne semblait au premier abord pas très folichon et une jeune autiste. Les dés étaient jetés, il fallait assumer. Heureusement le capitaine avait annoncé d’autres escales, je me mis à espérer d’autres compagnons de voyage. Heureusement aussi que le destin s’en est mêlé ; aventure incroyable dont j’ai été le témoin.
Le chargement du « Conquérant » à Buenos-Aires prit encore une nuit entière, nuit étonnante car il se fit sous des projecteurs qui diffusaient une lumière jaune un peu angoissante. Les dockers, dans des langues et dialectes divers, tous plus bruyants les uns que les autres car apparemment beaucoup de nationalités se côtoyaient, suaient sang et eau pour arrimer les containers, les cantines, les malles aux mâts de charge. Ils s’appelaient, s’invectivaient, s’injuriaient copieusement mais se prêtaient la main et s’entraidaient quand c’était nécessaire. Ils étaient censés obéir aux officiers du bateau qui s’étaient répartis les postes. L’un décidait de l’ordre dans lequel les marchandises devaient être embarquées, un autre de leur emplacement dans les cales, un troisième pointait et vérifiait, le commandant supervisait l’ensemble. Ils se reconnaissaient à leurs chemises blanches au milieu de cette foule grouillante et bigarrée. Habitués à la manœuvre, aucun ne marquait de nervosité malgré quelques incidents survenus en dernière minute, la fatigue et la diversité des colis embarqués en étant la cause : paniers en osier d’où s’échappèrent des poulets (c’est curieux comme dans ce pays, les poulets sont voyageurs ; pas un car, pas un bateau, pas un train sans ces volatiles caquetants et puants…), colis dont la nature m’échappa et qui s’écrasa sur le quai ne blessant heureusement personne mais provoquant des cris et la fureur d’un homme petit, brun, nerveux qui apparut brutalement.
A l’aube tout était enfin embarqué et le calme revint.
Le quai désert tout d’un coup semblait irréel dans la lumière du petit matin ; le silence était quasi absolu ; seul, de façon irrégulière, un grincement métallique dont je ne sus pas l’origine comme un insecte qu’on n’a pas invité perturbait la quiétude retrouvée. Entracte de courte durée, la vie reprit sur le port et je partis me coucher.
Nous ne prîmes la mer qu’en début d’après-midi après un déjeuner léger entre nous. Les membres de l’équipage se reposaient probablement.
C’est à ce moment-là que je surpris un regard ; ce n’est pas grand-chose un regard et curieusement il m’étonna, sorte de « tilt » qui me mit en éveil ! L’aide cuistot, celui qu’on ne voit pas, homme pourtant ô combien indispensable sur un bateau, grand diable noir basané, sanglé dans un tablier blanc passant les plats au matelot qui nous servait regardait Jeanne ; et ce regard n’était pas celui de l’homme blasé qui fait son boulot, jetant un coup d’œil à ceux dont il assure la pitance, c’était un regard d’une intensité telle qu’il me stupéfia. Le plus étonnant encore était qu’elle ne baissait pas les yeux, ne s’enfuyait pas, restait là, immobile.
Celle qui depuis trois jours passait comme une ombre, semblait être et ne pas être là, cette fille à qui je ne prêtais plus attention, quasiment invisible, était hypnotisée.
La chaleur était à nouveau là, collant à la peau.
Nous nous étions retrouvés dans la salle à manger de l’équipage dont une partie nous était réservée. Les machines commençaient à ronfler et le bateau à vibrer. Laura, l’Anglaise, n’avait eu de cesse que nous prenions ensemble « un petit cordial » pour fêter notre départ et avait sorti de son grand sac en crochet mauve une bouteille de whisky.
- Les départs comme les arrivées doivent se fêter, cela porte chance disait-elle avec un accent charmant ; buvez, buvez un tout petit peu mais buvez sinon la traversée sera terrible !
Personne n’avait osé lui refuser. Elle assurait à elle seule la conversation, dans un français quasi parfait, levant vers nous ses yeux pervenche, rieurs, curieux et nous posant de façon ingénue les questions les plus personnelles. Nous nous regardions amusés, quelque fois un peu gênés !
François, vous vous appelez François, c’est très joli me dit-elle mais me permettez-vous de vous appeler Francisco ? Cela me rappelle un jeune amant que j’ai eu à San Paolo, du temps où…
Son regard se voila, elle se servit une rasade de whisky, la but cul-sec.
David, mon mari, était militaire, il avait des activités dans la…, elle hésita, trouva le mot, coopération ; je crois que vous appelez ça comme cela, je ne m’intéressais pas beaucoup à ce qu’il faisait, les militaires ce n’est jamais drôle ; c’était notre deuxième voyage dans ce pays, il y en eut par la suite plusieurs autres ; nous avions été invités à l’ambassade pour une fête ; cela se faisait beaucoup à l’époque.
J’avais une robe blanche, avec des dentelles, c’est important pour la suite… Je flirtais, je flirtais beaucoup, j’étais jolie vous savez, très jolie… Elle but à nouveau une gorgée et reprit… La robe, elle était en mousseline, légère, légère, du plumetis et un décolleté faussement discret dit-elle avec un sourire en coin. J’avais une taille de guêpe, une ceinture de satin blanc, je m’y revois. J’avais beaucoup dansé et m’étais mise à l’écart, un peu essoufflée, près d’une grande porte-fenêtre donnant sur la terrasse. J’étais adossée au chambranle regardant de temps en temps au loin le soleil qui baissait et à d’autres moments le grand salon où sur les parquets cirés continuaient à virevolter un couple ou deux.
La porte du fond s’est ouverte, grandement ouverte, Francisco est entré. Superbe, magnifique, une stature de roi, d’empereur, de dieu, des cheveux bouclés, noir d’ébène… Il s’est arrêté, a jeté en prenant son temps un regard circulaire et a planté ses yeux dans les miens. Il a penché la tête ; ce fut presque imperceptible, je crois être la seule à l’avoir vu ; il s’est alors avancé et est venu à moi. Dieu qu’il était beau ! Personne n’aurait pu résister moi, moins que quiconque, j’étais mariée à un Anglais je vous le rappelle !
C’était comme au cinéma, beaucoup mieux qu’au cinéma car je suis entrée dans le film… C’était vrai et c’était à moi que cela arrivait…
Il n’a pas dit un mot, a continué de me regarder, a fait le geste de la main, celui qui m’autorisait à passer devant lui ; ce que j’ai fait.
La terrasse dominait tout San Paolo ; c’était le coucher de soleil, des couleurs de feu, la ville à nos pieds était déjà dans la brume ; une chance, elle est vilaine cette ville, très vilaine dit-elle avec une petite grimace de dégoût ; nous ne sommes pas restés là plus d’une minute ou deux qui m’ont semblé une éternité, il m’a tendu la main, je l’ai prise, et nous avons descendu les quelques marches qui menaient au jardin, sans qu’un seul mot n’ait été échangé.
J’en suis revenue quelques temps après, seule, remettant de l’ordre dans ma chevelure, les joues brillantes, sûrement, je ne le sais pas… Elle rit alors et toutes ses petites rides lui firent un éventail de dentelles derrière lequel elle se cacha, un peu, si peu… Les lustres étaient maintenant allumés, des tables avaient été dressées sur la terrasse et dans le jardin. J’avais commencé à traverser le grand salon quand je sentis David, mon mari se coller à moi et que je l’entendis me dire dans l’oreille.
- Laura, Laura avance doucement, sois naturelle, nous partons…
Non, il ne voulait pas me tuer… N’ayez pas peur, David était gentil, c’était un militaire oui, mais c’était avant tout un Anglais, un gentleman, il voulait au contraire me sauver… Ma robe, ma robe blanche était en lambeaux dans mon dos ; déchirée, elle était noire, elle était rouge, rouge du sang de l’arbre contre lequel ce diable de Francisco m’avait épinglée…
Quel souvenir, mais il y en eu tant d’autres…
Elle se mit à rire à nouveau, leva son verre, buvons, buvons à l’amour…
A peine Laura eut-elle fini son histoire que tout d’un coup nous prîmes conscience que le bateau s’était rempli d’hommes, de femmes, de nombreux enfants, une foule bigarrée, riante, bruyante qui l’avait envahi. Ils étaient une bonne vingtaine, chargés de paniers, de victuailles, cherchant et trouvant des endroits pour s’installer. Ils déroulaient alors des nattes, se débrouillaient pour se faire des abris de fortune pour se protéger du soleil sous l’œil méprisant des hommes d’équipage. Nul n’osait entrer dans la salle à manger où nous étions confortablement installés bien qu’aucun panneau ne l’interdise. Les enfants nous regardaient de loin avec curiosité puis couraient s’engouffrer dans les grandes jupes colorées de leurs mères.
Ils descendront à Montevideo ou à Santos, bivouaqueront sur les ponts nous dit le matelot qui nous servait. Sur cette côte, nous faisons omnibus, beaucoup choisissent le bateau parce qu’on peut accompagner et transporter des marchandises, c’est plus sûr que la route. C’est comme ça d’un port à l’autre jusqu’à Rio et puis à Rio, tout ce monde là descend et nous embarquerons des femmes de militaires qui rentrent en France. Elles occuperont les couchettes du pont 3.
Des femmes de militaires fit Laura avec une moue telle que tout le monde se mit à rire.
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Il est sûr qu’il s’est passé quelque chose entre ces deux là. Je l’avais deviné quand nous longions les cotes sud américaines, je ne sais plus où exactement. Un rien, un regard que j’avais intercepté et ça y était j’étais dans le roman, je le construisais ; j’avais, j’ai déjà les 2 protagonistes : une jeune fille que j’observe de loin pour ne pas l’effaroucher et un beau matelot. Le jour et la nuit. Toute dorée, joli blond vénitien, assez fluette, toujours sur le qui vive, assez jolie ; oui, à y voir de plus près même très jolie mais le cachant sous des accoutrements si vilains qu’on ne cherche plus à voir qui les porte : pantalons flottants, sans forme, beiges ou maronnasses, tee-shirts trop grands, trop larges, aux couleurs délavées, vieilles espadrilles ; elle ne fait rien pour plaire, semble s’en ficher complètement, ne parle à personne. Elle est souvent à l’avant du bateau, tout au bout du pont où elle se pose là, sur un transat, des heures entières avec un livre, des papiers, sa musique. Si d’autres personnes arrivent, elle se lève discrètement, sans brusquerie et part. Nous ne sommes pas nombreux sur ce bateau, dès les premiers jours, après avoir quitté la zone de « cabotage », zone plus que folklorique où montaient et descendaient à chaque escale une dizaine, une quinzaine d’hommes et de femmes de toutes races, de toutes couleurs, nous avons pris la mer ; chacun s’est alors fait sa place et nous avons naturellement respecté son envie d’être seule. Laura, seule, continue à s’en inquiéter :
Ce n’est pas possible qu’une jeune fille ne profite pas mieux de la vie ; qu’elle soit aussi triste ; qu’a t’il bien pu lui arriver ? moi, à son âge…
Et s’ensuit alors des récits incroyables, ponctués de grandes rasades de brandy qu’elle s’octroie dès le matin ! A tout prendre, je la fuis elle aussi non pas pour préserver son intimité mais la mienne ! Quel ouragan cette femme ! Et quelle vie ! 3 maris, nous en sommes à 3 maris et la traversée n’est pas encore finie….
Je m’égare et reviens à mon couple….
L’autre, le séducteur - mais peut-être vais-je trop vite - travaille aux cuisines. Au début, on ne le voyait pas beaucoup sauf quand, rarement, il sortait sur le pont et grillait une cigarette. Ce qui m’a frappé, c’était sa façon de regarder la mer. Il s’appuyait sur le bastingage de tout son poids, juste à la sortie des cuisines, ne se décalant pas d’un mètre comme s’il avait voulu qu’il cède, comme s’il avait voulu en franchir les limites et partir, partir ailleurs. Il ne regardait ni à droite, ni à gauche, il fumait consciencieusement, avec une forme de concentration, le regard fixe sur la ligne d’horizon et dès la cigarette finie, il rentrait. Sorte de rituel. C’est ce qui m’a alerté car tout d’un coup alors que je le voyais quasiment à heures fixes, sortir et fumer, la jeune autiste...Je suis méchant… Jeanne s’est trouvée là, comme par hasard, tout le temps. C’était donc cousu de fil blanc… ces deux là…..
Le couple monté à Rio se suffisait à lui même ; c’était un jeune couple de normands qui avait choisi de faire, sac au dos, le tour du monde avant de se lancer dans la vie active. Ils venaient tous les deux de finir leurs études et s’étaient donné une année entière pour découvrir le monde. Elle le regardait avec des yeux énamourés, le suivait comme son ombre et acquiesçait à tout ce qu’il disait ; elle semblait perdue lorsque je lui adressais la parole et regardait alors son compagnon comme un sauveur, attendant soumise qu’il réponde pour elle. Il était sympathique, lui, ouvert, toujours prêt à engager la conversation, à essayer de connaître des choses, observant les uns et les autres, posant tout un tas de questions au commandant, aux matelots. Je l’ai même vu sur la passerelle avec les officiers de quart une nuit, ombre silencieuse, attentive. Il était intéressant ; je crois me rappeler qu’il avait fait des études d’ingénieur et que le béton n’avait aucun secret pour lui. Comme il en a beaucoup pour moi et que je n’étais pas enclin à compléter mes connaissances en la matière, nous parlions surtout des pays qu’ils avaient visités.
La traversée fût sans problème, un peu longue. J’allais souvent sur la passerelle. Les nuits y étaient magiques, étoilées. Nous voguions sous ces cieux extraordinaires vers un ailleurs qui n’avait plus aucune réalité pour moi ; parenthèses de vie.
C’est à Dakar qu’une femme est montée ; une femme et qu’elle femme ! Incroyable, belle brune plantureuse aux seins comprimés et débordants d’un corset noir, jupe longue à volants serrée à la taille, ceinture large et taille de guêpe ; elle invectivait un pauvre malheureux qui ne tirait pas assez vite à son goût une immense malle en osier. Personnage de théâtre, aux cheveux relevés en chignon, une fleur derrière l’oreille et des chaussures rouges à talons complètement incongrues dans un endroit pareil. Elle se tordait la cheville sur les pavés du port, jurait, des « caramba » sonores, remettait de l’ordre dans sa chevelure, s’arrêtait, faisait virevolter autour de son visage un grand éventail, rouge lui aussi.
Sur son épaule : un perroquet tenait en équilibre.
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14 janvier
Il y a peut-être plusieurs chemins.
Ceux que la vie vous impose et que, sous l’œil de vos congénères vous suivez pas à pas et ceux de vos rêves. L’itinéraire est alors inconnu des autres et vous échappe souvent à vous aussi. Si au bout du chemin, vous vous retrouvez, c’est que vous avez bien choisi, que c’était le vôtre sinon tout est à recommencer. Ce qui complique les choses, c’est qu’à chaque pas ; au bout de toute avancée, périlleuse ou non, il y a d’autres chemins qui s’ouvrent. J’admire ceux qui savent immédiatement, intuitivement se repérer et prennent le leur sans se tromper.
A-t-on tellement le choix ? Quelle est la part du destin ? Il y a de tout en nous. Oui, il y a de tout en nous, le pire et peut-être le meilleur. Le pire donne le vertige, en chacun d’entre nous il y a une part monstrueuse, le meilleur est presque aussi difficile à dénicher. Pourquoi pire et meilleur ? peut-être pour me rassurer, savoir que je ne suis pas toute seule à avoir une face noire, une face cachée, pourrie. Quant au meilleur ; c’est face à l’obstacle, aux problèmes, à l’autre qu’il peut peut-être émerger, s’il y en a un.
Ce qui brouille tout, c’est qu’on prend le désir pour de l’amour.
Curieux que ça tombe comme ça, dans ma tête mentalement. Toutes ces belles théories… fumeuses… n’auraient-elles comme origine que les interrogations sans fin que je me pose sur l’amour ? A voir !
Le désamour est lent, sournois.
Tout d’un coup il saute à la gueule et c’est trop tard ; la rupture est, il reste à la consommer.
Mélanger les cartes ? Tout recommencer ? Impossible.
J’aime bien l’idée de vagabondage d’un homme à un autre, d’un lieu à un autre. A l’opposé, il y a le papillon épinglé dans sa boîte. Le désir sans amour, on peut le consommer avec n’importe qui. Islande. Volcan alors que l’environnement est glacial. Le temps d’une jouissance, on passe de l’intimité la plus totale au froid, à « l’étranger » comme si le corps pouvait avoir une vie propre dissociée de l’émotion.
Les plaisirs sont si multiples, parfois infimes, l’eau sur la peau, le rayon de soleil, le velouté de la peau de pêche, il y en a tant qu’en faire la liste prendrait la vie entière alors pourquoi se laisser grignoter, atteindre par ce qui n’est pas plaisir, pourquoi donner le flanc à la peur, la lâcheté, l’homme de la face cachée… qu’on passe le temps à canaliser, planquer, dissimuler.
Ce qui est incompréhensible quelque fois c’est que ce qu’on ressent avec tant de force, qui obsède, qui brûle, qui consomme, l’autre, celui dont vous partagez la vie, l’amoureux n’en est pas atteint et ne le devine pas. L’amour, pas plus que la folie, n’est donc contagieux.
Etre dans le désir de l’autre suffit, le jour où vous n’y êtes plus, vous acquérez la liberté mais avez perdu la vie. L’Homme avec qui vous auriez bien… mais qui vous ignore reste dans votre mémoire comme une cicatrice ouverte. Celui que vous avez aimé, consommé, disparaît. Un battement de paupière, le jeu est fait, le reste coule de source.
Et ma grand-mère là-dedans ? L’appeler grand-mère, déjà je lui rogne les ailes. Peut-on imaginer une grand-mère passionnée, amoureuse, prête à tout.
Une grand-mère révoltée. Une grand-mère vivante.
Elle est dans ma tête grand-mère, telle quelle, je la trahirais en la déguisant en femme fatale et pourtant elle l’est. Ça s’embrouille là-haut !
Paris 30 janvier
Ai vu « L’oiseau ». Film remarquable.
Il n’y a que le temps qui permet l’oubli, l’effacement ou l’acceptation des choses.
Inutile de la précipiter ; cela ne sert à rien. C’est pareil pour cette histoire pour mon histoire. Elle s’échappe, revient, je butte sur un détail et ne vois plus le paysage derrière.
Il y a la femme d’avant et la femme d’après, d’après une trentaine d’années. Il faut bien cela pour digérer un meurtre.
Perdre quelqu’un, c’est accepter tôt ou tard que la vie prenne à nouveau le dessus. Tuer quelqu’un, c’est autre chose.
Il n’y a que la proximité de la mort, sa propre mort, qui lui donne l’autorisation de partir à la recherche de la vie. Elle le savait. C’est pourquoi elle gardait les cartes reçues car il lui faudrait un jour faire ce voyage.
Le récit va être raconté par la femme vieillissante, sachant son devenir, qui au fil du temps s’oblige à écrire sa recherche du temps d’avant, de ce qui s’est passé, car elle sait qu’elle va oublier le présent. Ce qui veut dire qu’elle doit relire chaque jour sa propre histoire pour savoir où elle en est et repartir dans ses souvenirs.
Donc ça va être comme un journal. Je m’appelle Jeanne, j’ai appris aujourd’hui que… Je dois remonter le temps, revivre ce qui a été avant de mourir mais je risque d’oublier ce qui est ma quête, où j’en suis, ce qu’il me reste à faire. Je dois retrouver l’« autre », « elle » cette « elle » c’est moi. Moi qui ai aimé et été aimée passionnément, au-delà des limites humaines, sur ce bateau. La petite fille rejetée, la laissée de côté, est née…
C’est trop compliqué, je ne trouve plus les phrases ; enfin elle était aimée sur ce bateau. Mais avant ? Avant il y a une tragédie, je ne sais pas laquelle. Viol ? Abandon ? C’est sur ce bateau de retour vers la France qu’elle entre enfin dans le cercle des gens « normaux » dont elle était exclue avant. Paradis perdu ? Enfer. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas seulement la découverte de l’amour physique, de l’amour passion qui va tout déterminer ;on ne tue pas pour si peu.
Il faut que je creuse l’idée. Quête tragique.
Donc elle note tout et les histoires se chevauchent.
Comment faire un plan dans une confusion si grande ?
En fait, elle part volontairement « le » chercher lui, l’amant disparu et va se trouver « Elle ». Elle meurtrière ou elle encore bien avant. Elle, enfant martyr. Elle gomme tout et peut mourir.
Plus tard
Je crois que j’ai trouvé où il y a l’erreur.
Faut-il être bête ! J’ai juste oublié le lecteur, il a ses exigences lui aussi. Il a ses codes d’ouverture et l’écrivain doit le respecter. Je ne suis que face à moi-même, c’est du monologue et le mot me suffit. L’écrivain a l’obligation de développer l’idée, de la faire germer et de l’amener à l’aboutissement – au mot fin – au point final.
Je suis dans le rien du tout, dans le journal, dans un face à face souvent insupportable cherchant désespérément ou avec rage la porte de sortie. Il me faut faire ménage à trois : mon héroïne, le lecteur et moi ; il faut que tout le monde s’y retrouve.
Schizo, voilà… Le mot est lancé ! Schizo pas dangereuse puisque canalisant ses frustrations, ses pulsions, ses envies meurtrières dans des personnages qui n’existent que sur le papier. Mais si ce n’était que la première étape et que les auteurs de romans policiers, de romans fantastiques, de romans d’horreur n’étaient que des meurtriers, des magiciens, des contrefaiseurs en puissance. Il leur manque le souffle, la force, la pulsion. Heureusement… Sinon on zigouillerait tout le monde ! Voir l’écrivain au-delà de ce qu’il écrit. Ça y est, je me trompe encore. On n’est pas de la même race. L’écrivain, le reconnu, il a su créer un chemin de vie, de compréhension, de communication voire de complicité entre lui et les autres. Je ne l’ai pas trouvé ou plutôt je prends des raccourcis ; je me perds, je me retrouve mais ce qui est certain c’est que je suis seule. Si je veux y arriver, il faut que j’accepte les règles. Que je construise, que je suive, que je développe, que rien ni personne ne me fasse dévier du but recherché : intrigue, suspens – que le point final soit attendu et qu’il marque effectivement la fin annoncée de quelque chose d’abouti. Que le lecteur, ce foutu lecteur fasse la route avec moi !
Demain, je m’y obligerai. Demain, je la ferai vivre, aimer sur son bateau mais demain il y aura un personnage nouveau, invisible, le lecteur. C’est lui qu’elle devra séduire au travers de son cuisinier matelot au regard brûlant ! Clichés ! Que cela m’amuse… Les clichés… A éviter, à proscrire… Zéro sur vingt ! Du copié-collé à la mords moi le nœud ! Mais le regard qui brûle et le cœur qui palpite c’est bien, j’aime bien… Le petit caillou blanc qui mène au cliché ! Bon demain, je dois puiser en moi les mots que le lecteur décryptera, comprendra, reconnaître et fera siens. Alors l’histoire lui appartiendra. Il la saisira et l’emportera peut-être avec lui comme un cadeau. Déposséder ? Non ! C’est autre chose. Ne plus jamais oublier le lecteur. Plus jamais.
L’histoire va enfin pouvoir naître, vivre, aboutir. Mais moi, qu’est-ce que je deviens ? Ça n’intéresse personne. C’est comme ça.
Atermoiements à déverser sur un divan, pendant que l’autre, payé pour sa prestation prend des notes tout en contenant à grand-peine un bâillement d’ennui.
Mauvaise nuit.
Fin d’après-midi.
Trop de vin blanc ou le vertige face aux éléments déchaînés ? Le passeur m’échappe, il est en train de muter ; d’homme de la sagesse, de l’entre-deux : l’histoire et le fantasme, le ciel et la mer, Dieu et les hommes, il devient voyeur.
Je le voulais grand, sage devant l’éternel ou plutôt face à l’histoire celui qui prenait suffisamment de recul, celui qui détenait la vérité et dès les premières lignes, avant même que je ne l’ai décrit, il est réduit au poste d’observateur de la passion naissante entre cet homme et cette femme. Je me complique les choses. Raconter les choses de l’amour à la première personne n’est déjà pas facile mais possible. J’ai vécu le cœur qui bat à tout rompre, la bouche qui dit oui, la raison qui dit non, l’attente insupportable de la main de l’élu sur la mienne… Ou ailleurs… Peu importe, le souffle court et le regard qui chavire et tout le reste… L’étincelle, le feu, la passion.
Méli-mélo de tout cela, un zeste de ce que j’ai lu et Dieu sait si la littérature est abondante sur le sujet, de ce qui m’a été raconté par mes copines, une louche de ce que j’aurais aimé vivre avec un homme mais qui n’est jamais arrivé, là, je serais intarissable ! Avec tout cela j’aurais peut-être pu y arriver. La Jeanne aurait pu partager ses émois, raconter son embrasement, vivre son amour, trouver les mots, de pauvres mots peut-être conventionnels et habituels dans de telles situations, mais des mots qui se seraient enchaînés les uns aux autres. Mais que ce soit cet aigle rigide, ce trouble-fête, ce pisse-froid, le chantre de cette aventure est tout bonnement impossible. Il me faut recommencer, trouver une autre construction, revenir à elle, peut-être à lui, l’homme aux yeux de braise.
Demain est un autre jour. Ecriture et blanquette de veau ne font pas bon ménage. Oublions l’une qui me tyrannise pour déguster l’autre, c’est le menu de ce soir… Bienheureux les gourmands, le royaume de Dieu leur appartient !
Pages volantes non datées
Paris
Pensées secrètes.
Pensée : construction de l’esprit. Fulgurance qui par sa spontanéité, sa diversité, son intensité surprend déjà l’émetteur.
Pensée : immédiatement
– tous les possibles
– tous les barrages conscients et inconscients
– toutes les manipulations, tous les arrangements.
Flots incessants ; à peine le temps d’en avoir une, qu’une autre surgit derrière. Dès qu’il y a arrêt volontaire pour se repaître de sa pensée, c’est un plaisir qu’on se donne ; développer sa pensée : utiliser ce que l’on sait et partir vers un imaginaire « conscient, voulu », contrôlé.
La pensée consciente mais incontrôlée est-elle encore une pensée ? Ou un fantasme, ou une élucubration de l’esprit ?
Dès qu’elle est contrôlée est-elle libre ? Ou déjà emprisonnée par le poids de l’acquis fait de sa propre expérience, de son vécu, de ses émotions déjà ressenties et que l’on veut perpétuer car elles ont été bonnes, agréables ou au contraire qu’on veut fuir.
Poids de l’éducation, du qu’en dira-t-on qui, comme des cercles concentriques qui se resserrent, étouffent le malheureux.
Au centre soi, autour ? Chacun à son « autour » auquel il donne une place plus ou moins importante. Sa famille, ses amis, son milieu. Chacun son histoire et la volonté de repousser plus ou moins la proximité des cercles.
Trop loin ? Impossible ou peut-être l’ermite qui a choisi la solitude humaine la plus manifeste mais pourquoi ? Aller vers un « Dieu » et ne laisser la place, le chemin à personne d’autre entre soi et… l’infini. Aller uniquement vers la découverte de soi-même considérant alors qu’on est partie de Dieu. C’est se « piétiner » soi-même puisqu’il n’y a pas de place pour les autres.
A l’opposé, imaginer qu’il n’y ait pas de barrages entre la pensée et les autres. C’est ne plus s’appartenir du tout, se laisser dévorer par l’autre ou si on ne va pas jusque-là, accepter de se laisser modeler par l’autre.
La volonté d’aimer et d’être aimé est alors tellement forte que la pensée est immédiatement passée au tamis des critères de l’autre. Critères supposés car l’autre n’est-il pas lui-même dans les mêmes contradictions, pensant mais n’exprimant cette pensée ou n’agissant qu’en fonction de ce qui lui semble la meilleure façon d’être compris, vu, aimé.
Compliqué tout cela car nous ne serions pas du tout libres de nos pensées alors que c’est nous qui avons créé les outils de distorsion.
Nous sommes donc conscients qu’ils sont là et qu’à peine la pensée émise elle est déjà détournée de sa « virginité ».Comment ne devenons-nous pas fous ?
Même en écrivant ces lignes, entre les pensées qui se bousculent et les mots que j’écris, le fossé se creuse car aucun mot n’a la subtilité, la rapidité foudroyante de la pensée. Le mot mutile la pensée. Mais les penseurs alors ? Une pensée non dite, non écrite n’est qu’un éclair. Chercher à affiner sa pensée… « sa » n’a aucun sens…. « sa » est le résultat de son « moi » vécu. La pensée ne nous appartient pas comme émanant de notre seul esprit, elle est le résultat du vécu, de l’acquit qui n’exclue jamais l’autre, les autres.
Pourrait-on dire que c’est comme des graines qu’on lance à la volée, seules quelques unes vont se développer. Ce qui en sortira sera plus ou moins abouti selon que le terreau est bon, qu’il n’y a pas de cailloux, qu’aucun rongeur n’est passé par là, que toutes les graines ne sont pas si serrées qu’aucune ne peut grandir, qu’il convient de… je ne sais plus le mot, d’« aérer » les semis.
Non ce n’est pas ça. Et quand « j’aère » le semis et choisis de repiquer une idée. Est-ce la meilleure que j’ai prise ? Et sur quel critère l’ai-je prise ? Que deviennent les autres ? Est-ce que ce sont elles les pensées secrètes ? Pensées secrètes. Qui dit secret, dit volonté de cacher. Rien n’est secret spontanément. Qui dit secret, dit connu de soi uniquement mais peut-être partagé avec la ou les personnes de son choix. Une pensée connue de soi uniquement ? Mais il y en a à la pelle.
Pas une minute sans pensées que personne ne connaît ; donc il y a volonté de garder la pensée, de ne pas la divulguer, de l’identifier comme intéressante dans ce flot ininterrompu. Intéressant mais non partageable. Revient en premier plan la notion de critères et immédiatement, de façon inéluctable, incontrôlable, de falsification de la pensée.
Je tourne en rond.
L’écrivain est-il celui qui peut par le truchement de ses personnages approcher le plus de « sa vérité » car, ne nous leurrons pas, dans la création, dans l’élaboration de qui est le personnage, dans la description il y a forcément ce qu’il a en lui, quelques fois dans sa part d’ombre la plus cachée.
Faire vivre des personnages n’est qu’étaler son inconscient ou son conscient sans avoir peur d’être jugé, jaugé.
Ce ne sont que des personnages factices dira-t-il !
Couche de peinture dont personne n’est dupe. Ce qui est peut-être vrai c’est que le pourcentage de soi est plus ou moins grand, sorti de l’ombre ; à peine émergé, déjà manipulé. C’est pourquoi les personnages échappent. Je pense qu’ils échappent parce qu’ils deviennent dangereux. Le narrateur veut brouiller les cartes, se cacher derrière tous et dès qu’il risque un tant soit peu d’être débusqué, coup de théâtre, il botte en touche. Mais à force de tout déverser mais aussi de tout déformer, à force de se contenir, de se contrôler, de s’inventer autre ne se perd-il pas ?
Le poète ? Est-il plus authentique ? Sûrement étant moins contraint à la syntaxe, aux obligations de la phrase, il donne l’impression d’une liberté mais les mots, les mots, ils m’obsèdent encore, sont tellement limités quand ils ne sont qu’écriture.
Un mot ? Il y a le ton, il y a l’atmosphère ambiante, il y a l’état d’esprit de celui qui l’a choisi, au moment où il l’a choisi et il y a, là-bas, au bout celui qui le lit, qui l’entend, qui l’interprète avec tous ses filtres personnels, le moment, le ton… langage de sourds.
Comment établir ce qui reste de commun aux deux, l’émetteur et le récepteur ? Partie infime, presque inexistante. Tout ce qui se passe dans la tête de celui qui demande, en opposition à tout ce qui se passe dans la tête de celui qui reçoit.
Le message aussi varie : mille interventions qui pourraient, pourquoi pas, changer le cours d’une vie…
Derrière…
Naissance. Je file voir Catherine. Elle est en train d’accoucher… Ficelle l’a devancée, cette gourgandine est allée courir le gueux et a profité de mon absence pour les faire. 4, ils sont 4, auront une dizaine de jours quand je rentrerai, trop tard pour…. Longue vie à ces chatons !
Elle est là, elle est partout et même si on ne la voit pas, on la sent. Son parfum résiste au vent du large, il les ensorcèle tous.
Elle apparaît, disparaît, toujours vêtue de choses invraisemblables, jupes de bohémiennes aux couleurs pétantes, boléros noirs, chapeaux, ses chapeaux à voilette qu’elle juche sur des chignons torsadés ou petits bibis de marin… rien, rien ne l’arrête cette femme là et ils sont tous subjugués. Elle a son perroquet sur l’épaule, elle lui parle, elle est folle. Les hommes sont des ballots, il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Même le capitaine, ce vieux briscard que rien ne surprend et n’étonne, la regarde d’une drôle de façon ; dès qu’elle l’aperçoit, elle est comme aimantée et va droit sur lui. Je ne sais pas trop ce qu’elle lui raconte mais je l’ai entendue l’autre jour alors qu’il n’était que 10 heures du matin lui dire avec son accent inimitable, roulant les r comme un torrent de montagne :
Avez vous bien dormi ? les nuits sont chaudes et les marins bien seuls ? comment faîtes-vous pour….
Et elle a éclaté de rire…. Il ne l’a pas repoussée ni renvoyée dans sa cabine, non, il a répondu ; juste quelques mots que je n’ai pas entendus, il l’a salué d’un petit signe de tête et a tourné les talons. Elle m’a aperçue alors mais son regard est allé au-delà de moi, comme si elle cherchait quelqu’un d’autre, comme si je n’existais pas. Je me suis regardée, j’étais moi, comme toujours tee-shirt et jeans. Je me suis vue démunie, moche, rien du tout.
Je la hais cette femme là. C’est une nuisible. A la ferme, il y avait de temps en temps un animal qui ne tournait pas rond, Madame Morot n’hésitait pas. Il faut les éliminer, disait-elle, ils vont contaminer le troupeau. C’était vite réglé. Mauvais souvenir, j’étais petite, je me savais différente et j’avais si peur qu’un jour elle me montre du doigt et qu’elle dise : de la mauvaise graine, à éliminer elle aussi !
Cette femme là, je le sais, je le sens, c'est une nuisible.
Même l’homme en noir qui me fait peur, celui qui est tout seul, il est curieux cet homme, toujours à marcher, à fureter, c’est au moment où je m’y attends le moins que je le rencontre, celui qui voit tout, eh bien elle semble l’amadouer. Du coup, j’y gagne, il ne me poursuit plus à me poser 1000 questions comme s’il était important pour lui de savoir qui je suis. Ca n’intéresse, ça ne regarde personne, sauf Khal. Je lui parle à lui, je lui raconte tout, je pleure, il me console. Je ne sais pas s’il comprend tout mais petit à petit on arrivera peut-être à se dire quelques mots. On n’a pas besoin de plus.
Khal…on ne se voit pas ou très peu pendant la journée, juste un regard, un infime moment quand il va jeter quelque chose par-dessus bord mais cet infime moment me suffit, il m’électrise pour la journée.
Khal, c’est beau Khal ; il travaille à la cuisine.
Personne ne le sait, on se retrouve le soir dans ma cabine quand il a fini de tout nettoyer. Une chance, il n’a qu’une petite passerelle à prendre, je suis au pont 4 juste au dessus donc quelques marches à monter, c’est la première cabine. Je l’attends, je l’attendrai toute ma vie ici ou ailleurs. Khal, c’est mon amour à moi, c’est ma vie. Il est tard quand il vient ; tous les autres sont déjà couchés. Il se glisse comme une ombre si vite que de toutes les façons personne ne pourrait le voir et puis tout d’un coup il est là, pour moi, avec moi, contre moi. Il est fort, il est beau, je l’aime Khal.
Si je m’écoutais, je le crierais partout, du reste je l’ai fait … au lieu d’aller comme d’habitude à l’avant du bateau, tout à l’avant, à l’endroit magique où du haut, on voit le bateau ouvrir la mer, où il n’y a aucun bruit que le sanglot qu’elle émet, blessure qui se referme dans des gerbes d’eau sur les flancs du navire, où on croit planer, glisser sur l’eau, où personne ne va car il y a trop de vent. Au lieu donc d’aller à l’avant, je suis allée à l’arrière. Personne n’y va non plus, le bruit est assourdissant, ronflements des machines que le vent rabat, escarbilles, crépitements, là j’ai pu à tue tête hurler, hurler à la face du monde « je t’aime Khal, je t’aime »
Il fallait que je le fasse, sinon j’explosais… personne n’a rien entendu, c’est impossible et pourtant…je m’étais appuyée contre la cloison du pont 3 qui vibrait comme si elle voulait crier avec moi. J’ai hurlé 2 fois, de toute ma force, de toutes mes tripes, mettant mes mains de chaque coté de ma bouche pour que le message soit entendu de tous les poissons, oiseaux, créatures que la mer attire à elle, qui vivent d’elle, que je sens battre, respirer, exister autour de nous.
Khal… Il dit qu’il m’a vue depuis Assuncion et que jamais il n’oubliera. Il dit…. Plutôt il mime et nous rions comme des enfants.
Moi, je l’ai remarqué à Buenos aires, debout, juste derrière la porte menant aux cuisines, ce grand diable noir, je ne pouvais pas ne pas le remarquer. Il me regardait, simplement, gentiment, souriant à peine, sans bouger. J’avais comme d’habitude détourné le regard mais le sentais sur moi si bienveillant, si chaud, si enveloppant que j’ai relevé à mon tour les yeux et lui ai souri. Il n’est pas venu vers moi, je me serais sauvée, il est resté, debout, immobile et à son tour m’a souri ; un tout petit sourire, un sourire d’enfant ; je suis repartie l’emportant avec moi ce sourire comme un cadeau qu’il m’aurait offert.
C’est comme cela que ça s’est fait, par toutes petites touches, ce n’est qu’à Rio, à l’escale, au moins 3 jours plus tard que pendant le chargement il m’a fait signe, un signe qui voulait dire : « Est ce que je peux m’approcher ? » un signe non intrusif, un signe…une caresse, un tout petit mouvement vers moi. J’ai craqué ! trop beau, trop gentil, trop doux ; un diable d’homme mais qui ne me faisait pas peur et c’était bien la première fois. Il avait tout compris au travers de mes silences. Il a su être là un peu plus chaque jour ; être là sans l’être lui aussi…nous sommes pareils, de la même race. Il ne voulait pas que ça se sache, je l’ai compris immédiatement. Nous sommes entrés ensemble dans le monde du non-dit, du secret, du frémissement, du tremblement, du murmure, de l’effleurement et c’était bon. Les choses se sont faites alors naturellement ; je n’ai pas eu peur le jour où il m’a glissé dans la main un petit bout de papier avec le dessin très épuré de 2 petits personnages se tenant par la main devant une porte fermée, un point d’interrogation à l’emplacement du numéro de cabine avec, comme un soleil au dessus, une horloge où les aiguilles en V indiquaient 11h1/4….
Je n’ai pas hésité une seconde, j’ai écrit le numéro de ma cabine dans ma main, à l’encre noire et j’ai attendu le cœur battant le moment propice pour qu’il puisse lire la réponse. Oui, le cœur battant à tout rompre, persuadée que tout le monde devinait notre manège… mais ce n’était encore rien comparé à l’attente qui a suivi, l’attente de cet homme que je connaissais si peu et à qui déjà je savais que je ne refuserais rien ; je tremblais comme une feuille, avais la bouche desséchée, croyais que j’allais m’évanouir, tomber raide, faire pipi, mourir…Jamais je n’avais ressenti cela…je me levais, me rasseyais, me relevais encore, allais à la salle de bain, me regardais dans la glace, y posais mes lèvres, baiser froid qui ne m’apaisait pas, je revenais vite dans la chambre, une sorte de crispation au ventre, nouée comme un cep de vigne .
Il est entré doucement presque furtivement, s’est approché de moi, a cherché dans sa poche pris un petit gâteau , l’a sorti , me l’a montré tel un trésor et comme on donne la becquée à un oiseau sorti du nid me l’a glissé dans la bouche ; c’était si gentil ce grand homme, ce petit gâteau que j’ai senti la boule monter, monter dans ma gorge et exploser ; j’avais les larmes aux yeux.
Il m’a alors serrée fort contre lui. J’avais la joue contre sa marinière rugueuse.
Il a attendu une minute, deux et puis, et puis depuis nous nous aimons.
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Mère porteuse, cette fille est la mère porteuse d’une histoire qui lui échappe totalement et moi, il est dit que je dois la raconter. Est-ce seulement possible, il me manque trop d’éléments ? D’où sort-elle ? Qui est-elle et cet amour insensé que j’ai vu naître entre ces deux là, de quelle nature est-il ? Comment le décrire ? Ne l’ai-je pas rêvé pour compenser la platitude de ma propre vie ? Pourquoi est ce que je me sens tout d’un coup dépositaire d’une histoire qui ne m’appartient pas, dans laquelle je ne veux pas entrer, dont je ne veux pas entendre parler et qui pourtant m’a élu pour être son chantre. Je sens le danger, il est là, il rôde autour de nous. Nous avons tous été et nous sommes encore tous des marionnettes, nous jouons notre rôle mais le texte n’est pas de nous et à tout moment nous sommes basculés, blackboulés moi dans l’observation passive de quelque chose qui va, je le sais, nous submerger, peut-être même nous anéantir ; elle, cette fille, Jeanne est celle par qui tout va arriver ? Mais quoi ? Le sait-elle seulement et pourquoi elle ?
Laura, les 2 autres , le commandant, toutes ces femmes qui ne se quittent pas, qui se déplacent comme des bancs de sardines, qui se poussent du coude, qui s’apostrophent, qui parlent fort, qui se racontent en riant des secrets, qui caquètent ne sont que des ombres, des glaces qui renvoient les images de l’action, des figurants qui tournent sur eux même, bien incapables d’intervenir dans l’histoire. Personnages témoins d’une scène invisible à leurs yeux, ils sont là, c’est tout. Il ne faut rien en attendre. Ne reste que Jeanne, la nouvelle créature, l’amoureux, le destin…
Nous longions l’Afrique. Il faisait très chaud pendant la journée. Les femmes…..
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4, 5 ou 6 mars je n’en sais rien.
Que de naissances et de morts depuis la dernière fois et la vieille dame qui disparaît, cachée derrière le container de l’oubli. Non, pas de l’oubli car il ne se passe pas un jour sans que je ne pense à elle, mais rien, il ne se passe rien.
Escale. Escale de la vie, de l’imagination. Il me fallait courir ailleurs, aller voir ma fille, là-bas au bout de cette banlieue, j’étais seule dans une salle d’attente bondée de femmes enceintes et d’enfants en bas âge qui pleuraient, tétaient, jouaient, criaient. Foule bigarrée, féminine, chacune portant son histoire, son passé, ses souffrances et portant aussi la vie. Gros ventres tendus, prêts à exploser.
Les quelques hommes les accompagnant étaient discrets, quasiment invisibles ; oubliaient-ils qu’ils étaient à l’origine de tout cela et qu’elles n’étaient que des ventres féconds qui avaient été inondés de leurs semences.
Je me demandais quelle pouvait être leur vie à ces femmes pleines de la vie, au port triomphant. A peine vidées d’une part d’elles-mêmes, elles retrouveraient leur place derrière le voile, derrière les fenêtres closes, derrière l’impossibilité de communiquer. A nouveau mères nourricières portées par l’instinct elles donneraient le sein, nourriraient leur progéniture et après ? Quelles étaient leurs pensées secrètes ? Avaient-elles fait le deuil de leurs rêves d’enfant, d’adolescentes persuadées probablement qu’elles seraient différentes, que leur destin ne pouvait pas être celui de leurs mères cloîtrées dans un appartement au bon désir, au bon plaisir d’un homme.
Comment peut-on vivre pareille désillusion, perdue dans un pays qui n’est pas le sien ?Survie ; celle qui donne la vie, la fabrique du fond de son ventre, donne alors sans moufter la pitance quotidienne. Quel leurre ! Je parle de tout cela alors que je ne connais rien de ces femmes. Me serait-il insupportable d’imaginer que prisonnières apparemment elles soient heureuses ? Et pourquoi cela me serait-il insupportable ? Renvoyée à mes propres peurs, renvoyée à mon incapacité d’utiliser la liberté acquise non par moi-même mais par nos mères et grands-mères qui pas à pas ont fait leur place. Ne plus avoir de contrainte c’est devoir choisir sans arrêt son chemin. Solitude et vide se côtoient.
J’attendais… J’attendais que ma propre fille à son tour accouche de cet enfant attendu. Je la savais dans la douleur, dans les douleurs et ne pouvais rien. De l’autre côté d’une cloison, à quelques mètres, écartelée, ouverte, béante, suante, souffrante elle donnait à son tour la vie.
Je n’étais plus qu’attente, impossibilité de lire, impossibilité d’écrire. Attente longue. Attente immobile, pensante ; attente imposée. Attente.
Elle est là maintenant cette petite fille, « ça y est, cinquante-deux centimètres – trois kilos huit cent vingt mais vous ne pouvez pas la voir aujourd’hui ça a été compliqué, nous les gardons en observation ; tout va néanmoins très bien, rassurez-vous, revenez demain. »
Tunnel hors du temps. Elle est là mais n’est pas là. Rentrez !
Soir, métro, tous les hommes nés il y a longtemps vont, comme moi, quelque part, fatigués, usés, exténués, ils dorment pour certains, la tête appuyée sur la vitre ; d’autres ont le regard vide, les femmes tiennent à deux mains leur sacs, leur cabas sur leurs genoux écartés.
Demain sera pareil à aujourd’hui, travail, sueur, désespérance ; c’est ce que je vois mais je me trompe peut-être ; il y a peut-être derrière ces regards vides, quelque chose qu’ils, elles, gardent en secret et qui leur permet de vivre. Peut-être sont-ils plus riches que moi d’une vie d’espoir, d’une vie intérieure lumineuse et gaie.
Céleste. Elle va s’appeler Céleste. C’est merveilleux.
Les pieds dans notre terre si rude elle n’y restera pas enfoncée, engluée comme dans des sables mouvants qui l’étoufferaient, non Céleste. Elle est d’entrée de jeu ailleurs aussi, bienvenue dans le monde des étoiles. Céleste…
Et puis, il y a eu la mort, l’extinction, le dernier souffle. Toute petite chose, ratatinée, minuscule perdue sur son lit d’hôpital Sylvie à l’autre bout de la chaîne s’arcboutant pour respirer encore un peu.
Céleste, Sylvie, elles dansent devant moi. Ensemble. Il n’y avait aucune place pour la Jeanne sur son bateau, cette créature qui n’est personne et qui pourtant était là et s’approche à nouveau. Elle est née elle aussi, elle est là dans ma tête appelant, demandant à « être » ; elle est ma fille comme les vraies, les charnelles l’ont été. Elle me dévore car elle m’obsède. Je voudrais la créer mais elle s’échappe. Je l’ai faite petite fille malheureuse, maltraitée dans une ferme mais pourquoi ? Je ne voudrais que des gens heureux et qu’elle soit là, à côté de moi, me disant : « Vie, mort… ferme les yeux, laisse-toi aller, je vis, je danse à côté de toi, je vais sortir triomphante et belle de ton imagination. » Je voudrais mais non, elle aussi va souffrir, mourir. Je ne peux me racheter qu’en lui faisant vivre un amour « inhumain », de feu ; mais comment le décrire ? Où puiser les mots ? Comment l’imaginer puisqu’il est irréel, au-delà des normes humaines.
Equilibre entre souffrance et passion, amour et désillusion, vie et mort.
Elle ne connaîtra pas le bonheur car tout ira trop vite. Elle n’aura jamais conscience que ces moments-là, cet homme-là, c’était « ça », c’était lui.
Conscience tranquille, raisonnée ? Non. Elle vivra sa passion, fera sauter, exploser, toutes les contraintes, enveloppes de civilité, d’éducation, rêves fous ; elle sera encore plus loin, dans l’incandescence, la folie, la démesure mais elle n’en sera pas consciente et n’en étant pas consciente, elle avancera, courra, se brûlera au feu des sensations. Interdite de bonheur car toujours dans le plus, dans l’ailleurs, dans l’encore. Etre de passion.
Vais-je être capable de continuer sa gestation alors que je me sens si vide, si vieille, si désabusée.
Il faut que je m’y remette ; elle va peut-être ruer dans les brancards, m’échapper, devenir autre. A propos des autres, comment font-ils pour définir des personnages, des situations et les faire avancer, vivre, mourir dans des récits qui ont une queue et une tête ?
6 mars
La mort est encore là. Elle est la même et elle est une autre. Parce qu’elle a emmené Sylvie, trop jeune, trop belle, trop pleine de vie elle est insupportable, injuste, ombre noire décrite tant de fois au masque grimaçant avec sa faux flamboyante et glaciale.
Aujourd’hui à la maison de retraite, elle vient chercher maman à qui jour après jour depuis si longtemps elle a fait boire la potion amère de la vieillesse.
C’est la même, elle est tout aussi injuste, car que sont quarante ans de vie supplémentaires à l’aulne du « temps » ? Ce n’est rien et pourtant : des années de plaisirs et de souffrances, d’enfants qui grandissent et d’angoisses, de peurs et de rires.
Elle est là encore et nous oblige au même constat d’impuissance, d’humilité, de soumission.
Maman au destin si brillant, réduite à rien ou si peu. A cette petite chose, les yeux clos, enfoncés dans les orbites, bientôt trous noirs et vides. Minuscule tache brune sur son oreiller vers qui nous nous penchons, toutes, pour remurmurer encore quelques mots, espérant… espérant le mot qu’elle n’a jamais dit et qui aurait été le sésame de notre vie. Le mot qui nous aurait délivrées. Le mot qui nous aurait autorisées. Le mot qui nous aurait comblées.
Mais non, à peine un souffle, un râle, un balbutiement indéchiffrable.
Tous ces morts, « nos » morts, et ceux qu’on voit s’étaler sur nos écrans, morts dans les violences des guerres, morts dans les soubresauts d’une terre ballotée dans un universel pour moi incompréhensible, tous ces morts vont grimaçants, horribles, déformés, retournant à la terre, se décomposant bien avant la bascule finale, suintants, se relâchant, perdant tout honneur.
A quoi tout cela répond-il ? Pourquoi faut-il cette dégradation, ce pourrissement sur pieds ?
Alors ma Jeanne qui sait que c’est là son sort, qu’attend-elle quand elle décide de ce dernier voyage ? Que va-t-elle chercher ? Est-ce sa façon à elle de continuer à vivre, de vouloir encore, une ultime fois éprouver la vie, revivre ses passions ou a-t-elle besoin de faire le ménage, de se réconcilier avec elle-même ? Bulletin d’entrée dans la vie éternelle, vierge car absoute de toutes ses fautes. Elle a tué, il ne faut pas l’oublier…Trop facile…Quoi qu’elle fasse, elle va se décomposer comme les autres et n’être plus rien. Personne n’y échappe. Processus de destruction remarquable ; le plus grand génocide est l’œuvre de ce Dieu que l’on dit créateur de toute vie. Mais existe-t-il ? Où est-il là-dedans ? Je l’ai toujours cherché dans la création, dans la beauté des choses, dans leur diversité, dans l’infiniment petit et l’infiniment grand, dans la possibilité qui nous était donnée de dire oui ou non ; j’étais dans l’admiration éperdue d’un monde que seul l’homme avait dénaturé, et je le tenais pour responsable. Mais j’avais tort. Leurre. La seule question, la vraie, « la mort » et son horrible apparat ; on n’a pas notre mot à dire. Dès la naissance, nous sommes morts en gestation condamnés à pourrir, vieillir ; où est le sens de tout cela ? Si ce n’est nous obliger à avoir la foi. Alors là, bingo, le jackpot, on a droit à la vie éternelle. Tour de passe-passe, de prestidigitation ; de pourriture, nous serons rayonnants assis à la droite de Dieu.
Elle a tué. C’est simple, pas compliqué, instinctif. L’autre allait lui piquer son mec, elle l’a zigouillée. Est-ce si important ? Les poissons l’ont mangée et ni elle ni personne, non personne, ne l’a vue vieillir et se décomposer.
Finalement, est-ce si grave que ça ?
Provocation ? Non ; si cela était je dirais que c’est une chance, une chance incroyable : être sur un bateau entre deux lieux, deux vies, et basculer d’un coup dans le néant. Des milliards d’êtres humains, condamnés ; là, un petit coup d’avance, c’est tout ! et nous on continue à se battre, à se décarcasser et à chercher, chercher pour soi bien sûr et pour les autres, ces personnages qui s’échappent de nous. On fait pareil, on les fait naître et mourir.
Alors, orgueil absolu, c’est que nous voudrions nous prendre pour le Dieu créateur. Rien ne résiste au temps et c’est là qu’il est le plus fort.
Des mots accrochés les uns aux autres, inscrits sur des parchemins, sur des stèles, aucun ne subsistera…
Le rituel est toujours le même. Elle a choisi « Libération » pour son titre évidemment mais si le hasard lui donne d’autres pistes, lui met sous les yeux un autre journal, elle les suit obligatoirement.
Depuis son retour de là bas, elle l’achète tous les jours, sauf le dimanche bien sûr, au coin Presse, à l’angle de sa rue; elle ne le feuillette pas, elle ne lit aucun titre, à fortiori aucun article, elle l’ouvre directement à la rubrique nécrologique.
Elle est alors debout, au zinc du Café du Commerce où elle prend chaque jour un café, son cartable par terre coincé entre ses pieds.
Soit elle trouve une annonce qui répond aux critères, c’est rare, soit il n’y en a pas alors elle paye, replie le journal et s’en va le laissant là à coté de sa tasse.
Pas un mot d’échangé avec le patron qui depuis le temps est blasé. Il a bien essayé d’établir un dialogue au début, quand il a repris l’affaire, intrigué par ce que l’ancien bistrotier lui avait dit en riant :
le matin, à 8h45 précises, il y a une originale, un peu folle, elle entre, prend un petit noir, ouvre son journal, regarde la page des annonces légales et repart. Au début je lui disais bonjour et puis au fil du temps, comme elle ne répond jamais, je n’ai pas continué, je la sers, elle paye, elle s’en va, sans un mot, laissant le journal et c’est comme ça depuis des années.
C’est ce qu’elle a fait aujourd’hui mais, chose inhabituelle, après l’avoir parcouru, elle est allée jusqu’à la petite table ronde du coin, celle qui est la plus proche de l’entrée, elle a découpé la page, l’a repliée plusieurs fois sur elle-même, l’a glissée dans son sac.
Elle est revenue au zinc, a fini son café, payé et a laissé le journal.
Quand elle est arrivée à son bureau, elle s’est enfermée, a cherché dans son sac la page déchirée, l’a ouverte, a encadré une annonce, pris une paire de ciseaux et l’a découpée avec soin. Elle a ouvert son agenda et au mercredi 23 avril, elle a entouré d’un rond rouge 15h, a inscrit à coté Saint Thomas. Puis, elle a composé un numéro, attendu un peu, a semblé contrariée, a laissé un message :
Bonjour Madame Crémieux, j’aurais besoin de mon après-midi de mercredi, merci de noter que je ne serai pas là. Merci.
Ce n’est pas souvent mais cela arrive 4 ou 5 fois par an depuis si longtemps que personne ne se pose plus de questions. Elle prévient toujours de ses absences la veille ou l’avant-veille, ne donne jamais d’explication et revient le lendemain à son poste, imperturbable.
Tous les bruits ont couru dans l’entreprise, qu’elle avait un amant, marié bien sûr c’était plus folklorique, un enfant, peut-être même sous ses dehors de femme tranquille une vie cachée, un trafic….
Personne ne sait, personne n’a deviné, comment auraient-ils pu le faire, qu’elle va à des enterrements de femmes inconnues mais pas n’importe lesquelles, celles qui ont entre 45 et 55 ans uniquement et qui n’ont pas d’enfants. Elle n’en rate pas un. Mercredi sera inéluctablement comme les autres jours où comme par le passé elle a demandé sa demi-journée ; elle va en fin de matinée rentrer chez elle, retirer sa jupe et son cardigan et enfiler sa petite robe noire. La même depuis vingt ans, le noir ne se démode pas. A 14h30, elle redescend l’escalier et part pour l’église. Elle assiste à la cérémonie ; elle s’assied toujours dans les premiers rangs sur le coté, dans la nef de droite. Elle se rend ensuite au cimetière ou au crématorium. Elle ne parle à personne, n’adresse pas de condoléances, ne signe aucun registre et quitte les lieux comme elle est venue, silencieusement.
Pourquoi ? Pourquoi un tel rituel ? Aurait-elle perdu un être cher ? Une sœur ? Une fille ? Que cherche t’elle depuis tant d’années sous l’œil de Dieu ? Le réconfort ? Le pardon ?
Après, elle va à pied, qu’il neige, pleuve ou vente jusqu’au bout de la jetée, y reste un long moment et revient chez elle, directement.
Elle prend alors dans le tiroir du haut de la commode les cartes qu’il lui a envoyées et les place en arcs de cercle sur la table comme le ferait une tireuse de tarots. Elles forment comme un grand éventail qu’elle parcourt des yeux. Images de tout âge, la plupart anciennes, noires et blanches, aux contours un peu abîmés, d’autres plus récentes, colorées, de ports, de mer, de paquebots, de cocotiers…
Elle les regarde intensément, droite comme un i sur sa chaise ; de temps en temps en retourne une, regarde d’où elle vient, la remet en place.
Quand la nuit est tombée, quand il n’y a plus aucun bruit, que les voisins ont fini de regarder la télévision et que la circulation au dehors s’est calmée, elle range les cartes dans l’ordre dans lequel elles étaient, la dernière posée étant la première reprise et ainsi de suite. Elle en fait un paquet ; elle les attache avec le ruban violet et les remet dans la commode.
Elle va alors se coucher.
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Elle marche ; depuis deux heures elle marche ; elle commence à sentir la fatigue. Elle regarde autour d’elle, ne sait pas comment elle est arrivée là, pourquoi elle a pris cet itinéraire plutôt qu’un autre. Elle ne veut pas rentrer encore. Rentrer pourquoi, personne ne l’attend, il n’y a que sa chatte. Elle avance, avance encore, traverse des rues, se heurte à une mère de famille, filets à provisions à la main qui se retourne sur elle « et la politesse ?» ; elle ne s’excuse pas et continue son cheminement aveugle.
La mort, elle y a pensé de nombreuses fois, elle lui était presque familière mais la décomposition lente elle se refusait à l’imaginer, elle se refuse encore à le faire, ce n’est pas une réalité, ce ne peut être pour elle. Elle s’assied sur un banc. Un vieux monsieur y est déjà tenant en laisse un chien tout aussi vieux qui somnole à ses pieds ; le chien se lève et vient la renifler. Il tend la truffe du plus loin qu’il peut comme si elle était une pestiférée. Il est affreux ce chien. Vague loulou de Poméranie mâtiné d’autre chose, l’œil chassieux et le poil incertain. Il retourne se coucher sur les pieds de son maître qui lui sourit de ce sourire contrit et mielleux qu’ont les hommes quand ils veulent faire excuser la bêtise de leur progéniture. Elle se lève et s’en va.
Elle tourne dans la petite rue, longe les entrepôts et rejoint le canal. Ca fait bien longtemps qu’elle n’est pas venue là ; tout a changé ; elle ne se souvient pas exactement de ce qu’il y avait autrefois mais elle sait que beaucoup de choses ont disparu, remplacées par du propre, du net, des bacs à fleurs et des grilles. Hachures noires, sentinelles modernes. Elle voudrait s’asseoir à nouveau, se reposer, tout arrêter le temps… le temps d’un rien du tout. Le bistro n’est plus là. C’était pourtant là qu’ils s’étaient séparés. « Ce n’est pas possible, j’ai dû me tromper, c’est peut-être plus loin » Elle relève la tête, porte la main à sa gorge, étouffe, s’appuie contre le réverbère. Il ne reste que lui témoin des temps anciens et l’eau qui coule du même vert que dans son souvenir.
Le retrouver. L’évidence est là devant elle « Khal, Khal, je vais partir à sa recherche. Je dois le retrouver, oublier la tragédie passée, me défaire de ces images terribles qui me hantent, peu importe ce qu’ils feront de moi après. »
Sa décision est prise. Elle reprend la route d’un pas rapide, oublie sa fatigue, parle toute seule ; les passants se retournent. « Une folle, il y en a de plus en plus, n’aie pas peur mon chéri »
Elle courrait si elle le pouvait mais elle ralentit ; elle cherche son souffle ; elle est en sueur maintenant. « Avancer, il faut que j’avance ; il n’y a plus une minute à perdre. Je veux revoir la mer, il me faudra à nouveau l’affronter. C’est écrit. »
La mer… C’est aujourd’hui que s’ouvre à elle le chemin qu’elle s’était à jamais interdit. Il lui faudra le parcourir à nouveau pour retrouver celle d’avant, l’amoureuse, la femme, l’innocente perdue, l’enfant. Le compte à rebours a commencé.
▪
8 mars.
Alsheimer, elle va tout oublier alors elle sera obligée de tout écrire et chaque matin en se réveillant elle lira ce qu’elle a fait la veille, l’avant-veille. Elle comprendra le pourquoi de sa présence sur ce bateau et pourra ainsi continuer sa quête jusqu’au jour où… C’est tout un livre qu’elle aura à lire, le livre de sa vie et ce sera comme un face à face.
Sa mémoire va-t-elle défaillir trop vite et lui interdire de remonter toute l’histoire ? C’est aussi un choix qu’il me faudra faire. Il ne lui resterait alors que le souvenir de la petite fille perdue, battue de son enfance. La petite fille cachée dans le poulailler, la petite rien du tout.
Insoutenable et pourtant comment faire autrement ?
Les morts voient paraît-il le film de leur vie ; elle, elle remonte le temps comme les saumons remontent la rivière pour frayer et mourir.
Cette petite fille je l’ai écrite. J’aurais voulu qu’elle ait des couettes, qu’elle soit heureuse, qu’elle ait le regard brillant des enfants bien nourris, les joues rondes, un reste de confiture à la framboise aux coins des lèvres et un tablier à carreaux. Non j’ai accouché d’une malheureuse, une petite chose rabougrie, qui a peur, si peur des hurlements du paysan, des yeux des poules, de la vache qui se retourne, du tonnerre et des bruits de la nuit. Elle est là, elle est née et qu’en faire ? C’est elle dont la destinée est écrite, inéluctable et c’est parce qu’elle était déjà couverte de bleus, pleine de cicatrices qu’elle n’a pas pu supporter qu’on lui prenne le peu qu’elle avait. Excuse. Si je la décris « avant », c’est Cosette, il n’y a plus de suspens, on sait d’entrée de jeu que quand c’est mal parti, c’est foutu pour la vie.
Si par contre, si j’en fais la description après qu’elle l’ait tuée, on lui découvre des circonstances atténuantes… Mais, ce n’est pas du moi ça, les circonstances atténuantes… C’est tiède, veule ; je ne sais pas où placer les choses, les gens, les actions ; c’est l’histoire de…
Non, c’est l’histoire d’une pauvre fille paumée qui le 8 mars abandonne le navire.
Le 11, le 12 je ne sais pas mais il est cinq heures dix-sept du matin.
C’est bien la première fois que je me réjouis d’avoir une insomnie et d’être là. Cheveux en bataille, le bol de café à côté de moi, la chatte alanguie me regardant comme si tout d’un coup elle me découvrait « autre » ; elle est montée sur la table, s’est mise à ronronner, a testé l’un après l’autre les tas de papiers, puis elle est venue se frotter contre moi ; dégoutée, pourquoi est-elle dégoutée aujourd’hui ? Elle est repartie se coucher sur le rebord de la fenêtre. La mousse sur le café se désagrège ; petit à petit le café apparaît par plaques et chose curieuse j’y vois une mappemonde – continent noir. C’est un signe. L’histoire m’appelle. Illogisme complet. J’étais allée voir Chris me plaignant de ces nuits entrecoupées, de ces réveils brutaux au milieu de la nuit, le suppliant de me donner la pilule de l’oubli. Il m’avait écoutée puis n’avait dit qu’une seule phrase :
- Que faites-vous en ce moment ?
- Je tente d’écrire une histoire.
- Eh bien arrêtez…
Je n’étais pas furieuse quand je m’étais retrouvée sur le trottoir, gros Jean comme devant. Intuition des choses ; il avait raison, j’étais habitée d’une autre qui me bouffait mon oxygène ; autre moi-même ? Non… Si… Peut-être… Problème non résolu. Et puis, plus tard, l’histoire s’est naturellement éloignée, il y avait trop de choses, trop de drames, trop de gens autour de moi. Tout me semblait alors dérisoire, sans intérêt, le sommeil était revenu ; il avait fait plus que revenir, il m’avait envahie, entourée, annihilée, étouffée. Epuisée je me couchais et me recouchais à toute heure du jour. Mauvaise conscience. Ne rien faire. Péché pire que tout. Se laisser partir à vau-l’eau, début de la fin. Plus de goût à rien. Regards des autres, alors, assurer un minimum. Paraître. Sembler encore debout. Reprendre par automatisme.
Je vais bien, oui je vais bien.
Se racler la gorge, dire vite un, deux, trois, quatre, cinq quand le téléphone sonne et que je craignais que ma voix ne me trahisse. Non je ne faisais rien, tout foutait le camp. L’envie. La vie et cette foutue vieille dame. Ombre lointaine, elle était comme une vieille photo, sépia, qui commence à se décolorer mais qui pose encore question ; qui était-elle ? Pourquoi était-elle partie à l’autre bout du monde ? Etait-ce pour échapper à son enfance, trop lourde, trop dure, pour la décharger, en revenir autre, libre, enfin debout.
C’est plutôt ça ; elle a eu besoin d’y mettre un trait final, de l’enterrer là-bas ; je cherche toujours ; j’écris quelques pages sur cette petite fille perdue mais où sont-elles ? Est-ce moi ou elle qui perd ses repaires, sa mémoire et ce déséquilibre est-il porteur de création, de vie ?
Rien. Dormir était pire que tout, pire encore que la fatigue qui pèse, les idées qui se bousculent, échappent.
La mousse sur le café a disparu. Il est froid. Il va me falloir affronter une fois de plus l’histoire mais me pose encore la question, toujours la même, comment font-ils donc, les autres ? Je lis des histoires, je lis plein de choses, il y a un début, un développement, une fin. Il y a quelque chose qui se construit, un ordre, chaque page annonce la suivante. Comment font-ils ? Je dois assembler des étincelles et revenir à la flamme centrale ; c’est contre nature. Je remonte pendant des heures des pistes qui ne mènent nulle part. J’écris trois pages. Un instant de vie. Ça n’a ni queue ni tête. Il me faudra trier, classer, jeter et je sais qu’une nouvelle souffrance est là, en gestation car jeter, c’est jeter un bout de soi.
Comment font-ils les autres ?
Maman est morte.
18 mars
Difficile. Comment se placer par rapport à ses personnages ? Est-on eux ? Aussi différents soient-ils ? Nous les créons mais avons-nous des droits sur eux ? Peuvent-ils, doivent-ils nous échapper ? Peut-on leur faire tout endosser, nos angoisses, nos fantasmes, nos frustrations, nos désirs les plus enfouis derrière la carapace de bonne éducation dans laquelle nous sommes ligotés ? Sont-ils au contraire nos créateurs nous permettant une vraie liberté ? Je suis toujours, plus que jamais, à la croisée des chemins, cherchant quelle route lui faire suivre à cette Jeanne qui sort de moi. Peut-être, pour prendre du recul, devrais-je ne pas l’appeler par mon prénom mais il semble alors qu’elle me serait étrangère et que ce serait une complication de plus.
Une Jeanne assassine, je serais dans le jugement… ; une Jeanne « moi », je serais dans la culpabilité. Ce n’est pas mieux…
Et puis, il y a les autres : l’assassinée, voilà que je me mets à avoir un brin de sympathie pour elle ; non, je dois absolument garder ma fureur pour pouvoir la basculer par-dessus bord.
Ses robes à falbalas… ridicule ! Son sans-gêne, sa capacité à s’imposer, à prendre toute la place, à occuper le terrain, à fasciner les hommes : insupportable ! Son parfum, sa voix, son ombre, tout me révulse.
Pas de doute, pas d’autre solutios : élimination.
Revenir d’un enterrement n’est jamais gai. Confrontation avec sa propre mort. Piqûre de rappel. Toi aussi. Moi aussi, chacun son tour comme au dispensaire de la rue Le Poulletier où petites filles, toutes nues ou presque ; vêtues que de notre culotte « Petit Bateau », perdues en une longue file, les unes dernières les autres nous attendions de passer devant la doctoresse qui nous vaccinait. Premier apprentissage de la docilité, de la soumission.
Cela me rappelle aussi mais pourquoi donc et quel rapport, les films de notre enfance que nous allions voir dans la salle des fêtes du village, il y avait des ratés, des grésillements, des lenteurs, peut-être même quelques images déformées, brûlées sur les côtés, puis un arrêt sur image, la dernière.
La lumière alors était rendue, le public s’agitait, chacun était dans l’attente de la reprise mais devinait qu’elle ne se ferait pas et que le petit monsieur qui venait tous les quinze jours dans sa camionnette grise avec tout son matériel apparaîtrait et dirait : « Le film est cassé ; patientez, je vais tenter de réparer, de recoller. »
Les enfants déçus, déjà confrontés à l’inéluctable, commençaient à s’agiter sur leurs bancs, basculant leurs jambes d’avant en arrière, levant les yeux vers leurs parents, espérant « qu’ils » pourraient faire quelque chose. Déception. Ils n’essayaient même pas. Le dos courbé attendant eux-mêmes sans y croire, le regard vague, la reprise d’une histoire qui les avait basculés dans un autre monde et qu’ils renieraient ensuite.
L’image est là, figée. Photographie de la défunte prise il y a quelques temps. Sourire et regard en coin, semblant dire « ce n’est pas si dur » on se retrouvera, patience !
C’est cette photo qu’enfants et petits-enfants regarderont avec émotion avant de la placer sur le rebord de la cheminée, avec les autres, destinée encore une fois avec un peu de chance au fil du temps à établir un dialogue entre morts et vivants, jusqu’au jour où une voix enfantine dira : « C’est qui, celle-là, avec cette drôle de coiffure, elle avait l’air sympa ! »
Digression. C’est de création dont je voudrais parler, pas de mort ou d’oubli. L’histoire, toujours elle.
Un puzzle qui ne s’assemble pas, des morceaux que je mets de côté car, il n’y a pas de doute, ils vont ensemble ; ce n’est qu’ajustement à trouver mais tous ces autres morceaux inconnus, qu’en faire ? Une fragrance, un vide, un souvenir, un rêve, une certitude, un effilochage, des larmes, de la peur oui cette horrible peur de ne pas être aimée, les souvenirs vrais ou faux, qu’on se crée, ceux que les autres m’assènent, qui m’engluent. Et ceux que je rejette pour les mêmes raisons mais ceux-là c’est que brutalement, un jour, j’ai pris conscience que ce sont les miens et s’ils m’étouffent, la Jeanne est condamnée. Dernière, ultime injustice de la vie. Cette vie qui a fait d’elle une petite dame tranquille, que les voisins ne voyaient pas ; transparente.
Bibliothécaire, oui je la vois bien bibliothécaire entourée de livres, d’histoires, de romans fabuleux, de bibliographies passionnantes qu’elle étiquette, numérote, range. Celle qu’on ne voit pas, qui parle doucement ; celle qui, chemisier en coton blanc et gilet beige, crayon-bille à la main vous prend des mains l’histoire que vous lui rendrez sans plus de sourire ou d’explication dans quelques jours. Celle qui à petits pas, rentre chez elle après avoir acheté des croquettes pour son chat et trois endives chez l’épicier du coin.
Qui penserait qu’elle est partie au bout du monde cherchant « l’inaccessible espoir », qu’elle a hurlé de plaisir, s’ouvrant…
Retour aux sources, plus vide et désespérée que jamais et… Jackpot il est là. Là où on l’attendait le moins, l’homme, l’amour. Ce qui va avec le cœur qui bat, la moiteur des mains, le souffle qui manque, l’attirance irrésistible, le vertige, l’envie qui saisit insoutenable, incontrôlable, le frôlement, l’incandescence, l’aveuglement, plus rien n’existe, plus rien.
Elle veut être prise, empoignée, écartelée ; elle veut exister, enfin exister.
« Lui. Encore lui. Je le veux. » Regard d’abord. Tout est déjà là, la promesse des plaisirs, des jamais, des cris, des hurlements, du ventre qui brûle, du sexe qui s’ouvre, de la lave qui jaillit, des soubresauts de plaisir, de jouissance. Oui tout est là !
La bibliothécaire de la rue des Petits Champs, son cabas à la main, marchant à petits pas, silhouette triste sur un trottoir déformé. C’est elle l’héroïne. Son collant est filé, son manteau en ratine beige la serre un peu. Elle évite un pavé débordant, se rattrape, claudique un peu et reprend sa marche incertaine vers le 5 de l’impasse des myosotis..
Et si je construisais ce roman comme un jeu de l’Oie. Case départ, il faut un six pour sortir. Dans chaque case un moment de vie, il y aurait le puits bien sûr, elle y tomberait pour trois tours. La tête de mort où tout s’arrête, c’est fini. A moins de tricher, rien, il n’y a plus rien, hors jeu, je laisserais alors faire le destin. Il y aurait aussi la case de la chance où elle pourrait sauter la haie et puis le « reculer à la case départ », insupportable ; quand tout n’a été qu’abandon et souffrance, y retourner c’est l’horreur ! Non, je gomme, je ne veux pas de cette case-là…
Des « passez votre tour » il y en aurait à la pelle pour elle. Quand le malheur colle à la peau, c’est inutile de se débattre ; c’est comme les barbelés qui entouraient le champ du haut et qu’elle avait tenté de passer pour aller cueillir des mûres. Une fois agrippée, ils ne l’avaient plus lâchée. Elle était redescendue à la ferme, pleine d’égratignures, sanguinolente, la robe en lambeaux et avait pris une taloche.
C’est comme ça que tu rentres ? Va te coucher souillon et tu remettras ta robe demain je n’ai pas le temps de m’occuper de ça. Non mais tu crois qu’on n’a que ça à faire… Prends un bout de pain et file que je ne te revois plus, et n’oublie pas de fermer la porte du poulailler le renard est dans le coin.
Souvenir. Encore un.
23 mars
La femme encore une fois s’éloigne. Il me faut l’imaginer petite fille et la faire grandir. Elle sera placée dans une famille d’accueil, je l’en délivrerai et elle atterrira chez son institutrice. Il faut que ça colle avec son voyage en Argentine. Une ONG quand on a réussi à passer son Bac peut-être même plus, c’est l’idéal pour panser ses blessures d’enfance. C’est ce que l’on croit…Se mettre au service des autres, c’est oublier… non, ce n’est pas la vérité. On ne peut donner que soi-même et si on est plein de cicatrices, ce sont elles que l’on donne, se dépouillant encore un peu plus. C’est ce qui va lui arriver. Non seulement elle n’y trouvera pas son propre chemin mais elle perdra l’espoir et l’enthousiasme qu’elle avait en partant. C’est comme cela qu’elle monte sur le bateau de retour. C’est consciente de l’échec ; pas de « pathos » néanmoins, belle expérience. Dure expérience. Il lui faut maintenant s’affronter elle-même. Elle ne peut y échapper. Elle ne sait pas ce qui l’attend, là-bas, en France, au retour et puis coup de foudre. Il va falloir que je fasse ces lignes-là. Je traverse trop de tragédies en ce moment, il me faut de la passion, des corps qui exultent, peut-être parce que le mien s’endort ou plutôt me trahit le salaud.
La mémoire qui fout le camp et tout le reste avec.
Les mots, ces foutus mots qui se refusent, font des simagrées, apparaissent dans ma tête, éclairs fulgurants et refusent de se laisser accrocher.
Alors je remue l’idée, la phrase, je reviens en arrière, fais une périphrase, n’en suis pas contente. Est-ce cela « se remettre cent fois sur l’ouvrage » ?
Aventure intéressante hier, ma boîte mail piratée. En soi, ça n’a rien de drôle. Ce qui est intéressant, c’est le comportement de ceux qui ont reçu de ma part un message alarmant leur demandant de me dépanner à l’autre bout du monde…Tout y était : moultes détails quant aux malheurs qui m’étaient tombés dessus et, bien sûr, le compte sur lequel devait être versé de l’argent. D’abord deux clans : la jeune génération qui immédiatement m’a envoyé des SMS : « Ton portable piraté, gaffe ». Et la vieille génération ignorante des turpitudes modernes, alors-là, surprise ! L’ineffable Bruno, celui qui m’avait brisé le cœur et que je n’avais plus revu depuis des lustres ameutant l’ambassade, Mondial Assistance, etc…
Eh bien, le beau Bruno, bon je l’appelle maintenant « le beau », alors qu’il y a encore trois jours encore je disais le salopard, était prêt à venir me délivrer… Toujours est-il que j’ai imaginé au bout de la chaîne le grand noir devant son ordi qui répond aux uns et aux autres et qui devient.. moi… Oui, il devient moi, il signe pour moi et pour être crédible il doit donc deviner qui je suis, quelles seraient mes réactions, comment je m’exprimerais etc… Pour cela, il a lu tous mes messages reçus et envoyés depuis deux ans. Quel challenge ! Ce pourrait faire un roman. Voilà un homme qui va rentrer dans mon intimité la plus grande, qui va deviner mon âge, mes occupations, connaître mes voyages, les places de théâtre que j’ai réservées, les achats que j’ai faits, mes petits secrets, mes rendez-vous … Les sérieux, les amoureux ; il y a quelque chose qui germe dans ma tête que je vais exploiter un jour ou l’autre. J’aimerais bien une histoire du style arroseur-arrosé, une arnaque, une histoire d’amour bidon, n’importe quoi et le faire plonger ; qu’à son tour, il soit prêt à envoyer trois francs-six sous dans l’espoir insensé d’un coup génial, d’un bénéfice garanti !
Un roman, un vrai avec suspense et tout …chantage – amour – passion et crime bien sûr ! Ça avance… Je démarre à fond la caisse et zut de zut ma fille sur le bateau, elle, s’éloigne. Non, elle est revenue d’Assuncion. C’est fait, c’est écrit. Je ne reviens pas là-dessus. J’en suis au 2eme voyage et pourtant j’aimerais rester à Assuncion, quelle belle sonorité ce mot, c’est loin, très loin de Buenos-Aires, au cœur de l’Argentine, seuls quelques bateaux remontent le fleuve et y arrivent.
Sur la toile, Je n’ai pas trouvé d’info sur Assuncion qui vaille la peine. Je vais donc inventer Assuncion. Peut-être ce soir car j’ai besoin de bruit, plus que ça : de vacarme, de couleurs, d’hommes au teint de cuivre, de sueur, de graisse, oui, des hommes existants, bien vivants, au tour de taille impressionnant ; de femmes aux cheveux huilés, noir d’ébène ; d’animaux faméliques qui déambulent, de poussière, de tequila bien sûr et surtout de soleil.
Les dés sont jetés ; je suis sur ce bateau. Inquiète, angoissée, je regarde partout et ne retrouve rien. Je suis là mais pourquoi ? Tout s’embrouille dans ma tête. Je retrouve les horizons, les infinis, les odeurs, les bruits mais je suis perdue. J’ai si peur. Je suis sur ses traces, il me faut avancer. Il me faut le retrouver, lui mon amour perdu mais je ne le pourrai pas tant que je n’affronterai pas la vérité en face, tant que j’esquiverai, tant que je me cacherai, tant que j’aurai ce poids qui m’étouffe. Des années, toutes ces années de solitude et d’attente me reviennent en boucles infernales, elles n’en font plus qu’une mais longue, si longue, comme un chemin vers l’infini, vers ma propre mort ; elle est programmée, elle est là. J’ai payé, j’ai droit maintenant à un peu, un tout petit peu de bonheur.
Je l’ai tuée mais c’est moi qui suis morte, elle a réussi ce tour de passe-passe cette garce, m’empêcher de vivre.
J’ai des souvenirs, beaucoup de souvenirs, qui me réveillent, me hantent et m’épouvantent. Minute par minute, je peux tout dire, tout raconter ce qui s’est passé ce jour là, c’est imprimé comme des marques sur de la pierre ; c’est là, atrocement là, cicatrice indélébile, ineffaçable. J’ai tout fait pour oublier. Je ne voulais que lui, pas du reste qui m’étouffe et me terrifie. Impossible à dissocier, il me faut tout prendre. Mais, il y a comme un trou noir car, maintenant encore je ne me rappelle plus vraiment comment je l’ai occie. Ce que je sais, c’est que ce jour là, il faisait très chaud. Le commandant nous avait prévenus qu’il y aurait probablement un orage en fin de journée et qu’en pareil cas, dès que la mer commencerait à remuer nous devions passer à la salle à manger où nous serait remis un repas froid à prendre dans nos cabines qu’il ne fallait pas quitter.
La meilleure chose à faire est de vous allonger sur vos couchettes, de vous tenir aux bords et de caler vos pieds de chaque coté nous avait-il dit. Il est possible que ça bouge beaucoup, la méteo prévoit un vent de force 8 peut-être 9, je tente de contourner la zone orageuse.
Précaution numéro 1 : rangez tous les objets qui pourraient tomber en n’oubliant pas les objets de toilette, attachez le reste.
Numéro 2 : prévoyez des sacs car certains d’entre vous risquent d’être malades.
3 : Ne vous déplacez qu’en cas d’absolue nécessité et n’utilisez que les escaliers intérieurs. Personne ne doit aller, sous aucun prétexte, sur les ponts qui seront alors submergés par des paquets de vagues et rendus glissants par la pluie. Les portes d’accès seront fermées, ne les déverrouillez pas.
J’espère que ce ne sera qu’un grain mais l’expérience nous oblige à prendre ces précautions qui, vous le verrez si l’état de la mer s’aggrave vraiment, sont indispensables.
Le ton avec lequel il s’était exprimé nous incitait à obtempérer pourtant l’océan était encore calme et le ciel peu inquiétant. Personne n’avait répondu quoique ce soit, qui y avait-il du reste à dire, sauf cette folle :
Une tempête ! comme c’est excitant, enfin des sensations, je commençais à mourir d’ennui sur ce bateau…
Une folle, c’était une folle. Je me souviens très bien de tout cela.
Je suis allée arrimer le peu d’affaires que j’avais puis me suis dirigée à l’avant du bateau. Une houle légère, un balancement tranquille changeait du calme plat habituel. C’était presque agréable ce bercement.
Les femmes de militaires m’avaient pris ma place à l’avant; debout, appuyées contre le bastingage, elles semblaient ne plus vouloir partir et, tout excitées, bavardaient comme des pies ou plutôt comme des mouettes, un raffut pas possible avec en prime des gloussements, des rires, des messes basses, des clins d’œil ; c’était toujours comme cela, elles se déplaçaient sur le bateau comme des bancs de sardines, toujours ensemble à potiner et je les évitais le plus possible. Je suis repartie ; c’est un peu plus tard que je l’ai vue, elle. Son perroquet sur l’épaule, un boléro rouge, très court, très cintré et très échancré faisait ressortir ses seins ; elle avait une de ces robes bariolées à volants que je déteste, un souffle la relève, cela l’amuse, elle joue alors l’effarouchée et cela fait rire la galerie. Moi, ça me met en fureur de les voir ces pauvres types ouvrir des yeux comme des tritons hors de l’eau ; stupides, béats.
Elle était avec lui, avec Khal et lui parlait. Je ne me suis pas montrée. Je la voyais faire des grands gestes, rire à gorge déployée, relever alors la tête et gonfler la poitrine. Je n’entendais rien. J’étais trop loin. Il se tenait là, debout devant elle, comme statufié. Elle se rapprochait, se reculait, recommençait sa danse de séduction ; c’était insupportable. Sa jupe s’est alors plaquée contre elle puis s’est relevée ; le vent se levait, elle a poussé un cri, a ri encore et puis, je ne sais pas pourquoi, elle a pris le perroquet et le lui a mis sur l’épaule. Il ne bougeait toujours pas, pétrifié, la bouche légèrement entrouverte.
100 fois, 1000 fois j’ai refait le film. Cette femme qui le fascinait, qu’il suivait du regard, hypnotisé ; elle, rouge et noir, flamboyante, qui commençait sa danse nuptiale. D’un geste, elle a défait ses cheveux, masse brune que le vent a d’abord fait onduler puis qui tout d’un coup l’a auréolée. Elle n’était plus que mouvements, vie, chorégraphie envoutante ; je la voyais de mes yeux mettre tout en œuvre pour le séduire et je le voyais, lui, condamné, ensorcelé, réduit à néant.
Au loin, une barre de nuages foncée. Des vagues ont alors commencé à se former ; je sais que c’était très beau, je le sais, je l’ai vu alors sans le voir, je le vois maintenant, je le crée dans ma tête ce spectacle de mer qui enfle, qui se roule comme une chatte, qui se met en colère ; ce jour là je ne voyais qu’elle et cet homme, mon homme, stupéfié.
Le jeu a continué, il était le roc, elle tournait autour de lui et le perroquet passait d’une épaule à l’autre comme un trait d’union. Union absurde, impensable, impardonnable.
J’avais le cœur qui battait à tout rompre. Elle allait me le prendre cette garce. Je voulais crier, l’arrêter mais restais clouée au sol et ne pouvais m’empêcher de les regarder. Elle lui a pris la main, elle allait l’enlever, l’emmener dans sa tanière.
Tout d’un coup, très rapidement des nuages sombres, le ciel qui s’obscurcit, des éclairs ; ni pluie, ni tonnerre, tout était dans l’attente de quelque chose d’immense. Les vagues ont forci, le vent claquait sur la mer, l’équilibre devenait plus difficile, il fallait rentrer. Je n’osais pourtant pas avancer, j’avais peur maintenant de ces éléments qui allaient se déchaîner et nous emporter mais j’avais encore plus peur de m’approcher d’elle, cette sorcière qui dansait dans le vent.
C’est le second qui faisait sa ronde, vérifiant que tout était bien encordé qui a dénoué la situation en leur ordonnant de rentrer immédiatement. Il semblait furieux de les voir là. Elle et son affreux animal ont disparu dans la coursive ; mon regard a croisé celui de Khal, a t’il vu mon désespoir ? Je ne sais pas ; il est parti lui aussi rapidement, s’est retourné vers moi, a porté la main à sa bouche ; enfant pris en faute ou baiser envoyé, ce n’était plus le moment de se poser des questions. Il me fallait agir. Je sais que j’y suis allée ; après, c’est là que je bute, que je cherche depuis des années, le trou noir, je ne me rappelle plus. Avant de mourir, tout me reviendra, je le sais mais il faut que je le revois lui, il était là, il m’a sauvée. Dieu que l‘attente est longue.
Au matin, j’ai repris mes esprits. La mer se calmait. Je ne l’ai pas vue, elle avait disparu. Les femmes de militaire formaient un groupe compact, parlaient à voix basse, se montraient leurs ecchymoses car plusieurs avaient été blessées. L’homme, celui qui était toujours seul, celui qui déambulait dans les coursives, toujours là alors qu’on ne l’attendait pas, François, semblait encore épouvanté ; pâle, presque diaphane, de grands cernes sous les yeux, une barbe naissante, il se tenait à distance mais restait cependant proche, à notre vue comme s’il avait peur de nous quitter. Le désordre était indescriptible à l’intérieur comme à l’extérieur. Des poissons morts, des paquets d’algues, des débris de toutes sortes jonchaient les ponts ; une puanteur s’en dégageait ; les marins s’activaient, rejetant à grands coups de balais brosse ces immondices dans la mer qui les engloutissait. Dans le bateau, bien que tout ait été attaché, encordé, des objets s’étaient détachés, éparpillés sur le sol, cassés, démantibulés. Personne ne s’occupait de nous sauf un marin dont je ne me rappelle plus le nom qui distribuait du café et des petits gâteaux que nous avalions machinalement. Nous étions vivants, c’était cela l’important. Laura était bien la seule en bonne forme ; dans un petit déshabillé à fleurs roses, les cheveux retenus par un filet à trous-trous elle racontait à qui voulait l’entendre, qu’autrefois elle avait vécu bien pire et que notre tempête n’était qu’une turbulence !
– Figurez vous qu’alors que nous passions le cap de Bonne Espérance, nous dirigeant Peter et moi, Peter a été mon 2ème mari, le responsable des gardes de sa Majesté, un homme, quel homme, une stature, une moustache… je n’avais pas pu résister ; donc, alors que nous nous dirigions vers…
Personne ne l’écoutait. Je crois que je suis rentrée dans ma cabine et me suis écroulée ou bien alors ai-je eu un malaise, c’est possible, je ne m’en souviens pas. Je n’ai plus eu conscience du temps. Toujours est-il que j’ai dormi des heures ? Des jours ? Et que lorsque je me suis réveillée nous quittions Lisbonne. Un médecin monté à bord m’avait examinée.
Une commotion, plus de peur que de mal. Je lui prescrits quelques sédatifs pour qu’elle puisse se reposer et ne pas faire de cauchemars. Des tempêtes pareilles, d’une telle force, si soudaines sont extrêmement traumatisantes, qu’elle reste couchée, il lui faut du repos, c’est tout.
Le soir même, nous appareillions, deux jours après peut-être trois, nous étions en France, j’étais arrivée, personne ne m’attendait.
Khal durant ces derniers jours était aux petits soins et m’apportait des fruits, des gâteaux, tout ce qu’il pouvait trouver. Il me prenait dans ses bras, fredonnait des chansons de son pays et attendait qu’apaisée je m’endorme. Nous avons fait l’amour le dernier soir, je pleurais ; c’est alors que je lui ai donné mon adresse écrite en lettres majuscules, c’était celle de la petite maison de Maman Geneviève ; elle y avait passé ses dernières années et me l’avait léguée ; sa seule richesse.
Elle, je ne sais pas, je pense qu’ils l’ont cherchée. On ne m’a rien demandé. Est-ce qu’il l’avait fait disparaître ? Il n’y avait plus que le perroquet. Le perroquet du Gabon gris et rouge. Elle n’existait plus ou si peu, un nom sur un formulaire administratif, c’est tout.
Le temps, les années ont passé. J’ai tout fait pour tout gommer, je me suis obligée à oublier. Je l’ai enterrée tant et tant de fois, façon pour moi de la faire disparaître encore et encore.
J’ai attendu, je l’ai attendu mon Khal, persuadée qu’un jour je le verrai arriver, ce n’était pas possible autrement, un amour tel que le notre ; il ne pouvait pas ne pas venir et pourtant, il n’est jamais arrivé. Ce n’est pas qu’il m’ait oubliée ; non, ça j‘en suis sûre. Il en a décidé autrement et je n’ai rien pu faire que continuer à espérer qu’un jour il serait là, enfin, à coté de moi, qu’il me reprendrait dans ses bras et que tout reprendrait comme avant.
Il me reste nos souvenirs et ceux là personne ne peut me les prendre. Cet amour, je me le raconte tous les jours. Nos regards, notre chaleur, nos peaux qui s’aimantaient, ces bouillonnements, ces effervescences et puis les corps rassasiés, apaisés, repus, le calme retrouvé dans la douceur, la tendresse, la quiétude, la certitude que ce serait sans fin ; ces nuits d’amour où lovés l’un contre l’autre, nous nous caressions jusqu’au matin, seuls, flottant sur l’océan.
Je dois le garder intact cet amour et pourtant j’ai peur, je sais que ma mémoire s’effrite, elle part en lambeaux alors, plus que jamais, je dois me passer sans arrêt notre film; il est peut être à l’eau de rose et alors… Je l’ai tellement aimé. L’important est de ne rien perdre, de continuer à espérer, c’est ce qu’a été ma vie, la volonté farouche de préserver cet espoir. Je ne suis plus aussi sûre des choses. Il m’arrive de me poser des questions. Combien de fois m’a-t-il dit je t’aime ? Je me souviens que je lui avais appris à le dire mais en combien de langues ? Je crois que nous arrivions à 12, j’ai beau faire, il m’en manque 2 maintenant, lesquelles ?
Il y a des choses qui sont là comme au premier jour, des choses que jamais je n’oublierai : ses yeux, sa peau, sa chaleur, le timbre de sa voix. Sa peau, je crois que c’est elle qui me manque le plus. Longtemps j’y ai pensé, je la sens encore contre moi, un grain fin, doux et une odeur que je n’ai plus jamais retrouvée. J’aimais me nicher dans son creux de bras et encore maintenant je crois que je la reconnaitrais. Chaude, lisse sous mes doigts, laissant deviner ses muscles, sa force. Mon géant, mon homme.
Ses yeux ? Posés sur moi comme si j’étais la seule, l’unique, la plus belle. Jamais aucun homme ne m’avait regardée de cette façon, jamais aucun homme ne m’avait regardée du reste. J’étais invisible, la toute petite chose repliée dans son coin malgré les jolies robes que me faisait Maman Geneviève. Heureusement, elle n’a jamais su ce qui était arrivé, mon secret, elle n’aurait pas compris. Maman Geneviève, comment lui expliquer que je n’avais pas pu faire autrement, que c’était écrit, que j’avais lutté, que j’avais perdu et que du coup elle était morte.
Je me pose quelque fois la question, est ce que je suis née comme ça, secrète et entière, est ce qu’il était dit que je ne vivrais que dans des extrêmes, douleur ou félicité, souffrance et bonheur intense, aventure et solitude ou est ce que ce sont les situations, les autres, les abandons, les souffrances qui m’ont forgée telle que je suis, qui m’ont donné le droit, la légitimité et la force d’accomplir ce qui devait être fait. Ont-ils guidé mon geste ? Je ne serais alors qu’une marionnette obéissante.
De toutes les façons, je suis exonérée. D’un coté, je n’aurais pas pu lutter contre mon destin, de l’autre, c’est donc leur faute à tous ces gens qui m’ont fait tant de mal. Mais à quoi bon, ce qui est fait est fait, inutile de remuer tout cela, il n’y a qu’une seule chose qui compte, l’attente doit prendre fin, je dois le retrouver.
Cette histoire, je l’ai vécue, je le sais, je n’en suis pas fière mais ne me sens pas coupable. Je sais aussi que je l’ai aimé cet homme plus que tout mais cela s’enfuit, se délite.
Mon Dieu, Ciel et Mer, je suis revenue, je suis là face à vous, je vous en supplie organisez nos retrouvailles.
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24 mars
Pourquoi est-ce que je ne peux pas débrancher la machine à penser et la machine à écrire ? Est-ce pour ne pas voir la réalité quotidienne et rester dans le monde de l’enfance où tout est possible ? Il y a des bons, des méchants, des aventures extravagantes et des Cendrillon qui attendent leurs princes charmants.
Prendre sa plume, c’est peut-être comme prendre un pinceau : le moyen de choisir ses couleurs, de jongler avec, de construire sa propre cage ou l’escalier de sa liberté. La pensée court partout, explore, dévore, est insatiable. Elle ne me laisse pas en repos.
S’entrechoquent toutes les histoires déjà créées dans un patchwork multicolore. Terreau d’inventions nouvelles qui à leur tour m’entraîneront plus loin. Je hais et j’aime cette fuite en avant contre laquelle je ne peux rien. Je pille, je dévaste autour de moi, je déshabille, je me fais voyeuse et tout d’un coup actrice, manipulatrice, jouant avec tout ce que j’ai pris aux autres. Tout ce que j’ai choisi consciemment ou non de prendre aux autres car il faut qu’il y ait résonance avec une partie de moi-même et je me découvre alors.
L’ego de l’écrivain est démesuré. Il se donne le droit de raconter son histoire dans mille autres histoires mais il triche, car il tricote aussi avec des bribes d’histoires des autres, de tous ceux qu’il a spoliés, copiés, volés. Que reste-t-il de son histoire propre qu’il a censurée, fragmentée, transformée, recréée ? Lui seul le pressent. Il sait que c’est là sa face cachée, il peut l’étaler, se déculpabiliser pour atteindre quoi ? – Sa mort.
Est-on plus serein après un tel déballage ? Se perd-on soi-même dans les méandres de sa conscience? Retrouve-t-on sa vérité, son innocence première quand on a joué avec toute la palette des couleurs, des sentiments, des émotions avec rage, désespoir et exaltation ?
Pourquoi continuer alors que c’est parfois si douloureux ? Pourquoi quand le fleuve est tranquille regretter bourrasques et tourbillons ? Notre mémoire dilue-t-elle tout et curieusement ne surnagent que des bribes que l’on croyait inutiles et accessoires. Sont-elles « la vérité » ?
Tous les personnages dans toutes ces histoires : qui sont-ils ? Y a-t-il des bons et des méchants ? Les uns sont-ils les faire-valoir des autres et inversement, donc pas de place pour l’entre-deux : le fade, le linéaire. Pourtant, il est si bon de tomber sur un roman un peu intimiste où tout est en demi-teinte, ciselé, serein ; où le lecteur chemine main dans la main avec le narrateur, où les chemins sont tracés, les allées sablonneuses et les enfants heureux.
Est-ce notre façon à nous, les « un peu fous », de sortir de cocons trop bienveillants, trop uniformes, trop anesthésiants. Notre luxe, luxe absolu et gratuit serait alors de détruire pour reconstruire ailleurs, différemment, au gré d’une imagination sans limite.
Et le lecteur là-dedans ? Où est-il ? Ombre, fantôme, cible que nos mots atteignent comme des flèches empoisonnées faites pour que ferré, il ne puisse pas s’échapper. Car ce n’est jamais fini. Chaque phrase mène à une autre et l’éventail des possibles s’ouvre à chaque point, jusqu’au point final. Condamné donc à continuer.
Le lecteur peut fermer le livre, l’abandonner mais c’est trop tard, il ne le sait pas, le poison s’est infiltré. Il reste là, au fond de sa mémoire, un petit quelque chose qu’il mélangera avec d’autres riens, et d’autres encore pour le faire, lui, homme. Ce qui a été donné l’est pour toujours mais personne ne sait l’incidence que cela a eue.
Je regarde avec étonnement les personnes qui peuvent dire : à 12 ans, j’ai lu tel livre, vu telle œuvre et cela a été déterminant pour ma vie ; jeune, je me jetais alors sur le livre en question, attendant la révélation et rien, aucune résonnance. Frustrée, renvoyée à ma crasse ignare, je me heurtais à mes propres barreaux, cherchant la porte, désespérée de ne pouvoir accéder à l’autre monde.
Néanmoins, à bien y réfléchir, mon univers s’est fait des miettes qu’ont laissées dans ma mémoire ces écrivains, ces poètes, ces grands hommes. Et l’inspiration là-dedans, où est-elle ?
Inspiration – respiration – expiration.
Trop dur en ce moment. Sylvie arc-boutée cherchant désespérément une dernière inspiration et la mort quand l’air s’est refusé à elle.
Pareil pour moi : mort de l’écrivain, à trop la chercher, l’inspiration. Espoir insensé : quelle soit là et comme le Saint Esprit par magie qu’elle tombe sur ma tête ! Je n’y crois plus et ne peux cependant faire autrement. Je sais le doute, la quantité de travail, les pages noircies, les papiers déchirés, le vide… Oui, je connais le vide ou plutôt le vertige. Je vois bien là-bas, au bout le but à atteindre ; il est trop loin.
Plus facile de dire qu’elle n’existe pas, l’inspiration, que c’est un leurre. Les mots, les personnages, les histoires seraient comme une recette de cuisine : il y en a qui font de bons gâteaux et d’autres, qui avec les mêmes ingrédients font de la merde. Jouer avec les mots, avec les idées, c’est ce qu’il me reste et c’est l’existant sur lequel je peux m’appuyer, faire des fondations et tenter de créer ; pour le reste, comme au fil de l’eau, il faut les laisser s’échapper, les mots, barrer s’ils s’enlisent, les repêcher s’ils coulent et les aimer comme ses enfants : insupportables et capricieux.
Brest 4 avril
Je vais vers la mer comme un enfant approche de l’autel le jour de sa première communion. Difficile de dire ce que j’attends. Une révélation ? Autre chose ? Une autre mer, un au-delà de la mer. Quelle qu’elle soit, elle ne peut qu’être différente de celle de mes souvenirs ! Atlantique où nous nous baignions quand nous étions enfants. Les vagues me semblaient être des êtres vivants, prodigieux, inquiétants, capables de nous embarquer définitivement vers des profondeurs obscures, insondables. Mer de cent mille lieues sous les mers où les monstres marins, pieuvres aux multiples tentacules nous étoufferaient.
Tourbillons.
Mer Méditerranée calme et douce dont je n’ai jamais vu les turbulences qui m’ont pourtant été racontées. Mer sirupeuse, enveloppante, engluante, belle femme alanguie dans ses fourrures. J’en attends une autre. Sera-t-elle là ? Au rendez-vous ?
Mer… Mère…
Ces dizaines de messages reçus auxquels ils me font répondre et ces adjectifs qui reviennent comme un refrain de vie :
Carrière remarquable - Femme exceptionnelle - Destin exemplaire - Intelligence hors pair et mère… aussi peu connue et mystérieuse que les mers de mon histoire. Profonde et insaisissable : là, tout en ne l’étant pas. Présente et inconnue. Derrière les échelons d’une carrière effectivement étonnante pour une femme de sa génération, quelle femme était-elle ? Qui était-elle ?
Pudeur, convenances, morale, éducation, les choses qui se font, celles qui ne se font pas, les chemins qu’il faut éviter, ceux qu’il convient de prendre.
Ne pas parler d’argent, d’âge, d’amour… Et encore moins, feu de l’enfer en vue, de sexe. Et pourtant derrière ce fatras, derrière toutes ces chaînes, derrière tout cela une réelle recherche du sens de la vie, de l’existence, de la place de Dieu, du libre arbitre.
Lettres, des centaines de lettres de papa que nous avions gardées dans des cartons, lettres en réponse aux siennes inconnues pour toujours, lettres phares aux grandes étapes de leurs vies : fiançailles, engagement, école de guerre, guerre, déportation. Puis la vie qui s’égrène, les enfants, les petits faits de tous les jours. Aux grandes questions succèdent les plus petites, les plus terre-à-terre : « Les nouvelles sont-elles bonnes ? » «Nous, nous sommes bien arrivés. » « N’a-t-elle pas oublié son cartable ? »
A la découverte mutuelle, à la recherche ensemble d’un ordre des choses, d’une signification du divin, ils ont, père et mère, abandonné puis retrouvé d’autres repères. Qu’ont-ils gagné ? Qu’ont-ils perdu ?
La mère… La mer… Je m’y prépare, faisant table rase ou plutôt tête vide de ce qu’ont été mes « mers » pour me l’approprier celle-là. Je fais confesse avant la confrontation. J’oublie, je me pardonne les autres mal connues, non regardées, qualifiées de « bonnes » ou « froides » « belles » ou « vertes-bleues-grises… » Indigence des adjectifs ou au contraire pléthore insupportable car si insignifiants, banals, qu’ils la défigureraient. Qui est-elle maintenant ? Je n’en sais rien, je ne l’ai « jamais vue » « jamais regardée ». Il est temps.
Le grand jour est donc là, bientôt, je vais rencontrer la mer. Rendez-vous est pris ; je me sens, je me fais toute petite, toute petite.
6 ou 7
Rendez-vous manqué. Rendez-vous remis. Elle n’était pas là la garce.
« Grandes marées » ont-ils dit. Elle avait déserté ne laissant qu’une grande étendue brillante, humide, miroitante sous un ciel pâle, translucide, du varech ça et là. Déception. Je fais comme si cela m’était égal mais j’attendais le miracle, que je tourne la tête et qu’elle apparaisse dans ses excès et ses couleurs, ses tourbillons, ses vagues, son écume et que les retrouvailles soient une symphonie.
Rien.
Elle n’est pas venue à moi à la vitesse d’un cheval au galop ; elle est restée repliée sur elle-même, plus loin que l’horizon, plus loin que l’au-delà, plus loin…
Tout pourtant m’avait semblé de bonne augure. Au chaud alors que nous roulions vers elle je voyais dans le ciel tourmenté, dans le vent qui bousculait les arbres et faisait flotter comme des vagues grises les plastiques des serres, des indices de nos retrouvailles. Les éléments se retrouvaient, se conjuguaient, traces étonnantes, elle allait enfin être là, provocation dans la démesure, dans une explosion terrifiante écumante, déesse du mouvement.
Rien… La platitude jusqu’au bout du bout.
Ouessant Lundi 9
Depuis deux jours c’est à mon tour de faire la gueule et de la dédaigner et pourtant tous les ingrédients sont là. Je voulais une tempête, il pleut ; des rafales de vent basculent sur les vitres des tonnes d’eau, la maison craque, l’humidité s’infiltre partout. Je devrais me précipiter, aller la voir maintenant qu’elle est en furie.
Peut-être… Quand je déciderai.
J’ai repris l’histoire et c’est le passeur qui va raconter le retour et ce qui va advenir sur ce bateau. J’ai envie de tout compliquer, qu’il y ait plus d’aventures qui se superposent, de personnages à créer, d’éléments déchaînés, de couleurs, de chaleur, davantage d’hommes burinés, d’odeur de graisse écœurante, de poissons morts mais aussi de grand air, d’oiseaux, d’écume. Envie d’odeurs, envie d’iode, de camaïeux de bleu, de gris, de vert et de noir profond ; envie de cris, envie de vie, envie de mort aussi. Que tout cela soit imbriqué, indissociable ; laisser partir l’imagination. M’obliger alors qu’il fait froid à écrire la chaleur, alors que tout est grisaille ; me vautrer dans la couleur, alors que la lande est déserte, les petites maisons bien rangées, entourées de leurs murs de pierres ; partir ailleurs, loin de tout, dans ces pays que je ne connais pas où tout ne serait qu’exubérance, folie, effusion, cacophonie, tremblement.
Ça y est. J’ai cédé ; et bien plus que ça ! Le vent, les bourrasques, les trombes d’eau m’ont décidé à aller à sa rencontre, au rendez-vous ; elle a été à la hauteur de mes espérances. Vagues gigantesques qui venaient à moi, se brisant sur les rochers, repartant à l’assaut ; le vent jaloux tentait de me déséquilibrer, de me faire changer de cap, peut-être même rebrousser chemin. J’ai tenu.
Elle était là écumante de rage, en colère, colère bleue, verte et grise, colère couleur huître, colère déchaînée, passionnée. Éclatant contre les rochers, partant à l’assaut des falaises, reculant pour mieux réattaquer, infatigable et courroucée.
Me lançant par-dessus les falaises des paquets d’eau que le vent dispersait et transportait jusqu’à moi. La pluie me piquait les joues, les yeux, me noyait, m’interdisait un face à face frontal, un corps à corps de titans.
Oui, j’ai tenu bon.
Une mouette planait, belle, tournant et retournant dans l’anse, survol calme et tranquille au-dessus de l’enfer bouillonnant. Les hurlements du vent se mêlaient au vacarme assourdissant des vagues heurtant les rochers, les éléments enfin se déchaînaient. Elle était enfin là, belle dans sa fureur concentrée, indomptable, échevelée, hystérique, furieuse.
Comme je l’ai aimée !
Nuit.
Elle a pris toute la place, m’a envahi la tête et m’a engloutie. Réveil en sursaut. Le calme de la nuit après le boucan infernal comme le vide après le plein. Vertige. Silence absolu, irréel. Elle est là et je suis sourde. Elle est là, je suis aveugle ; elle n’est pas là, je suis au chaud mais elle a tout balayé, emporté sur son passage.
L’autre revenait sous une chaleur accablante vers le bateau qui la ramènerait. Elle ne le sait pas, elle ne peut pas le deviner que c’est là que tout va se jouer. L’océan est tranquille. Je sais maintenant combien il faut s’en méfier et que la tempête sera ailleurs mais elle sera. L’amour… Je ne sais pas si je vais trouver les mots car après le spectacle des masses d’eaux gonflant, gonflant jusqu’à venir éclater et se déchiqueter sur les rochers impassibles, les tribulations du cœur, du corps de ma Jeanne me semblent difficiles à écrire ; et pourtant que de points communs ; tout ceci échappe, démesure incontrôlable, déferlements et paroxysmes, éruptions et passions.
Je suis loin, très loin de la vieille dame mais ne l’ai pas oubliée, là-bas avec son arthrose, sa mémoire qui flanche et son chapelet. Elle est au-delà des mers ; c’est pourtant elle le phare, l’indispensable, l’héroïne d’une histoire qui la dépasse mais dont elle tire les ficelles. C’est elle que je veux habiter, que je veux précéder et suivre, la petite fille battue, l’amoureuse indomptable, la déesse assassine. C’est vers elle que tout tend.
Comment faire ? Quel chemin prendre ? J’ai le vertige maintenant alors que je ne l’avais pas, juchée sur mon rocher dans les hurlements du vent, les rugissements de la mer en furie et le crépitement de la pluie sur ma capuche. Vertige et vide. Seule en face de moi-même, le stylo à la main, la tête en ébullition et les idées comme les paquets d’eaux éclatants en gerbes contre les rochers et tentant d’agripper le ciel. Feux d’artifices liquides et aériens revenant à l’attaque plus furieux et déchaînés encore pour retomber dans un bruit infernal en tourbillons d’écumes.
La voilà repartie petite fille dans ses rêves, à peine grandie et pourtant sur le dernier versant. Petite chose souffrante, inachevée, amoureuse de rien, d’un souvenir, d’un scenario qu’elle s’est fait. Il est temps, il est temps pour elle que je l’embarque à nouveau dans les délires, les passions, les insupportables attentes ; que je l’embarque au-delà de tout, qu’elle vive l’embrasement, la torture amoureuse, le bien-être mortel, la fusion, l’envie irrépressible, rebelle, envahissante, l’éblouissement, le corps qui palpite, qui s’électrise, qui se tend, qui s’arque, qui s’ouvre et qui éclate. Montée incandescente vers un au-delà d’elle-même dont elle ne devine encore rien.
Il est temps mais je ne sais pas… si je vais savoir faire. Insomnie et pantoufles, clair de lune et silence de la nuit, les conditions sont réunies, il n’y a que moi qui n’y suis pas, qui doute, qui repousse à demain, à plus tard. Est-cela le roman ? Pouvoir passer la porte de son imaginaire, transformer son stylo en baguette magique, en bottes de sept lieues, en clés d’autres portes, ouverture vers d’autres mondes, que sais-je ? ou est-ce le travail laborieux, précis, de fourmi de ceux qui ont une tête bien faite, bien pleine, qui racontent une histoire avec les bons mots, au bon moment, bien tricotée, un point en avant, un point en arrière jusqu’au point final ?
Moi, ça part dans tous les sens et s’il m’arrive au détour d’une phrase d’avoir l’impression, plus que cela, la certitude d’être arrivée à dire exactement, précisément ce que je voulais, je retombe épuisée, vide des mots qui se sont échappés, incontrôlés, incontrôlables.
Je lis Perec et les obligations qu’il se donnait dans l’écriture, certain si j’ai bien compris que plus il y en avait, plus la pensée pouvait devenir créatrice. L’enfant trouve toujours le moyen de passer outre à l’interdiction. Ecrire ne serait donc qu’un jeu de cache-cache, de contournements, de ruses pour trouver, pour saisir, pour attraper, pour épingler le mot, l’idée. Et puis après ? Il faudrait canaliser, arranger, mettre dans des cases, ordonner, tailler, ciseler pour arriver à un sujet, un verbe, un complément.
Où est la liberté là-dedans ? Où est le flot ? Le magma d’où sortent dans des gerbes d’étincelles des coulées de lave incandescente. J’ai besoin de me brûler, j’ai besoin peut-être de souffrir, de douter, de me renier. Pire encore, bien pire. Indicible.
Retour d’Ouessant Samedi 14
Absente et pourtant omniprésente, ce matin je l’ai vue encore, de loin, me faire de l’œil comme si elle devinait que j’étais sur le retour et que si nous loupions ce rendez-vous il n’y en aurait plus d’autres. Puis j’ai pris le bateau de retour.
Alors elle a tout tenté. Des gris argentés, vibrants, miroitements multiples, reflets du ciel démultipliés qui semblables à une multitude de minis phares lançaient des appels ; vivante, tellement vivante ; quelques minutes après elle jouait à la femme fatale. Barre à l’horizon d’ombre à paupières bleu émeraude. Volonté farouche de n’être point confondue avec le ciel et s’offrant à moi en teintes de plus en plus douces pour s’endormir à mes pieds légère, pâle, fragile. La séparation était proche, elle allait se consommer alors, violée par le bateau qui la fendait de part en part, elle a jailli, a éclaté, s’est dressée, blanche, étincelante, bouillonnante, indomptée, frappant de toute sa force contre les hublots, laissant derrière nous un voile de mariée s’étirant à l’infini.
Et elle, Jeanne mon héroïne, pendant ce temps, que fait-elle ? Elle est à nouveau sur le bateau mais ne sait pas que le destin va lui jour un sale tour. Trajectoire de vie contre laquelle on ne peut rien, pas plus elle que moi. A moins qu’elle ne m’échappe, que l’autre tout d’un coup n’ait été qu’une jeune fille tranquille qui rentrait au bercail et non l’infâme salope qui lui a piqué son Jules. Il n’y aurait alors plus d’histoire. Que resterait-il ? Des envies non réalisées. Des idées non abouties. Des pensées aveugles. Des mots, toujours des mots sur des papiers que je jetterais après les avoir déchirés, une fois, dix fois, confettis de vie.
Ils sont partis de chez eux avec armes et bagages. Il a claqué la porte et s’est dirigé à grandes enjambées vers le taxi, son sac sur l’épaule. Après avoir soigneusement vérifié qu’aucun volet n’avait été oublié, elle a verrouillé la porte, descendu les marches sa valise à la main, a couru dans l’allée pour ne pas se faire trop mouiller ; elle a fermé soigneusement le portail, mis le cadenas. Elle est allée confier le chat à la voisine, a glissé sur un caillou, s’est tordue une cheville, a grimacé, est revenue en boitillant sur la route ; elle s’est retournée, a fait un petit signe d’adieu de la main.
C’est le chauffeur qui s’est saisi de sa valise et l’a mise dans le coffre. Il s’était déjà installé, tournant la tête et regardant dehors, la bouche pincée.
C’était fini. Ils partaient ou plutôt c’est lui qui partait et elle le suivait, l’accompagnait. Il avait bien tenté de faire autrement mais elle avait utilisé la seule arme contre laquelle il ne pouvait rien et elle le savait : les larmes.
Ce n’est pas possible que tu t’en ailles loin de moi, seul, qu’est ce que je vais devenir ? J’ai trop besoin de toi. Reste ou partons tous les deux.
Il avait tout fait pour l’en dissuader, pour tenter de lui expliquer qu’il avait besoin, lui, de cette rupture momentanée, qu’il avait besoin de prendre le large pour réfléchir. Il avait cherché les mots qui ne blessent pas ; il n’avait pas parlé de lassitude et encore moins du dégoût naissant qu’il avait d’elle. Plus elle le regardait avec son air de chien battu, plus son envie de tout plaquer le saisissait, l’envahissait ; il partait alors faire le tour du pâté de maison, revenait ; la situation restait inchangée, il la retrouvait assise sur un tabouret, devant la table de la cuisine, les yeux rouges, les kleenex à la main.
C’était des océans qu’il voulait mettre entre elle et lui.
Je veux réfléchir. Depuis 15 ans nous ne nous sommes pas quittés, j’ai besoin de respirer, besoin d’air
Je me ferai petite, toute petite. Tu feras ce que tu voudras, tu iras où tu voudras, mais emmène-moi, ne me laisse pas ; qu’est ce que je t’ai fait
Insupportable, c’était insupportable. La litanie reprenait :
Je ne comprends pas, partir sur un bateau mais pourquoi ? Pourquoi sans moi ? Tu ne m’aimes plus, dis le que tu ne m’aimes plus ?
Tu te trompes Catherine. Aimer, ne pas aimer, ce n’est pas ça. Je veux juste respirer, faire le point…
Son gémissement, ses pleurs, il avait été dans l’impossibilité de continuer, de dire non et voilà, on y était, ils partaient ensemble. C’est lui qui a tout organisé, elle sait à peine où ils vont ; c’est comme ca.
Tu as voulu venir, sache que ce n’est pas une croisière de plaisir mais une retraite, un bateau cargo, une boucle, un mois entier sur la mer, 5 escales et retour. Il ne sera plus temps de me dire que tu t’ennuies, que tu veux revenir, que ta mère, ton chat te manquent.
Retraite, rien ne peut sortir de bon d’une retraite imposée, pense t’elle ; elle serait à coup sûr la perdante ; il faut gagner du temps, l’envelopper d’amour et ses envies de fuite disparaîtront. Une crise, c’est une crise. Elle va l’affronter. Il se berce d’illusions, rêve d’une liberté retrouvée, se raconte une histoire, une autre vie ailleurs, une autre vie sans elle, ce n’est pas possible, tout simplement pas possible.
Donne-moi une chance, encore une chance, une toute petite chance avait-elle supplié.
Est-ce une chance que de continuer à avancer en claudiquant, est-ce une chance que d’assister à ce délabrement, à l’agonie de cet amour dont elle se gargarise et dont il ne se souvient même plus ? Mais puisqu’elle le veut…. Pouvait-il du reste dire non à cette femme parfaite, la faute serait alors retombée sur lui comme un oiseau de malheur. On ne quitte pas une femme comme Catherine auraient-ils tous dit. Alors lui, aurait-il supporté le poids de leurs regards, aurait-il pu leur expliquer qu’il en avait assez, assez de courir, de s’essouffler, de prouver. Prouver quoi ? A qui ? Qu’il ne supportait plus personne, ni patron exigeant ni amis trop bienveillants.
Oui, il voulait fuir, fuir pour revenir ou non, ce n’était pas la question. Fuir lui suffisait mais fuir à deux…..
Intrusion infernale dans le projet, son projet qu’il peaufinait dans sa tête depuis si longtemps. Elle serait là, encore là, toujours là.
Alors qu’il abdiquait, il ne lui était resté qu’un seul rempart, idée venue d’on ne sait où :
OK tu viens mais tu me laisses mes nuits. Je veux disposer de mes soirées et attendre, attendre seul, le jour suivant….
Porte ouverte sur un minuscule « sans elle ».
Elle avait accepté ; elle aurait tout accepté sauf l’absence, la solitude, l’abandon.
Il ferme les yeux et se laisse conduire vers le port. Il pleut.
▪
Je tourne, je vire, je ne m’y retrouve pas, n’ai plus de repères. Tout a changé. Le bateau est beaucoup plus grand, il est immense. Je crois qu’il a neuf ponts. Je me perds ; qui interroger, par quoi faut-il que je commence ? Tout ici est méconnaissable. Plus de mats de charge qui se dressaient au-dessus du bateau comme des perchoirs pour des multitudes d’oiseaux ; les marchandises sont maintenant chargées par des grues qui les déposent directement dans le ventre du cargo, ces cales immenses que j’ai entre-aperçues à l’embarquement au Hâvre. Ce ne sont plus des caisses mais d’énormes containers aux couleurs vives, tous identiques les uns aux autres; des boites, de grandes boites en fer empilées les une sur les autres; taches de couleurs, bateau à strates. Comment peut-on s’y retrouver ? Il y a, c’est sûr, un système d’identification, des inscriptions mais en quelle langue ? Il faudra que je demande au commandant. Je n’y comprends plus rien. Tout le monde parle Anglais, tout l’équipage ; dans les cuisines, j’y suis allée bien sûr tout de suite, espérant un miracle ou du moins espérant sans y croire trouver un début de piste, ils sont tous indiens ou sri lankais et je n’y comprends rien. Dans la salle des machines, ce sont des roumains. Impossible de poser une question, impossible de créer un dialogue, chacun est à sa tâche, affairé et personne ne m’adresse la parole, personne ne me demande ce que je viens faire là.
Vous n’êtes que cinq passagers a dit le commandant le jour du départ, il n’est pas prévu qu’il en monte d’autres aux escales.
Nous nous retrouvons le soir à la salle à manger des officiers, invités d’honneur. Nous dînons ensemble. Je suis à la gauche du commandant ; Lisbeth, une anglaise d’une soixantaine d’années est à sa droite à coté de Patrick. Patrick, c’est un célibataire, il ne doit pas avoir plus de 40 ans, au cheveu court et au regard sympa. Il doit être homosexuel ; il y a un rien dans sa démarche, dans ses manières, dans sa façon de parler qui le laisse supposer. Ensuite c’est Sam, l’officier mécanicien, un fort bel homme mais qu’en ai-je à faire ? A ma droite le capitaine dont je n’ai pas retenu le prénom ; il est un peu bourru et sent le vieux tabac refroidi ; plus loin, Dominique c’est le mari de Catherine, cette femme, qui parait-il pleure sans arrêt ; c’est vrai qu’elle n’a pas l’air rigolote du tout, la tristesse incarnée ; elle se tourne souvent vers son mari qui ne lui adresse pas la parole et lui lance des regards inquiets qui semblent l’exaspérer… elle ferait mieux de bavarder avec Sam l’officier mécanicien, son autre voisin, il est charmant et fait tout pour la dérider. Une belle table, bien équilibrée, quatre hommes, quatre femmes. Aurons-nous des choses à nous dire ? Pour cela, je compte sur l’Anglaise qui n’arrête pas, elle est drôle et assure la conversation à elle toute seule !
▪
On doit être vers le 25
Paris. Paris son bruit, ses lumières, sa gouaille, je suis chez moi. En plus temps de rêve. Les Parisiennes sont étonnantes, leur capacité d’adaptation remarquable. Elles passent de la doudoune à la robe d’été en moins de temps qu’un banlieusard met pour venir au boulot. Tous seins dehors, sandalettes et robes à pois, un vrai bonheur… Comment se mettre à travailler alors que les terrasses de cafés sont noires d’un monde qui s’interpelle, rit, s’apostrophe et explose de vie.
Etats d’âme… Il paraît, c’est Alain qui me le dit, que j’ai des états d’âme… C’était bon dans les romans du XIXème ! moi, j’ai des doutes Monsieur, je me pose des questions, je me morigène ou me félicite (c’est rare) mais des états d’âme… jamais !
Elle a été mise à mal mon âme ces derniers temps. Elan quasi mystique à l’enterrement de l’une, rattrapage de l’âme en question qui ne savait plus où elle en était à l’enterrement de l’autre…
Alors maintenant, il faudrait que j’en aie pour cette histoire échevelée, qui joue avec moi comme le chat avec la souris. Je gigote, ça bouge dans ma tête, elle m’échappe. Quand c’est le calme plat, elle m’obsède, je courre après ; c’est épuisant. En plus j’ai commis l’irréparable faute de relire les pages précédentes. Idioties. Dire que le romancier tire tout de son entourage et de sa propre histoire c’est affligeant, petit, réducteur. En partie vrai seulement. Le bon, celui que j’envie et dans le même temps que je désavoue, le besogneux, celui qui se documente, décrit les scènes, les personnages avec précision, minutie, vérité et surtout celui qui crée une histoire originale, loin de toutes ses racines, est-il « le » romancier ?
J’écoutais l’autre jour une femme parler d’un livre qu’elle avait écrit à la première personne alors que le narrateur était homme. C’est la contrevérité crachée. Elle ne peut rien puiser dans ses ressentis obligée d’imaginer, de se mettre donc en position d’homme. Ça c’est du boulot !
J’avance, je reviens en arrière, j’émets des théories, aucune ne tient la route. Il m’est arrivé plusieurs fois de lire des romans en me disant : « Ça, ça ne peut être qu’une femme qui l’a écrit. » Trois fois sur quatre j’avais raison mais seulement trois fois sur quatre alors y aurait-il plus de mérites pour les uns que pour les autres ? En fait, l’important est d’écrire, de laisser le jaillissement se faire ; là encore je bute et me heurte à ma propre histoire. Pourquoi ai-je cette impression de rester en deçà de moi ? Qu’il me manque la pleine mesure ?
« Je vais tout donner » : athlètes, chanteurs, comédiens le disent et semblent arriver à puiser à l’intérieur d’eux-mêmes des forces que le spectateur moyen ne soupçonnait pas. Je ne peux pas dire cela, j’aimerais tant.
Au contraire je me sens enchaînée, opprimée, sur les starting-blocks mais il y a un je ne sais quoi qui m’étouffe, qui m’empêche d’avancer. Je voudrais écrire l’amour et je sombre dans la violence, la joie de vivre et je patauge dans la mort, la jeunesse et…
Il m’arrive d’être source, épanchement, éruption mais à quel prix…
La page blanche m’aveugle et le rien m’étouffe, me donne mauvaise conscience et finalement m’anéantie.
Elle s’échappe encore, foutue bonne femme !
Je n’en peux plus d’être comme la balle de jokari, au bout de son élastique qui revient vers le lanceur… Qui est le lanceur si je suis la balle ? Qui mène le jeu ?
28 avril
Il me faut pourtant un trait d’union, un fil conducteur entre le passé revisité, le présent bientôt passionné, le retour à l’enfance et au-delà de l’enfance, bien avant l’enfance, le vide habité de toutes ces vies en devenir. Le passeur pourrait-il tenir ce rôle ?
Le passeur mais qui est le passeur ? Cet homme sombre, presque inquiétant qui, dans le premier voyage, déambulait sur le bateau ; c’est lui qui l’a vue le premier monter sur le bateau, il observe les hommes, surveille les manœuvres d’embarquement des marchandises, guette le moindre indice dans cette histoire d’amour qu’il voit se nouer. Il aurait pu devenir son amant. J’ai préféré un des cuisiniers dans ce rôle-là. Il me le fallait un peu libre de ses mouvements, la tambouille servie, les services assurés ; et puis un cuisinier, c’était son complément car elle ne peut qu’être maigrichonne, de ces filles qui s’en fichent et à qui deux courgettes suffisent. Un cuistot aux yeux brillants, sanglé dans ses grands tabliers lui battant les flancs, jonglant avec ses marmites, se penchant sur ses préparations et entouré de vapeur, d’odeurs, de chuintements, de bruits de batteuse, mixer, écumoire, louche qu’il tourne et qu’il tourne, qu’il plonge dans des faitouts odorants et, cuillérée qu’il goûte, enfin relevé, la main gauche sur la hanche, les yeux plissés comme pour chercher à l’intérieur de lui-même la saveur laissée à terre.
Le cuisinier, il m’arrange bien car il va de bateau en bateau, au gré des armements et vit dans son monde. La mer, il ne la connaît que pour lui balancer par-dessus bord le seau d’épluchures de patates. Il lui jette alors un coup d’œil et personne ne devine que ce moment furtif est sa piqûre de vie, de survie. Il repart dans ses cuisines sachant qu’elle est là et cela lui suffit ; mais voilà que… Son regard va croiser le regard de la fille inachevée et il va repartir différent derrière ses fourneaux ; l’extraordinaire est entré dans leurs deux vies.
L’homme de l’arrière-cuisine, la fille qui ne sait que faire de sa vie.
Et puis, j’ai cet homme seul sur le deuxième bateau… Non, pas la même identité, je l’ai décidé depuis longtemps mais le rôle ?identique ? L’homme qui est le témoin… à voir !
Paris est sous un soleil éclatant et les choses se délient. Les hommes, les femmes s’ouvrent, jettent des regards bienveillants, se croisent, bavardent aux arrêts de bus. Les filles abandonnent le jean serré carcan rassurant et sont en longues jupes fluides avec sandalettes ou en minis, extra-minis, provocantes à l’extrême sous des airs de petites filles angéliques. Les hommes se retournent. Ils s’imaginent autres, ils rêvent d’aventures et de peaux douces, d’abordages et de redditions.
Les marronniers explosent et mon bateau vogue dans des eaux si lointaines que je le perds de vue. Quant à la chatte, je n’existe plus. Plus mère que mère, on ne fait pas mieux ! Les petits, boules de poils qui ne pensent qu’à téter, cherchent déjà instinctivement la meilleure place, la tétine la plus gonflée quitte à virer un de leurs frères ou sœurs. Je passe des heures à les regarder. Ficelle reste impassible, je la pense étonnée de sentir ces choses grouillantes contre elle ; faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle s’étire pour qu’ils aient plus de place et ne file au jardin que quelques minutes dont elle revient en droite ligne sans un regard pour moi.
Même jour le soir.
Il y a les pages de ce cahier que je traîne avec moi partout. C’est la fiole de whisky du cow-boy. Cela me permet de reprendre ma respiration, de tenir car il faut que j’arrive au terme de cette histoire encore en ébauche. Je m’épanche, je raconte mes difficultés et me demande tout à coup si elles ne me servent pas d’alibi.
Un crayon dans la main et me voilà dans mon élément sauf que je triche et qu’il me faut affronter la réalité. C’est l’histoire de Jeanne partant revivre dans un ultime voyage « la scène » de sa vie ; celle qui l’a condamnée à la réclusion à perpétuité, qui l’a emprisonnée dans une geôle qu’elle s’est elle-même construite, cette histoire-là m’intéresse, c’est cette histoire que je veux raconter. Elle cherche à retrouver son amour disparu qui est là, dans un bateau, sur la même mer qu’elle mais dans quel port, sous quelle latitude ?
Espoir insensé, auquel s’ajoute sa quête d’absolution qu’aucun homme ne peut lui donner puisqu’il n’y a eu que disparition. Elle seule sait qu’il y a eu crime. Elle seule ? Non il l’a aidée, il est témoin associé, coupable aux yeux du monde de n’avoir rien dit, rien dénoncé. L’amour, la passion débordante sont-ils des circonstances atténuantes et la peine n’est-elle pas de laisser vivre les coupables empêtrés dans leurs remords ? Mais qu’a-t-il vu du reste ? Rien. Une morte au crâne fracassé et elle à genoux, à côté, pleurant de joie. Le passeur ? Où était-il le passeur ? Quel rôle a-t-il joué ? Envoyé de Dieu pour effectuer cette sale besogne, elle l’aurait alors doublé !
Lui aussi a disparu. Elle ne l’a pas revu « après ». Quel imbroglio dans lequel moi-même je ne sais plus bien qui a fait quoi ! Alors quel rôle vais-je lui donner à l’homme seul qui la voit s’embarquer à Buenos-Aires ? Simple passager ? Ce n’est pas possible, dans une construction de roman, chacun a un rôle à tenir. Je patauge et rien ne va plus.
Nécessité de reprendre le plan. Y a pas !
Ils sont tous fous sur ce bateau. 10 jours que nous y sommes et je ne sais pas si je ne vais pas craquer, m’enfermer dans ma cabine et n’apparaître que pour les repas. Moi qui rêvais d’une traversée tranquille, d’un break dans ma vie, d’un moment hors du temps pour faire le point, c’est difficile ici bien que les journées soient longues, le cargo immense et les passagers peu nombreux mais quels passagers…… Le couple, Catherine et Dominique puisque les présentations sont faites et que nous prenons ensemble nos repas, est sinistre. Il serait plutôt sympa lui. Bel homme, une quarantaine d’années. Nous nous sommes trouvés un point commun : sans le savoir, nous sommes tous les 2 adhérents du même club d’aviron et cela depuis des années ; curieux non ? Nous avons du nous rencontrer lors de compétitions mais n’en gardons ni l’un ni l’autre le moindre souvenir. Il faut dire que jeune retraité, j’ai horreur de cette appellation et me demande bien pourquoi je m’en affuble, je ne vais au club que pendant la semaine et lui, bien sûr, en pleine activité, c’est le contraire, il ne pratique que le week-end. Il y a donc une logique. Ce garçon est intéressant, il a beaucoup voyagé et sait parler intelligemment de ses voyages. Nous nous retrouvons souvent le matin où, comme moi, il fait 2 ou 3 fois, à marche rapide, de longs allers-retours de la proue à la poupe, de la poupe à la proue…il n’y a guère que cela à faire sur ce bâtiment pour garder la forme. Il paraît que sur la ligne d’Asie, il y en a un qui a piscine et salle de sport. Hélas ce n’est pas notre cas. Oui, sympa Dominique, une belle musculature, il s’entretient et cela se voit. J’aime bien sa coupe de cheveux aussi et son coté décontracté. Ce matin, nous nous sommes trouvés un autre point commun : l’opéra. Il en est féru. Ecouter un opéra, allongé sur une chaise longue, au soleil, la mer devant soi fait partie des bonheurs sublimes donnés par la vie. Se laisser aller, flotter, bercé par la musique, entre ouvrir les yeux, les refermer et sentir à coté de soi une personne qui partage les mêmes goûts, cela tient du paradis…mais pourquoi donc un tel homme s’est-il encombré d’une bonne femme pareille. Nunuche en diable. Elle ne serait pas laide, serait même plutôt jolie si elle n’avait ce regard de chien battu, de cocker en déroute, un coté laisser-aller au fil du temps ; ce doit être la bonne ménagère mais ennuyeuse au possible ; aucune conversation ; elle travaille dans une banque, je ne sais pas trop ce qu’elle y fait. Des joggings roses… ridicule ! Elle a tenté de venir avec nous le premier jour mais n’a plus réapparu, tant mieux ; tant qu’à faire, je préfère Lisbeth, l’anglaise. Elle a une descente incroyable ; je me demande si elle ne carbure pas au whisky dès le matin. Elle est drôle, incroyablement drôle, plus anglaise qu’anglaise… mélangeant le français, l’anglais et l’espagnol à une vitesse telle que l’ensemble deviendrait incompréhensible si elle ne mimait les situations. Une comédienne hors pair, incroyable, vive comme l’éclair au regard bleu lin et aux cheveux blancs. Je tente de lui échapper car dès qu’elle me voit, elle me saute dessus et me raconte sa vie. C’est moi qu’elle a choisi ; polie, aimable avec les autres, dédaignant presque les autres passagères trouvant l’une « sad mais sad as the rain…. » C’est moi qui lui ai appris cette expression qu’elle emploie à tout bout de champs maintenant…
Ce devrait être nous, Anglais, qui devrions connaître toutes ces expressions mais nous ne la voyons plus, la pluie ; elle est là, tout simplement.
Elle a vécu de nombreuses années en Indes, en fait de bonnes chroniques, c’est intéressant mais j’en ai un peu assez d’autant plus que quand elle a un coup dans le nez, elle ne décroche plus. Elle va voir comme chaque année un de ses fils en Afrique et déteste l’avion ce qui nous vaut le plaisir de l’avoir comme compagne de voyage.
Quant à l’autre passagère, que Lisbeth l’anglaise n’aime pas beaucoup non plus, Jeanne, c’est aussi une femme d’un certain âge, une bonne cinquantaine, un peu perturbée apparemment qui nous a raconté hier soir une histoire abracadabrante…Elle aurait voyagé il y a très longtemps sur cette ligne et tenterait de retrouver quelqu’un. Ca, c’est mon résumé. En fait, c’est Lisbeth qui l’a poussée dans ses retranchements, qui l’a fait un peu picoler, qui l’a soumis à la question…au sens propre et au sens figuré car l’autre, Jeanne Santini, depuis notre départ posait au commandant, au capitaine et à tous les matelots rencontrés des questions étranges dans un anglais qu’elle a besoin de revoir ! Elle aurait pu aller droit au but et demander directement au Commandant s’il avait connu cet homme car c’est un homme qu’elle cherche, nous le savons depuis, non, elle a tourné autour du pot et c’est ce qui m’a intrigué. Au départ, et cela avait l’air normal, elle s’est enquise auprès du commandant, dès le premier repas, de comment fonctionnait le trafic commercial par cargo : les lignes, les équipages, l’organisation, comment les armements se faisaient, qui en décidait. Le moindre détail semblait la passionner puisqu’elle a même posé une question sur les cuisines. Nous avons tous appris beaucoup de choses. Elle revenait sans cesse sur le passé.
C’était déjà comme ça autrefois ? Qu’est ce qui a changé ?
A force, nous avons compris, c’était facile et Lisbeth lui en a demandé confirmation qu’elle avait déjà du faire une traversée de la sorte.
Oui, en effet, c’était il y a longtemps.
Son visage s’est fermé, elle n’a plus posé de questions, je ne lui ai plus porté attention ; c’était sans compter sur Lisbeth ; n’ayant rien à faire elle l’a observée et est venue me raconter au jour le jour le résultat de ses investigations.
C’était amusant au début. Lisbeth regardait à droite, à gauche, vérifiait que Jeanne n’était pas là et commençait :
Bizarre, elle est bizarre elle a demandé à tous, quasiment tous, équipage et même aux hommes des machines dans le trou où il y a les containers, et à ceux qui sont en travail vers les moteurs, my God, un bruit infernal, too much, depuis combien de temps ils naviguaient.
Incredible ! aujourd’hui elle est allée dans les cuisines et là où mangent les hommes du bateau. Patrick, je vous le dis, il y a quelque chose louche, pas normal, cette femme est secret agent, ce sont sûrement les chinois qui… vous savez Patrick, les chinois ils sont partout…
J’ai éclaté de rire, elle a été très vexée et j’ai été tranquille pendant deux jours! Enfin !
Et puis elle est revenue à la charge et grâce à elle, il faut le dire, aujourd’hui nous avons résolu une partie de l’énigme. Lisbeth lui a posé carrément la question, en plein milieu du repas, avec son accent inimitable :
Je comprends pas, je sais pas, mystery, vous marchez, vous marchez beaucoup, vous parlez à tous, vous avez votre crayon, votre papier vous écrivez ; vous cherchez quelque chose, quelqu’un?
Je la soupçonne d’avoir préparé son coup car elle avait organisé une fête sous prétexte d’anniversaire. Rhum et whisky en alternance, nous étions tous gais comme des pinsons ! on devrait dire comme des mouettes ici ! Le commandant lui même racontait des histoires qui auraient fait rougir un corps de garde et l’officier mécanicien, Sam, il est vraiment très sympa celui là, un peu ours mais très sympa quand même, a pris son service dans un tel état qu’il s’accrochait aux murs en y allant ! Je crois qu’il drague un peu la belle Catherine. Grand bien lui fasse, les femmes, ce n’est déjà pas mon fort mais les pleurnicheuses, encore moins ! Heureusement, qu’il n’était pas le seul là haut sur la passerelle mais avec les 2 matelots de quart qui n’ont pas participé eux aux agapes !
Jeanne, elle aussi, avait un petit coup dans le nez ; elle a rougi et puis elle s’est lancée :
C’est vrai, il y a 19 ans exactement, j’ai voyagé sur cette ligne ; je revenais d’Argentine et rentrais en France ; la traversée a duré presque 6 semaines et je suis tombée amoureuse d’un homme qui travaillait sur le bateau ; il…il travaillait aux cuisines. C’était un étranger…
Oh romanti ! a dit Lisbeth, la bouche en cœur.
J’ai beaucoup aimé cet homme ; il y a eu juste quelques jours avant notre arrivée, au large de Lisbonne une tempête terrible, j’ai été blessée, il m’a soignée ; j’étais si fatiguée ; je lui ai donné mon adresse. J’ai reçu des cartes postales pendant longtemps, juste sa signature ; il ne parlait pas français. C’est un peu fou mais j’espère le retrouver. Cela fait si longtemps…
Oh romantic ! a répété Lisbeth faisant à nouveau circuler les bouteilles.
Et son name, comment s’appelait-il ? lui a-t-elle demandé en détachant toutes les syllabes.
Khal .
Khal ? oh very beautiful…. Just one name? Et l’autre?
Je ne sais pas ; il me l’avait écrit. J’ai perdu le papier dans l’affolement. La tempête avait été si forte, blessée, traumatisée, j’ai été deux jours en observation à l’hôpital.
Oh my god… too sad !
Pour une fois, Catherine était là ; d’ordinaire, elle prend ses repas du soir dans sa cabine ; elle s’est mise alors à pleurer à gros bouillons. Elle est exaspérante cette femme. Dominique ne savait plus où se mettre, il était très gêné. C’est une manie chez elle. Je déteste les femmes qui pleurent et avec celle-ci, on est servi ! Je l’entends le soir, tous les soirs depuis notre départ sangloter dans sa cabine. Elle est à coté de la mienne ; c’est du couloir que je l’entends, quand je passe, heureusement pas de l’intérieur, je deviendrais fou ! j’ai quand même posé la question à Dominique :
- Ta femme me semble particulièrement triste, elle fait une dépression ?
Il a levé les yeux au ciel et n’a pas répondu. Je n’ai pas insisté.
Sam s’est rapproché de Catherine, il lui a tendu un kleenex, lui a mis la main sur l’épaule, elle s’est recroquevillée dans ses bras; je ne sais pas ce qu’il lui a dit mais elle est passée des pleurs aux rires sans transition. Dominique les a regardés, regard tout d’abord surpris puis désabusé, pour finir dégoûté. Il a haussé les épaules, fait demi-tour, est parti. Cela n’a pas eu l’air de les gêner.
Sam sous des abords un peu renfrognés est surprenant. Il s’intéresse à tout et quelque soit le sujet que vous abordez, a souvent une connaissance de la chose dont il ne se vante pas. Il déjeune toujours avec nous ; à midi c’est beaucoup moins protocolaire ; silencieux mais attentif, jetant un bon mot à point nommé, c’est un convive agréable. Depuis les grandes eaux, il est aux petits soins pour Catherine. Il manque vraiment quand il est de quart. Gaité, humour, nous en avons besoin sur ce bateau ! Il reste encore deux semaines avant d’arriver à Santos.
▪
3 mai
Elle est sur le bateau. Qu’est ce qui est le plus important pour elle?
Est-ce de retrouver son amour ? Est-ce de revivre le meurtre pour, avant de mourir, s’autoriser à tout oublier ?
Je me demande ce qui, vingt-cinq ans après (c’est à peu près le temps que je lui ai donné entre deux voyages) reste clair, précis dans la mémoire. Le premier amour… Non, pas un amour d’adolescente, un amour de femme, plein, entier laisse-t-il plus de souvenirs qu’un moment d’égarement, de délire, peut-être si elle a tout inventé, de folie ?
Elle n’a rien prémédité, elle n’a pas ruminé ce crime, cette élimination ; c’était plus que prévisible dès les premiers pas de l’autre sur le bateau, inéluctable ; elle en avait l’obligation impérieuse dès la première minute où elle a senti le danger ; il ne lui restait que de passer simplement à l’acte, elle l’a fait. Remords ? Regrets ? Je ne le crois pas. Pour en avoir, encore faut-il pouvoir les exprimer et vingt-cinq ans de silence, c’est lourd comme une pierre tombale. Et qu’est-ce que ça changerait ? Rien.
Trop faciles les repentances tardives, les« Je m’excuse » qu’on entend à tout moment. Elle n’est plus là, l’autre, elle est morte, elle ne peut pas lui dire « Ce n’est rien, j’ai ma part de responsabilité, on efface tout, on gomme tout, on redémarre à zéro » ; là est le problème, le vrai, il n’y a plus personne qu’elle face, face à qui ? A quoi ? A son geste, à elle-même ?
Moi je pourrais le faire, changer le cours du destin ; l’écrivain à toutes les libertés même les plus saugrenues, transformer la réalité en rêve, biaiser, louvoyer, en l’espèce la blesser seulement, la vitrioler, la défigurer…faire intervenir au dernier moment un quidam quelconque… Tout… Mais je n’en ai pas envie. Ce sang je l’ai imaginé. Jeanne va devoir le laver. Il coagule sur le sol de la cabine entre les mules rose fluo à talons hauts et les sous-vêtements éparpillés de la créature. Le laver avec quoi ? Avec ses larmes, elle n’en a pas, elle est en fureur comme la mer ce jour-là car, c’est impossible autrement, l’orage était là, couvait, la chaleur était écrasante, la tempête annoncée, même le perroquet n’en pouvait plus et se taisait. Savait-il que le drame était imminent ?
Là je déraille complètement. Et pourtant je la sens cette scène, elle approche, je serre les dents, jette un regard noir autour de moi, appelle à mon secours toutes ces femmes que j’aurais bien voulu étriper au fil de ma vie mais je n’en ai alors eu ni la force ni le courage. A elles maintenant de me donner l’énergie. Je l’insufflerai à cette pauvre Jeanne, elle sera mon bras. L’autre allait la dépouiller de ses rêves, c’est autrement plus grave. Le rêve c’était l’essence même de sa vie, sa liberté ; le rêve maintenant, il est en partie brisé, c’est la condamnation, ç’aurait été cet homme qui l’aurait peut-être laissée à la fin du voyage pour repartir sur les mers ; c’était inéluctable mais accepté. Elle allait se vautrer dedans le pathos, le sucer jusqu’à la moelle, s’en repaître. Elle aurait vécu un beau chagrin d’amour, une histoire pathétique. Elle est venue tout bouleverser cette salope, lui prendre, l’amputer, elle n’a eu que ce qu’elle méritait.
Bon, c’est un peu fort mais finalement il faut me le concéder, il y a une forme de logique là-dedans.
Cela me rappelle un devoir de français que j’avais dû faire en sixième, en cinquième peut-être. Dans la pièce les Horaces et les Curiaces quel est votre personnage préféré et pourquoi ? Tous : les bons élèves et les moins bons avaient choisi Camille, déchirée entre son cœur, sa patrie, ses frères. Moi, j’avais répondu Horace avec cette phrase lapidaire qui témoignait déjà de mon délabrement mental : sans doute tue-t-il tout le monde mais on sait pourquoi !
Difficile d’écrire sur les souvenirs. Quand ils sont très anciens se transforment-ils en rêve ? S’ils sont oubliés, trouvent-ils là une seconde vie ? Et la vérité alors où se niche-t-elle ? Est-ce l’amoncellement de souvenirs qui fait l’homme ou le contraire ? Souvenirs à la pelle ne formant plus qu’un magma informe ou souvenirs phares qui traversent la brume et éclairent dans leurs faisceaux des pans de vie oubliés. Au seuil de la mort reprennent-ils vie pour venir nous hanter ou se décolorent-ils, s’émiettent-ils pour nous libérer ?
Il va falloir une fois encore que je choisisse.
Pauvre femme qui tente de faire ressurgir l’oublié et qui oublie le présent. Pénélope qui tricote et détricote. Aura-t-elle finalement un moment de bonheur quand la maladie aura en elle balayé toute trace de son passé ; lui sera t’il alors donné de s’en créer un de toute pièce. Et son amour ? Forcément authentique, réel, intense, moteur de toute cette histoire survivra t’il lui aussi ?
Les petits chats sont infernaux, ils courent et sautent partout. Les rideaux, eh oui ! Mais aussi les fauteuils, le balai, tout ce qui bouge…joie et bonheur avec le fil de l’ordi et amusement sans fin avec l’imprimante que j’avais mise par terre !Erreur ! Une femelle toute noire, fine et menue, agile et incroyablement intelligente pour trois mâles. C’est elle qui la première a franchi toutes les barrières que j’avais mises et découvert le monde environnant. Ils suivaient ces messieurs, tranquilles et rassurés ! Litière et nourritures terrestres, c’est elle ! Elle va partir chez Marie avec le tigré. Plus gros père, on ne fait pas ! Deux fois la taille de la minette. Ce sera un bagarreur à voir comment il élimine les autres quand il a faim…C’est ça la vie ?
12 mai
Réveillée avec ma Jeanne. Moment d’euphorie. Puisqu’elle est là, puisqu’elle m’habite, je n’ai qu’à m’installer ; l’histoire naturellement va prendre corps, se dévider ; je me préparais à cette violence comme si j’avais été jusqu’ici « en eaux plates ». Je crois que c’est comme cela qu’on appelle le temps où il n’y a plus de marée ni montante, ni descendante, moment magique du plat parfait. Certitude absolue qu’aujourd’hui, maintenant, l’idée va être là, les mots, les phrases, les personnages, la fièvre enfin retrouvée. Je me suis tournée et retournée dans mon lit attendant le signal. En général, une idée surgit, elle s’impose et l’urgence est alors là. Je me lève comme un ressort et comme les flots à Fontaine de Vaucluse qui sortent brutalement du gouffre, il jaillit de moi, du souterrain de ma pensée une tempête, un déferlement d’images plus rapides les une que les autres qu’il m’appartient de mettre en mots. Le flux est quelques fois si impétueux que l’angoisse me saisit, la terreur d’être projetée contre les rochers, dévertébrée, déchiquetée.
Après, après il faut jouer avec le courant, le remonter ou se laisser aller au fil de l’eau. Choisir la difficulté ou la logorrhée.
Rien de tout cela n’est arrivé. J’ai voulu tricher, me rendormir, recréer les conditions : la marée était descendante et tout s’est perdu à l’infini. Je suis restée là, vide, une île balayée par des ouragans de questions qui m’obsèdent et auxquelles je ne trouve pas de réponse.
Cette histoire… Je tourne et retourne, les mêmes questions, toujours les mêmes. Je passe mon temps dans le passé de cette pauvre fille, car il va ressurgir, c’est lui l’explication de cette violence. L’abandon ? Pourquoi a-t-elle été laissée au bord du chemin, ballottée de l’un à l’autre ? Qu’est-il arrivé ? Et cette relation avec Khal ? Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? Comment la passion a-t-elle pu naître ? De rien ? Tout d’un coup ? Dévorante. Explosive ? Bien sûr que oui puisqu’elle justifie à elle seule l’ensemble.
J’ai connu autrefois une jeune femme qui resta fiancée longtemps, se maria et semblait alors très heureuse. Invitée à une soirée, son regard croisa le regard d’un jeune lieutenant. Le lendemain, elle abandonnait mari et enfants et partait vivre avec lui. La bonne société fut horrifiée, bonne société composée d’hommes et de femmes qui tous se dirent avec envie, surtout les femmes, ah si cela avait été moi !
Bon revenons au présent. La jalousie, la crainte de le perdre, de tout perdre, la peur de l’abandon, encore, l’incompréhension, la certitude que la bataille était inégale, qu’elle n’avait aucune chance, le désespoir et la violence enfin, terrible, destructrice se sont succédés, superposés, enchevêtrés. Mais après, qu’est-elle devenue ? C’est ça qui me turlupine.
Le lecteur est mon obsession car c’est ce qui va se passer qui l’intéresse. Une page, une autre… la tension monte, l’interrogation ; va-t-elle vraiment la tuer ? Comment ? il pressent la foudre, devine le chaos, craint et souhaite la violence.
Les choses, les temps, présent, imparfait, futur et même ce précieux passé simple se télescopent, s’éclatent, se démultiplient et s’ouvrent dans des infinis de possibles qui sont pour moi autant de labyrinthes. Il faudrait que j’arrive à prendre de la distance : distance par rapport à ce que je sais puisqu’ils dansent tous dans ma tête. Distance par rapport à ces personnages qui rentrent et sortent de mon imaginaire me bouffant mon oxygène. Distance par rapport à l’ébauche de ce livre pour trouver derrière tout cela une sorte de chemin tracé qu’il me suffirait de suivre.
Belles paroles.
Résolution du jour : je n’ouvre plus ce cahier de doléances pendant huit jours c’est un cahier de récriminations fastidieuses et de remises en questions incessantes. Dès demain quoi qu’il arrive, je m’oblige à me coller devant le clavier et à avancer. Je ne sais pas ce qu’il en sortira mais j’ai le secret espoir, ce serait moral et… la morale et moi… ne repartons pas sur ce sujet !
Ce serait… juste que le travail laborieux soit récompensé !
Le paysan sur son tracteur ne regarde jamais derrière mais devant, il sait que le sillon est droit.
S’il pouvait en être de même pour moi…
30 mai
Le résultat n’est pas concluant. J’ai abandonné ce cahier pendant quelques jours et me suis obligée à n’y point penser. Peine perdue sur tous les tableaux. Non seulement l’histoire n’a pas avancé mais j’ai perdu le tourbillon, la spirale, le mouvement, je me suis retrouvée, seule, inerte, désemparée.
Repeindre, s’occuper du jardin, lire c’était la façon émergée rassurante d’échapper au vertige mais c’est aussi celle qui m’étouffe, qui m’asphyxie. La seule qui m’intéresse, c’est l’immergée, celle qui me résiste, celle dans laquelle je puise ou je tente de puiser ces mots qui accrochés les uns aux autres devraient faire l’histoire, me permettre de suivre le fil et enfin, de l’achever. Peur du vide ? Comme toujours ; pourtant c’est dans le vide que tout peut naître, prendre forme, exister. Le plein étouffe, le plein c’est l’accumulation des malheurs, des bonheurs, des espoirs mais aussi des trahisons ; le plein ne peut être que le trop qui déborde alors, s’écoule naturellement, sans recherche, sans choix, entre bon et mauvais, magma peu glorieux, répugnant.
Je devrais donc être contente et m’immerger dans ce vide qui ne demande qu’à se remplir pour lui donner forme et, chance inouïe, la forme que je veux. Le pas est difficile car il y a choix à tous les instants. Tous ces personnages à qui je veux donner vie tournent comme un manège sans fin. Je les croyais indépendants, je les croyais pleins de vie, fonceurs et fiers, ils sortent de moi inachevés, incomplets. Coup de baguette magique ; j’aimerais que surgisse un preux chevalier qui me ferait parler, raconter, me souvenir de cette histoire car elle est là, en moi, immatérielle. En fait ce doit être un peu comme le sculpteur devant un bloc de pierre. Il sait très bien ce qu’il veut faire apparaître, il lui a donné corps, l’a dessiné dans sa tête ; tout est déjà là avant même le premier coup de ciseaux. J’ai de grandes envolées, je vois les choses et crac, mon imaginaire se sclérose et ma mémoire fout le camp. A croire qu’ils sont indissociables ; écrire serait donc fixer l’idée, l’épingler, l’enraciner, apprendre à vivre avec et l’offrir après l’avoir peaufinée aux autres. Rengaine. Ne pas se poser de questions sur son petit moi mais investir leurs vies, la vie de nos personnages et grâce à eux ne pas vivre une vie la nôtre, petite et limitée mais des vies.
Possible ? Réaliste ? Vrai ou faux la vérité est toujours dans l’équilibre.
Ce n’est plus un bateau, c’est un « open space » de journalistes en délire, de détectives privés, de reporters… ça a commencé par les femmes et puis la maladie est devenue contagieuse et s’est propagée à tous : du commandant au mécanicien le plus ignoré au fond de la salle des machines ; elle déborde maintenant ailleurs, au-delà du cargo, au-delà des océans !
Lisbeth a été la première frappée par le syndrome ; elle est arrivée tout agitée au petit déjeuner et s’est précipitée sur moi. Je n’avais aucune envie de bavarder avec elle et étais descendu de bonne heure ; manque de chance, elle aussi. J’allais attraper un plateau et tenter une sortie discrète prétextant je ne sais quoi mais impossible.
Patrick, Patrick j’ai pensé à quelque chose cette nuit et je suis sûre que ça va vous amuser. Je n’en ai plus dormi. Jeanne… Jeanne… c’est formidable cette histoire d’amour, cette femme qui cherche son love depuis si longtemps, il faut l’aider ; on va le retrouver.
Comment donc, c’est insensé. On ne rentre pas comme ça dans la vie des gens et puis c’est compliqué, depuis tant d’années.
Mais non ; si on ne le cherche pas, of course on ne le trouvera pas c’est une anguille dans un pré comme vous dites mais il faut le faire.
Jeanne vous l’a t’elle demandé ?
No, of course no, elle ne sait même pas que j’ai eu l’idée. Je vais lui dire la chose, elle est trop seule. Je l’ai vue demander à tous ici et ils sont nombreux ; oh my god, c’est exciting. Peut-être la destiny. Patrick, vous êtes un homme, vous êtes intelligent, vous avez le computer, moi je ne sais pas comment ça marche mais on va partout avec… on trouve tout avec le computer.
Elle m’agaçait, je ne voulais en aucune façon me mêler de cette histoire quand Catherine est arrivée. Lisbeth encore plus excitée, peut-être à cause de mon indifférence et même de mon opposition s’est jetée sur elle.
- Venez, venez prendre le café avec nous et nous dire ce que vous pensez. Cette histoire, Jeanne qui cherche son boy friend si on l’aidait à le trouver, si on lançait une enquête, si on essayait quelque chose. Les miracles, it’s possible, pour moi ce n’est pas si compliqué avec le computer de Patrick. Is not’it ?
Catherine est restée songeuse pendant que Lisbeth continuait à parler, à raconter je ne sais plus quoi, une histoire farfelue, touchante, de frères qui s’étaient perdus de vue pendant la guerre et qui s’étaient retrouvés 40 ans après. Pour une fois, elle était particulièrement en beauté, les cheveux relevés sur la tête en une belle torsade blonde, une jolie robe plissée d’un rouge profond et des espadrilles assorties. Charmante en vérité.
Je pleurais, je pleurais devant mon télé quand je les ai vus se retrouver. Patrick, c’est pareil ; on va faire l’aventure et vous, vous allez aider et vous aussi Catherine…
Catherine est sortie de sa réflexion :
Comment ? Que dîtes-vous ? ah oui, vous parliez d’amour, je ne sais pas, je ne crois pas que nous devions nous en mêler, c’est sa vie privée…
Catherine, oui l’amour, il faut faire quelque chose pour l’amour ; c’est si romantic. Il est peut-être là, à coté de nous, il l’aime peut-être encore, may be... L’amour, moi je ferai tout pour l’amour !
A dire vrai, elle commençait à m’amuser ; elle était rose vif maintenant, l’œil pétillant, le déshabillé à fleurs alors que le temps passait devenait un peu incongru. Le matelot chargé du service des petits déjeuners que nous connaissions bien maintenant puisque c’était toujours le même était debout derrière nous, le plateau à la main ; il ne bougeait plus, ne faisait plus rien et n’en perdait pas une.
L’amour, nous sommes tous été amoureux et vous, vous avez donc oublié. No, it’s not possible ! Pas possible une chose pareille ! Oublier l’amour. Vous, jeune homme, avez vous une girl friend ? Que faisez-vous pour la retrouver si elle disparait ? Pfuitt !
Face book, mes copains
Voilà, voilà Patrick, il a raison le garçon et moi, j’ai l’idée : il faut prêter votre computer et il faut … il faut chercher partout, on va lui retrouver son baby d’amour ; vous pensez ça, comme moi Catherine ?
A ma grande surprise, Catherine s’est animée, plus que cela, elle a pris les choses en main :
Oui, mais il faut de l’organisation ; on ne peut pas chercher comme ça, dans le vide. Il faut partir d’éléments concrets, savoir exactement quand elle a fait ce voyage, sur quel bateau, dans quelle compagnie, trouver une piste et la suivre. Il faut demander au commandant de nous aider et à l’officier de transmission aussi. Qui le connait ici ? qui lui a déjà parlé ? il faut que nous puissions faire des recherches et communiquer avec l’extérieur.
J’étais abasourdi devant une si longue tirade Dominique est alors entré, nous les avons laissés là et sommes partis faire notre « jogging » habituel.
Qu’est ce qui passe, vous aviez l’air de comploteurs ?
Rien, Lisbeth qui s’excite comme une folle et qui veut aider Jeanne à retrouver son bonhomme
Foutaise, à quoi ça sert ? S’il avait voulu, il l’aurait bien retrouvée, elle. Heureux homme, laissons le là où il est. Si cela se trouve et c’est fort probable, il a femme et enfants dans un coin perdu et voir arriver ces folles, il faut lui épargner cela !
Tu as raison. Tu t’es inscrit pour la saison prochaine à l’aviron ? On pourrait peut être se retrouver le samedi ?
L’année prochaine, l’année prochaine Dieu seul sait ce que je ferai.
Vous avez l’intention de déménager ?
Je ne sais pas. Je partirais bien mais Catherine est attachée à sa maison, à sa vie, à son chat comme une arapède. De plus, ma fille est enceinte alors….
Nous avons fait en silence un tour de plus et étions en sueur quand nous avons fini. Elles étaient toujours là et entouraient Jeanne qui répondait à leurs questions. C’était Catherine qui la questionnait, elle était passionnée, cela se voyait à ses gestes, tous l’écoutaient ; Sam à ses cotés, prenait des notes, le matelot sensé servir avait abandonné son plateau et intervenait, il faisait rire les autres. La table était recouverte de tasses de café à moitié bues ; Catherine s’est levée, a marché de long en large, s’est rassise, s’est relevée, a posé encore quelques questions à Jeanne ; elle a pris le cahier des mains de Sam, a relu les notes et dispatcher les rôles. C’était clair, chacun avait sa mission ; le jeu de piste commençait !
De là où nous étions, nous les avons vus se séparer et partir très affairés chacun dans leur coin.
Depuis on ne parle plus que de ça. Il n’y a plus d’autre conversation.
Les femmes sont excitées comme des mouches, même le commandant s’est pris au jeu, il a de vagues souvenirs de cette époque là car il était jeune officier ; je crois que cela l’amuse de voir ces femmes conspirer comme des gamines. Je sais qu’il a interrogé la compagnie maritime et envoyé des mails à d’anciens collègues qui faisaient la ligne autrefois. Chaque jour, de nouvelles idées fusent. Un début de piste a été trouvé, vite abandonné car les dates ne correspondaient pas. Des recherches ont été lancées tous azimuts. Très vite, elles ont réussi à identifier et à localiser le bateau qui existe encore mais ne fait plus de traversées, il cabote sur la côte africaine ; la compagnie qui l’affrétait, elle non plus n’existe plus, elles cherchent qui l’a rachetée ou reprise. C’est amusant, on se surprend à donner des idées, son avis, à chercher des indices, à attendre avec impatience voire fébrilité des réponses. De plus, on découvre ce qu’était la vie à bord autrefois, une autre façon de voyager. A l’époque les cargos remontaient le fleuve après Buenos Aires, ce qu’ils ne font plus maintenant et chargeaient de nombreux voyageurs. On les disait mixtes, il pouvait y avoir jusqu’à une trentaine de personnes, dans un confort assez rudimentaire mais confort suffisant quand même. Des cabines privées, des douches. A chaque escale, il montait et descendait des gens ; si le bateau était ancré au large, des camelots, des vendeurs de toutes sortes arrivaient sur des pirogues, grimpaient à bord et venaient proposer leurs marchandises. Il n’était pas rare qu’il y ait des passagers clandestins mais on fermait les yeux du moment qu’ils aient débarqué avant de traverser l’atlantique.
Son homme, elles l’ont découvert, ne pouvait être que Français, Français de métropole ou des départements d’Outre-Mer ; en effet le bateau battait pavillon français, la compagnie qui l’affrétait était française de même que les équipages et le personnel. Alors pourquoi ne lui parlait-il pas et pourquoi en garde t’elle le souvenir d’un étranger au prénom bizarre ? Khal… ce n’est quand même pas commun.
Lisbeth est de loin la plus motivée et nous raconte ses histoires d’amour à grandes rasades de whisky. On fait maintenant la fête tous les soirs …l’officier de transmission vient lui aussi ainsi que d’autres marins dont je ne connais pas bien les attributions. Hier, ils ont mis de la musique et dansé, Lisbeth et Catherine étaient déchaînées. Lisbeth voulait à toute force apprendre le tango argentin au capitaine qui s’est enfui et Catherine n’était pas la dernière ! Quelle métamorphose ! c’est elle qui collecte les informations, les croise ; elle seule est autorisée à utiliser les ordinateurs de bord sans demander d’autorisation préalable. Elle reprend goût à la vie celle la ! vient maintenant déjeuner et dîner avec nous. Finie la camomille le soir, elles s’installent à l’avant et nous les entendons rire avec les membres de l’équipage qui, bien sûr, sont au courant et préfèrent de loin cette aventure au feuilleton TV. Je crois que même l’homme de soute doit, bercé par le bruit des moteurs ! rêver d’un épilogue heureux à cette histoire d’amour !
Je tente de rester en dehors de cette effervescence et plus particulièrement de ces trois femmes qui sont maintenant complices comme cochon et dont les seules conversations portent sur l’amour, les hommes, les passions et les cœurs brisés !
Jeanne qui est à l’origine de ce séisme est finalement la plus sage et semble même quelque fois déroutée ,voire inquiète, de l’hyper activité des deux autres. Ce doit être effectivement un peu troublant ; déboussolée elle donne des réponses surprenantes, je la pense un peu débordée par les évènements. Elle laisse faire, le regard un peu vague comme plongée dans ses pensées. Elle doit être inquiète, on le serait à moins car en imaginant qu’on le retrouve, qu’elles y arrivent, ce dont je doute, ce type là, il a fait sa vie, il est vieux, il est peinard, quelle embrouille pour lui et à quoi ressemble t’il ? Il y a de quoi la tracasser la belle Jeanne qui réapparait avec ses rides, sa petite mine et son coté un peu allumé !
Je vais quand même aux nouvelles….
▪
Les adjectifs…
Jeanne l’a tuée un jour de tempête. C’est écrit. Comment l’a-t-elle tuée ? Peu importe, c’est fait. Je pensais être emportée par l’élan, je pensais que conjuguer la tempête et le crime allait être comme un ouragan et m’entraîner dans une saga passionnée et violente… C’est là que j’ai mesuré qu’entre le bouillonnement que j’avais en tête et la réalisation sur le papier, la différence était grande. Il me fallait tout ordonner : d’un côté les turbulences, la démesure, les éléments incontrôlables, incontrôlés ; ces flots qui s’abattaient sur le bateau, la nuit, l’angoisse, le bruit, plus que ça les hurlements du vent, les claquements, le tintamarre et ce qu’elle ressentait. Pas si facile. J’ai choisi non, je n’ai pas choisi, les choses se sont imposées.
Bouleversée par ce qu’elle venait de voir : l’autre, la sorcière séductrice, la créature et son homme face à face, statufié, hypnotisé, Jeanne oublie tout, puisant dans la tempête à venir une force incommensurable. La tragédie s’annonçait, elle était là.
Intensité du moment, montée en puissance, amplitude démesurée, aucun mot, aucun adjectif n’avait assez de force, d’intensité, ne déclenchait assez de mouvement, n’exprimait suffisamment la violence de l’instant que je voulais faire partager.
C’est à ce moment-là que brutalement m’est revenu le souvenir de cette femme écrivain, assise en face de moi, une tasse de thé à la main, sûre d’elle-même, fustigeant avec dédain « tous ces gens qui se targuent d’écrire, mauvais écrivains faciles à reconnaître au nombre d’adjectifs qu’ils utilisent » a-t-elle conclu. Souvenir claque. Souvenir arrêt sur image, arrêt sur le mot.
J’étais dans le charivari, j’étais dans le tumulte, dans la passion, je cherchais justement le mot mais aussi les adjectifs qui seraient mes relais vers l’autre, vers le lecteur ; que lui aussi perde pied, qu’il soit arraché de sa petite vie tranquille et basculé dans ce chaos indescriptible.
Adjectifs : marches multiples, variées, subtiles, apportant des nuances, des précisions, une progression vers ce que l’on veut dire qui, par leurs accumulations stimulent l’esprit, construisent le sens. Il faudrait les sauter ces marches et arriver à l’étage supérieur étourdi et essoufflé. J’aime les chercher, quelques fois même les débusquer, les remettre en ordre, dans mon ordre. Leur multiplication ne fait alors plus qu’un et ce « un » est au plus près le degré de vérité que j’ai voulu atteindre. Le lecteur suit le même chemin et donne à chacun d’eux des significations qui peuvent être un rien différentes des miennes. Nos « un » se marient alors, construction intelligente, adéquate, juste.
Ficelle m’interrompt. Elle n’a plus qu’un chaton, j’ai donné les autres ; elle reprend de l’autonomie ; pour la première fois depuis longtemps, elle s’est intéressée à nouveau à mes écritures, passant et repassant sur le clavier avec les conséquences que l’on sait ! Ficelle devient écrivain et je suis renvoyée à mes casseroles…Mais non, je m’accroche, la détrône et j’y reviens….
Pourquoi traiter avec un tel mépris les adjectifs et pourquoi ne pas alors en faire autant avec les noms, les adverbes ? Il faudrait trouver « le » sujet, « le » verbe et « le » complément, tous exacts, pleins, entiers, se suffisant à eux-mêmes.
Différence entre le collier de perles et le solitaire ?
Différence inepte qui oppose les mots alors qu’ils s’additionnent, se complètent, qu’ils s’enrichissent mutuellement.
J’ai relu alors ma tempête ; elle m’a semblé ou trop ou pas assez. Furieuse d’avoir été interrompue par cette réminiscence brutale, ce jugement sans appel, j’ai envie d’en rajouter partout des adjectifs, comme des enluminures autour du texte principal. Et puis… claque à nouveau ! J’ai pensé à la peinture contemporaine, à la sculpture que j’aime dépouillée de tout artifice ; le retour à la ligne pure, exacte, une. Le plat, couleur unique, inaltérée, pure et tout s’est de nouveau embrouillé. Ne m’apparaît qu’une porte de sortie : continuer, fabriquer, écrire, avancer, ne plus chercher dans les chemins de traverse le comment faire mais uniquement la force du « faire ».
Jeanne, Madame Santini, Madame Santini ? Jeanne, ouvrez les yeux, regardez-moi. Jeanne, c’est le Capitaine qui vous parle. Madame Santini, vous allez mieux ? Que vous est-il arrivé ? Un malaise ? Un coup de fatigue ? Voulez-vous un verre d’eau ?
Elle se redresse, regarde autour d’elle avec effroi, s’accroche au commandant penché sur elle.
Ca va, ca va, je ne sais plus, je ne sais pas, tout a tourné, j’ai cru le voir mais ce n’est pas possible.
Qu’est ce que vous avez vu Madame Santini ?
Le perroquet, son perroquet ; j’ai vu le perroquet.
Et c’est lui qui vous a fait peur ?
Oui, c’est lui ; elle est là, j’ai peur, je ne veux pas….
Mais il est inoffensif Carot, regardez-le, il est sur son perchoir. Je ne suis même pas sûr que lui vous ait vue car il est vieux, tellement vieux qu’il est sourd et à moitié aveugle.
Je ne veux pas, je ne veux pas le voir. Elle va apparaître elle aussi, elle va venir…
Qui Madame Santini ? Nous sommes en mer, en pleine mer, loin de tout depuis longtemps et vous connaissez tout le monde.
Non, elle est là, elle rode, vous ne la voyez pas, moi si.
Qui Jeanne, qui voyez-vous ?
La femme, la folle qui était montée à Dakar, celle qui voulait….
C’est impossible voyons, il n’y a que vous et moi et l’officier de quart ; vous ne craignez rien et aucune femme n’a embarqué à Dakar.
Elle a sa robe rouge ; c’est une malfaisante ; le malheur est sur moi, sur nous.
Buvez, buvez et asseyez-vous, vous verrez qu’il n’y a rien, ni personne que vous, moi et Bruno l’officier de quart. Il fait beau, la mer est calme, tout va bien.
Elle était là, elle était là le jour de la tempête, lui aussi. C’était affreux, tout ce sang et lui qui coassait.
Calmez-vous, vous avez encore perdu conscience, mon second va vous raccompagner à votre cabine et ce soir nous vous apporterons votre dîner dans votre cabine. Je vous ferai parvenir un comprimé, c’est un léger sédatif, vous dormirez un peu et demain on n’en parlera plus. Etes-vous sujette aux vertiges, avez-vous la tête qui tourne souvent ?
Non, rien de tout cela ; excusez-moi, j’ai eu très peur. Je veux aller dans ma cabine, oui, je veux bien mais je ne veux plus le voir, lui.
Ce n’est qu’un oiseau, il ne vous fera pas de mal ; un jour quand vous irez mieux, je vous raconterai l’histoire de ce perroquet ou du moins ce que j’en sais. Il fait partie des meubles ici et depuis des années n’a pas quitté la passerelle. C’est notre mascotte.
Oiseau de malheur
Non, Jeanne, au contraire ; il nous prévient quand des tempêtes arrivent, c’est incroyable mais c’est comme ça ; je vous raconterai. Les marins si je les laissais faire le bichonneraient comme un enfant. Cela semble stupide et pourtant…ils sont rassurés quand il est là à tel point que l’armement hésite à en mettre un dans chaque cargo. Un 6ème sens, il semble avoir un 6ème sens, n’est ce pas Carott ?
Je le connais, c’est son perroquet, il était déjà là à mon 1er voyage et elle l’avait sur l’épaule tout le temps.
Oui, oui c’est cela… Allez vous reposer, on en parlera plus tard. Il reste là, ne craignez rien, vous ne le verrez plus. Reposez-vous Jeanne, reposez-vous. Peut-être êtes-vous restée trop longtemps au soleil aujourd’hui ; le soleil est traître ici, bientôt nous serons à Rio ; vous ne vous êtes pas méfiée, une aspirine, de l’eau, beaucoup d’eau, buvez, buvez encore et demain vous serez en pleine forme. Bruno vous accompagne.
A petit pas, appuyée contre Bruno qui la soutient comme une enfant malade, Jeanne va prendre l’ascenseur. Jusqu’ici, elle s’y est refusée. Un ascenseur dans un bateau, incroyable non ? C’est tellement incongru qu’elle a peur de s’y trouver enfermée et préfère comme autrefois passer d’un pont à l’autre par les escaliers métalliques extérieurs. Occasion de voir la mer, l’infini et même l’au-delà de l’infini.
Laissez moi, je vous remercie, cela va mieux ; je monterai dîner.
Vous êtes sûre ? J’appelle Lisbeth ou Catherine, elles peuvent peut-être vous aider ?
Surtout pas. Laissez moi….seule, je veux être seule.
Elle va essayer de venir, elle, la rouquine flamboyante, la folle; personne ne sait que je l’ai tuée. C’est une revenante ; je sais qu’elle est là, je la sens, je la vois ; elle est revenue pour se venger. Il faut de l’ail comme pour les vampires ou de l’eau bénite ou… je ne sais pas, j’ai peur. Ne rien dire, surtout ne rien dire…
Mon Dieu la tempête, tout me revient maintenant. Ils sont là mes souvenirs, compressés, en tas informes, ils vont exploser. Ma tête, ma tête, j’ai mal.
Je les vois, elle, lui, le perroquet, c’est un cauchemar ; il est venu nous dire de rentrer, ils sont partis, je suis seule; le roulis et le tangage se conjuguent, impossible de rester debout sans se tenir, de marcher droit dans les coursives sans s’accrocher aux rampes, je suis projetée d’un coté à l‘autre et arrive tant bien que mal, titubante à ma cabine. La mer est de plus en plus forte, le vent la débite en lames qui s’envolent vers le ciel et que je ne vois pas redescendre, des paquets de mer, des tonnes d’eau se projettent sur mon hublot, je ne vois alors plus rien que des multitudes de bulles monstrueuses, transparences verdâtres, nouveaux abimes dans lesquels j’ai trop peur de tomber, de disparaître. Je suis accrochée à la table elle-même fixée sous le hublot, des deux mains, des deux bras et j’ai peur, tellement peur de ne pas avoir assez de force, de tout lâcher et d’être projetée contre la cloison. La colère du ciel est là, la colère divine, il n’a pas supporté lui non plus cette trahison ; elle est au moins égale à la mienne et se déchaîne. La pluie maintenant tombe si fort que je ne vois plus rien que ces masses d’eaux qui viennent s’abattre contre ma vitre ; la mer semble crier, hurler. La nuit est tombée, le bateau tape de plus en plus fort sur la mer, se redresse et retombe ; des creux terrifiants, nous ne ressortirons pas vivants, suivis de remontées qui à n’en point douter vont nous retourner ; nous ne sommes plus rien ; des éclairs, lanières de feu qu’un dieu furieux lance contre nous, contre elle cette sorcière, zèbrent le ciel et laissent entrevoir la mer en délire. Ciel et mer se font la guerre, ciel et mer rivalisent, ciel et mer courroucés se déchainent et joignent dans un fracas infernal leur fureur à la mienne.
Je suis dans l’épouvante, dans l’épouvante de ce déchainement, dans l’épouvante de moi-même me demandant si ce cataclysme n’est pas aussi mon œuvre, fruit de ma fureur, de ma colère. Rien ne peut plus m’arrêter ; là est ma destinée.
On ne peut plus tricher dans ces moments là. Je suis seule, terrifiée mais sûre de moi, ma route est enfin tracée. C’est une évidence, une certitude absolue, inéluctable et pourtant je lutte, j’ai tenté de lutter. Mon corps est paralysé mais mon cerveau m’envoie des ordres, des messages :
Concentre toi, bande tes forces, utilise ta colère si tu veux vivre, vivre encore, être débarrassée d’elle. Aie du courage ; il faut entrer dans l’action ; demain il sera trop tard, le mal est fait, le venin inoculé ; prends ton courage à deux mains, il est venu le temps du châtiment, de sa condamnation ; va l’exterminer cette créature du Diable.
Oui, c’est comme cela que ça s’est passé. J’ai tout bravé ; je me suis mise en chemin.
J’y suis allée, ça je le sais, j’en suis sûre, j’ai réussi à y aller. S’accrocher, s’accrocher partout, c’était si difficile. La lumière s’est éteinte, s’est rallumée. Sa porte ouverte. Oui, je vois la porte ouverte ; après, tout est rouge ; après, je ne vois que du rouge : voile devant mes yeux, sa robe étalée et ce sang répandu autour d’elle, tout ce sang, sang de la punition, de la damnation.
Ensuite, je ne sais pas, je ne sais plus, je ne veux pas savoir. Je veux oublier qu’elle a disparu, que tout s’entrechoquait dans ma tête et qu’en même temps j’étais tout d’un coup sereine, affranchie de mes angoisses, étonnée d’avoir pu le faire, de l’avoir fait, que cela fût si facile et de n’en tirer que du contentement. La tempête a continué jusqu’au matin. Elle m’était devenue familière, je ne craignais plus rien. Au jour, elle est tombée ; je suis sortie de ma cabine en titubant ; j’étais épuisée et ne savais où aller.
Je n’aurais pas du revenir, pourquoi suis-je sur ce bateau ? Je ne reconnais rien. Qu’est ce que je fais là ? Pourquoi ai-je pris le risque de la revoir cette salope ? C’est elle qui va m’avoir, elle me cherche ; je dois chercher et trouver Khal, il va me sauver, encore.
▪
10 juin
L’histoire d’amour, je la voulais aussi intense que le meurtre dans la tempête. Deux moments forts dans l’histoire ; moments incontournables puisque l’un dépend de l’autre. On ne tue pas pour rien. Il faut aimer, aimer tellement, aimer passionnément pour franchir toutes les barrières, tous les interdits et passer à l’acte ; c’est fait, elle l’a tuée. Décrire l’amour, la passion… J’ai écrit il y a maintenant quelques semaines une ou deux pages, un rêve qu’elle fait alors qu’elle commence à peine ce deuxième voyage, retour aux sources. Mais un rêve, une évocation sont-ils suffisants, convaincants et justifient-ils la mise à mort ? De toutes les façons, chronologiquement, ça ne tient pas la route car ce ne sont que des souvenirs, de pâles réminiscences et non la réalité.
Je sais, mais quand l’ai-je fait, que j’ai raconté l’attirance qu’ils ont l’un envers l’autre mais la passion, les corps qui se trouvent, l’union fulgurante, la fureur déchaînée à l’instar de la mer, cet amour l’ai-je vraiment décrit ? Et si je l’ai fait, qu’ai-je dit ? Probablement du conventionnel puisque je n’en ai pas de souvenir. Je crois savoir pourquoi. Jeanne est ce qu’elle est. Petite fille souffrante recueillie, élevée et même aimée par son institutrice, elle est partie là-bas dans son ONG emportant avec elle sa jeunesse détruite, recollée mais dont elle garde tant de cicatrices.
Les garçons ? Elle a bien dû là-bas au village les connaître. Elle est jolie. Elle a tenté, c’est certain, d’aimer et d’être aimée mais ces hommes en puissance eux-mêmes dans la découverte de leur sexualité, jeunes mâles impulsifs et batailleurs étaient prêts à tout pour épater les copains. Elle est passée de l’un à l’autre ; timides et novices dans ses bras, querelleurs et arrogants dès qu’ils retrouvaient leur bande se vantant de l’avoir « eue ». Rapides étreintes, furtives embrassades pour qu’il ne soit pas dit, surtout pas qu’ils étaient amoureux. Elle en sortait plus désemparée et seule que jamais espérant sans y croire que le prochain enfin la consolerait, la comblerait.
Elle a cru une fois que ça y était, un gars du bourg à côté, mais la rumeur était là et les parents de ce garçon vigilants. La sentence est tombée :
– Ce n’est pas une fille qu’on épouse, tiens-le toi pour dit.
Alors elle était partie ; il fallait mettre des kilomètres, des pays, des mers entre ce passé collant à la peau et la nouvelle Jeanne qu’elle pressentait.
Battue, rejetée, baisée, annihilée, il lui restait au fond d’elle-même la certitude qu’un jour elle s’en sortirait. Elle attendait et puis voilà qu’elle rencontre Khal et c’est moi qui me trouve désemparée. Je n’ai pas envie de pitié et de compassion, pas plus d’un rapport habituel. L’homme, le bon géant au grand cœur qui enfin lui fait découvrir l’amour, l’amour avec un grand A, qui l’initie au plaisir physique, qui participe à la naissance d’une autre femme, l’autre Jeanne, pleine, entière, sensuelle.
Tout d’un coup, allez savoir pourquoi j’ai inversé les rôles. Je ne pouvais pas faire autrement, c’était impossible. Un tout petit bout de bonne femme ouvrant sagement les jambes, même avec ardeur, même avec plaisir ne pouvait pas devenir une « assassine » ; trop timorée, trop timide, trop en deçà de la vie. Il fallait qu’elle porte déjà en elle une force insoupçonnée ; il va me falloir alors peut-être reprendre tous les textes déjà écrits et glisser des indices. C’est le jeu.
Battue mais cependant déterminée, violentée par la vie, par ses premiers amours mais gardant en réserve, bien cachés, du tonus, de la vitalité, du peps.
Jeanne écrasée par la vie, Jeanne résistante, puissante. C’est dans l’amour alors qu’elle se serait révélée et Khal l’homme qui passe le seuil de sa cabine, qui s’approche, qui la prend dans ses bras tout ému de sa fragilité découvre une amante tentatrice, séductrice, vivante, triomphante, sûre d’elle. Elle le regarde s’approcher, grande stature qui va l’envelopper peut-être même l’écraser, l’engloutir… Non, elle s’esquive, lui glisse entre les bras et c’est elle qui devient le meneur de jeu. La petite fille, la jeune femme timide trouve et invente instinctivement les gestes, les attitudes et c’est l’embrasement total.
Elle l’a couché sur le lit, sur le dos et est restée tout d’abord debout à ses côtés, elle se penche et effleure de ses lèvres le visage de cet homme. Baisers légers, baisers papillons qui lui ferment les yeux. Etonné de n’être pas le maître du jeu, il ne bouge pas, gisant bienheureux. Il pense qu’à tout moment, il peut inverser les rôles, reprendre l’initiative. Il se trompe ; c’est trop tard maintenant, le temps du désir, le temps du plaisir est venu et ce temps se démultiplie. Les doigts de Jeanne, ses lèvres caressent doucement son visage, dessinent des arabesques, glissent le long de ses joues, frôlent ses lèvres, s’y attardent doucement. L’un d’eux, l’index peut-être, pénètre lentement dans sa bouche, reste sur le bord, hésite, reprend sa valse sur la bouche qui s’entrouvre. Il sent des frissons lui parcourir le corps entier. Il ne bouge pas. L’instant est magique. Le doigt descend sur le menton puis la main s’ouvre à nouveau légère et délicate vers le cou qu’elle caresse. Il n’en peut plus ; il veut se lever, la prendre dans ses bras mais elle le retient de son autre main ferme et appuyée, cloué sur le lit. Il comprend ; il abandonne toute résistance et se laisse faire. Il se livre, il succombe. Elle se penche et l’embrasse là, à la naissance de l’épaule si légèrement qu’il pense rêver. Il est enveloppé de son parfum, subtil et délicat, pénétrant. Porte ouverte vers un autre monde dont il ne devine rien si ce n’est qu’il ne peut être que douceur et volupté. Il ne bouge plus. Il attend tout, il n’attend rien. Il sent naître puis monter du plus profond de lui-même un immense désir, inconnu jusqu’alors. Ses mains, ses mains à elle voltigent maintenant autour de lui, petits gestes précis entrecoupés de baisers toujours aussi légers qui l’étourdissent. Elle a entrouvert sa chemise ; elle se penche encore et encore, elle glisse ses doigts sur les poils de sa poitrine, découvre les tétons et de son pouce et son index joue avec, puis descend, descend le long de ce grand corps qu’elle a maintenant en partie dénudé. Ses mains continuent leur danse, leur valse, leur route vers l’épicentre, vers son sexe qu’il sent gonfler, se tendre, exploser. Elle le libère. Il ne peut plus rien faire qu’attendre, la laisser faire ; il est désir impérieux, tension, souffrance, souffrance presque intolérable ; il n’en peut plus, néanmoins il se contient ; il va exploser. Il explose là dans sa bouche car si ses mains ont tout découvert, sa bouche est venue engloutir ce sexe turgescent. C’en était fini de lui. L’éruption a jailli, il a crié de plaisir, elle l’a inspiré, sucé, avalé jusqu’à la dernière goutte. Il est anéanti et reprend son souffle. C’est le vide total dans sa tête mais ce n’est pas fini ; quand il reprend un peu ses esprits, quand il ouvre les yeux elle est là encore, presque nue ; silhouette qui se découpe au-dessus de lui. Ce ne peut être vrai, il rêve encore. Que fait-il, que doit-il faire ? Un flot de questions l’assaille qu’il remet à plus tard. Il est si bien. C’est alors qu’elle recommence. Cette fille imagine, invente, trouve les gestes de l’amour. Elle le maintient encore couché, sous sa coupe à elle ; ses mains volent autour de lui, sa bouche se pose là où elle le veut, ses cheveux lui balaient le torse, le ventre, caresses insoutenables ; il sent le désir monter à nouveau. Il veut partager, il veut donner, elle l’en empêche et c’est au moment où encore une fois son sexe érigé est prêt à exploser que sans comprendre comment elle est là, au dessus de lui, il le sent s’enfoncer en elle qui le chevauche. Serré dans un étui glissant, chaud, voluptueux, il craint de s’abandonner encore et se retient de toutes ses forces, la tenant par la taille et l’obligeant à ne plus bouger. Il sent néanmoins son sexe emprisonné dans un étau vivant, palpitant, de feu. Elle se dégage alors, serre les cuisses de chaque côté de son corps si fort qu’il ne peut plus rien faire que subir, attendre, espérer l’explosion finale, la jouissance infernale. Empalée sur son sexe, elle se redresse complètement, elle le domine ; statue géante de l’amour. Puis, lentement, elle ondule au-dessus de lui, après, après seulement, quand elle l’a décidé, elle accélère le rythme. Son corps monte et descend au-dessus de lui, il voit ses seins comme de lourds nuages qui bougent dans un ciel d’orage, ses cheveux tombant en vagues ; l’harmonie est complète, le jeu à deux cadencé de plus en plus vite, de plus en plus fort, la jouissance est là, les jouissances, elles jaillissent et les anéantissent tout deux.
Je voudrais en raconter encore et encore ; je la veux maintenant guerrière et amazone. Femme plus femme que femme, animale et sensuelle, dévorante et passionnée. C’est cette femme-là qui va tuer, ce n’est pas la petite bibliothécaire. Elle me plaît cette Jeanne-là, forte, puissante, invulnérable.
Zut de Zut… Je naviguais entre le journal au fil des jours et l’ histoire construite…voilà que je me suis trompée…. Tant pis, on ne réécrit pas la rencontre, la passion…l’histoire s’en passera ! Il faudra venir la dénicher ici….
28 juin
Combien de jours ? Quinze peut-être que je n’ai rien écrit. Creux de vague mais je sens les choses là. Je sens l’épilogue, la fin de l’histoire même s’il me manque des maillons ; maillons secondaires pour moi car tout me semble couler de source mais maillons indispensables pour le lecteur.
Pour me suivre, peut-être faudrait-il qu’il ne lise que quelques pages et qu’il les laisse flotter dans sa mémoire. Quand, quelques jours plus tard, il reprendrait l’histoire, il ne subsisterait dans son esprit que quelques traces des précédents sillons qu’il aurait probablement déjà modifiés au gré de son humeur, de ses envies, de ses frustrations.
Homme ? S’attacherait-il à cette femme paumée, malheureuse ? Aurait-il envie de la comprendre, de l’excuser, de la prendre dans ses bras comme elle est, incomplète et fragile, accablée par le destin, par son histoire ? Ou prendrait-il la défense de la tigresse, attirée comme un aimant par ces femmes amazones ? Etre celui qui l’arrête dans course, être l’élu, le choisi alors qu’elle n’a peur d’aucun, qu’elle les collectionne et qu’elle les jette, la tête haute, frétillant du popotin quand le suivant paré des plumes du paon est dans son point de mire.
Du sexe, il veut du sexe le lecteur. Il les veut toutes deux dans son escarcelle. Pygmalion pour l’une, Sade pour l’autre dans une même recherche de corps à corps, de plaisir, d’extrêmes.
Deux voyages…il faut qu’il s’y retrouve le lecteur! Une jeune fille dans le premier, la même au bout du chemin dans le second ! Les autres personnages, une vieille anglaise ? Peut-être ses souvenirs un peu extravagants l’amuseront-ils, les quelques lignes écrites lui seront-elles une bouffée d’oxygène, un quart d’heure amusant, un clin d’œil à la vie ; prendre le rôle du beau Francisco et laisser dériver son imagination, tout un programme…Lisbeth n’est pas mal non plus !Sous ses déshabillés en dentelles parme se cache une midinette exaltée.
Le jeune couple ? Je ne suis pas sûre que ce soit les mêmes, plus tard ? En tous les cas, au départ, ils semblent s’aimer, sans histoire, sans drame, sans rien d’autre à raconter que leurs voyages, leurs rencontres. Sentira-t-il le lecteur qu’il y a déjà fêlure ? Que le « collé-collé » ne lui convient pas à lui qui rêve d’horizon sans fin, infini ; pas de doute, il aime celle qui marche à côté de lui, celle avec qui il partage le quotidien : café bouillu et pâtes à tous les repas cuites dans la mini-casserole sur le camping-gaz, transpiration et kilomètres avalés, étreintes furtives car éreintés. Elle, elle ne voit le monde qu’au travers de ses yeux, elle ne le parcourt que parce qu’il a tracé le chemin, elle tient son journal, achète des cartes postales à défaut de recopier des recettes de cuisine ; elle ne le sait pas mais elle attend le retour, le retour au bercail ou de suiveuse, elle deviendra meneuse, meneuse d’une vie réglée par les repas, minutée par les obligations, chronométrée, « métro, boulot, dodo » métronome de leurs existences. Ils rentreront dans les normes, auront des enfants qu’il regardera arriver comme des intrus découvrant que la femme aimée, celle pour qui il a abdiqué sa fameuse liberté est devenue gâteuse devant leur progéniture vagissante ; elle ne parle plus que couches, biberons, rythme du sommeil, choix d’école et voit son petit déjà grand et fort, surdoué bien sûr, surdoué comme tous les autres…
Non, le lecteur rejoint là son vécu, ses frustrations, l’ambiance familiale qu’il a voulu fuir. Elle lui colle à la peau. Alors il continue sa lecture espérant je ne sais quel miracle auquel il pourrait se raccrocher ; trouver une idée, une solution, une clé et emprunter alors la porte de sortie. Laissons-lui cette opportunité sinon il va refermer le bouquin, partir au bistrot, s’abrutir de travail, téléphoner à son copain de cœur à qui il ne dira rien, prendre rendez-vous avec une dulcinée, charmante et légère, porte-jarretelles et jupe froufroutante pour retrouver, ne serait-ce qu’un instant, la légèreté de ses vingt ans. Tout sauf devenir cet homme seul qui déambule sur le bateau car la solitude, ce n’est pas son truc ; se retrouver face à lui-même…
Ils sont là, ils complotent tous contre moi. J’ai peur, je le cherche et je ne le trouve pas. Il a disparu lui aussi, il m’a trahie. Ils ont des yeux qui me fouillent; ils vont m’emmener, me faire disparaître. La grande fille, celle qui a une masse de cheveux blonds, celle qui est la plus gentille, n’arrête pas de me questionner.
-Jeanne, tentez de vous rappeler, vous a t’il parlé d’une ville, d’un pays ? Vous souvenez-vous ? Juste un indice…vous avez bien du avoir des projets, faire des plans d’avenir avec lui, imaginer un lieu de vie….
J’aimerais bien lui être agréable, lui dire quelque chose mais rien, je ne sais rien. Je m’accroche au présent, il fout le camp. Je sais que je suis en sursis, je l’ai noté ; j’ai tout marqué sur des feuilles que je garde sur ma table. Il faut que je continue d’écrire, c’est moi, c’est mon histoire. Je la lis tous les matins et je me retrouve. C’est si dur de remonter le passé et j’ai tellement peur qu’ils ne découvrent la vérité. Que feront-ils alors ? Me livreront-ils aux autorités ? Me mettra t’on en prison ? Je veux le revoir avant. Je sais qu’il n’est pas sur le bateau. Je le sais, je ne dois pas l’oublier. Je les ai tous vus. Il faut que j’écrive que je les ai tous vus, qu’il n’est pas là. Ne pas oublier, ne pas recommencer. Je confonds tout, quelques fois je le cherche encore, on ne sait jamais, mais je sais qu’il ne faut pas non plus le dire. Ils me prendraient pour une folle. Déjà, je trouve qu’ils me regardent avec un drôle d’air surtout les deux hommes. Ils parlent, ils me regardent. Ils savent peut-être, ils vont attaquer.
Non, je ne crains rien pour l’instant, les femmes sont là qui me protègent. Catherine, la grande, la blonde, c’est elle que je préfère ; je la comprends. L’autre, l’Anglaise elle pousse des cris, me couvre de baisers, je n’aime pas ça. « Caresse de chat donne des puces » Mon Dieu, d’où me vient cette expression ? Qui me disait cela ? C’est loin, très loin. Je me souviens, je riais avec elle ; je me cachais derrière le fauteuil, un fauteuil avec des pompons, des franges, je me faisais toute petite. Il était là aussi, il fumait la pipe, le journal…le journal et le bruit que faisaient les pages quand il les tournait… elle est assise, elle rit, « coucou, qui je suis ? » elle sent bon. Il y a un tapis avec des dessins géométriques, elle me demande le rouge, le bleu, je cherche ; elle rit. Elle est assise sur le fauteuil vert à pompons et sa jambe se balance. Elle a une chaussure rouge à talon, c’est pointu, je regarde, je vais m’asseoir sur le bout de sa jambe, elle va me soulever, me balancer, chanter. Qui elle ? Elle rit encore, me prend dans ses bras et me renverse en arrière. J’ai peur mais c’est bon. « Encore, encore, encore Maman, encore…. »
Mon Dieu…… mais après que s’est-il passé ? Je ne sais pas, je ne sais plus. C’était elle ma mère ? Revoir, revoir encore ces images, l’entendre… « Caresse de chat donne des puces », son rire, encore son rire, son odeur, Maman.
Jeanne, vous êtes là, le commandant veut vous voir, des nouvelles je crois.
Le commandant ? Quel commandant ?
Philippe ; réveillez-vous Jeanne, à force de rester dans votre cabine, vous nous oubliez et pourtant si vous saviez…nous avançons, je vous raconterai ; il est dans la salle à manger, il vous attend. Sam m’a dit qu’il avait reçu un message vous concernant cette nuit. Allez-y, allez-y vite. On ne sait jamais, qu’ils l’aient retrouvé votre amoureux !
Mon amoureux ?
Jeanne vous rêvez ! Khal ! votre amour perdu…
Ah oui Khal, j’y vais, je me dépêche. Est-ce qu’il est avec Mario ?
Mario ? Qui est Mario ? Vous ne nous avez jamais parlé de Mario.
Si, bien sûr que si ; Mario il voulait m’emmener avec Sam. Sam mon chien.
Vous déraillez Jeanne, on en parlera plus tard ; allez-y, dépêchez vous et venez vite tout nous raconter. Vous allez voir, on va y arriver. Sam est incroyable, il…. Habillez-vous Jeanne, vous ne pouvez pas y aller comme ça et un petit coup de peigne. Vite, dépêchez-vous, on attend tous. Vous viendrez nous voir après…
▪
Vous avez été souffrante plusieurs jours, c’est pourquoi je n’ai pas voulu vous déranger d’autant que je n’avais que des informations fragmentées et incomplètes.
Comme vous le savez peut-être, nous tenons pour les autorités et pour les compagnies qui nous affrètent un journal de bord où tout est consigné. Grâce à Catherine qui a remué ciel et terre, nous avons la compagnie qui, entre temps a été rachetée mais peu importe, la date exacte de votre voyage, le nom du bateau. J’ai demandé alors qu’une recherche soit faite ; la chance nous a souri car il se trouve que, par pur hasard, j’ai retrouvé comme interlocuteur, un ancien capitaine sous les ordres de qui j’avais fait moi-même ma première traversée. Ce sont des choses qui lient. Je viens de recevoir ce compte-rendu ; je l’ai lu. J’ai la liste entière de l’équipage et de tous les passagers avec les lieux et dates des embarquements et des débarquements.
Vous allez probablement trouver des informations importantes ; je vous remets le dossier, à vous de décider si vous continuez vos recherches ou non ; sachez que je peux encore, si cet homme travaille toujours, demander à mon ami Simon de faire des recherche sur les registres actuels.
Cet homme ? Quel homme ? Mario ?
Vous nous aviez dit qu’il se prénommait Khal. Est-ce alors son nom et Mario son prénom ? Quoi qu’il en soit, le document est important ; il est détaillé car il y a aussi beaucoup d’informations sur le fret qui ne vous concernent pas bien sûr pour votre enquête. Je vous le laisse.
J’ai noté, fait marquant, mais vous le trouverez dans le dossier que vous aviez subi une tempête exceptionnelle au large de Lisbonne, qu’il y avait eu beaucoup de dégâts et qu’une passagère avait du être débarquée et hospitalisée. Bonne chance maintenant dans votre recherche, elle avance.
Merci mais tout cela est si loin. La petite fille, est ce qu’elle s’en est sortie la petite fille ?
Une petite fille ? Je n’ai pas connaissance d’une petite fille. Peut-être, après tout, je n’ai pas tout lu, je vous laisse les documents. A ce soir pour le diner. Je crois que Lisbeth a organisé une fête, elle nous a demandé d’être en grande tenue… je ne sais pas si je vais répondre à ses désirs ; il est vrai que nous arrivons demain et que cette traversée a été un peu particulière.
Au fait, j’ai demandé à ce que Carot reste sur la passerelle ; n’y montez pas ; de toutes les façons la passerelle est interdite pendant les manœuvres.
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4 juillet
Surprise ! Hier j’étais obnubilée par le lecteur et la lectrice alors ? Sexe pour lui, émotion pour elle. Un peu facile non ? Histoire qui la ramène vers son enfance ; heureuses ou malheureuses les enfances laissent toujours des cicatrices. Du trop, du pas assez, des jalousies, des manques, des abandons mais que peuvent les parents qui traînent leur passé comme de lourdes couvertures qui ont pris l’eau face aux espoirs sans limite, aux envies, aux aspirations profondes de leurs enfants. Les mères se rappellent de tout cela et tentent de combler, de suppléer, de ne pas reproduire la mise aux normes dont elles ont tant souffert. Elles jouent alors à la petite fille, s’habillent comme des midinettes et s’arrachent les histoires d’amour… Brad et Angelina, William et Kate n’ont plus de secrets pour elles… Elles se veulent victorieuses du temps qui chaque jour leur apporte sa griffe et regardent avec effroi leurs propres filles, résurrections d’elles-mêmes, monter les marches du festival de la vie dont elles seront bientôt exclues.
De la pitié, de l’émotion pour notre Jeanne, mais l’envie inavouée d’être l’autre, celle à qui rien ne résiste, celle qui ose, celle qui prend, qui quitte, qui rit fort et disparaît.
Pas de jeux, c’est Jeanne le personnage principal, celle dont personne pourtant ne parle, l’inexistante et pourtant l’héroïne du livre qui s’octroie la part du lion. Une histoire d’amour. Khal, le beau Khal, l’étranger à la peau basanée, le grand géant au sourire éclatant, au sexe triomphant, elles le veulent pour elles, elles l’ont déjà dans la peau. Elles se lovent contre lui, lui mordillent l’oreille, rient et chantent, glissent leurs mains sous sa chemise, le caressent, goûtent au sel de sa peau et le déshabillent. Elles le veulent nu, athlète aux muscles saillants, enveloppant, amoureux et… exclusif. Alors cette nana qui leur pique, quelle légitimité a-t-elle ? De quel droit ? Comment s’est-elle débrouillée pour le séduire ? Elles perdent leur repère, leur truc, leur certitude : un homme comme lui entre deux terres, entre deux mondes, est pour elles. Vont-elles lui pardonner à cette pauvre fille de le leur avoir piqué ? Elles fondent, elles mouillent pour lui, elles imaginent l’attente, la nuit, l’immensité, les infinis et les nuits étoilées sur le pont, les étreintes, les tendresses, les encore, encore, encore…
Elles se veulent femmes et responsables, maîtresses de maison et cadres dynamiques, elles restent des midinettes et des princesses, rêvent de grands costauds et de princes charmants, de douceur, de douleur, d’effervescence, de jouissance, de reddition et de renaissance.
Vers le 7 juillet
J’ai fait un rêve. Quoi de plus normal sauf que jamais, au grand jamais, je ne m’en rappelle et que là, il est présent comme une réalité passée de l’autre côté et que je voudrais rattraper par les cheveux. Rêve si proche de la réalité que c’en est presque gênant, indécent, comme si tout ce que l’on gardait au plus profond de soi-même se permettait sans autorisation de venir affleurer à la conscience. Il est en lecture directe. Je suis avec quelques personnes, un homme c’est certain, Monique ? L’homme traîne derrière ; n’apparaîtront que plus tard mes belles-sœurs. Il y a la chatte et son petit ; nous avançons au milieu d’une foule de gens pressés, plutôt souriants. Ficelle se retourne sans arrêt, regarde son petit qui trotte inconscient des dangers, minuscule à côté de chaussures de toutes tailles et d’ombres d’hommes gigantesques qui comme une forêt de peupliers vivants avancent. Il est sale, ce petit, plein de toiles d’araignées, d’herbes folles, le poil noir collé. Il court partout au milieu de cette foule bienveillante. Un homme, Alain ? il en a la stature mais pas la voix, un homme qui m’est proche mais dont personne ne connaît l’existence marche à côté de moi et m’engueule. Il est bien élevé. Ce ne sont pas des injures graves mais de sérieux reproches. J’ai bousculé l’emploi du temps de tout le monde et leur ai donné rendez-vous pour leur apporter quelque chose, mais quoi ? Il fait quasiment nuit maintenant. Nous marchons dans une rue inconnue, je pousse un caddy. Monique s’aperçoit qu’il n’y a que des légumes et des bricoles dans ce caddy, les yeux au ciel prenant à témoin l’homme :
- Et c’est avec ça qu’elle compte les nourrir ? Où est la viande ? Elle a oublié la viande.
J’éclate de rire.
- Aucun problème il y a un sup ici.
Nous découvrons cachée sous un immeuble l’entrée d’un magasin. Et tout ce petit monde de s’asseoir dans un coin, sorte d’entrepôt sombre, noir, où il n’y a pas de fenêtre, des papiers sales, des poubelles. Et là, avec une graduation qui devient vite insupportable, comme un enfant mis en examen, tous émettent cachées derrière quelques compliments des critiques sévères pour mon travail. Je suis mise en accusation et me retrouve petite fille.
On parle de moi à la troisième personne. Je suis là pourtant.
- Les personnages…On se fout de ses personnages et de sa petite histoire et c’est pourtant ce à quoi elle s’accroche.
- C’est le pourquoi que le lecteur recherche, les motivations profondes, les ressentis, la face cachée de l’iceberg …
et puis, l’accusation devient directe, frontale.
- Tu continues à nous jeter de la poudre aux yeux, ils dansent et virevoltent ces gens mais ils n’ont aucune profondeur, aucune racine ; le fait divers reste un fait divers.
Les yeux de ma belle-sœur, sa moue dégoutée en disent long. J’écoute assise sur un sac de jute, j’attends que l’orage passe et tente de me justifier.
- On ne peut pas rentrer dans l’intimité des gens. Nous avons nos zones d’ombre ; toi tu le sais et je m’adresse à l’homme. Tout étaler, c’est retirer le mystère, mettre à nu. Ce qui fait l’attirance qu’on a pour quelqu’un c’est sa fragilité sous-jacente, non dite, qui est ou qui n’est pas. C’est la liberté qu’il a exprimée ou non, ce qu’il ressent profondément, de quel droit étalerais-je ce que finalement, à tout bien considérer, je ne connais pas ou si peu. Si les gens prennent tant de temps, se donnent tant de mal pour donner d’eux-mêmes une image construite comme ils l’ont décidée, de quel droit j’irais la démolir et dire la vérité profonde ? Qui peut deviner notre véritable « moi » ?
- Tu es peut-être dans le vrai dit l’homme.
Les autres sont partis, Ficelle et son petit marchent toujours au milieu de la foule. Je me penche pour le prendre, il s’échappe et je découvre un autre petit chat apeuré ; je sais que ce n’est pas le petit de Ficelle, il était noir celui-ci est gris, je fais comme si de rien n’était et le tiens contre moi. Je dois remonter la foule pour rentrer, il est chaud, ne se débat pas. Je repasse devant le magasin, il est encore ouvert. Reste, abandonné, un sweat-shirt à capuchon vert vif, de petite taille ; il a été oublié. Il doit être à Sylvie ; la réalité est là, immédiate : impossible, elle est morte ; alors il est à ses filles bien qu’il soit beaucoup trop petit. Je dois l’emporter, et c’est l’anormalité de ce sweat-shirt vert à fermeture-éclaire posé là qui me réveille.
Si ce n’est pas de la lecture directe ça…
La petit fille, la femme qu’on critique, se débat, tête basse ; c’est que les autres ont raison, elle n’est pas allée au bout de ses personnages qui restent anonymes ; ce n’est pas de la fainéantise, c’est plutôt une espèce de peur. Pourquoi est-ce que je me refuse à écrire sur le papier « C’est moi » « c’est moi, cette pauvre fille qu’ils attaquent »… ? Pourquoi ? Alors que c’est évident ?
Personnages… poupées gigognes qui se cachent les unes derrière les autres pour arriver à la toute petite, la minuscule. Peur ? La peur atroce que la dernière tout d’un coup ne soit pas l’ébauche des autres mais noire, effrayante ou pire encore inexistante.
L’écrivain serait tous les personnages et plus il les découvrirait plus il se perdrait, se dépouillerait pour apparaître dans une vérité autre, sombre, noire, microscopique et disparaître dans le vide.
Oui, c’est vrai, j’ai effleuré les sujets dans « Le train », dans « La résidence des Oliviers » avec la peur viscérale d’être découverte derrière elles, ces femmes souffrantes que je décris. Car elles sont toutes dans la souffrance. Derrière la mort, au-delà de la mort, la liberté ; je ne la trouverai qu’en les libérant, en osant.
Avancer, c’est oser, c’est prendre des risques, c’est se découvrir, c’est assumer ses choix.
Que faire ? Tout reprendre et tout démolir et refaire comme avec de la pâte à modeler une boule, la boule de la genèse, du commencement et tenter encore de créer quelqu’un, quelque chose ? Est-ce assumer ce qui a été fait comme un brouillon, une amorce de ce qui va venir dont je ne sais pas la nature.
La petite fille, la femme qui va tuer ou non, elles sont en gestation ; elles sont des esquisses que je peux encore reprendre, adoucir, faire sortir du cadre, du champ. Les autres, toutes ces femmes que j’ai créées, qui m’ont habitée, mal foutues, cachées derrière leurs voiles, leur apparence, elles sont figées pour toujours, leurs traces sont indélébiles, fusain noir sur la toile blanche ; elles resteront derrière le carcan de leurs souffrances, de leurs non-dits parce que muselées par moi-même, « mère » étouffante. Elles sont des momies entourées de leurs bandelettes.
Je botte en touche.
Ficelle est une réalité, son petit aussi. Il me fiche la panique dans la pièce à côté, signe des Dieux, je dois y aller.
Vous ne pouvez pas renoncer à le retrouver, ce n’est pas possible, nous sommes prêts du but. Nous aussi nous avons envie de savoir, de le voir. Tant de questions sans réponses…. Nous connaissons presque tout : son nom, Khaly Fortuna, son âge : il a 55 ans, le bateau sur lequel il est actuellement. Il suffit de leur envoyer un message, ils lui feront parvenir et après, eh bien après, ce sera à vous de décider… le revoir ou non, où, dans quel port?
Je ne sais plus qui il est ; je ne sais plus rien si je l’ai aimé ou non, je ne sais plus si c’est lui, est ce que tout cela a existé ?
Jeanne, soyez sérieuse, bien sûr que c’est vrai; vous n’auriez pas pu inventer cette histoire. On a tout, le rapport est complet. Vous avez fait ce voyage…
Oui, Catherine, oui je l’ai fait ; mais le reste ? et Mario où est-il ?
Jeanne, il n’y a pas de Mario, personne à ce nom sur le bateau ; je ne comprends pas qui il est, que vient-il faire ici ?
Mario, Mario, c’est celui qui devait m’emmener, c’est lui…
Mais c’est Khal que vous avez aimé, tellement que vous l’avez attendu pendant des années et là, vous êtes sur le point de le retrouver. C’est merveilleux, non ?
Je ne sais pas. Mais elle…
Non, il ne faut pas embrouiller l’histoire avec d’autres. Vous vouliez le retrouver, c’est possible maintenant, à vous de jouer, ce serait trop dommage… L’amour, l’amour c’est tellement merveilleux. Toutes les femmes aimeraient être à votre place et voila que vous reculez ; non, ce n’est pas possible ! Votre histoire m’a passionnée Jeanne, elle m’a fait rendre du recul, je vois pour moi les choses différemment ; à vivre ensemble Dominique et moi depuis si longtemps, à ne jamais se quitter, à ne jamais prendre de décision l’un sans l’autre, nous nous sommes asphyxiés. C’est de ma faute en partie, je le reconnais, nous sommes des morts-vivants, cohabitons et nous entredéchirons. Votre passion est restée intacte grâce à l’absence ; votre attente, si longue il est vrai, est celle de Pénélope pour Ulysse ; c’est un sujet de roman mais en fin de compte, c’est vous la gagnante.
Tout s’embrouille, je suis fatiguée, si fatiguée. C’est avec lui que je devais aller au-delà des montagnes, découvrir la mer et je ne l’ai pas attendu. Je ne sais plus où il est…
Mais si on le sait, on le sait presque, c’est une question de jours.
▪
Elle n’est pas allée aux bureaux de la Compagnie Transcontinentale dont le commandant lui avait donné les coordonnées. J’avais proposé de l’accompagner. Dieu sait que je n’aime pas m’occuper de ces histoires de bonnes femmes mais elle m’a émue. Elle est vraiment désemparée, comme absente et au moment où les choses s’éclaircissent où elle a enfin une piste sérieuse, plus personne, il n’y a plus personne. Comme si cela ne la concernait pas, ne la concernait plus. Les femmes ont toujours été un secret pour moi, celle-là doit détenir le record.
Si ce qu’elle nous a raconté est vrai et qu’elle ait attendu toutes ces années son beau chéri, c’est incompréhensible pour moi qu’elle se défile au dernier moment ; et sa phobie du perroquet… incompréhensible elle aussi. Depuis qu’elle a perdu connaissance sur la passerelle, non seulement elle n’y monte plus mais elle refuse même de déjeuner et dîner avec nous dans la salle à manger des officiers craignant que quelque matelot n’y ait amené l’oiseau ; elle est cloîtrée dans sa cabine, en sort inquiète et craintive, poursuivie semble-t-il par une ombre ; sa propre ombre ?
Je n’allais pas la laisser aller seule dans Rio même si le siège de la Transcontinentale n’est pas loin du port. Dieu sait ce qui lui serait arrivé. Maintenant elle dit ne plus vouloir y aller, c’est bon, je suis débarrassé de la corvée, c’est toujours ça. C’est Catherine qui va être déçue. Elle est descendue à terre pendant l’embarquement des marchandises. Sam a proposé de lui faire découvrir les docks, les quais, le port… Encore une qui repartira sans connaître ni Santos ni Rio mais à coup sûr elle connaîtra mieux la marine française ! Car on ne me retirera pas de l’idée qu’elle et lui… Enfin, ce ne sont pas mes affaires. Elle est métamorphosée et tout déraille sur ce bateau. L’autre, le mari, Patrick ne voit rien ! On le dit, le cocu est toujours le dernier informé mais quand même… A force de l’ignorer, de la considérer comme un rien, cela devait arriver. Les relations homme et femme me semblent d’un compliqué, je t’aime, tu m’aimes, je ne t’aime plus, tu m’aimes encore, à l’envers, à l’endroit, ça se tricote, se détricote. Entre bonshommes, c’est plus simple. C’est oui, c’est non, c’est quelques fois douloureux mais on n’en parle plus.
Mon Dieu, catastrophe, Lisbeth, je ne peux pas lui échapper.
- Patrick, Patrick où est Jeanne ? Elle a retrouvé son love ? Racontez-moi ; et les autres où ils sont ? My God, je suis perdue ; il y a la fête ce soir pour mon birthday ; je ne sais pas comment vous disez ; une année de plus pour moi. Je veux fêter avec vous, Patrick.
- Anniversaire. C’est votre anniversaire. Félicitations Lisbeth. Je viendrai à votre fête mais je ne resterai pas longtemps, je crois que j’ai un peu de fièvre, je vais me reposer.
- Sick ? No, il ne faut pas. A vous seul, je peux dire ; tout dire. Je stoppe à Rio. L’histoire de Jeanne et de son love m’a fait memory d’un homme, A lover. Jamais je pense le revoir mais Catherine, elle a utilisé le computer et il m’attend. Alors je stoppe. Je veux boire avec vous, je veux champagne français pour me donner chance. J’adore, j’adore être married. Encore. Encore one time car après, c’est fini. Too old… Too old… Too sad.
Elle releva alors d’un geste gracieux ses cheveux replaça sa barrette en écaille ; souriante elle se retourna vers moi.
- Dominique ? Avez-vous vu lui ? Le commandant dit que s’il n’est pas revenu sur le bateau à six PM, après tant pis. Le bateau n’attend pas. Moi, je sais un… Comment disez-vous une chose que nobody doit savoir ?
- Un secret.
- Oui un secret, je l’ai vu, il avait son sac ; plein, gros le sac et je crois qu’il ne reviendra pas. I am sure ! He kissed me et quand je lui dis la fête ce soir, « impossible je serai perdu là-bas, englouti » et avec sa main il m’a montré la ville ; et il kissed me encore. Après, il a dit ciao et il est parti. Je voulais lui faire un hello du bateau, il ne s’est pas tourné à nouveau.
- Retourné.
- Oui, il ne s’est pas retourné, il est parti je ne l’ai plus vu.
▪
Nous sommes un mardi, ça je le sais, pour le reste… C’est peut-être le signe du temps qui passe ; plus aucun repère, les jours se suivent. Soleil, pluie, soleil encore… Et puis arriveront les jours phares ponctués de rendez-vous chez le médecin, chez l’ophtalmo, l’otorhino, le cardiologue, les doppler et les électrons machins en tous genres… Jusqu’au rendez-vous final mais celui-là ce n’est pas nous qui le fixons et avec qui est-il ? Le néant ne donne pas de rendez-vous. Immobile, les yeux repliés vers le passé pour s’y accrocher encore ou tenter de trouver enfin, in extremis, la clé de l’énigme. Porte entrouverte dans la conscience de chacun, besoin de régler ce qu’on a laissé dans la corbeille des non-dits, non assumés, non réglés, lse « en cours ». Que d’énergie vaine dépensée, car il est une chose dont nous avons finalement la certitude, c’est qu’on se trompe de cible ; la vie est bien plus inquiétante dans ses incertitudes que la mort dont on ne saura jamais rien. Alors est-ce utile de passer tant de temps à disserter ? Je crois qu’à force de reflexion, je n’avance plus. Autre route à prendre. Ce n’est pas de la résignation ce ne serait que le début camouflé de la mort mais un choix de vie. Continuer à m’interroger non pas sur l’ultime passage mais sur la complexité de la vie, m’employer à en dénicher le merveilleux, l’inattendu. Bon programme.
Réveillée à quatre heures du mat ; elle était morte, c’était certain ; de quoi ? Je n’en sais rien. C’est comme ça. Ça ne me plaît pas du tout, et ce n’est pas dans mes plans. Comment continuer à écrire son histoire, que vont devenir les personnages, tous ces gens qui s’activent pour lui retrouver son amour perdu si elle manque à l’appel. Il va falloir différer. J’en ai le pouvoir, c’est la seule chose qui me reste puisque tout fout le camp ; c’est un leurre. Pouvoir sur un champ dévasté. Ils vont tous débarquer pour tourner en rond d’escales en escales… Ballet nautique à bord d’un rafiot perdu sur l’océan.
Voilà mes bonnes résolutions à terre. Je voulais de l’heureux, serein et que la petite fille prenne enfin sa revanche. Un happy end sous les cocotiers, vent du large, alizées, mer émeraude et regards éblouis. Restons-en là ; demain est un autre jour.
Vers le 11
Où commence la folie ?
Partir à l’autre bout du monde parce que rien ne vous retient ici, que vous ne trouvez pas votre place et qu’ailleurs tout ira forcément mieux. C’est, au plus un manque de discernement car s’il est bien connu que l’herbe est plus verte ailleurs, il n’en demeure pas moins qu’on ne se débarrasse pas si facilement de ce qui colle sous ses semelles.
Tomber amoureuse, vivre sur un bateau une passion intense, se laisser enfin approcher, investir et en redemander, si cela était folie, la moitié de l’humanité serait sous camisole de force !
Voir rouge, éliminer, tuer sa rivale, acte réflexe mal contrôlé ? Instinct de survie avec circonstances atténuantes, les éléments déchaînés…
La ligne jaune est passée mais c’est compréhensible donc raisonnable ; bien ou mal là n’est pas la question. On peut disserter à l’infini sur la chose et les points de vue diffèrent : moralité s’opposant à spontanéité, raison au destin, liberté à l’inéluctable.
Tisser un cocon autour de soi et attendre comme une larve que l’embellie arrive, que l’homme revienne pendant un an, dix ans, vingt ans relève là de quelque chose d’autre ; peur de l’inconnu, réminiscence de l’abandon, nécessité impérieuse de se protéger ?
Aller aux enterrements de femmes inconnues… Déjà en avoir eu l’idée m’effraie un peu ! Pourquoi ai-je une attirance si grande pour les cimetières que j’aime découvrir au gré de mes pérégrinations ? Plaisir, plaisir si particulier de faire les quelques pas qui permettent, entre deux cyprès, de passer du monde bruyant, agressif, incontrôlable au monde des morts enfin apaisé. Il n’est pas question de moi mais d’elle. Ces enterrements, est-ce une façon de l’éliminer encore, tuerie répétitive comme on écrase de plusieurs coups de talon la fourmi rouge inquiétante qui remue encore les pattes ou, moyen détourné, personnel, de s’accorder le pardon. Une fois, dix fois, ce serait compréhensible ; plus, y aurait-il plaisir à être dans la culpabilité, à se complaire dans la tragédie, à revivre jour après jour l’instant où tout a basculé ? Le pire de tout est à venir pour cette pauvre Jeanne car elle apprend brutalement de la bouche du commandant que rien de tout cela n’a existé. Sang, disparition, tout est fantasme. Des années auto prisonnière d’elle-même pour rien. Une vie de recluse pour rien, des remords, des justifications, de la culpabilité, pour rien. Tous ces flashbacks, tous ces souvenirs fantômes de réalités que trois mots écrits sur un papier balayent, anéantissent d’un seul coup. « Une femme a été blessée, on l’a hospitalisée à Lisbonne ».
Il reste l’attente, son attente alors que tout est remis en question. Lui-même a-t-il existé et s’il a existé l’a-t-il aimée ? Plus rien ne tient debout, la construction est à terre et elle, une fois encore, elle est seule, absolument seule ; comme je le suis devant cette page sur laquelle je voudrais du bout de mon stylo mettre le point final.
Ce n’est pas possible ; l’explication est plus loin, cachée, souterraine, il me faut encore remonter le fil d’Ariane pour découvrir l’avant, l’avant tout cela. Je me heurte à la barrière qui en interdit l’accès derrière laquelle se cache son inconscient. Est-ce lui qui s’est transformé en imaginaire et qui lui aurait dicté ses choix ? Est-il responsable du chemin pris ? Muselé par la raison, il renaît comme le Phoenix mais cette nouvelle extraordinaire, certaine, elle n’a pas tué, remet tout en cause ; que va-t-elle faire maintenant ? Coincée entre un passé qu’elle ne comprend plus, construction écroulée et un avenir qui perd toutes ses racines, toutes ses fondations et qu’elle sait limité. Prise de conscience terrible. Elle est un électron libre, une amibe qui flotte dans l’océan. Aucune racine, rien sur laquelle elle puisse s’accrocher maintenant que tout s’effrite sous ses pieds.
Est-ce de n’avoir pas eu d’enfance qui l’a empêchée d’être adulte responsable et raisonnable ou est-ce pour retrouver l’enfance, les premiers souvenirs, ceux qui lui échappent, qu’elle s’est crée un destin de toute pièce. La création serait alors un moyen de retrouver l’enfance, de jouer avec les « Il était une fois », de remonter le temps ; fin et commencement se rejoignant alors ; cycle parfait.
Elle est au terme, elle remonte le temps, encore et encore, elle va toucher alors à la réalité première ; mais en revenant en arrière au plus loin possible , elle est dépossédée du plus important : la conscience que la fin est là, imminente, devant elle.
J’ai perdu la page, pourtant essentielle car elle expliquait beaucoup de choses, de l’éclatement des bombes, de l’horreur, de cette route où elle était avec ses parents, de l’arrivée de l’avion et du mitraillage ; je la vois pourtant cette route poudreuse, les arbres en ligne impeccable bien rangés sur un côté de la route, les champs de colzas jaune pétard ; j’entends des ronflements de moteur, j’aperçois l’oiseau noir qui va fondre, qui pique, qui lâche la mort ; cratères des bombes, poussière en nuage qui retombe lentement, hurlements, tout est là ainsi que la petite fille recroquevillée sous sa mère, morte.
Je n’ai pas envie de raconter le reste : les sirènes, les hôpitaux, les recherches, l’orphelinat et la ferme.
Je crois que je me suis perdue, refusant d‘aller à la rencontre de moi-même, de mon histoire, de mon enfance ; il reste pourtant des témoins, mais des témoins de quoi ? De la faim, unique sujet de préoccupation, des conversations feutrées sous la lampe, de l’ingéniosité qu’il fallait avoir pour s’habiller, trouver ce dont on avait besoin pour tenir coûte que coûte, pour subsister.
Les disparus, les absents, les hommes au loin, au front, au feu, les ruines et l’angoisse du lendemain.
Cela n’a aucun intérêt pour l’histoire.
Tout s’éclaire ; une vie d’avant et puis une seconde dans la ferme des Morot où Mario lui aussi a débarqué de nulle part un jour. Mario… qui ne l’a pas vue partir quand elle a été envoyée chez maman Geneviève ; Mario… Une ombre diffuse dans sa mémoire. Si peu de souvenirs, ses dents blanches, leurs chuchotis, cachés sous le foin dans la remise, leurs rêves de fuite, là-bas plus loin que Novalaise, plus loin que le Granier, là-bas où il y a la mer et même encore plus loin, au-delà de la mer.
C’est tout ce qui me reste ; je dois gratter encore, chercher, comprendre et accepter.
Un jour, elle ne se rappelle pas vraiment quand, elle devait avoir 8 ou 9 ans ; oui, c’est cela elle était en CM1. Il faisait beau, ça, c’est sûr. Qui les avait envoyées, elle le devine maintenant mais n’en a été jamais sûre, deux dames sont arrivées dans une jolie voiture grise. C’était en fin de journée, un peu avant la soupe. Sam a aboyé, comme d’habitude, tirant sur sa chaîne comme un fou en tentant probablement désespérément d’avoir une caresse.
- N’ayez pas peur, le chien est attaché ; dans une ferme comme la notre, il en faut un avec tous ces caraques qui traversent le pays. Des bons à rien qui ne pensent qu’à voler.
Elle a entendu des éclats de voix, elle a compris qu’on parlait d’elle, elle avait peur, très peur que ce soir, quand il rentrerait, il lui crie encore dessus mais qu’est-ce qu’elle avait fait de mal ? Alors elle est vite partie se cacher dans son refuge, au poulailler.
Madame Morot l’a appelée :
- Jeanne, Jeanne où es-tu encore ?
- Vous le voyez, elle disparaît toujours, je vous l’ai dit c’est une mauvaise petite, pas de santé, pas de force, elle est encore allée se plaindre. Mon mari a essayé de la dresser mais une mauvaise graine reste une mauvaise graine
- Jeanne, vas-tu venir ? dépêche toi ou je t’envoie Rex.
Elle n’a pas peur de Rex/Sam mais elle sait qu’il fera une ou deux fois le tour de la cour et viendra immédiatement la rejoindre, gambadant autour d’elle, lui léchant la figure, espérant le petit bout de pain qu’elle garde tous les jours au fond de sa poche, pour lui. Alors ça ne sert plus à rien de se cacher, elle descend les 2 barreaux du poulailler et la tête basse, tremblante, avance.
Viens ici ; ces dames sont venues te chercher. Va prendre tes affaires.
Elle regarde les dames, juste un petit regard par en dessous, elles sourient, elles ont l’air gentilles. Elle ne sait plus ce qu’elle doit faire. Partir vite, se cacher encore, trouver ses affaires, mais quelles affaires ? Dans le poulailler elle n’a que son tricot, c’est Madame Morot qui a le reste chez elle, dans un carton ; elle sait où il est le carton mais il est tout cassé, comment va-t-elle faire ? D’abord son tricot, elle verra pour le reste.
- Qu’est ce que tu fais là ? où que tu vas ? Tes affaires, dans l’armoire, dans ta chambre.
Elle reste debout hésitante, se balançant d’un pied sur l’autre, les regardant et ne comprenant rien. Sa chambre ? l’armoire ?
- Bon j’y vais bonne à rien ; reste là, attends moi. Je n’en ai pas pour longtemps.
Et son tricot ? Elle se fera gronder si elle oublie son tricot. Elle ne bouge pas, reste là près des dames puis d’un coup s’enfuit en courant
- Où vas-tu ? où vas-tu ? reviens Jeanne, reviens…
- Mon tricot, crie t’elle sans se retourner.
Après, elle a encore un grand trou mais elle se rappelle Sam qui tirait sur sa chaîne. Elle n’osait pas aller le voir, elle était là muette, près des dames, devinant qu’il arrivait enfin quelque chose de bon pour elle, quelque chose d’autre et qu’elle ne les verrait plus, eux, enfin, puisqu’elle emportait tout. Ce tout que Madame Morot a mis pêle-mêle dans un sac poubelle et qu’on met maintenant dans le coffre de la voiture grise.
Un petit coup de chiffon sur ta figure, ça ne te ferait pas de mal. Ces petits là, ça ne se lave pas, ça vit comme des sauvageons. Emmenez-la, pas de regret, c’est un garçon de plus qu’il nous faut, ça fait moins de manières et c’est plus dur à l’ouvrage.
La plus grande des dames, celle qui avait les cheveux courts et une frange a ouvert la porte, à l’arrière de la voiture et la voyant, immobile, apeurée, les yeux écarquillés, l’a prise par la main.
Monte dans la voiture Jeanne, nous t’emmenons avec nous.
La main est chaude, la voix douce, il y a une mouche dans la voiture bien que la fenêtre soit ouverte. Elle s’est assise mais s’est tout de suite retournée, elle a vu Sam immobile, tendu au bout de sa chaîne ; elle s’est alors mise à pleurer. Elle n’a pas vu Mario. Jamais plus elle ne verra Mario, ils ne pourront pas s’enfuir dans le pays de l’autre coté de la mer. Mario… Mario…
N’aie pas peur Jeanne, nous t’emmenons chez une dame, une dame très gentille que tu connais bien et tu vas vivre avec elle.
La voiture a tourné au carrefour, elle ne voit plus la ferme, juste la poussière soulevée. Elle voudrait arrêter de pleurer, elle n’a pas de mouchoir, elle a la morve qui coule, elle est perdue.
Tiens.
L’autre dame aux cheveux longs - tiens elle aussi elle a du chagrin - on dirait qu’elle va pleurer, l’autre dame ouvre son sac et lui tend un petit mouchoir blanc, tout doux ;
Elle hésite à l’utiliser, elle voudrait le garder dans sa poche.
Prends le, essuie ta figure, en voila d’autres, garde les. Tu connais Madame Bertrand ? Tu sais Madame Bertrand qui fait l’école, ton institutrice ?
Bien sûr elle la connaît et elle ne la verra plus elle aussi. Elle se remet à pleurer.
Non, ne pleure pas. Elle est gentille Madame Bertrand, tu le sais. Eh bien, c’est chez elle qu’on t’emmène maintenant. Ce n’est pas loin, on est presque arrivé alors vite fais toi un beau visage pour qu’elle voit que tu es contente. Tu es contente n’est ce pas ?
Elle ne peut pas répondre. Tout est trop compliqué.
C’est comme ça qu’elle a débarqué un soir de printemps chez Maman Geneviève. Après, après, conte de fées et tragédie, une vie… ma vie. Après, je sais. Comme le poisson qui remonte la rivière, je dois continuer à chercher, à remonter le cours du temps.
Je suis tremblante ; il a encore crié si fort que j’hésite à retirer les mains de mes oreilles.
Mille milliards de bordel de merde qu’il criait, qu’il n’arrêtait pas de crier.
Il fallait que je me cache, qu’il ne me voit pas.
Je suis arrivée à me glisser dans le poulailler, c’est ma cachette, c’est là que je dors quelque fois quand il a trop bu et qu’il cogne sur tout ce qu’il trouve sur son chemin. Je suis assise repliée, le dos rond, dans la paille ; ca pique ; j’ai même un peu de sang qui coule le long de ma jambe. Ici, il ne me trouvera pas et pourtant j’ai peur car même dans le trou d’une souris, il me verrait peut être… Il voit tout.
Mille milliards de Bon Dieu, de Bon Dieu… Je mets ma tête entre mes genoux que je serre, je ferme les yeux si fort que je vois des lumières de toutes les couleurs. Et s’il les voyait lui aussi…
Je suis recroquevillée sur moi-même, il fait noir ici et chaud, si chaud. Dehors, c’est aveuglant, la lumière est forte, des nuées de mouches passent et repassent comme de minuscules avions ; certaines entrent, se posent sur mes jambes, me chatouillent et repartent vers la lumière. Le chien gronde puis aboie. J’entends sa chaîne sur le pavé et le devine tendu, droit sur ses pattes, l’oreille levée ; il aboie moins fort maintenant, gronde à nouveau juste un peu, cliquetis de la chaîne, il a du aller se recoucher sous l’arbre. Le calme revient. Tout le monde en a peur du chien, surtout le facteur ; moi je suis son amie, je dors avec lui quelque fois dans la grange. J’aime le gratter, farfouiller dans les poils tout emmêlés, prendre sa tête à pleines mains et le serrer fort contre moi. C’est mon ami le chien. Il est le seul à qui je parle. Je l’ai appelé Sam ; eux, ils l’appellent Rex.
Une poule entre. Je la sens qui passe à coté de moi, qui gratte dans la paille. Je n’aime pas les poules, elles me font peur elles aussi ; mais je sais qu’il me suffit de faire du bruit pour qu’elles s’en aillent alors en piaillant, courant sur leurs courtes pattes, le bec en avant et se tortillant du cul. C’est bête les poules mais elles ont un petit œil noir méchant, vicieux ; elles font semblant de ne rien voir et tout d’un coup elles piquent, elles piquent par terre sans arrêt, elles piquent sur tout ce qu’elles trouvent ; je n’aime pas les poules. Comme un fait exprès, la voilà qui se met à crier, la poule, et à s’asseoir sur ses œufs, là, pas loin de moi. Il faut que je m’en aille, je ne peux pas rester avec la poule qui tourne la tête et me regarde maintenant. Elle a un truc rouge sous le bec, c’est peut être quelqu’un qu’elle a mordu, c’est peut être grave, c’est peut être du sang, c’est peut-être… Je m’enfuis alors terrorisée, descend du poulailler, courre dans l’enclos.
- Et où que tu vas petite ? T’es toute sale, pleine de paille, tu traînes encore ! Va donc voir la mère, elle est aux vaches, tu lui donneras un coup de main. Et Bon Dieu où est ce qu’il est passé encore l’autre, jamais là quand j’ai besoin de lui…
Je ne me le fais pas dire 2 fois, je m’enfuis, je galope et glisse sur une pierre dans la cour, je tombe. J’ai mal mais me relève aussitôt ; s’il me voit, il va encore crier. Y’en a qu’un qui est gentil avec moi, c’est Mario. Il est plus grand, beaucoup plus grand ; il est comme moi de l’assistance. Il me raconte plein de choses, le soir quand ils sont tous couchés. Il se rappelle de ses parents, lui. Il dit qu’il faudra partir, s’enfuir, qu’il m’attendra, que je suis trop petite et qu’il faut que je me dépêche de grandir. Il dit qu’il a une mémé et qu’elle lui donnait des bonbons et même qu’un jour elle lui avait fait des crêpes, plein de crêpes au chocolat et qu’il avait été malade. Il a des larmes dans les yeux quand il parle de sa mémé et je ne sais plus quoi faire, alors je fais comme avec le chien, je le serre fort contre moi et quelquefois je mets ma main dans ses cheveux mais il n'aime pas trop, il se recule ; ça m’arrange par ce que, comme il est beaucoup plus grand, très vite j’ai mal au bras. Il dit qu’un jour il va les tuer et qu’après nous serons tous les deux et que nous irons de l’autre coté de la montagne. Il paraît qu’il y a la mer. La mer, je ne sais pas ce que c’est. La mer, il m’ a dit, c’est comme le lac du Patty mais tellement plus grand qu’on ne voit pas de l’autre coté. L’autre coté ? Peut être qu’il n’y a pas d’autre coté, il n’en sait rien Mario.
J’aime quand il me parle de ses parents ; d’abord par ce qu’il est tout contre moi et qu’il chuchote dans mon oreille comme s’il allait les perdre à nouveau s’il parlait plus fort. J’ai compris, c’est sa façon à lui, de les faire revenir. Il me parle si près que ça me chatouille à cause de ses cheveux qui bougent près de mon oreille. Il me parle si près que je sens l’air chaud qui sort de sa bouche, quelques fois c’est comme les vaches, ça fait de la fumée, c’est quand il fait très froid. Il me parle si près que du coup, c’est comme si ses parents, ils devenaient les miens ; j’ai bien du en avoir ; tout le monde a des parents ; pas moi ; peut-être qu’un jour… Des fois quand je vois une voiture s’arrêter j’aimerais que ce soit eux, alors je courre, je viens voir. Quelque fois je décide que non, qu’ils ont été trop méchants de m’abandonner alors je tourne le dos mais je pars tout doucement, pas loin, je fais juste quelques pas, j’écoute si fort que c’est le noir devant moi, j’attends qu’on m’appelle et puis je ne me retiens plus, je me retourne et c’est toujours pareil, il n’y a plus personne sauf lui qui crie : mille milliards de Bon Dieu de bon Dieu.
▪
Ça y est, je les ai tous casés ; l’épilogue est là. L’histoire est à son terme. C’est comme un orage qui a éclaté et qui maintenant est au loin, quelques éclairs zigzaguent encore à l’horizon, les roulements de tonnerre tardent à venir, la pluie s’est arrêtée, seules quelques gouttes glissent sur les feuilles du gros marronnier dans la cour de la ferme et tombent encore à terre ; grondements assourdis au lointain ; la vie peut reprendre son cours. Elle est sur le bateau, elle pourrait être ailleurs, cela n’a plus d’importance. Elle est encore et c’est ce qui importe. Ils sont tous partis et c’en est fini des questions, des exclamations, de tout ce bruit, de tout ce tapage.
Je n’ai plus le choix maintenant, je suis sur le retour et dois inexorablement prendre le même chemin, me heurter une dernière fois à la barrière de mes souvenirs. Point de départ et point final s’entrelaçant. Attention, je sais qu’avant il y avait le malheur, il ne faut pas que je m’en approche et pourtant, le passé m’appelle comme un aimant.
A quoi bon retrouver cet amour perdu dont je n’ai plus aucun souvenir quand il est dit qu’il n’y a plus de lendemain.
A quoi bon prendre le risque de le rencontrer alors que tant d’années ont passé et qu’il est peut-être adipeux et ventripotent !
Aucune racine commune, si ce n’est cette parenthèse de vie dont j’ai fait peut-être toute une histoire. Comment démêler le vrai du faux, le fantasme de la réalité et surtout à quel prix ?
Les mots s’échappent, j’en prends mon parti ; c’est fini, je ne les choisirai plus, je ne les ferai plus rouler dans ma bouche avant de les épingler sur le papier, ils sont rangés eux aussi dans leur petite case et la page blanche est infinie, belle comme une mariée.
La chatte est là. Que sont devenus ses petits ? et Alain, qui est Alain, cet homme, ombre bienfaisante, image du père, du frère, de l’homme disparu. Etait-il mon amour perdu ?
Il faut que je lui demande à cette femme si gentille, qui chante et rit sans arrêt de me lire ce roman qu’elle a commencé et qui est sur ma table de nuit. Manuscrit aux feuilles éparses ; l’histoire d’une femme partie à la recherche de son passé mais surtout, c’est ce qui m’émeut le plus, l’histoire de la petite fille ; elle est triste cette histoire mais celle qui me la lit, Catherine, oui je ne me trompe pas, elle s’appelle Catherine, ma mémoire me joue des tours, elle est si joyeuse que la fin ne peut être que comme elle, légère et libérée. Il y a encore quelques pages ; va-t-elle retrouver son amour ? Ce serait bien ; un épilogue heureux, une fin de conte de fées. Le reste, je n’y ai jamais vraiment cru. Cette histoire de meurtre, c’était trop dur, trop glauque et si cela avait été, est ce que je lui aurais pardonné à cette pauvre fille d’avoir tué l’autre… Compliqué ; l’amour ne peut tout expliquer ; c’est réglé maintenant. Vivement le dernier chapitre, enfin je vais savoir.
Dans quelques jours, je serai revenue de cette croisière, contente de retrouver ma maison, mon quartier, mes habitudes, le médecin, oui, il va falloir que j’y aille, pourtant je me sens bien.
Il y a ce bruit infernal qui me réveille maintenant la nuit. Il survient brutalement ; ces cris, ces appels, ces gens qui ne savent pas où aller, ces ambulances, je cours sur le chemin, remonte la rivière, trouve la petite maison, la porte est ouverte, il n’y a plus personne et pourtant elle est là, elle se penche au-dessus de moi, elle me tient serrée contre elle et m’embrasse dans les cheveux ; elle me prend dans ses bras, elle sent bon. Elle rit ; lui aussi, il me tend les bras, il est grand, si grand…
- Lucette viens, viens mon bébé, viens ma toute petite fille, viens mon amour, on va aller cueillir des framboises.