Femmes en colère
Jeanne Sialelli
Femmes en colère
Pièce de théâtre en 3 actes
Présentation des personnages, par ordre d’apparition sur scène.
Juliane
Personnage virtuel à qui Jeanne s'adresse mais qu'on ne voit jamais.
Jeanne
C’est chez elle que se passe l’action. Madame-tout-le-monde ; simple, efficace, classique.
Silvia
Très belle femme, un peu folle, tenue de campagne élégante, très colorée, vocabulaire de charretier.
Hélène
Femme tourmentée, nostalgique, sombre.
Annick
Sportive, pas maquillée, gros sac, pantalon et santiags.
Et… lui
Bel homme, quarante-cinq ans, don Juan. Son nom n'est jamais prononcé.
Le rideau n’est pas levé ou, s’il l’est, la salle est dans l’obscurité.
Voix off de Juliane. — Oui, Jeanne, il n’y a que toi qui puisses être la dépositaire de mon histoire. Histoire banale d’un homme et d’une femme qui se sont aimés, qui se sont déchirés. Trahison, pourrissement ; Il fallait que tout cela s’arrête mais il fallait aussi la perpétuer, cette histoire. Que tout ça ne soit pas pour rien. Zéro dans l’infini. Alors je te choisis. Il faut que tu saches ma vérité. C‘est par sa bouche que tu l’apprendras ; le grand géant accouchera, se videra tel une baudruche, mais où iront-ils ces mots criés, chuchotés, inventés ? Qu’en feras-tu ?
Sa version, tu auras sa version. La mienne, la sienne, tout se mélangera afin qu’affleure la vérité. Il aura beau masquer, tricher, inventer, c’est elle le terreau de cette histoire. J’en serai juge de là-bas ; alors l’histoire, par bribes, deviendra tienne. Et c’est par toi que viendra le châtiment. Moi, je serai morte, enfin morte.
Le rideau s’ouvre. Jeanne est seule en scène.
Jeanne. — À dire vrai, je n’avais pas compris grand-chose sauf que cette femme, que je connaissais à peine, me voulait comme dépositaire de son histoire et comme instrument de quelque chose qui ressemblait à une revanche, à un règlement de comptes, peut-être même à une vengeance. Je n’avais pas refusé mais je n’avais pas accepté non plus ; tout cela était une énigme dont j’étais sûre de trouver le sens plus tard.
Silhouette de Juliane en ombre chinoise. Voix off de Juliane. — Rappelle-toi, notre rencontre a été des plus banales : nous attendions nos filles sur un parking glacial ; elles revenaient d’une semaine de ski. Enveloppée dans un duffle-coat foncé, une grande écharpe de laine violette autour du cou, chaussée de bottillons d’une couleur incertaine, tu faisais les cent pas, apparemment frigorifiée. Ton sac débordait de papiers ; la tête rentrée le plus possible dans les épaules, une frange de cheveux courts et deux yeux vifs. C’est le souvenir que j’en ai.
Jeanne. — Oui, moi aussi. Dieu qu’il faisait froid !
Voix off de Juliane. — Tu t’es approchée de moi. Nous nous sommes souri puis, le temps passant, avons commencé à bavarder de tout et de rien, de nos filles, du retard du car, de nos vies. Tu riais, tu débordais d’énergie, j’étais gelée.
D’emblée, j’étais dans ton camp, celui de la vie, et pourtant il me restait si peu de temps. Je pressentais que tu étais mon double et qu’à nous deux, nous devenions inattaquables. Je savais que je pouvais aller enfin au bout de mon chemin, maintenant la relève était assurée. Je me demandais si j’avais le droit de te faire porter un tel fardeau, mais il était sûr que si je le faisais, toi seule aurais le courage de l’affronter, de l’empêcher de continuer à nuire, de l’anéantir.
Jeanne. — Je sentais que tu souffrais, j’ai vu ton regard briller quand tu évoquais ta fille, ton métier ; je l’ai vu s’éteindre quand tu m’as parlé de lui. Tu semblais alors profondément dégoûtée, désabusée, et tu n’avais retrouvé vie, ardeur, passion, qu’à l’évocation de cette mission étrange que tu me confiais. Tout cela était incompréhensible. (Au public.) La tragédie a fait que chacun des mots qu’elle a prononcés s’est imprimé dans mon esprit. J’ai accepté ; j’ai joué mon rôle, marionnette dans la main du destin qui m'a fait me confronter à lui.
Acte i
L’action se passe dans un mas en haut Provence ; une cuisine spacieuse, une grande table, des bancs de chaque côté.
Jeanne est en scène. Entrent Silvia et Hélène qui bavardent.
Silvia. — Quelle belle région ! Et la vue est superbe. Tu as toujours vécu ici ?
Jeanne. — Non, depuis quelques mois seulement ; avant j'ai habité pendant des lustres à L'Isle-sur-Sorgue, un gros village connu pour ses antiquaires. Ma fille y est née, mais je suis restée une étrangère, comme disent les vieux du pays.
Silvia. — C’est là que tu l’as connu ?
Jeanne. — Lui, non ; c'est avec sa femme que j'avais sympathisé ; nos filles allaient au même collège. C'est curieux, dès le jour de notre rencontre nous avons pressenti qu'une amitié forte, de celles qui sont rares, allait se créer spontanément entre nous, mais le temps nous a manqué.
Hélène. — C’est la seule qui ait tenu le coup longtemps avec lui, mais comme souvent, elle a été la dernière à savoir la vérité. Quel choc pour elle. Une femme sympa, un peu effacée. Je me souviens d’elle, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Des cornes, elle en a eues à ne pas passer sous l’Arc de Triomphe !
Jeanne, souriant. — Ici, on dit sous la porte d’Aix ; en fait, c’est la même chose mais à Marseille.
Hélène. — Dit-on aussi des cornes ? Ça devrait coller dans ce pays de chèvres. (Se tournant vers Silva pour la prendre à témoin.) On a vu un magnifique troupeau.
Silvia. — C’était des brebis.
Hélène. — Brebis, moutons, chèvres ! Du pareil au même ! Vous savez d’où vient cette expression, les cornes de cocu ?
Silvia. — Tu nous embrouilles ! Je ne sais pas et je m’en fous.
Hélène. — Eh bien moi, je suis curieuse, j’ai cherché, et il y a plein d’origines possibles : le coucou, oui, l’oiseau qui pique le nid des autres, le dieu Pan, Merlin l’enchanteur, le vocabulaire du Moyen Âge ; laquelle voulez-vous ?
Silvia, haussant les épaules puis se tournant vers Jeanne. — Alors il a une femme ?
Jeanne. — Il en avait une, elle est morte dans un accident.
Hélène. — Ah bon, il y a longtemps ?
Jeanne. — Neuf mois.
Hélène. — C’est tout récent ! Coup dur pour lui, quand même.
Silvia. — Tu es idiote ou tu le fais exprès ? C’est un pourri qui nous a gâché la vie ; aucune pitié !
Hélène. — Tu as raison. Et s’il s’est conduit avec elle comme il l’a fait avec nous, c’est sûr, elle a dû en voir de toutes les couleurs. (Songeuse.) — Il y a neuf mois ? (Se tournant vers Jeanne) — Mais alors quand l'as-tu connu , toi?
Jeanne. — C’est le jour de l'enterrement de Juliane que nos chemins se sont croisés ; j'y étais avec Léa, ma fille, qui était bouleversée, d'autant plus qu'elle dînait chez eux le soir où ça c'est produit.. C'est la meilleure amie de Perrine.
Hélène. — Perrine ?
Jeanne. — Sa fille.
Hélène. — Alors mon fils a une demi-sœur ? Intéressant !
Silvia, réfléchissant. — Mon histoire avec ce pourri est antérieure ; j'avais à peine 22 ans, une jeunette, quand le ciel m’est tombé sur la tête, coup de foudre à en perdre la raison et, malheureusement, je l’ai perdue !
Je m’en souviens comme si c’était hier. Je savais qu’il était marié, j’avais sous les yeux un indice de taille qu’aucun homme ne porte plus maintenant : l’alliance qui brillait à son doigt ! Mais c’était le cadet de mes soucis, il devait être maqué avec une vieille taupe qu’il quitterait à coup sûr très vite.
Jeanne. — Vous avez croisé sa route à des moments différents ; vous avez toutes souffert à cause de lui, il est un temps où il faut payer. C’est très différent pour moi, très ! nous en parlerons peut-être… (Songeuse.) un jour.
Annick Mas… (Elle hésite, fouille dans ses papiers.) oui, Masquelier, c'est ça, va arriver cet après-midi. (Elle regarde sa montre.) Wouah ! Il faut que je me presse ; elle atterrit à Marignane dans un peu plus de deux heures, mais j’ai mille choses à faire avant. D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’a pas été sa victime directe, enfin si, en partie, mais il aurait séduit et couché avec une de ses protégées, une jeune Africaine je crois.
Silvia. — C’est dégueulasse. Y a pas d’autres mots.
Hélène. — Il saute sur tout ce qui bouge. (À Jeanne.) Tu n’as pas fini d’en trouver des pauvres pommes qui, comme nous, se sont faites avoir ! Il doit y en avoir des wagons…
Jeanne acquiesce, puis s'adressant à Hélène. — Tu es bien installée, rien ne te manque ?
Hélène. — Rien, tout va bien ; Silvia m’a prise sous son aile, nous avons fait connaissance et avons même déjà fait un tour. C’est escarpé par ici mais quelle vue ! C’est le Ventoux, là ?
Jeanne. — Oui, et plus loin, par temps clair, on aperçoit les Alpes. Quelques sommets au-dessus de Gap.
Silvia, à Jeanne. — Si tu veux, on va la chercher ensemble cette…
Jeanne. — Annick. Non, je l’ai eue plusieurs fois sur Skype, je la reconnaîtrai plus facilement que vous. En plus, ça n’a pas été très facile de la décider ; j’ai peur que tu l’affoles avec ton histoire et ta… hargne, (Riant.) et qu’elle reprenne l’avion sur le champ !
Hélène, à Silvia. — Tu ne m’as encore rien dit, à moi. Raconte, qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Silvia, très sérieuse. — Non, pas à la va-vite ; bien que ce soit de l’histoire ancienne, comme toi, j’ai aussi hésité à venir. (Se tournant vers Jeanne.) Quand j’ai eu ton message, tout m’est revenu brutalement, comme un coup de poing dans la gueule. (À Hélène.) Excuse-moi, pas maintenant. (À Jeanne.) En revanche, j’aimerais bien que toi, tu nous dises pourquoi… Pourquoi après nous avoir cherchées puis trouvées, tu nous réunies ; et surtout ce que tu attends de nous. Tu n’as pas été très bavarde de ce côté-là.
Jeanne. — Nous en parlerons ce soir ou demain, avec Annick.
En gros, nous avons un point commun : cet homme. Encore que, pour moi… C’est, comment dire ? Compliqué ! On pourrait dire que… c’est par personne interposée. (Pour elle) Connard de mec, le jour de l’enterrement de sa femme, qu'il crève !
Silvia. — Rien ne l'arrêtera, jamais .
Jeanne. — Aucune femme ne semble lui résister. Vos vies ont été bouleversées ; les conséquences ont été terribles pour vos familles, pour ceux que vous aimiez. Il est venu le temps de lui présenter la note ! À dire vrai, je ne sais pas encore comment faire ; ce que je sais, c’est qu’il est dans la région, et que c’est le moment d’agir.
Silvia. — Que veux-tu qu’on lui fasse ? Qu’on lui coupe les couilles ?
Hélène sursaute.
Silvia, riant. — C’est bien par là qu’il a péché, non ? Il n’en mourra pas !
Hélène. — Pas si facile d’occire quelqu’un. Moi, je l’ai loupé, mais de peu !
Silvia. — Quoi ? Tu l’as agressé ?
Hélène. — Oui, mais je l’ai payé cher : plus d’un an d’HP.
Silvia. — HP ?
Hélène. — Hôpital psychiatrique.
Silvia et Jeanne, complètement sidérées, s’asseyent, interrogatives.
Hélène. — C’était ça ou la prison !
Jeanne. — Tu… Tu as fait ça comment ?
Hélène. — Un coup de couteau, un truc africain qui servait à ouvrir le courrier.
Silvia. — Il avait dû t’énerver… un peu !
Hélène. — Même pas, enfin oui ; une horrible scène, et j’ai pris ce que j’avais sous la main. Peut-être que je gérerais autrement la situation si c’était maintenant… Pas sûr ! Je ne le dis à personne, et encore moins à ma psy, je n’ai qu’un regret : l’avoir loupé !
Silence
Allez, je vous raconte, j’essaie d’être brève. On s’est connu en Afrique. Lui et moi, on bossait dans la même entreprise. Travaux publics. La boîte qui a fait le fameux Trans-Congo.
J’étais contrôleur de gestion ; un poste important. Lui, directeur de la logistique. Hiérarchiquement, je le chapeautais. Si je vous le dis, c’est que ça a son importance.
J’y suis arrivée en… en 1997, oui, fin 97, avec François, mon mari, et Antoine, mon fils. Il était petit, il avait six ans. François était aussi en poste là-bas, ingénieur chez Elf, il s’occupait de l’exploitation de gisements de pétrole. On s’entendait bien, vraiment très bien. Je l’aimais ; il faut me croire. Je l’aimais.
Silvia,— On te croit, on te croit !
Hélène. — Attendez, c’est douloureux de faire remonter tous ces souvenirs !
Flash back – La scène pivote et montre un bureau ; on voit qu’on est en Afrique.
Hélène continue en s’adressant au public. — Lui, pendant plusieurs mois, rien : un gros ours mal léché. Je le trouvais bizarre, malsain, j’avais presque de la répulsion pour lui. Il ne m’adressait pas la parole ou répondait par monosyllabes. Ennuyeux, d’autant plus que, chargée des comptes, tous les chiffres, de production ou de gestion, me revenaient. Il m’appartenait de les vérifier et de donner les résultats à Rémy Arvault, notre DG, pour qu’il les intègre dans sa stratégie de développement.
Contrairement aux autres directeurs de branche qui tentaient de justifier leurs dépenses quand les budgets étaient dépassés, lui, il annonçait ses chiffres sans commentaire aucun. À moi de faire avec. Quand j’avais vraiment besoin d’explications, il se soumettait de mauvaise grâce, petit sourire ironique et hautain au coin des lèvres. Jusqu’au jour où…
Rémy, le patron, sentant bien que cette froideur plombait l’ambiance de l’équipe de direction, m’appelle dans son bureau et me demande de créer du lien !
« Hélène, me dit-il, je crois qu’il est bêtement un peu macho. Je le regrette, mais à mon avis, c’est un brave type compétent, un bon pro ; sois plus intelligente, plus fine que lui, passe au-dessus de tout ça, fais le premier pas. »
Lui, l’homme, le don Juan, entre en scène, pas aimable, et jette sur le bureau une liasse de documents.
Hélène très souriante et aimable. — Belle journée, n’est-ce pas ? Les chiffres sont bons et les délais tenus, c’est un peu grâce à vous !
Lui, bougonnant, mais rien d’audible.
Hélène. — Ne dites pas non, vous contribuez beaucoup à cette réussite, votre poste est important, véritable rouage indispensable.
Lui, commençant à se redresser. — Ce n’est pas le premier grand chantier que je fais, ce ne sera pas le dernier !
Hélène. — Ah bon ? Toujours en Afrique ? Entre les hommes, le matériel, les camions, le climat, ce ne doit pas être facile.
Lui. — Question d’organisation.
Hélène, au public. — Du lien, j’en ai créé ! Louant ouvertement son travail, le valorisant à tout crin, il s’est laissé approcher, apprivoiser. Prise à mon propre jeu, je lui ai trouvé des qualités. Il m’a très vite embobinée. Spirale d’amour, plus rien ne comptait pour moi que lui, lui toujours, lui encore et encore ! Trois mois et demi, cent deux jours exactement, de folies, de bonheur ; bête comme une oie j’y ai cru, jusqu’au jour où…
Lui, charmeur, les mains en avant. — Hélène, viens là, il faut qu’on parle sérieusement. Je t’aime. Tu voulais l’entendre de ma bouche, je te le dis : je t’aime. La situation est insupportable maintenant, je ne veux te partager avec personne. Divorce.
Hélène. — Mon chéri, mon chéri, je…
Lui. — Tu hésites ? Oublions notre vie ici, rentrons en France, disparaissons au bout du monde, toi et moi.
Hélène. — Tu sais bien que c’est impossible, ton boulot, le mien, ta femme, mon mari, nos enfants…
Lui. — Rien n’est impossible ; il faut procéder par étapes. Engage déjà la procédure. Ne parle pas de moi, pas de vagues, personne ne doit le savoir, personne ne doit même s’en douter au boulot, et surtout pas Rémy.
Hélène. — Laisse-moi du temps… Je n’ai rien à reprocher à François, il ne va rien comprendre, avoir de la peine ; j’ai peur de sa réaction, et Antoine est encore petit
Lui. — Tu m’aimes ou tu ne m’aimes pas ? Tu veux vivre avec moi ou pas ? Ce ne sera pas facile, je le sais ; il nous faut du courage, mais nous ne pouvons pas faire autrement. Ton mari, on s’en fout, il s’en remettra, et tu garderas ton fils avec toi, avec nous. En six mois de temps, tu seras divorcée, enfin libre, à moi !
Hélène, au public. — Je n’avais encore rien dit à François que, quelques jours après, il réattaquait par une autre face.
Lui, l’attirant sur ses genoux, l’embrassant dans le cou. — Ton boulot ? Pour l’instant, personne ne se doute de notre relation, mais quand ils le sauront ! Tu vas les voir, tu vas les entendre, plaisanteries salaces et grossièretés ; on est dans une boîte d’hommes, et pas des plus raffinés, crois-moi. Toi, tu es cotée sur le marché, une bonne professionnelle ; démissionne, démissionne avant d’être virée, car on te virera sous un prétexte ou un autre. Les histoires de cul au boulot, personne n’aime ça.
Hélène. — Ce n’est pas une histoire de…
Lui. — Excuse-moi ma chérie, mais aux yeux de tous ces mecs, c’est plus du cul que de l’amour. On fait des routes, on ne fait pas dans la dentelle. De toutes les façons, c’est dans ton intérêt car j’ai entendu dire que Rémy et les autres te trouvaient moins performante, je te le dis, écoute-moi, n’attends pas d’être virée.
Hélène au public. — Le ver était dans le fruit. J’étais complètement désorientée ; je me cachais de tous, de François, bien sûr, de Rémy, des autres ; j’avais trente-cinq ans et, catastrophe, enceinte !
Silvia. — Quoi ? Enceinte ?
Hélène. — Oui, enceinte, alors que je croyais ne plus pouvoir faire de gosse. Déjà Antoine, à l’époque, on l’avait eu par FIV ; un miracle. (Comme dans un rêve, le visage douloureux.) De scène, il n’y en a eu qu’une, une seule. (Au public, voix monocorde.) Puis il a disparu. (Il sort de scène mais on entend sa voix en off.)
« Qu’est-ce que tu t’imagines ma pauvre fille ? Tu as cru me draguer, c’est moi qui t’ai eue, toi, la première de la classe, la grande dame, Mme Bernier, devant qui tout le monde s’incline, qui demande des comptes, qui exige, donne des deadlines, regarde de haut. Enculée, tu as été enculée par le pauvre type que t’emmerdais il n’y a pas si longtemps. Va te faire foutre, allez vous faire foutre, toi et ton niard. Poubelle, poubelle pour les deux, toi et ton résidu de bidet. »
J’ai pris le couteau. J’ai fait un an d’HP.
Silvia, grondant. — Le fumier, salopard de merde !
Jeanne, — C’est fini, c’est fini tout ça, il paiera.
Hélène. — Oui, c’est fini, enfin presque. Je continue à aller chez ma psy ; je n’y suis plus obligée, il y a longtemps que le traitement imposé pour ma libération conditionnelle est passé, mais il faut que moi, j’aie la certitude de m’être retrouvée, reconstruite. Ce n’est pas gagné, il y a des moments où je me sens encore fragile.
Jeanne. — Si c’est trop dur pour toi d’être avec nous, pars ; on ne t’en voudra pas.
Silvia, explosant. — Tu rigoles ? C’est bien qu’elle garde sa colère, comme moi, comme toi. (Se tournant vers Hélène.) Tu ne seras vraiment en paix que lorsqu’on l’aura exterminé, et on va s’y mettre, (Vers Jeanne.) n’est-ce pas ? C’est bien pour ça qu’on est là ?
Hélène. — Le plus dur maintenant, ce ne sont plus les faits : il est vivant et le temps a passé ; le plus dur, c’est la question qui reste posée : comment peut-on basculer du jour au lendemain dans un monde où il n’y a plus de repères, aucune notion du bien et du mal ?
Vie tranquille, rangée, heureuse, et puis l’amour qui dévaste tout ; mon geste, car enfin, j’ai bien tenté de le tuer, il s’en est fallu d’un cheveu. La question reste posée, je crois que je n’aurai jamais la réponse.
Silence. Chacune est dans ses pensées, dans son histoire.
Jeanne, se secouant. — Bon, il faut que j’aille chercher Annick. Ça ira ? Je te laisse avec Silvia, ressortez, allez faire un tour, respirez, changez-vous les idées.
Silvia lui fait signe de partir et reste seule avec Hélène.
Silvia. — Et après ?
Hélène. — Scandale ! Tu imagines ? Dans ce microcosme !
Moi, j’étais KO, complètement sonnée. Il a donné sa version aux flics. Un : « Oui, je connais Mme Bernier, nous travaillons dans la même boîte. » Deux : « Oui, notre relation a pris un tour plus personnel depuis quelques mois, mais je vous en prie, n’en faites pas état, soyez discrets, je suis marié, comprenez-le. » Trois : « J’ai voulu rompre, elle devenait trop accaparante, elle s’est jetée sur moi, comme une folle, un couteau à la main. » Quatre, le must, façon grand seigneur : « Si je n’avais pas pissé le sang et eu besoin d’aller me faire recoudre, jamais vous n’auriez été au courant. » Et enfin, cerise sur le gâteau : « Je lui pardonne, oublions tout cela, classez l’affaire. »
Classer l’affaire ? Tu parles ! Les flics locaux étaient trop contents : une affaire de blancs qui les changeait des rixes du samedi soir où l’alcool coule à flots, des vols à l’étalage les jours de marché ; il ne fallait pas y penser ! Ils se sont déchaînés sachant que très vite l’ordre leur serait donné de ne pas faire de zèle. Le mal était fait, ils se sont précipités, toutes sirènes hurlantes, à la maison pour annoncer à François la nouvelle et, d’un coup d’un seul, lui apprendre que je le trompais depuis des mois et que j’avais tenté de tuer mon amant. Dans les trois jours, il a disparu avec Antoine. Elf l’a rapatrié vite fait, bien fait.
Rémy a étouffé au mieux l’affaire ; il a soudoyé je ne sais qui. Rapatriée moi aussi, entre deux flics ! Simulacre de jugement, reconnue comme folle ; HP ! Mon fils y est né. Tu parles d’un début dans la vie.
Silvia. — Et ton mari ? Ton autre gamin ?
Hélène. — François ? Il n’a pas essayé de comprendre. Il ne m’a pas pardonné de s’être retrouvé au cœur d’un fait divers où il avait le plus mauvais rôle : celui du parfait cocu. Il a demandé le divorce et obtenu la garde d’Antoine. Avec lui, j’ai retissé des liens, fragiles mais existants. Il a quinze ans maintenant, je le vois le plus possible mais il préfère ses copains, c’est de son âge. Il est sympa avec son frère.
Silvia. — L’autre, il sait qu’il a un fils ?
Hélène. — Je ne sais pas, je ne crois pas. ...Si, il le sait car mon avocat a joué là-dessus. Pauvre femme, déboussolée, enceinte, etc. Je ne l’ai plus jamais revu ni entendu parler de lui jusqu’à l’annonce de Jeanne. Je sais juste qu’il est resté encore en Afrique quelques années.
Silence lourd – puis, Silvia, se levant. — On y va ? Côté montagne si tu veux bien, une grimpette ! Ça va nous faire les mollets !
Elles sortent. Les lumières s’éteignent.
Jeanne revient en scène et s’adressant à Juliane. — Les dés sont jetés, la vengeance est en route. Hélène nous a raconté son histoire ; pas de commentaires ; je pensais à toi, qu’aucune des deux n’évoquait. La femme de l’ombre, et pourtant l’officielle, celle qui en prend plein la figure et à qui personne ne fait attention. Cette affaire, à l’époque, a dû te bouleverser, mais, si je comprends bien, tu es restée fidèle au poste.
Voix off de Juliane. — S’il n’y avait eu que ça ! Notre vie commune n’est faite que d’histoires de ce genre qui me revenaient aux oreilles ; il niait, je passais l’éponge ! J’aurais dû le planter-là dès le début et revenir en France.
Jeanne. — Je te comprends, il est diabolique. J’ai failli moi aussi me laisser reprendre et, si tu ne m’avais pas prévenue, Dieu sait ce qu’il serait arrivé.
Quelques jours après ta mort, il m’a parlé de toi, de vous ; j’ai eu l’impression qu’il prenait conscience du mal qu’il t’avait fait. J’ai baissé la garde.
Il entre et, pitoyable. — Je suis responsable de la mort de Juliane, femme exceptionnelle, elle a tout supporté. Je l’ai trompée partout, avec toutes : mes secrétaires, ses copines, toutes ses copines, des filles. De braves filles dans l’ensemble. Je les laissais désemparées ; elles s’attachaient, je les quittais. J’avais ma tactique, je les écoutais le temps d’un dîner, d’un déjeuner. Il suffisait d’être silencieux, de les laisser dévider leur ennui, le vide de leur vie, et c’était gagné. J’étais précédé de ma réputation ; toutes les femmes rêvent d’être celle qui arrêtera don Juan dans sa course, d’être l’élue alors que les autres n’ont pas su le retenir.
Jeanne. — Il y a eu un long silence, si long que j’ai cru que ça y était, qu’il avait vomi son trop-plein de remords, que tout était dit, puis il a rajouté : « Nous allions nous séparer, je partais : il y avait une fille, là-bas, à Nevers, qui m’attendait, Aurore. Juliane le savait. Et puis l’accident, et puis sa mort. »
J’ai cru cinq minutes en lui, me suis dit qu’il prenait conscience de tout le gâchis dont il était responsable. J’avais presque pitié. Il a continué : « Tu es là maintenant, à nouveau, nos filles sont amies, construisons ensemble quelque chose de solide. J’ai besoin de toi, je veux une femme, une femme qui me comprenne, qui m’aime. »
Erreur fatale, je l’ai senti venir avec ses gros sabots. Se servir de ta mort pour me draguer m’a dégoûtée ; je me suis rappelé de toi, de notre entente, je t’ai sentie à côté de moi ; je l’ai envoyé aux pelotes. Cela ne l'a pas empêché de continuer à tout tenter, et chaque fois qu’il me voit, compliments et mains en avant !
Cet accident, l’accident dont tu as été victime, tu le pressentais n’est-ce pas ?
Voix off de Juliane. — Tu veux la vérité ? La voilà.
Oui, c’est pour elle, pour Aurore, qu’il a voulu me quitter.
Ce mercredi-là n’a pas été comme les autres.
Les filles avaient passé l’après-midi à la piscine, elles étaient rentrées dîner à la maison. Il faisait beau, très beau. J’avais fait un mélange sucré salé, tout ce qui me tombait sous la main. Un énorme saladier ; rouge, il était rouge, je m’en souviens très bien.
Ta fille a ri : « Vous êtes bien comme la mère, elle fait tout avec n’importe quoi ! »
J’avais été surprise de la façon dont elle t’appelait, « la mère ».
Jeanne, souriant. — C’est une autre histoire !
Voix off de Juliane. — Lui, avec sa démarche nonchalante, avait préparé le barbecue, là-bas, à côté du rosier ; ils ont parlé, ils ont ri, et moi je me disais que « jamais plus ». Jamais plus tout cela parce qu’il avait décidé de partir, jamais plus la famille réunie, jamais plus les rires, et j’ai eu le vertige.
Le dîner s’achevait, je me suis levée, j’ai pris mon vélo et je suis partie. Partie faire un tour.
« Ben dis, maman, t’en profites ? Tu vas te faire les muscles pendant qu’on dessert la table ? »
Ils ont tous ri. Je suis partie. Tu le sais, je ne suis jamais revenue.
Bien sûr que j’ai entendu venir cette moto. Je peux te le dire.
En un éclair, j’ai tout vu : le tracteur, là-bas, dans son champ ; l’homme qui travaillait ses vignes ; les derniers rayons du soleil ; j’ai vu la route blanche ; j’ai vu ce point noir arriver comme une bombe à l’horizon. J’ai entendu le ronflement du moteur, ça allait vite, très vite. J’ai vu la silhouette sur la moto ; j’ai revu l’homme dans son champ ; j’ai revu le soleil ; j’ai revu le blanc de la route. Tout s’accélérait, le vacarme devenait de plus en plus assourdissant. Puis tout s’est arrêté, si peu, juste le temps de décider, oui, juste le temps, l’ultime seconde, la bascule, le pied sur la pédale, le pied que j’appuie, l’obsession fugitive : avancer encore, encore.
J’ai appuyé, appuyé encore sur la pédale. Le tourbillon, la peur, l’ultime peur, elle m’étreint, le choc, et cet envol merveilleux qui a duré, duré…
Il n’y avait plus rien, j’étais libre. Et c’est d’une autre dimension que le monde m’est apparu.
Je n’étais pas triste, j’étais bien, délivrée, apaisée, tranquille ; s’il n’y avait eu ce bruit infernal, crissement des freins, dérapage, envol des graviers, sifflement métallique insupportable. Tout d’un coup, le silence, le silence absolu, rompu seulement par le cliquetis de la roue de mon vélo qui continuait de tourner. Dis, tu m’écoutes ?
Jeanne. — Bien sûr que je t’écoute ; je suis bouleversée.
Voix off de Juliane. — Le motard avait volé au loin. Il remuait un peu. Il était vivant. Les cigales se sont remises à chanter.
Je ne sentais rien. C’est la première chose que j’ai comprise. C’en est fini de la notion de mal. J’étais sur le dos, la tête tournée vers le ciel, les yeux grands ouverts. Un peu de sang sortait de mon oreille gauche et s’écoulait sur le bitume. Un peu, pas beaucoup, quelques gouttes qui disparaissaient tout de suite, aspirées par la terre, et puis la terre n’en a plus voulu, et une petite mare s’est formée.
Mon short blanc attirait le regard. Il semblait concentrer le peu de lumière qui restait par sa blancheur curieusement immaculée.
Rien de tragique dans tout cela. Je n’étais qu’une silhouette étendue sur une jolie route de campagne.
Jeanne. — Et le type, la moto ?
Voix off de Juliane. — Vivant, il s’est assis par terre. Il a bougé sa tête, de haut en bas, de droite à gauche, étonné qu’elle soit là, bien là. Il ouvrait et fermait la bouche comme s’il manquait d’air. Signe de vie, il a retiré un gant, passé la main dans ses cheveux et, surpris, a jeté un coup d’œil. J’ai compris qu’il cherchait son casque. Moi seule le voyais, il était un peu plus loin, caché par les herbes du bord de la route.
Il a regardé ses jambes, ses pieds, et n’a plus rien tenté. Vivant, assis, cela lui suffisait pour le moment.
Jeanne. — Et alors ? Toi ?
Voix off de Juliane. — De petits, très petits moucherons, voletaient au-dessus de moi. J’ai vu le paysan passer la haie. Il s’est agenouillé ; j’ai compris dans ses yeux que j’étais morte. La mort, les paysans la connaissent ; elle fait partie de leur vie quotidienne. Le sanglier qu’ils viennent de tuer, les lapins, les poulets… Elle est là, et c’est la même. Stop. Fini. Arrêt de vie.
J’étais bien. Tout simplement bien. Puis tout d’un coup, des bruits, des bruits assourdissants qui auraient dû m’être insupportables. Bruits de sirènes de police, de pompiers.
Il y avait trop de monde autour de moi ; je ne voyais plus les herbes folles, les gravillons, les vignes, les platanes. Je ne voyais que des bottes.
Des ordres ont claqué. « Reculez », « Circulez ». Je me souviens du bruit, du martèlement des pas autour de moi. Les pas de ces hommes qui allaient décider de mon sort. Je n’avais plus rien à dire.
J’aurais voulu rester ici encore un tout petit peu. Il faisait si beau. On ne fait jamais attention aux souhaits des morts. On m’a soulevée, mise sur un brancard, recouverte d’un drap.
Ils m’ont emmenée à Avignon. Klaxon et sirène ; pourquoi tout ce tintamarre ? Il n’y a aucune urgence, je suis morte. Puis, la morgue.
C’était un peu sinistre, alors j’ai choisi de m’en aller, d’aller voir ailleurs.
Voilà, tout est dit. Tu sais ce qu’ils ont fait de moi, lui et sa belle. À toi, à vous de jouer, de lui demander des comptes, de me venger.
Lumières ; la maison.
Silvia et Hélène reviennent avec une brassée de fleurs. Silvia cherche un vase, le trouve, Hélène le prend et met les fleurs dedans.
Silvia, le nez dans le placard. — Je cherche le thé, tu en veux ?
Hélène. — Oui, volontiers. Tu sais où dénicher un petit gâteau ou autre chose ? J’ai une faim de loup.
Silvia. — Regarde dans ce placard, il doit y avoir des Cracottes et un pot de miel, ça te va ?
Hélène. — Je me demande si je dois, elles vont être là dans cinq minutes…
Silvia. — Et alors ?
Hélène. — Trente secondes de plaisir pour trois jours de régime !
Silvia, riant. — C’est pareil en amour, quelques jours de bonheur et la Bérézina après ! Enfin, il y a une chose qu’on ne pourra pas dire, on ne s’est pas englué dans la routine et la popote ! Je ne sais pas trop ce qu’ont vécu Jeanne et Annick, mais si c’est du même acabit, on n’aura pas assez de temps pour tout se raconter.
Hélène. — Surtout s’il y a d’autres femmes qui débarquent ! Mais toi ?
Silvia. — Moi, il m’appelait Bellissima ! (Elle se regarde dans la glace.) J’ai changé, le temps a passé. Il ne me draguerait plus, ce fumier !
Entrent Jeanne et Annick – Jeanne présente Annick aux deux autres.
Jeanne. — Voilà qui est fait. Annick, si tu veux te reposer, je te montre ta chambre maintenant. (Du doigt, elle indique l’étage supérieur.)
Annick. — Ça va, j’ai beaucoup dormi dans l’avion.
Silvia. — Le thé est prêt, Hélène a une petite faim, c’est bientôt l’heure de l’apéro, que diriez-vous d’un thé apéro-dinatoire ? On sort ce qu’il y a dans le frige, sucré, salé, et c’est bon, on se débrouille avec ?
Hélène. — Je fais des toasts, qui en veut ?
Annick prend son sac de voyage style vieux baroudeur et va le porter sur les premières marches de l’escalier ; elle revient vers elles en retirant son blouson. — Thé et toasts pour commencer, ça me va bien. Retour dans la vieille Europe !
Silvia. — Bon vol ?
Annick. — Oui, c’est le départ qui a été folklo ! Pirogue pendant une demi-journée, autant de piste, avion, et me voilà. (Se tournant vers Jeanne.) C’est qu’elle a insisté ! J’exagère un peu… j’en profite aussi pour aller voir la famille ; des papiers et des formalités à remplir pour renouveler mon séjour là-bas, enfin bref, tout un tas d’obligations que je remettais à plus tard.
Hélène, montrant Silvia. — Elle m’a traînée en haut de la montagne, je suis flapie.
Silvia. — Quelle exagération ! Nous sommes montées jusqu’à la bergerie.
Jeanne. — Il faut le faire ! Je comprends que tu aies faim !
Silvia. — Bon, parlons peu, parlons bien ; on ne va pas se faire des politesses toute la soirée. Tu attends encore quelqu’un ?
Jeanne. — Non, pas aujourd’hui, mais j’ai rendez-vous demain en ville avec une certaine Martine Villiers. Vous la connaissez ?
Les trois filles se regardent, aucune ne répond.
Hélène. — Apparemment, nous nous sommes succédé dans la vie de ce monsieur dans des endroits très différents. Silvia, tu m’as dit que le plus souvent, sauf exception bien sûr, tu le voyais en France ou en Italie. Moi, c’était toujours à Kindamba, où nous étions basés, ou à Brazza, plus anonyme. Et toi, Annick ?
Annick. — Au départ, à Makoua, c’est plus au nord, puis à Damna, vous ne pouvez pas connaître, c’est un gros village, mais en pleine brousse. C’est là que j’ai été envoyée, il y a dix ans, pour faire de l’alphabétisation. C’est un bien grand mot ; en gros c’est l’école ! Je devais y rester un an ou deux, j’y suis encore, ma vie est maintenant là-bas.
Jeanne m’a dit ce qui nous réunissait, je suis d’accord pour qu’on fasse quelque chose, mais quoi ?
D’abord, où est-il ?
Jeanne. — À Paris pour le moment. Sa fille est au Canada, la mienne est chez sa grand-mère. Je sais qu’il doit venir dans la région dans deux jours pour régler des affaires.
Hélène, terrorisée. — Ici ? Je ne sais pas si je pourrais…
Silvia. — Que tu pourras quoi ? Le voir ? Bien sûr que tu pourras, on est là, et en force ! En revanche, deux jours c’est court pour monter l’opération Vengeance dans la prairie. Joli titre ! Vous ne trouvez pas que ça fait un peu western ? Le méchant et les justicières ? (À Jeanne.) Pourquoi, toi, tu te lances dans une aventure pareille ; nos histoires, tu devrais t’en foutre !
Jeanne nerveuse. — On en reparlera…
Annick. — C’est maintenant ou jamais, je ne reste qu’une dizaine de jours en France et j’ai aussi d’autres choses à faire. Qu’est-ce que vous envisagez ?
Silence.
Hélène, à Jeanne, changeant totalement de sujet. — C’est calme ici, loin de tout. Tu n’as pas peur ? Tu vis avec quelqu'un ? T'es mariée ?
Jeanne. — Non. Plutôt mourir ! J'ai donné ! Je ne suis pas ici depuis longtemps et je n’ai pas le temps de m’ennuyer ; de plus, on ne le dirait pas, mais il y a une vie associative très riche. Et la maison est grande, les filles peuvent venir quand elles le veulent avec leurs amis.
Annick. — Tes filles ? Tu en as combien ?
Jeanne. — Je n’en ai qu’une mais suis très proche de sa fille, Perrine ; elle a eu son bac cette année, ce n’était pas évident : perdre sa mère a été un vrai traumatisme, je crois qu’elle a voulu mettre de la distance pour oublier tout ça ; elle a cherché et trouvé comment partir loin de tout : un stage dans une faculté à Montréal, pour un an.
Silvia. — Elle est au courant qu’on veut dégommer son père ?
Jeanne. — Dégommer ! (La provoquant un peu)Tu irais jusqu'où ? C’est vrai qu'on veut marquer le coup, mais dans des limites qu’on va déterminer.
Silvia. — Quelles limites ? Il a pris des gants avec toi, avec nous ? Il nous a bousillées, pas de cadeaux ! On l’élimine ce porc !
Hélène— Je suis assez d’accord avec Silvia.
Silvia se lève, regarde par la fenêtre. — Moi, je ne pourrais pas m’enterrer dans un trou pareil, il me faut du monde, de l’agitation, des voyages, que ça bouge, et le regard des hommes ; pourtant je devrais être vaccinée, mais je les prends, je les garde un petit moment et puis… enfin bref, la vie !
Jeanne— Façon comme une autre de ne pas s’attacher.
Silvia. — Que veux-tu dire ?
Jeanne. — C’est peut-être de la psychologie de bazar, mais je pense qu’il t’a un peu bousculée et perturbée dans l’image que tu te fais des hommes.
Silvia — C’est vrai mais je m’en fiche, ma vie actuelle me convient bien : aucun lien durable, des amis ici et là, des amants aussi, ici et là. Je préserve ma liberté ; j’aurais fait un beau marin !
Jeanne— Je te vois aux escales, descendant de ton bateau. Les quais, nuit noire, pavés glissants, la fumée, les cornes de brume, lumières glauques, les bars, les plaisanteries salaces, les marins accrochés au zinc ou titubant et vomissant des trop-pleins de vin rouge et de bière !
Silvia, jouant le jeu, debout, magnifique. — Quelle horreur ! Et quelle erreur, madame !
J’aurais été un bel officier à l’uniforme impeccable, des barrettes dorées sur les épaulettes, une ligne, une prestance, reçue par les plus grandes familles, et tout, et tout. Pourquoi vous faites cette tête, vous n’y croyez pas ?
Annick. — Mais si, mais si, rêve, ça ne fait de mal à personne ! Réveillons-nous les filles, je crois qu’on s’éparpille ! On est là à conspirer, mais moi, j’aimerais bien savoir ce qu’il vous a fait, question de se connaître et d’adapter le boomerang ! Jeanne, un jour, tu nous le diras ?
Jeanne gênée — Promis, juré !
Annick. — Toi, Silvia, raconte ! Tu as l'air de ne pas t'en laisser conter, comment s’y est-il pris ?
Silvia. — Non, c’est trop tôt. Je… (Elle hésite longuement.) Bon, je vous le dis.
J’étais jeune, toute jeune, vingt-deux ans. J’allais présenter une collection, il revenait d’un congrès. Notre rencontre ? Un concours de circonstances incroyable. Il neigeait sur Rome ! Incroyable mais vrai, oui, il neigeait sur Rome ; on n’avait pas vu ça depuis des lustres ; la vie s’était arrêtée, et le trafic sur l’aéroport, aussi. Alors imaginez… en salle d’embarquement depuis des heures et des heures, des hommes d’affaires furieux, des parents qui ne savaient pas comment contenir leurs enfants, des gens qui ne disaient rien, prostrés, d’autres qui, au contraire, tous les quarts d’heure, se levaient, allaient aux nouvelles, gesticulaient, se rasseyaient. Les heures passaient, le jour avec, et les flocons tombaient, légers.
Enrico, Enrico c’était mon chéri, à Orly m’attendait.
Tout d’un coup…
Flash back. Glissement de décor ; elle est assise, elle attend, il apparaît sur scène, deux coupes de champagne à la main, il met un genou à terre.
Lui. — Bellissima, Bellissima, ce serait un honneur pour moi…
Silvia, au public. — C’est tout, pas un mot de plus.
La situation était étrange, incongrue. Les autres passagers s’étaient arrêtés de parler, de courir, de vitupérer ; ils attendaient, ébahis. Il n’était pas possible de l’éconduire ; de toutes les façons, à aucun moment cette idée ne m’a traversé l’esprit ! Il n’y a pas eu hésitation mais reddition immédiate.
Pendant ce temps-là, à Paris, Enrico s’impatientait.
Les heures suivantes, échanges de regards, de bons mots, frôlements, effleurements, caresses.
Enrico à Orly s’énervait, puis il s’est lassé.
Lui qui, quelques heures auparavant, m’assurait qu’il m’attendrait jusqu’à la fin des temps, a déserté, est rentré chez lui, laissant la place vide. À l’aube, quand notre avion a enfin atterri, elle était occupée !
Lui, à Silvia. — Faisons honneur au destin, ne laissons pas passer la chance ; vous êtes la beauté, la jeunesse.
Silvia — Qui êtes-vous, beau chevalier ?
Lui. — Celui qui passe, comme l’amour, et qu’il faut retenir car on ne sait pas s’il repassera à nouveau !
Silvia. — Mais encore ?
Lui. — Je saute d’un avion dans un autre, responsable de grands chantiers dans le monde entier. Basé en Afrique en ce moment, demain ailleurs ! Profitons du moment présent, oublions tout, le monde, nos obligations, offrons-nous quelques heures, quelques jours d’irréel, comme est irréelle votre beauté !
Silvia. — Je suis attendue, une séance de photos ; je dois absolument y aller.
Lui. — Je vous y emmène ?
Silvia. — Mais vous-même ? Vous n’avez pas d’obligations ?
Lui. — Bien sûr que si ! Quelques coups de fil à donner, le temps de votre séance, et je vous enlève. Laissez-moi faire, vous n’êtes pas femme à avoir peur ?
Silvia. — Peur ? Mais de quoi ?
Lui. — De l’imprévu, de la folie, de la vie ; de la vraie vie !
Silvia, au public. — Cet homme m’intriguait, me faisait rire. Le soir même, il est venu me chercher, comme il me l’avait promis, à la sortie du studio. Une voiture qui débordait de fleurs ; il y en avait partout ! Restaurant tout en haut de la tour Eiffel, champagne ; j’étais éblouie, jeune, stupide, je me suis laissée prendre. Je ne voulais rien savoir de sa vie officielle ; une alliance à son doigt, et alors ? Je ne voulais pas en savoir plus. Ma vie, à l’inverse, n’avait aucun secret pour lui. Je me suis laissée aller à tout lui confier, même mes secrets les plus intimes. J’étais naïve et flattée qu’il m’appelle sans cesse, qu’il m’envoie des messages. Pas un seul instant je n’ai pensé que, comme une araignée, il tissait sa toile autour de moi pour mieux m’étouffer, m’asphyxier.
Le plaisir de le retrouver était si grand que je n’avais plus l’envie de voir quiconque ; il y avait lui, il y avait moi, c’était bien suffisant. Je restais quasiment cloîtrée durant des jours, quelquefois des semaines, quand il n’était pas là. C’était mon choix, du moins je le croyais.
Les mois ont passé. Au printemps, je ne me rappelle plus quand exactement, j’ai senti à un je-ne-sais-quoi qu’il allait me dire quelque chose de particulier.
Lui. — Silvia, m’aimes-tu ?
Silvia. — Comment peux-tu me demander une chose pareille ? Je t’aime, mon amour, je t’aime.
Lui. — Bellissima, j’ai besoin de te savoir à moi, rien qu’à moi. Je te veux mienne et réaliser avec toi ce que je n’ai pu faire avec aucune autre femme. Un challenge fou, une preuve d’amour irréfutable.
Silvia. — Tu m’intrigues !
Lui. — Je veux que nous franchissions ensemble les limites du possible, que notre couple accomplisse les choses les plus folles, que nous sortions de la masse et devenions uniques.
Silvia. — Tout va très bien, je vis un rêve avec toi, que pouvons-nous faire de plus ?
Lui. — Il faut que tu t’en remettes à moi, corps et âme. Nous devons échapper au commun, à la médiocrité.
Silvia. — On ne peut pas faire mieux ; je suis heureuse, très heureuse avec toi. Tu me combles !
Lui. — Aucune relation, aussi belle soit-elle, ne résiste à l’usure du temps, elle ne peut que s’enliser, s’enliser inéluctablement. C’est contre ça que je veux lutter, contre l’habitude, contre la routine ; pimentons notre vie, nous devons en être les acteurs ; sublimons notre amour ; c’est avec toi, avec toi seule que je veux vivre cette aventure.
Je suis le chef d’orchestre, je tiens la baguette, tu obéis.
Silvia. — Fais de moi ce que tu voudras, je n’ai peur de rien avec toi.
Lui. — Premier exercice : tu vois cet homme au bar ? Combien de temps te faut-il pour qu’il te donne son numéro de téléphone ?
Silvia. — Tu es fou !
Lui. — Tu recules ?
Silvia. — Chiche !
Lui. — En piste !
Silvia, au public. — La suite… ? D’abord des jeux innocents qui me flattaient, m’amusaient ; à vrai dire cela m’excitait un peu. Au fil du temps, les paris sont devenus de plus en plus fous.
Lui. — Ouvre les jambes qu’il devine que tu n’as pas de culotte…
Silvia, au public. — J’aurais dû dire stop, on arrête, on ne joue plus, mais je l’ai réalisé trop tard ; il m’avait déjà sous emprise, se jouait de moi, inventant de nouveaux scénarios toujours plus extravagants, des défis, encore des défis, que je relevais pour être et demeurer son impératrice, sa Bellissima.
Jusqu’au jour où, ce devait être l’ultime challenge, la preuve irréfutable que notre couple se différenciait des autres qui vivaient des existences insipides et ennuyeuses, je me devais d’apprendre à dissocier le corps de l’esprit et pour cela, appartenir à un homme, à un inconnu qu’il me choisirait.
J’ai dit non, mais un non timide, un non qui était un oui, c’était follement excitant. Il serait là. Il l’a été. J’avais ses yeux dans les miens quand la chose s’est faite, je murmurais en pleurant des « Mon amour », mais me suis surprise à tendre les reins, à crier des « encore », à jouir de tout mon corps. Au réveil, il n’était plus là. Il n’y avait qu’un mot placé en évidence sur la table de nuit.
Il a disparu. Plan avec Silvia et Jeanne.
Voix off de l’homme. — Nous avons vécu le paroxysme, atteint des sommets ; redescendons sur terre, demain ne peut être que décevant. Nos chemins se séparent. Adieu.
Annick— J’y crois pas !
Hélène. — T’étais une gamine, comment as-tu fait pour t’en remettre ?
Silvia. — La honte, l’horreur, personne à qui en parler. J’ai pleuré, pleuré des jours et des nuits, et puis je me suis relevée. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ?
Annick. — C’est un pervers, un sadique.
Hélène. — Doublé d’un manipulateur, j’en ai fait les frais.
Annick. — On devrait les enfermer ! Qu’il y ait un fichier des salauds de son espèce !
Hélène. — Ou les tuer, purement et simplement, comme on extermine des nuisibles !
Jeanne. — Il faut qu’on réfléchisse ; est-ce qu’on ne s’abaisse pas à son niveau en complotant de la sorte ? Il y a peut-être des vengeances plus subtiles ?
Annick — Et prendre des pincettes peut-être ? Ce salopard a recommencé, et tu le sais ! Une gamine, c’était une gamine ; qu’il s’en prenne à des adultes, passe encore, mais à des enfants, c’est dégueulasse ! (S’adressant à Silvia.) Ton histoire, elle me retourne.
Silvia. — J’étais jeune mais adulte quand même, majeure et vaccinée, quand il m’est tombé dessus, et je n’ai rien vu venir. On perd ses défenses face à un monstre de cette sorte.
Annick. — T’as raison, je suis idiote, c’est tout simplement inacceptable, adulte ou pas.
Jeanne. — Calmons-nous, buvons un coup, la question est : que fait-on ?
Silvia. — On le dénonce sur les réseaux sociaux, on diffuse sa photo, il sera grillé partout où il passera et, en prime, on promet une récompense à celui qui le retrouvera, mort ou vif !
Annick — Pas mal ! Mais Jeanne, tu nous as dit qu’il avait une fille ; elle n’est responsable de rien et sera éclaboussée par le scandale ; c’est un peu dérangeant !
Jeanne. — Quoiqu’on fasse, il y aura toujours de la casse. Faisons tout, néanmoins, pour la protéger.
Hélène. — On l’attire dans un traquenard, je le tue, je le tue cette fois ; que j’ai été bête, mais bête de le louper ! J’aurais pris trois ans, crime passionnel, et alors ? Ça passe vite…
Jeanne. — Exclu. Attention, avec de la préméditation, ce n’est pas deux ou trois ans, mais quinze ans que tu prendras. Ton môme, tu penses à lui ?
Hélène. — T’as raison, mais rien que d’en parler, ça me rend dingue. S’il était là, devant moi, je l’étriperais !
Silvia. — T’y vas combien de fois par semaine, chez ta psy ?
Hélène. — Il va falloir que j’espace, c’est pas bon pour moi ! Ben oui, à revenir sans arrêt sur ce qui s’est passé, sur ma colère, légitime dit ma psy, sur mon père qui battait ma mère, et sur tout le reste, j’m’en sors plus !
Silvia. — Il n’y a que le temps qui permette de tourner la page.
Jeanne. —Pensée originale, refais-la nous ! (Puis à nouveau sérieuse) - Mais c’est faux ! Regarde-toi, regarde-nous, c’est parce que nous ne l’avons pas épinglé que nous sommes encore dans cet état. Le repos, le vrai, l’éternel, nous ne l’aurons que lorsque justice sera faite.
Annick. — Elle a raison. Le pardon, c’est bon pour les curés. Si je pardonnais, j’aurais l’impression de trahir Madeleine ; de trahir ma propre fille.
Hélène. — Ta fille ? Il s’est attaqué à ta fille ?
Annick. — Non, Madeleine n’est pas ma fille, mais c’est tout comme. C’était une pauvre gosse dont le père et la mère avaient été massacrés sous ses yeux. Elle a échoué au centre de secours, j’y travaillais ; elle m’a regardée, je n’oublierai jamais son regard, les yeux au milieu de la figure, noirs, intenses, elle m’a choisie et s’est attachée à moi comme un petit animal ; elle me suivait partout, où que j’aille, alors je l’ai adoptée. Pas comme en France, avec papiers et tout le reste, mais à la façon de là-bas, je suis devenue sa tata. On ne s’est plus quittées. (Silence.) Et tout est de ma faute.
Silvia. — De ta faute ?
Annick. — Si je n’avais pas répondu aux avances de ce connard, si je n’étais pas tombée amoureuse de lui comme une midinette, si je n’avais pas commis l’imprudence de l’inviter chez moi, ce pourri, cet immondice que je voudrais voir crever la bouche ouverte, ne l’aurait pas rencontrée. Il l’a vue, il n’a pas résisté ; quatorze ans à peine, il l’a prise comme un jouet, lui a promis monts et merveilles, s’est amusé d’elle et l’a jetée. Et qu’on ne me dise pas que dans ces pays-là, c’est différent, que les filles africaines sont nubiles plus tôt, que les relations hommes-femmes sont précoces. Quand j’entends toutes ces conneries, je vois rouge.
Jeanne. — Tu…
Annick. — Nous étions grandes, adultes, nous avons notre part de responsabilité dans ce qui est arrivé.
Jeanne. — Pas d’accord avec toi. Regarde Silvia, vingt-deux ans, une gamine hypnotisée, comment résister ? Et même toi, Hélène ! Ces prédateurs savent y faire, ils embobinent leur monde ; rien de les arrête jusqu'au jour où....
Annick la coupant. — Mais elle ? Aucune connaissance de la vie, si ce n’est dans son abomination. Elle avait retrouvé la paix, l’école, l’entraide, moi. Oui, j’ai été son espoir à cette petite. Il s’est débrouillé pour que je porte sur mes épaules une culpabilité dont je n’arrive pas à me défaire.
Hélène. — Elle est…
Annick. — Elle va bien. Elle est mariée maintenant, elle vient d’avoir une petite fille. Excusez-moi, je ne sais pas ce qui m’arrive, je me suis emportée, ce n’est pas très adulte mais c’est comme ça !
Silvia. — Y a de quoi. On remue le passé, c’est comme la merde, faut pas la touiller, ça pue.
Jeanne. — Je propose qu’on fasse un break. Annick, tu viens d’arriver, tu es crevée ; nous, guère mieux. Demain on y verra peut-être plus clair.
Hélène. — Si on organise bien notre coup…
Silvia. — Tu ne lâches pas prise, toi !
Hélène. — Trois pieds sous terre, à bouffer les pissenlits par la racine, et qu’on danse toutes les quatre sur sa tombe ! Le tuer ; être enfin sûre que pas un atome de mon corps ne pourrait être à nouveau attendri par lui. (Elle s’étire.) Je suis morte aussi, (Se tournant vers Silvia.) et à cause de toi ! Demain, chaise longue. Je monte me coucher. Tchao la compagnie, et ne me réveillez que si le café est prêt sinon, c’est vous que je tue !
Elle sort.
Jeanne reste seule en scène. Obscurité. Apparaît Juliane en ombre chinoise.
Jeanne. — Juliane, elles sont là, qu’est-ce que j’en fais ? Le chemin était tracé, il fallait que je te venge, je te l’avais promis. Je suis face au mur maintenant. Perdue ; que faire ? Comment faire ? Hélène est encore prête à tout, Silvia est incontrôlable.
J'ai pris ma décision, demain, je l’appelle, je lui laisse espérer une soirée comme il les aime, ordure, il viendra, c’est sûr. Je suis chargée de l’accueillir, de le faire boire, un peu. Elles disent avoir un plan, je les ai entendues chuchoter une bonne partie de la nuit. Que feront-elles ? Les choses m’échappent. Je les sens comploter dans mon dos comme si ma place n’était pas, n’était plus, à leurs côtés ; impression de devenir parano ; elles ont toutes leurs histoires, si douloureuses, que je me sens illégitime. Je ne veux pas leur raconter notre pacte, si elles savaient ! mais je veux absolument être partie prenante dans cette revanche, je te le dois.
Voix off de Juliane. — Laisse, laisse faire les choses ; tout a un sens.
Jeanne. — Et puis il y a la fille de Nevers, elle n’est pas à l’origine de ta mort mais elle a été, pour toi, celle de trop, celle qui a tout fait basculer. On ne doit pas l’oublier, cette bimbo qui, dans l’ombre, tire les ficelles. Tu le sais, toi, qu’elle est là, toujours et encore là, en filigrane dans cette histoire. Ils ne font qu’un, ces deux être malfaisants.
Le passer en jugement ? C’est ce que j’ai entendu, c'est ce qu’elles veulent. Mais comment faire ? Quelle peine donner ?
Quatre bonnes femmes en colère, la belle affaire, en un tour de main il balayera nos griefs, sans compter qu’il ne se prêtera probablement pas au jeu et partira.
Voix off de Juliane. — Arrête de te tourmenter, les dés sont lancés ; tu as rempli ta mission, fais-leur, et fais-moi, confiance.
Jeanne. — C'est par moi que tout doit arriver et qu'il le sache !
Les lumières s’éteignent.
Tableau suivant. Jeanne et lui sont en scène, assis apparemment depuis un moment, ils prennent l’apéritif. Des bouteilles, deux verres. Jeanne est tendue, inquiète ; lui, sûr de lui.
Lui. — Alors c’est là que tu vis ?
Jeanne. — Oui.
Lui. — Difficile de venir jusqu’à toi, mais content, vraiment content ; tu me manquais ; tu me manquais depuis longtemps ; plus encore maintenant, depuis la mort de Juliane, je suis perdu ; comme le marin à terre, je cherche, en flageolant sur mes jambes, un endroit où me poser, où oublier. Tu sais que Perrine est partie au Canada ?
Jeanne. — Oui, c’est une vraie opportunité pour elle.
Lui. — Elle a de la chance, elle va se faire des amis, oublier cette tragédie alors que moi je piétine depuis, je ne me retrouve plus. Cet accident est tellement bête. Comme tous les accidents du reste !
Jeanne — Accident, tu crois ?
Lui. — Qu'est ce que tu veux dire ?
Jeanne. — Rien, rien ; ton boulot, ça va ?
Lui. — Oui, pas de problème de ce côté-là. J’étais à Brazza la semaine dernière, le chantier est complètement fini. La semaine prochaine, je pars à Rio. Le Brésil est en plein boum économique, des chantiers partout. (Il montre son cœur.) C’est là que ça va pas, je me sens seul, triste, désorienté, j’ai besoin d’aide, d’un bras secourable.
Jeanne. — Ne me la refais pas ! Reprends un verre.
Lui, riant. — C’est le troisième, bientôt je ne serai plus capable de partir de chez toi, c’est qu’il y en a des virages ! L’hiver, elle doit être dangereuse cette route. Mais tu me donneras l’hospitalité, bien sûr.
Jeanne ne répond pas.
Lui, continuant. — Ton apéro c’est sympa mais j’ai une petite faim ; il faut que je prenne des forces avant… (Rires, sous-entendus graveleux.)
Jeanne. — Avant quoi ?
Lui. — Ne fais pas ta Sainte-Nitouche, nous n’en sommes plus là. J’ai besoin de toi, j’ai envie de toi.
Jeanne— Il n’y a plus de glaçons, tu veux bien aller en chercher dans la cuisine ?
La porte est en fond de scène, à peine la franchit-il que les trois filles l’entourent, le ceinturent, le bousculent sur une chaise, l’y attachent, non sans mal. Pendant ce temps-là, il gronde, injurie, se débat. Jeanne s’est jointe à elles.
Lui, attaché, les regarde complètement estomaqué ; elles sont là, toutes les quatre debout, raides comme la justice, le regardant avec mépris ou avec haine. Pas un mot n’est échangé. Silence qui dure.
Lui, le prenant un peu de haut. — Bon, c’est bon, vous avez gagné. Détachez-moi maintenant, qu’on discute entre personnes civilisées.
Silence. Aucune ne bouge.
Lui. — On ne va pas rester là toute la nuit. Qu’est-ce que vous voulez de moi ?
Silence. Aucune ne bouge.
Lui, perdant de sa superbe. — Silvia, ça fait si longtemps, c’est ridicule tout ça. Tu es magnifique encore. Sors-moi de là !
Silvia ne bouge pas, c’est Hélène qui s’avance d’un pas, il marque le coup.
Hélène. — Tu as peur de moi ? Tu as raison !
Lui. — Jeanne, dis-leur d’arrêter. Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût.
Silvia, dont on sent la colère monter. — Une plaisanterie ? Et ce que tu nous as fait, c’était aussi une plaisanterie ?
Lui. — Le bon, pense au bon ; il n’y a pas eu que du mauvais, et puis tu étais… consentante. (Il se tourne vers les autres.) Elle n’a pas dit non, je vous certifie qu’elle n’a pas dit non.
Annick. — Madeleine non plus n’a pas dit non, espèce de salaud ! (L'imitant.) « Je vais t’emmener à Paris, je vais te faire découvrir la vie, la belle vie, tu seras ma princesse. »
Lui — Jeanne, on est chez toi, ça va mal tourner, je vous attaquerai, toutes, tu es responsable, fais arrêter cette connerie.
Hélène. — Tu commences à avoir peur ? Pas de pitié, tu n’en as pas eu pour nous. Il ne tiendrait qu’à moi, je te les coupe ou je t’élimine, au choix. En pleine montagne, on doit pouvoir trouver un coin pour te faire disparaître. Mort, tu ne feras plus de mal à personne.
Jeanne — Trop risqué, vraiment trop risqué. C'est moi qui m'en occupe.
Hélène, la coupant, pas contente du tout. — Tu sais ce qu’il nous a fait vivre. Complices, maintenant, nous le sommes toutes. C’est quand même toi qui es à l’origine de cette rencontre. Nous, on ne se connaissait pas, avant.
Silvia— Tu ne vas pas le lui reprocher ; c’est grâce à elle qu’on va enfin prendre notre revanche et le faire payer.
Annick. — Pas de temps à perdre avec lui, faisons ce qu’on a décidé de faire.
Lui. — Ne faites pas de conneries, vous le regretterez.
Hélène. — Les conneries, on les a faites avant, en écoutant tes grands discours, en se laissant embobiner, en t’aimant. Pour ce que tu nous as épargnées, toi ! Tu sais combien de temps il nous a fallu pour nous en remettre ?
Silvia. — Hélène a raison, on en a pris plein la gueule pendant que Monsieur se tirait, allait draguer, baiser ailleurs. Croiser ton chemin, c’est la pire chose qui pouvait nous arriver. On a perdu notre jeunesse, notre joie de vivre, et tu voudrais qu’on ait pitié ?
Jeanne. — Les filles, peut-être que…
Silvia, la coupant. — Tu es moins concernée que nous. Du reste, on n’a pas vraiment compris… C’est pas le problème maintenant ! Laisse-nous faire, Jeanne. On est d’accord toutes les trois.
Hélène. — Moi aussi je suis toujours d'accord, plutôt deux fois qu'une !
T’as de la chance, elles, elles te laissent une chance, moi je voulais six balles dans le barillet.
Lui, qui voit qu’Annick a sorti un revolver, pris de panique. — Non ! vous n’allez pas… Jeanne, Silvia, (Montrant Hélène.) elle est folle, elle a déjà essayé de me tuer. Annick, pas toi, ce n’est pas possible. Non, je vous en prie ! Non, arrêtez ! Je ferai ce que vous voudrez, je réparerai, je vous donnerai de l’argent, arrêtez !
Silvia, très sérieuse. — Voilà les règles du jeu. La roulette … provençale. Chacune d’entre nous, Hélène te l’a dit, te laisse une chance. Je mets donc trois cartouches seulement au lieu des six que ça contient. (Elle le fait sous ses yeux, n’y arrive pas bien, jure comme un charretier.)
Annick. — Tu veux que je t’aide ?
Silvia. — Non, j’y arriverai. Ça y est !) (À lui) — Regarde, je joue le jeu, je tourne bien le barillet ; c’est aléatoire, tu le sais, une chance sur deux
!
Lui, hurlant. — Je vous en supplie, oubliez tout. Je m’excuse, je regrette. Jeanne, Jeanne, pitié !
Hélène. — Tu ne me demandes pas pitié, à moi ?
Lui. — Si, à toi aussi Hélène. J’ai été une ordure, mais pas ça, pas ça !
Hélène. — Tu sais que j’ai fait un an de HP ? Que j’ai été chez les fous. Tu entends ? chez les fous ! On plaidera la folie, encore !
Silvia— Suite des règles du jeu. L’une après l’autre, on va te tirer dessus. Une balle, une seule balle pour le mal que tu nous as fait, pour nos vies bousillées. On te laisse toutes une chance, c’est plus que ce que tu mérites.
Jeanne, affolée. — Il faut arrêter ce jeu, on ne peut pas !
Silvia, la repoussant. — Tu n’en as plus le pouvoir, c’est comme ça ; il est trop tard. Sors de la pièce si tu veux, aucune de nous, si ça finit mal, ne dira que tu étais là. C’est notre affaire, tu ne risques rien.
Jeanne relevant la tête. — C’est la mienne aussi, je vous dirai tout mais ça va trop loin, je ne crois pas que Juliane…
Elle est coupée par lui qui au nom de Juliane se met à crier, pleurer, supplier.
Lui. — Juliane, Juliane, sors-moi de là !
Hélène prend le revolver, le met en joue. Jeanne hurle. — Non.
Hélène tire. — Loupé. (Se tournant vers Annick.) Tu auras peut-être plus de chance, toi.
Jeanne veut s’interposer, Hélène la retient. Annick tire puis tend le pistolet à Silvia qui tire à son tour.
Il est anéanti mais vivant.
Silvia. — C’est fini, on joue le jeu, la chance, le destin t’a sauvé. La crapule est vivante. On va te libérer, fous le camp. Elle coupe les liens. Fous le camp ! on t’a dit de foutre le camp. Voilà tes clés. Mille excuses, pas le temps, il se fait tard, on t’offre pas un verre.
Il se déplie brusquement et s’enfuit à toutes jambes. On entend ses pas sur le gravier puis la voiture partir. Les filles éclatent de rire. Jeanne est prostrée, les mains encore sur les oreilles.
Silvia. — On a gagné, il a eu la peur de sa vie. Jeanne, ça va ? Il est vivant, tout va bien.
Annick. — Heureusement qu’il n'est pas cardiaque!
Silvia, voyant que Jeanne est toujours immobile. — Il ne risquait rien, c’était du bluff, tu l’as bien compris ?
Jeanne, qui s’assied lourdement. — Du bluff ?
Hélène. — Oui, hélas, j’en aurais bien mis, moi, quelques cartouches, des vraies !
Jeanne— Du bluff ! Et vous ne m’avez rien dit.
Annick. — On savait que ça ferait plus vrai…
Jeanne— Dieu du ciel ! (Pour elle) Alors tout est à recommencer !
Acte ii
Centre de rééducation fonctionnelle. Une chambre d’hôpital. De grandes fenêtres. Au centre, une table ronde.
Il est assis sur un fauteuil roulant dans le coin près de la fenêtre, des bandages autour de la tête. Les stores sont baissés. Silvia entre, elle est en gabardine beige, talons hauts, cheveux relevés sous un chapeau de pluie ; elle s’approche de lui.
Silvia. — Alors te voilà à terre, Bellissimo ! On me dit que tu es conscient, que tu entends, que tu comprends. Quelle chance pour toi ! Enfin une petite vie tranquille… Mais quelle idée as-tu eue ? À ton âge ! Toi, si sérieux, si organisé. Partir ventre à terre, comme un fou, alors qu’il tombait des cordes, te prendre pour Fangio dans les virages du Tourmalet. Tu as fichu le camp comme si tu avais le diable aux trousses, tu n’as pas aimé ta petite soirée ?
Je suis sérieuse maintenant. Écoute-moi, écoute-moi bien.
Des remords, je sais que tu n’en as pas, mais tu vas avoir des regrets ! Les regrets de tout ce que tu aurais pu encore faire, voir, vivre, s’il n’y avait pas eu ce foutu accident. Pas besoin d’être grand prophète pour deviner ce qu’un don Juan de ta sorte pouvait bien espérer pour les temps à venir : des femmes, encore des femmes, avec des peaux, des seins, des fesses, des bouches ouvertes attendant ta semence, des culs accueillants. Tu es peut-être encore un peu sous le choc à cause de cet accident brutal, comme anesthésié et oublieux de ces choses-là. Quel dommage ! J’ai décidé de relever le défi, de me donner le mal de te les rappeler.
(Elle tourne autour de lui, jette sur le lit son chapeau, ses cheveux tombent sur ses épaules, et commence à dénouer la ceinture de sa gabardine.) La peau des femmes, te souviens-tu de sa douceur ? de son odeur ? de ces petits endroits cachés qui palpitent lorsque l’homme les caresse ? Te souviens-tu qu’il suffit de les embrasser dans le cou ou sur l’oreille pour qu’elles perdent leurs défenses et s’offrent alors à d’autres caresses ? Te souviens-tu des robes qui tombaient à leurs pieds, telles celle-ci… ?
(Silvia ouvre son imper, apparaît en guêpière et bas noirs. Provocante, cambrée, elle reste d’abord immobile, debout, droite comme une statue, puis elle tourne autour de lui. Enfin, elle pose un de ses pieds, escarpin rouge, sur la marche du fauteuil roulant ; elle se penche et chuchote à son oreille.)
- Regarde ce que tu as perdu, sens mon parfum, régale-toi encore, mets ton nez entre mes seins, enivre-toi. C’est fini tout ça.
Tu as choisi de me donner à d’autres, tu m’as abaissée, humiliée, depuis, je ne fais plus confiance qu’à moi-même. Les hommes, je les prends, je les jette, tout ça parce qu’un homme, celui que j’aimais, toi, en as fait de même avec moi. Je me refuse à avoir besoin d’eux, et le meilleur des plaisirs est finalement celui que je me donne. Regarde… (Elle s’assied, dos au public, ouvre les jambes.
On entend quelqu’un arriver, des pas de femme, puis quelqu’un frappe. Silvia remet vite fait sa gabardine et, négligemment, remonte ses cheveux.)
N’aie pas peur voyons, un grand costaud comme toi, ce n’est qu’une femme, Annick peut-être, à moins que ce ne soit Hélène. Je te protège, elle risquerait de te sauter dessus et de te tuer une deuxième fois ! Ce serait dommage !
Entre Annick.
Annick. — Bonjour.
Silvia. — J’avais raison, voilà Annick. Salut toi ! (vers lui.) Ouvre ton œil et tes oreilles, elle a sûrement, comme moi, des tas de choses à te dire.
Annick — C’est lui ? C'est bien lui ?
Silvia. — Qui veux-tu que ce soit d’autre ? Sais-tu où est Jeanne ?
Annick. — Elle est allée aux nouvelles chez la surveillante. (vers lui.) Tu vois, on s’occupe de toi, et Hélène arrive. (vers Silvia.) Ça va ?
Silvia. — Pleine forme ! Lui, en revanche, un peu choqué. L’accident sans doute… et peut-être le traitement que je viens de lui faire subir. N’est-ce pas mon chéri ?
Annick. — Tu lui as dit trois mots ?
Silvia. — J’ai fait mieux que ça, je te raconterai tout à l’heure ; je vais voir où en est Jeanne. Prends bien soin de lui !
Annick — Bonjour. Je relève le store, tu n’y vois pas d’inconvénients, je pense ? Je veux te voir, bien te voir. Je repars en Afrique, alors je voulais être sûre, bien sûre de ton état. Tu n’as plus ta belle prestance ! Où est-il, le séducteur de petite fille ?
Silvia. — Je vous laisse. (Se tournant vers lui comme s’il était un complice.) Il est un peu cramoisi, c’est qu’on s’est fait des émotions, hein ? Moi, j’ai besoin d’un petit remontant !
Tu vas t’en rappeler de ta Bellissima, n’est-ce pas, mon chéri ?
Annick, la retenant. — Qu’est-ce que tu as inventé ?
Silvia. — Juste de quoi entretenir ses fantasmes jusqu’à la fin de sa vie ! (À lui.) Si tu t’en sors, évidemment ! Finalement, je te le souhaite ; c’est pas si mal d’être emmené tous les jours au parc et de donner à manger aux piafs, ça occupe. Ciao mon Bellissimo, c’est fini, nous ne nous verrons plus. Devine ce que je vais faire. Me draguer un beau mâle, un beau malabar et…
Annick. — Si t’en trouves deux, tu m’en mets un au frais ? À tout à l’heure, je ne reste pas longtemps, juste trois mots à lui dire.
Silvia. — Ne l’épuise pas, il a eu sa dose ! Elle sort
Annick. — C’est vrai que tu n’es pas beau à voir, mais j’ai beau faire, ça ne m’émeut pas pour un sou ! T’es quand même sympa, tu nous as facilité les choses, tu as filé comme l’éclair ; t’aurions-nous impressionné ? Je n’y crois pas ! Un peu de dignité, redresse-toi ! on va pas te tuer alors que t’es à moitié mort.
Tu peux le laisser fermé ton œil, ça ne m’empêchera pas de te dire ce que j’ai à te dire, et ça ne t’empêchera pas non plus, d’écouter ! Je ne suis pas venue pour rien. Je suis le messager, et quel messager… Mais au fait, tu ne m’as pas demandé de ses nouvelles…Tu n’as pas eu le temps, c’est ça ? Elles t’intéressent pourtant, n’est-ce pas ? En voilà : c’est loupé, complètement loupé, tu n’as pas réussi ; elle s’en est remise !
Elle est jeune, elle est belle, elle est de nouveau joyeuse, elle s'est mariée.
Tu as joué de son innocence, de sa méconnaissance des hommes. Elle les savaient barbares, sauvages, capables de s’entre-tuer. Ceux-là, elle était sûre de les reconnaître, elle s’en méfiait ; mais elle n’était pas préparée au pire, à toi, au salopard qui lui a fait entrevoir une vie de rêves juste pour en profiter.
Ton forfait accompli, tu as disparu, mais on ne t’a pas oublié, là-bas. Ce que tu ne savais pas, et je suis venue ici pour te le dire, c’est que tu emportais avec toi, sous tes chaussures, un peu de la terre d’Afrique. La terre a appelé la terre. Difficile à comprendre, c’est du domaine de l’indicible. La malédiction est sur toi maintenant, les esprits ne te laisseront jamais en paix : une nuit entière de danses, d’incantations ; tu leur appartiens. J’ai été désignée pour aller jusqu’à toi, je suis la voix. Il fallait que tu le saches pour que tu ne te sentes plus jamais à l’abri, ni le jour, ni la nuit.
(Elle se lève, se dirige vers la porte, revient.) J’oublie le principal. Au pays, ils m’ont chargé d’un cadeau un peu particulier pour toi, je te le laisse ; je ne me sentais pas très bien de l’avoir sur moi. C’est ridicule mais j’ai beau ne pas y croire, on ne sait jamais ! Où ranges-tu tes affaires ? Voyons… (Elle se dirige vers la penderie.) C’est parfait, ton manteau, il n’est plus de saison ! Personne ne remarquera dans la doublure ce petit bout de bois de rien du tout. Regarde-le, malgré sa taille, il est noueux, on dirait un insecte endormi, je ne suis pas sûre qu’il te porte chance… c’est Yahounda qui me l’a confié. Souvenir de là-bas. Bon courage ! Bon courage !
Hélène, elle aussi, doit venir te rendre une petite visite. J’ai comme l’impression qu’elle est encore un peu en colère ! Figure-toi qu’elle est persuadée que je suis maintenant, pour ma part, dans l’oubli et le pardon. Quelle erreur ! Du coup elle affûte ses armes pour deux, je serais inquiet si j’étais toi.
Allez, bonne soirée, bon vent, bonne route, adieu !
Entrent ensemble en bavardant Hélène et Jeanne. Annick, qui partait, revient en arrière.
Annick. — Qu’est-ce que je te disais, voilà Hélène. Alors les nouvelles ?
Jeanne — Pas terribles. (Vers lui.) Tu es là pour un sacré moment. (Vers les autres ) Il gardera des séquelles aux membres inférieurs et boitera, un peu. Il a dit quelques mots hier. (Vers lui.) C’est vrai ça, tu as parlé ? Et à nous, tu ne dis rien ! Cachottier, va ! (Aux autres.) Les médecins pensent qu’il récupérera, mais partiellement, 20, 25 % ; on le saura dans les six mois, impossible avant. Par contre, ils ne savent pas quelle est l’origine de son aphasie et de ses terreurs. Aurait-il vu des revenants ? À moins que ce ne soit les remords qui le perturbent, qui sait ?
Hélène. — Il a peur ? Mais de quoi ? Peut-être de moi ? Regarde-moi bien, les mains dans les poches et pas d’arme dans mon sac ! Tu ne risques rien. Ce que je vais te montrer, tu ne sais pas ce que c’est. C’est… cadeau ! Un cadeau que je te laisse et dont je vais tapisser les murs de ta chambre. Regarde. (Aux autres.) Et vous, là, donnez-moi un coup de main, ça manque vraiment d’intimité cette chambre ! S’il doit y rester des semaines, un peu de déco ne nuira pas ! (Elle sort des photos d’un enfant à tous les âges de la vie, et des rouleaux de scotch.) Surprise ! C’est ton fils ! Tu vois, là, il avait quatre ans, c’était son premier vélo, t’étais pas là pour le tenir. Et là, c’est le jour de sa première communion.
Le fils que tu ne verras jamais ; j’ai pris de l’avance, je lui ai dit que je croyais son père mort ! Bien vu, hein ? Remarque, on n’en est pas loin !
(Vers Jeanne.) Sa sœur… Comment s’appelle-t-elle, déjà ?
Jeanne. — Perrine.
Hélène. — J’hésite… Tu me dis que c’est une fille sympa, et mon fils serait tellement content d’avoir une sœur. Mais comment lui dire, comment la faire exister pour lui sans lui parler du père, sans le ressusciter et prendre le risque qu’il demande à le voir ?
Jeanne. — Tu as tout le temps de la réflexion, elle est au Canada. Quand elle saura son père dans cet état, pas de doute qu’elle sautera dans un avion, mais elle sera bien obligée de repartir aussi vite : il n’y a plus rien à faire pour lui. (Vers lui.) Elle a une opportunité fantastique pour un cursus universitaire là-bas, il ne faut pas qu’elle la laisse passer, tu es bien d’accord ? On te trouvera une belle garde-malade, moustachue de préférence ! A moins que ton état se dégrade encore, qui sait !
Mon Dieu, j’oubliais ! (Aux autres.) Je l’emmène au service radiologie, il a encore une IRM à passer, et le chirurgien veut le voir. (Elle se saisit du fauteuil roulant.) Dis au revoir à ces dames, elles s’en vont, tu ne risques plus rien ! Du reste, adieu serait mieux adapté, il y a peu de chances que vous repreniez l’apéro ensemble !
Ils s’apprêtent à sortir, croisent Silvia qui entre.
Silvia. — Il va où ?
Hélène. — Examens divers.
Silvia. — Ils ne vont quand même pas le remettre sur pieds, ce serait un comble, tout ce boulot pour rien. (Lui chuchotant dans l’oreille.) Ne leur dis pas toutes les cochonneries qu’on vient de faire, ça la foutrait mal ! Pense à ta réputation !
Jeanne sort, poussant le fauteuil. Les filles restent silencieuses puis se mettent à rire. Annick va droit vers le minifrigo.
Annick. — Rien là-dedans, dommage ! - Du jus de pomme, quelle horreur ! Il date de quand ? Encore bon, on fera avec !
Hélène. — Buvons, buvons à l’amour, et toi, (Vers Silvia.) c’est fini, la bête immonde est à terre, tu vas me faire le plaisir de regarder les hommes d’un autre œil, il y en a des sympas. Regarde, moi, j’ai dégotté une perle, il a tout ramassé, la femme en miettes et l’enfant.
Tout ceci, c’est du passé, la vie se rebâtit, je la savoure tous les jours, et pourtant, c’était un champ de ruines.
Les photos de son fils sont bien suffisantes pour qu’il ait quelques regrets ; il ne l’a pas vu grandir, il ne le connaîtra pas, du moins il y a peu de chances. Il ne pourra pas, vieillissant, mettre sa main sur son épaule et dire, mon fils ; il s’est amputé lui-même de tous ces bonheurs, tant pis pour lui. Et si par hasard il s’en sort, eh bien tant mieux, cela ne nous retire plus rien.
On l’a eue notre revanche, maintenant c’est fini, oublié, la balle est au centre ; je pars demain rejoindre ma famille.
Silvia. — Qu’est-ce qu’on fait là ? On ne va pas attendre Jeanne, c’est pas fun ! Rendez-vous à la maison, elle nous y rejoindra, il y a sûrement mieux à boire que ce jus infâme, et j’ai des choses à vous raconter, moi !
Elles sortent. Hélène redresse une photo qui n’était pas droite et sort à son tour.
Obscurité. Jeanne seule en scène.
Jeanne. — C’est fait ; je ne comprends pas encore tout. Ce n’est pas moi, Juliane, qui ai œuvré, ou si peu. Jeu de dupes, les filles ne m'ont pas tout dit et moi, non plus, je leur ai caché des choses. Pour elles, j'avais pour mission de l’attirer et dee b.le faire picoler pour qu’il perde un peu ses repères. Elles devaient apparaître et lui demander des comptes. Nous comptions sur la surprise, sur l’affolement : quatre justicières en face de lui. Il nous fallait, au pire des explications, au mieux ses excuses. Le but qu'elles s'étaient fixé, c'était qu’il parte saoul comme un Polonais et, le connaissant comme nous le connaissions, qu'il prenne des risques dans les virages du Tourmalet. Au destin alors de décider ! destin à qui sans en parler à personne je donnais un petit coup de pouce : quelques lexomil dans le whisky !
L’attirer chez moi, facile ! Il est arrivé la bite à la main, excuse l’expression, il n’y en a pas d’autres. (Silence.)
Pas une minute il n’a douté que nous étions seuls, lui et moi ; très vite, il a joué au séducteur. Puis elles sont entrées en scène. Imagine : il s’est retrouvé entouré de trois furies qui l’ont ligoté comme un saucisson ; simulacre de jugement, jeu épouvantable de roulette russe, tout cela sous mes yeux, moi qui n’étais pas au courant des détails du scenario. J’ai été secouée aussi, complètement dépassée par les événements. Quand tout a été fini, il s’est sauvé à toutes jambes ! On l’a entendu courir sur le gravier, démarrer, partir sur les chapeaux de roues. Le reste, tu le connais !
Question, Juliane : destin, malchance ou… toi ? Car enfin, il s’est mis à pleuvoir des trombes à ce moment-là alors que rien ne le laissait prévoir. Et ces travaux dans le virage du Tourmalet ? Les gendarmes ont dit que c’était la tempête qui avait emporté tous les panneaux de signalisation. Vrai ou faux ?
Voix off de Juliane. — Tu n’auras pas la réponse à tes questions. Quand les choses doivent se faire, elles se font.
Jeanne. — Autre énigme, l’histoire du loup… Avant de sombrer, il a dit avoir vu sortir de la brume un animal mi-homme mi-loup. Il était, paraît-il, épouvanté quand il l’a décrit. En voulant l’éviter, il s’est foutu dans le ravin. Encore heureux qu’il ait été éjecté, sinon il grillait avec sa voiture. Voiture cramée, aucun papier sur lui, un taux d’alcool record ; belle prise pour les flics, que nous nous sommes bien gardées d’aider à l’identification.
Juliane, qu’est-ce que c’est que cette histoire de créature mi-homme mi-loup ? Ou plutôt, à la réflexion, mi-femme mi-louve ? Depuis, il est aphasique. (Silence.)
Des fractures partout, un trauma crânien ; il est passé des soins intensifs au centre de rééducation. Il ne dit plus un mot, les psys parlent de commotion quasi irréversible ; sans compter qu’il est terrorisé quand la nuit tombe ; tous les soirs, ils sont obligés de l’attacher car il délire complètement.
J’ai besoin d’explications, Juliane, toi seule peux me les donner.
Je t’en prie Juliane, je t’en prie.
Voix off de Juliane. — Tes questions resteront sans réponses, c’est la loi, et c’est bien comme cela ; imaginer un au-delà capable du pire, comme du meilleur du reste, ce serait accepter l’idée d’une puissance au-dessus de toi, un nouveau joug. Cela voudrait dire que l’humain n’est qu’une marionnette, et que nous tirons les ficelles. Vous avez déjà Dieu et tous ses saints, c’est bien suffisant ; s’il vous faut des « opérateurs », ça devient infernal. La seule chose que je puisse te dire c’est qu’il n’y a pas de vérité. Offre-toi donc le plaisir de te sentir libre.
Jeanne. — Ne pas savoir est très frustrant.
Voix off de Juliane. — Choisis-toi une certitude et ne la lâche pas. L’humain est ainsi fait, il est terrorisé par la mort, la sienne et toutes celles qui précèdent : celle de ses parents, celle d’amis chers. Replié sur sa douleur, il est imperméable à tout échange ; pourtant, regarde, écoute, plein de gens affirment sentir la présence d’un être cher disparu, profiter des coups de pouce qu’il envoie, rester en contact. Personne ne le dit haut et fort, personne ne veut être traité de fou.
Jeanne. — Donc…
Voix off de Juliane. — Il n’y a pas de donc ; ne tire aucune conclusion hâtive ; même si je tentais de t’expliquer, tu ne comprendrais pas. Comment te dire ? Vous, les vivants, vous êtes comme des aveugles de naissance à qui on voudrait expliquer ce que sont les couleurs. Pour eux non plus il n’y a pas de mots ; le noir, le blanc, n’existent pas, pas plus que le foncé, le clair. Et le transparent, comment expliquer le transparent à un aveugle ?
Dis-moi plutôt où tu en es, toi.
Jeanne, de mauvaise grâce, elle aurait bien voulu continuer la conversation précédente. — La vengeance, ta vengeance est consommée, t'en suffis-tu ?
Juliane. — Il est à terre pour un moment. D'où je suis, plus grand chose n'a d'importance, je devrais m'en contenter et pourtant, je ne suis pas vraiment satisfaite, il reste l’autre, Aurore, sa complice, son âme damnée ; je m'en charge ; il reste aussi tout ce que tu ne m'as pas encore dit.
Jeanne éludant — Elle est responsable, c'est vrai, de ce qui est arrivé, de ta mort. Où est-elle ? Que fait-elle ? Je ne sais pas si je vais pouvoir la retrouver, et si j’y arrive, que veux-tu que je fasse ?
Voix off de Juliane. — Patiente ; elle est beaucoup plus proche que tu ne l'imagines ; les jeux sont faits, tu le sauras bientôt. Je ne l’ai pas oubliée, je n’oublie rien. Va rejoindre les autres, elles t’attendent.
Acte iii
À nouveau, dans le mas, Silvia et Hélène.
Silvia, super excitée, comme si elle continuait une conversation. — Et alors… Mais jure-moi que tu ne le répéteras pas, que cela restera entre nous ; lève la main droite et dis, croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer.
Hélène. — Raconte !
Annick entre avec son sac.
Silvia, étonnée, se tournant vers elle. — Annick, tu es encore là ? Quelle chance, je croyais ne plus te revoir !
Annick. — Vol annulé et reporté, la météo. Normalement, c’est pour demain.
Hélène. — Au fait, j’ai oublié de vous raconter la dernière qui me fait bien rire. La grosse infirmière qui s’occupe de l’autre m’a demandé, toute rougissante, qui était qui. Elle a d’abord pensé (Se tournant vers Annick.) que c’était toi sa femme ! Tu te caches de nous mais je te soupçonne d’être la plus gentille ! Après, elle m’a vue, elle a vu les photos de mon fils, elle a cru que c’était moi ! Mais c’est Jeanne qui demande des nouvelles pendant que Silvia, on ne sait pas trop ce qu’elle fait… L’infirmière y perd son latin !
Silvia— Au fait, il a quel âge ton fils ?
Hélène. — Dix ans.
Silvia — Ah quand même ! Donc mon histoire avec lui, c’était juste après, non, juste avant ; je m’y perds.
La grosse infirmière ? Oui, elle est paumée avec toutes ces femmes qui passent. Elle m’a posé aussi la question, je lui ai dit qu’aucune d’entre nous n’était sa légitime, que nous faisions partie d’une association de victimes de la route, et que c’est par compassion, ayant lu son histoire dans le journal, que nous venions lui tenir compagnie. L’accidenté de la route ! L’inconnu du Tourmalet !
Hélène. — Où est Jeanne ?
Annick, regardant par la fenêtre. — Je la vois, elle arrive. Vous ne trouvez pas qu’elle est un peu bizarre ? Elle devrait pavoiser.
Silvia— Bizarre, vous avez dit bizarre ? Mais tout l’est !
Jeanne, entrant. — Bizarre ? Vous avez raison ! Il y a beaucoup de choses que je ne m’explique pas.
Silvia. — C’est vrai, les choses sont allées beaucoup plus loin que nous ne l’aurions imaginé !
Hélène. — C’est le destin. Tant mieux, tant pis, je ne sais plus, je ne suis plus dans ce dilemme, c’est fini, n’en parlons plus ! Encore que je ne suis pas prête d’oublier. L’avoir revu a été plus dur que je ne le pensais. Ma colère remonte, et en même temps, j’ai pitié de lui. Quand je pense que c’est pour ce type, qui maintenant ne peut plus dire un mot, qui tremble de peur, que j’ai failli tout foutre en l’air. Comment ai-je pu faire ? Comment ai-je pu aussi décider de venir vous rejoindre ? Rassurez-vous, je ne le regrette pas.
Annick. — La page est tournée. Moi, je suis assez contente qu’on n’ait pas réussi à lui saboter sa voiture.
Silvia. — Saboter ? Comme tu y vas, on voulait juste jouer sur la pression des pneus.
Annick. — Ça m’aurait ennuyé qu’il reste un doute et que nous soyons responsables. Il n’a aucune conscience du bien et du mal qu’il fait, nous oui ! On se le serait gardé sur la conscience.
Jeanne. — Pour moi, ce n’est pas encore complètement fini, mais vous n’êtes pas concernées.
Silvia. — Le mystère ! Nous nageons encore dans le mystère !
Annick, à Silvia. — Qu’est-ce que tu faisais quand j’ai débarqué dans sa chambre ? (Aux autres.) On aurait dit deux ados pris en faute !
Hélène. — C’est ce qu’elle allait me raconter quand tu es revenue.
Silvia. — Ouah ! J’hésite ! Faut dire que c’est… un peu chaud ; finalement, je ne sais pas si je dois…
Annick. — À d’autres ! Tu en meurs d’envie, raconte-nous le numéro que tu lui as fait !
Silvia — Bon, vous l’aurez voulu ! Partons du principe que je n’ai plus la beauté du Diable, de la jeunesse, mais que je me défends, n’est-ce pas les filles ? Alors, je me suis… Non, attendez, je vous le raconte autrement, je vous le fais en live, comme si vous étiez à sa place.
14 h 30, j’arrive, on me dit qu’il est dans sa chambre ; heureusement, car s’il avait été dans le jardin, ça aurait été jouable mais plus compliqué ! Bienheureuse pluie, elle vient toujours à point nommé !
Je frappe, j’entre ; tout de suite je le sens sur ses gardes, l’œil écarquillé, mais je suis souriante, presque aguichante, j’avance, super maquillée, les cheveux relevés, boucles d’oreilles en strass, chaussures à talons hauts, les plus hauts que j’aie, les rouges, bas noirs, démarche chaloupée, serrée dans ma gabardine. Il n’en croyait pas son œil !
Je me plante devant lui. « Bellissima ! Te souviens-tu que tu m’appelais Bellissima ? Cela fait longtemps… Que de souvenirs ! Des bons, des très bons, l’amour fou, nos voyages, nos retrouvailles, les rires, l’insouciance, la vie devant nous ! T’en souviens-tu ?
Bellissima ! Tu n’arrêtais pas de me le dire, et c’était vrai, j’étais belle, heureuse. Tu n’étais pas mal non plus ! Charmeur, séduisant, séducteur en diable ou diablement séducteur ? Peu importe, nous faisions un beau couple.
À te regarder, il n’en reste pas grand-chose ; et même si tu récupères, ce que, bonne fille, je te souhaite, ce sera dans quel état ? À moins que tu en aies une sous le coude, façon Mère Teresa, je crains que tu aies du mal à retrouver une bonne femme, une aussi belle que nous. Draguer ? Ça sera dur ! Un type qui bredouille, qui n’a plus rien dans le pantalon et qui traîne des béquilles a, reconnais-le, peu de chances sur l’échelle du succès ! Je ne vais pas m’apitoyer, les notes se sont accumulées et c’est le prix à payer pour ce que tu nous as fait. Une vie de saloperies vaut bien quelques années de vieillesse pourrie, nous sommes quittes. »
Bon, je vous la fais courte, j’ai un peu pleuré sur mon sort. Je lui ai jeté à la figure deux ou trois phrases sur mon désespoir d’alors. Je n’aurais pas dû, cela ne change rien, et peut-être même que, derrière son œil sans beaucoup d’expression, il s’en réjouissait.
Rassurez-vous, ce n’est pas fini : j’ai continué, mais dans un autre registre. Je... lui ai fait le strip-tease du siècle !
Les autres— Quoi ?
Silvia. — Vous m’avez bien entendu, il fallait lui donner des regrets !
Annick est arrivée au mauvais moment. J’allais retirer ma culotte, comme l’aurait fait une effeuilleuse à Pigalle, lascivement, du bout des doigts, puis je me serais assise en face de lui, jambes grandes ouvertes, et caressée. Il a loupé la fin, dommage !
En tout cas, pendant le spectacle, il avalait sa salive comme il pouvait, ouvrait la bouche, bavotait encore ; beurk, pas ragoûtant ! Il va se souvenir de moi un bon moment !
Elle éclate de rire. Les autres aussi.
Silence.
Hélène. — Tout cela n’est pas si drôle. J’ai mon fils, moi, et il n’y a pas un seul jour où j’oublie. Il a commencé à me poser des questions ; qu’est-ce que je réponds ?
Silvia. — Oui, excuse-moi, tu as raison. Nos histoires sont différentes, et tu n’as pas la bonne part. Est-ce que je peux te poser une question ? Pourquoi tu l’as gardé, cet enfant ?
Hélène. — J’étais en hôpital psychiatrique, sacrément perturbée, je n’y comprenais plus rien, une loque ; c’est cet enfant qui m’a donné le tout petit peu d’espoir qu’il fallait pour que je ne me flingue pas. Je sais, c’est super égoïste de ma part, mais je ne l’ai jamais regretté. Il est ma joie. Je suis consciente des problèmes à venir, ça ne sera pas facile.
En fait, je lui ai dit le minimum : que son père nous avait rejeté, lui et moi, qu’on s’était tellement engueulés que, dans la bagarre, je l’avais blessé. C’est sûr qu’un jour ça ne lui suffira plus, qu’il va chercher et qu’il va trouver. Je m’y prépare. Antoine est très sympa avec lui, c’est une aide colossale. Mais pardon, c’est mon problème, pas le vôtre.
(Se tournant vers Jeanne.) Vraiment, ça n’a pas l’air d’aller. Qu’est-ce que tu as ?
Jeanne. —vous avez sacrément bien joué. J'ai parachevé votre œuvre, c'est fait ou en passe de l'être, on n'en parlera plus.
Silvia. — Je n’y comprends plus rien ! (se tournant vers les autres qui sont tout aussi perplexes)
Jeanne. — Ne cherchez pas. Mais tout cela pour rien, pour quasiment rien : la tête d'un homme, d'un seul , ce n'est pas suffisant.
J’ai la conviction qu’il faudrait qu’on aille plus loin. Nous sommes une équipe maintenant, soudées à la vie à la mort ! Si nous unissions nos forces, on éviterait peut-être d’autres drames.
Hélène — D'autres drames ?
Jeanne. — Je pense à toutes ces femmes qui tombent sous le charme de prédateurs comme lui. Quand on y réfléchit bien, nous ne sommes pas plus bêtes que d’autres. Hélène, tu as fait des études, tu avais un super job, des responsabilités, et tu t’es laissée prendre. Annick, plus au fait de la cruauté des hommes, y'a pas ; pourtant il est venu, il t’a entortillée. Juliane, Juliane dont je défends la cause, était une fille chouette, morte à cause de lui.
Hélène. — Comme tu y vas, c’était un accident.
Jeanne. — Non, elle s’est suicidée ; il l’a usée à petit feu, elle était désespérée, anéantie.
Silvia. — Merde alors !
Jeanne, à Silvia. — Toi, c’est sûr, tu étais jeune, et alors ? Tu ne l’as pas vu venir et tu t’es retrouvée dans un plan machiavélique. Il n’est pas seul, il y en a d’autres comme lui, des salopards de toutes espèces.
Hélène. — On ne va quand même pas tous les tuer ! Tu parles d’un boulot !
Annick. — Je repars, qu’est-ce que je peux faire ?
Jeanne. — Il n’y a pas de frontières, tu peux être un relais n’importe où ; des prédateurs, il y en a partout, et si les femmes étaient mieux averties, elles les débusqueraient plus facilement.
Silvia. — C’est une idée. La police constitue bien des fichiers de pédophiles ! (Chantonnant.) Si toutes les femmes du monde voulaient se donner la main et dégommer avec …..entrain les salauds et les… Il me faut une rime en ien. Chiens ? Non, ça ne colle pas, il me faut deux syllabes. temps en temps !
Hélène — Jeanne a raison, tu es fatigante. On ne peut pas rire de tout.
Silvia, — Ni les tuer tous ma chérie ! Le monde serait dépeuplé.
Bon, on bosse sur l’idée de Jeanne, je ne suis pas contre, mais qu’est-ce qu’on fait ? Réseaux sociaux, journaux ? Comment ?
Annick. — Il faudrait créer une association, mais qui dit association dit statuts et objet. Notre but, c’est quoi exactement ?
Hélène. — Identifier et mettre hors d’état de nuire ces monstres.
Jeanne. — Ça veut dire appel à témoins, et il n’est pas dit que les femmes concernées aient envie de raconter leurs histoires. N’oubliez pas qu’elles sont des victimes, qu’elles se sont faites avoir, qu’elles n’ont pas le beau rôle.
Silvia — Ça c’est vrai, on a été un peu connes !
Jeanne, continuant comme si elle n’avait rien entendu. — Qu’elles sont KO et n’ont qu’une envie, oublier, passer à autre chose.
Annick. — Trois objets. 1 - Informer, mettre en place des outils de prévention. 2 - Aider celles qui sont dans la spirale infernale ou qui viennent d’en sortir. 3 - Identifier et dénoncer par tous les moyens possibles les spécialistes de l’arnaque à l’amour.
Silvia. — On reconnaît la prof : 1 - 2 - 3 et c’est fait ! Y a rien à dire ! Chapeau !
Annick. — Sauf que… Réfléchissons. Si une nana hystéro ou folle nous raconte n’importe quoi pour se venger de son mec qui est un gars bien et qu’on le dénonce, on a tout faux, et on fout en l’air la vie de ce type. Sans compter qu’on risque d’être attaquées pour diffamation.
Jeanne. — C’est sûr, il faudra être super attentives, s’entourer de professionnels, de psys, de je ne sais quoi.
Silvia. — On l’appelle comment, notre association, car il faudra bien en créer une.
Annick. — C’est un détail. Le plus difficile sera de trouver du fric, de se faire connaître, de s’entourer de gens compétents ; la bonne volonté ne suffit pas, elle peut même être dangereuse.
Hélène. — Je me sens incapable d’être au front, de recueillir les témoignages, mais les budgets, je sais gérer ; c’est mon métier. Je suis la trésorière !
Silvia, continuant dans ses divagations. — Je verrais bien l’association CCC, Croisade contre les connards.
Jeanne excédée. — Arrête un peu !
Silvia. — Le nom, c’est super important. Je vais trouver. Moi, je fais la promo ; pas un défilé, pas une collection sans que j’en parle. Je connais très bien un type, en Italie, le roi de la bande-annonce au cinéma ; il fera ça pour moi ! Ça amorcera le truc et après, facile, effet boule de neige !
Comment elle s’appelait déjà ? Juliane. Association Juliane, pour lui rendre hommage… Non, c’est trop long. Je vais trouver, je vais trouver…
Annick. — On pourrait aussi s’associer avec d’autres associations. Je verrais bien un deal avec SOS Femmes battues.
Silvia. — Et le contraire ! Avez-vous pensé aux pauvres mecs qui se font mener en bateau, dépouiller et tout le reste par des créatures sans scrupules?
Hélène. — Rien à voir ; ils sont assez grands, forts et costauds, qu’ils se débrouillent !
Jeanne. — Toi, tu as encore une dent contre lui.
Silvia. — Deux ! Les canines, ce sont les plus acérées !
Hélène hausse les épaules. — Non… Oui… Non, mais chaque chose en son temps. Les femmes abusées d’abord, on verra plus tard pour les hommes.
Annick. — Elle a raison, on ne mélange pas les genres ; il y a suffisamment de choses à mettre en place sans doubler les difficultés.
Silvia. — Chouette alors ! je vais pouvoir continuer à jouer le jeu de la femme perverse sans danger aucun !
Jeanne — Pour réussir, il faut de l’argent. Comment trouver des donateurs ?
Hélène. — Ce seront des donatrices. On fera comme les autres associations, on fera appel à la générosité individuelle car trouver des sponsors, c’est pas facile !
Ce sont toujours les mecs qui sont aux manettes !
Excusez-moi, je m’emporte encore ! (À Silvia.) Tu déteins sur moi
Silvia. — T’excuse pas, je te trouvais très bien ! Déterminée, énergique, objective. Du fric, ce ne doit pas être si dur à dégotter ! (Au public, l’encourageant.) Allez ! Qui parmi vous est prêt à donner 3 francs 6 sous pour notre cause ?
Plusieurs voix de spectatrices à qui on demandera auparavant de crier « moi » s’élèvent.
Silvia. — C’est parti… Nous sommes les missionnaires de cette nouvelle cause… Méfiez-vous, vous les pourris, les sadiques, les pervers, nous vous débusquerons…
Elles partent toutes comme une volée de moineaux.
Jeanne, seule en scène, lit un journal à mi-voix.
L’ÉNIGME DU TOURMALET ENFIN RÉSOLUE
L’inconnu grièvement blessé sur la route du col du Tourmalet vendredi dernier, est enfin formellement identifié. Il s’agit d’un homme d’affaires de passage dans notre région. Grand voyageur, il lui arrivait de partir sans donner de nouvelles, ce qui explique que sa femme n’ait pas signalé plus tôt sa disparition. Son silence devenant inquiétant, elle s’est adressée aux services de police qui ont effectué quelques recherches et fait le rapprochement avec l’homme retrouvé miraculeusement vivant au fond du ravin. Très commotionné, il a perdu l’usage de la parole. Son état qui s'était stabilisé s'est aggravé à nouveau.
Les circonstances de l’accident restent obscures ; avant de tomber dans un mutisme complet, l’homme a prononcé quelques mots sur la présence d’un loup qui serait à l’origine de l’accident. De nombreuses battues ont été faites, sans succès jusqu’ici.
Sa femme, Aurore Mezzin, très choquée se refuse à tout interview, mais remercie chaleureusement ceux et celles qui ont pris soin de lui. En effet, une chaîne de solidarité s’était mise en place, plusieurs personnes lui rendaient visite en attendant que la situation se clarifie.
Jeanne. — Wouah ! Juliane, tu as fait coup double ! Sa femme ! Il s’est remarié en catimini, sans en parler à personne, pas même à Perrine. Le fourbe ! Le veuf inconsolable, « Personne ne pourra vraiment remplacer Juliane », lui qui ne voulait plus entendre parler de mariage et prônait l’union libre !
Elle a réussi, la pétasse de Nevers, à lui mettre la main dessus, et les voilà tous les deux pris au piège. Elle, avec un homme qui n’est pas flambant neuf en ce moment, c’est le moins qu’on puisse dire, lui, un légume. Que deviendra-t-il demain ? Personne ne le sait ! Je souhaite qu'il vive maintenant ! Avec la dose que je lui ai mise rien n'est moins sûr ! Pourquoi ne m'as tu rien dit ?
Juliane. — Ne change pas les rôles. Dis moi quand tu as pris ta décision
Jeanne. — Je la vois mal en infirmière dévouée, et pourtant, une jeune épousée… ne ris pas, Juliane ! Une jeune épousée ne peut pas abandonner un mari dans cet état.
Pour lui, ce n’est guère mieux : elle lui a mis la corde au cou ; elle n’aura plus qu’à serrer quand elle apprendra ses turpitudes et tous ses mensonges ! Les jours à venir vont être rudes.
J’appelle Perrine, il est temps que je la prévienne que son père, « heureux novi » a eu un accident. Je lui donne trois jours pour arriver, découvrir qu’il sortait de chez moi, en faire part à sa nouvelle belle-mère, subtile vengeance. Par contre, pour le fils d'Hélène, c'est quand même son frère, faut-il lui dire ?
Tu ne peux plus te cacher maintenant, Juliane, il n’y a que toi qui aies pu coordonner pareillement les choses et, puisque je sais que tu peux donner un coup de pouce au destin, vas-y, te gêne pas !
Je voudrais, dans l’ordre :
- La fin de tout cela. On n’en parle plus, enfin la sérénité !
- Les filles, nos filles, que tout aille bien pour elles.
- Que tu restes, là, pas loin de moi, que notre complicité perdure.
Et......Continuer à raconter des histoires, vraies ou fausses, qui me font oublier qu’il pleut quelquefois !
Jeanne Sialelli laviesenvole@sfr.fr 06 09 37 22 76