N’en parlons plus, veux-tu !
Jeanne Sialelli
N’en parlons plus, veux-tu !
Théâtre
Deux personnages. Marguerite, trente-deux ans, et Bruno, quarante-cinq. Jeu de lumières à trouver pour différencier les moments où ils parlent au public ou à eux-mêmes, et les moments de fantasme, indiqués en rouge.
L’action se situe dans les années 1975-1980; elle est racontée vingt ans plus tard.
Rideaux fermés.
Voix off de Marguerite.— Ma chérie, par où commencer ? Pendant longtemps, très longtemps, je me suis demandé ce qu’il fallait que je te dise, et quand je le ferais. Les mots tournaient dans ma tête.
Les souvenirs… Il n’y a rien de plus trompeur que les souvenirs ; même les faits, les faits les plus simples, sont difficiles à raconter, alors imagine ! En plus, il y a ce qui n’a pas été dit, ce que j’avais dans la tête à ce moment-là.
J’étais jeune, à peine trente ans, 68 était passé par-là depuis peu, et je quittais Philippe, le père d’Antoine.
Je crois que j’aurais pu tout oublier.
Non, c’est impossible ! Cette douleur, cette violence… mais j’aurais peut-être pu vivre sereinement avec ce souvenir.
Ce sont leurs questions, insidieuses, quelquefois brutales, qui résonnent encore en moi. Que pouvais-je leur dire d’autre que les circonstances ? Elles sont déjà si surprenantes.
Plusieurs voix off se superposant les unes aux autres.
— Reprenons, madame. Vous me dites que vous avez pris le train de Tours pour Gueret via Paris et que vous alliez chez une amie ?
— Mais alors que faisiez-vous dans le train pour Paris quatre jours après ?
— Elle se fout de nous, ça ne tient pas debout !
— Pourquoi ce revirement ? Dis-le, que tu le cherchais.
— La vérité, tu la craches ou non ?
— Lui ? Pourquoi lui ?
— Vous vous étiez déjà rencontrés avant ? Où ?
— Ça ne tient pas debout ! Qu’est-ce que tu caches ?
— Bon, on reprend tout !
Silence complet, brutal.
Voix off de Marguerite.— Je commence par le commencement, tu verras, ce n’est pas si compliqué…
Le rideau s’ouvre. Un compartiment de train, l’ébauche des deux autres de chaque côté ; le couloir est en bord de scène.
Fond sonore de gare : brouhahas, piétinements, voix d’enfants, d’adultes qui cherchent leurs places.
Voix off. Le train n°5634 à destination de Brive la Gaillarde va partir ; prenez garde à la fermeture automatique des portes, attention au départ. Ce train desservira les gares de Vierzon, Limoges, Gueret.
Un homme, Bruno, est déjà assis sur une banquette contre la fenêtre, en fond de scène ; on ne voit que sa silhouette, il est caché derrière un journal grand ouvert.
Marguerite, arrive essoufflée, pas maquillée, les cheveux sur les épaules, avec une assez grosse valise, des sacs de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Elle laisse tout en plan et s’assoit sur la banquette en face, voit Bruno, s’adresse à lui.
Marguerite.— Bonjour
Bruno, sans quitter des yeux son journal.— Bonjour
Elle souffle, se relève, retire son manteau ; superposition de vêtements, un peu bohème. Elle range ses sacs en haut, dans le filet, veut faire de même avec la valise, n’y arrive pas, se décourage, la laisse entre les deux banquettes. L’homme n’a pas bronché.
Elle se rassied, reste immobile ; le temps passe. On la sent épuisée ; elle se relève, va dans le couloir. Face aux spectateurs.
Marguerite.— Bien ma chance ! Quatre heures à passer avec un rustre de la pire espèce. Faux-cul qui fait semblant de ne pas me voir.
Elle prend une cigarette, l’allume et la cigarette au bec, ouvre la fenêtre.
Un peu d’air, ça me fera du bien ; quelle journée ! Je n’en peux plus. S’il croit que cette fois-ci je vais revenir, il va être surpris !
Ça a été dur, une pareille décision… mais un jour, aujourd’hui, elle s’est imposée ; je n’avais plus le choix, il fallait partir.
Le pire a été le temps qu’il m’a fallu, après, pour ouvrir la porte et filer : j’ai hésité, ce n’était jamais le jour, jamais le moment, tout allait peut-être s’arranger. Des nuits blanches, des insomnies.
Enfin ! j’y suis arrivée. Je suis moulue.
Une cigarette, il n’y a rien de mieux qu’une cigarette.
Un temps. Marguerite, toujours face au public.
Je dois être affreuse. Des nuits à me demander quand j’en aurai le courage. Des angoisses horribles ; il dormait à côté de moi, tranquille, refusant de voir les problèmes. « Mais qu’est-ce que tu veux de plus ? » était son refrain. Ce que j’ai pu le haïr alors.
Des années entières de vie commune, et tout remettre en question, tout envoyer balader. Je suis folle.
Vie commune, vie commune… vie de merde, oui ! Lui, toujours lui ; et moi qui n’étais plus rien, tentant de jouer un rôle pour lequel je n’étais pas douée : la gentille, l’efficace, la mère, l’amie, aux petits soins du maître-mari. Je tourne la page mais j’ai peur ; curieux, je me sens forte et j’ai peur, une peur terrible ; l’abîme devant moi. Je ne sais pas vraiment comment je vais faire.
Je verrai bien.
Bruno a laissé tomber son journal sur ses genoux. Il est dans son monde et semble anxieux.
Marguerite, toujours dans le couloir. - Si je commence à me poser des questions, jamais je ne m’en sortirai. L’oublier, tout faire pour l’oublier et repartir à zéro. J’ai fait le plus dur, il faut avancer maintenant, mais où, comment ? Heureusement que j’ai mon job et Antoine.
Silence. Puis, rapidement, comme s’il y avait urgence, elle rentre dans le compartiment, s’assied, fouille dans son sac, en sort une trousse de maquillage, se lève, disparaît dans le couloir.
Bruno veut sortir, heurte la valise, hésite à l’enjamber, finalement la monte dans le filet. Il sort dans le c