Femmes en colère
Jeanne Sialelli
Femmes en colère
Pièce de théâtre en 3 actes
Présentation des personnages, par ordre d’apparition sur scène.
Juliane
Personnage virtuel à qui Jeanne s'adresse mais qu'on ne voit jamais.
Jeanne
C’est chez elle que se passe l’action. Madame-tout-le-monde ; simple, efficace, classique.
Silvia
Très belle femme, un peu folle, tenue de campagne élégante, très colorée, vocabulaire de charretier.
Hélène
Femme tourmentée, nostalgique, sombre.
Annick
Sportive, pas maquillée, gros sac, pantalon et santiags.
Et… lui
Bel homme, quarante-cinq ans, don Juan. Son nom n'est jamais prononcé.
Le rideau n’est pas levé ou, s’il l’est, la salle est dans l’obscurité.
Voix off de Juliane. — Oui, Jeanne, il n’y a que toi qui puisses être la dépositaire de mon histoire. Histoire banale d’un homme et d’une femme qui se sont aimés, qui se sont déchirés. Trahison, pourrissement ; Il fallait que tout cela s’arrête mais il fallait aussi la perpétuer, cette histoire. Que tout ça ne soit pas pour rien. Zéro dans l’infini. Alors je te choisis. Il faut que tu saches ma vérité. C‘est par sa bouche que tu l’apprendras ; le grand géant accouchera, se videra tel une baudruche, mais où iront-ils ces mots criés, chuchotés, inventés ? Qu’en feras-tu ?
Sa version, tu auras sa version. La mienne, la sienne, tout se mélangera afin qu’affleure la vérité. Il aura beau masquer, tricher, inventer, c’est elle le terreau de cette histoire. J’en serai juge de là-bas ; alors l’histoire, par bribes, deviendra tienne. Et c’est par toi que viendra le châtiment. Moi, je serai morte, enfin morte.
Le rideau s’ouvre. Jeanne est seule en scène.
Jeanne. — À dire vrai, je n’avais pas compris grand-chose sauf que cette femme, que je connaissais à peine, me voulait comme dépositaire de son histoire et comme instrument de quelque chose qui ressemblait à une revanche, à un règlement de comptes, peut-être même à une vengeance. Je n’avais pas refusé mais je n’avais pas accepté non plus ; tout cela était une énigme dont j’étais sûre de trouver le sens plus tard.
Silhouette de Juliane en ombre chinoise. Voix off de Juliane. — Rappelle-toi, notre rencontre a été des plus banales : nous attendions nos filles sur un parking glacial ; elles revenaient d’une semaine de ski. Enveloppée dans un duffle-coat foncé, une grande écharpe de laine violette autour du cou, chaussée de bottillons d’une couleur incertaine, tu faisais les cent pas, apparemment frigorifiée. Ton sac débordait de papiers ; la tête rentrée le plus possible dans les épaules, une frange de cheveux courts et deux yeux vifs. C’est le souvenir que j’en ai.
Jeanne. — Oui, moi aussi. Dieu qu’il faisait froid !
Voix off de Juliane. — Tu t’es approchée de moi. Nous nous sommes souri puis, le temps passant, avons commencé à bavarder de tout et de rien, de nos filles, du retard du car, de nos vies. Tu riais, tu débordais d’énergie, j’étais gelée.
D’emblée, j’étais dans ton camp, celui de la vie, et pourtant il me restait si peu de temps. Je pressentais que tu étais mon double et qu’à nous deux, nous devenions inattaquables. Je savais que je pouvais aller enfin au bout de mon chemin, maintenant la relève était assurée. Je me demandais si j’avais le droit de te faire porter un tel fardeau, mais il était sûr que si je le faisais, toi seule aurais le courage de l’affronter, de l’empêcher de continuer à nuire, de l’anéantir.
Jeanne. — Je sentais que tu souffrais, j’ai vu ton regard briller quand tu évoquais ta fille, ton métier ; je l’ai vu s’éteindre quand tu m’as parlé de lui. Tu semblais alors profondément dégoûtée, désabusée, et tu n’avais retrouvé vie, ardeur, passion, qu’à l’évocation de cette mission étrange que tu me confiais. Tout cela était incompréhensible. (Au public.) La tragédie a fait que chacun des mots qu’elle a prononcés s’est imprimé dans mon esprit. J’ai accepté ; j’ai joué mon rôle, marionnette dans la main du destin qui m'a fait me confronter à lui.
Acte i
L’action se passe dans un mas en haut Provence ; une cuisine spacieuse, une grande table, des bancs de chaque côté.
Jeanne est en scène. Entrent Silvia et Hélène qui bavardent.
Silvia. — Quelle belle région ! Et la vue est superbe. Tu as toujours vécu ici ?
Jeanne. — Non, depuis quelques mois seulement ; avant j'ai habité pendant des lustres à L'Isle-sur-Sorgue, un gros village connu pour ses antiquaires. Ma fille y est née, mais je suis restée une étrangère, comme disent les vieux du pays.
Silvia. — C’est là que tu l’as connu ?
Jeanne. — Lui, non ; c'est avec sa femme que j'avais sympathisé ; nos filles allaient au même collège. C'est curieux, dès le jour de notre rencontre nous avons pressenti qu'une amitié forte, de celles qui sont rares, allait se créer spontanément entre nous, mais le temps nous a manqué.
Hélène. — C’est la seule qui ait tenu le coup longtemps avec lui, mais comme souvent, elle a été la dernière à savoir la vérité. Quel choc pour elle. Une femme sympa, un peu effacée. Je me souviens d’elle, je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Des cornes, elle en a eues à ne pas passer sous l’Arc de Triomphe !
Jeanne, souriant. — Ici, on dit sous la porte d’Aix ; en fait, c’est la même chose mais à Marseille.
Hélène. — Dit-on aussi des cornes ? Ça devrait coller dans ce pays de chèvres. (Se tournant vers Silva pour la prendre à témoin.) On a vu un magnifique troupeau.
Silvia. — C’était des brebis.
Hélène. — Brebis, moutons, chèvres ! Du pareil au même ! Vous savez d’où vient cette expression, les cornes de cocu ?
Silvia. — Tu nous embrouilles ! Je ne sais pas et je m’en fous.
Hélène. — Eh bien moi, je suis curieuse, j’ai cherché, et il y a plein d’origines possibles : le coucou, oui, l’oiseau qui pique le nid des autres, le dieu Pan, Merlin l’enchanteur, le vocabulaire du Moyen Âge ; laquelle voulez-vous ?
Silvia, haussant les épaules puis se tournant vers Jeanne. — Alors il a une femme ?
Jeanne. — Il en avait une, elle est morte dans un accident.
Hélène. — Ah bon, il y a longtemps ?
Jeanne. — Neuf mois.
Hélène. — C’est tout récent ! Coup dur pour lui, quand même.
Silvia. — Tu es idiote ou tu le fais exprès ? C’est un pourri qui nous a gâché la vie ; aucune pitié !
Hélène. — Tu as raison. Et s’il s’est conduit avec elle comme il l’a fait avec nous, c’est sûr, elle a dû en voir de toutes les couleurs. (Songeuse.) — Il y a neuf mois ? (Se tournant vers Jeanne) — Mais alors quand l'as-tu connu , toi?
Jeanne. — C’est le jour de l'enterrement de Juliane que nos chemins se sont croisés ; j'y étais avec Léa, ma fille, qui était bouleversée, d'autant plus qu'elle dînait chez eux le soir où ça c'est produit.. C'est la meilleure amie de Perrine.
Hélène. — Perrine ?
Jeanne. — Sa fille.
Hélène. — Alors mon fils a une demi-sœur ? Intéressant !
Silvia, réfléchissant. — Mon histoire avec ce pourri est antérieure ; j'avais à peine 22 ans, une jeunette, quand le ciel m’est tombé sur la tête, coup de foudre à en perdre la raison et, malheureusement, je l’ai perdue !
Je m’en souviens comme si c’était hier. Je savais qu’il était marié, j’avais sous les yeux un indice de taille qu’aucun homme ne porte plus maintenant : l’alliance qui brillait à son doigt ! Mais c’était le cadet de mes soucis, il devait être maqué avec une vieille taupe qu’il quitterait à coup sûr très vite.
Jeanne. — Vous avez croisé sa route à des moments différents ; vous avez toutes souffert à cause de lui, il est un temps où il faut payer. C’est très différent pour moi, très ! nous en parlerons peut-être… (Songeuse.) un jour.
Annick Mas… (Elle hésite, fouille dans ses papiers.) oui, Masquelier, c'est ça, va arriver cet après-midi. (Elle regarde sa montre.) Wouah ! Il faut que je me presse ; elle atterrit à Marignane dans un peu plus de deux heures, mais j’ai mille choses à faire avant. D’après ce qu’elle m’a dit, elle n’a pas été sa victime directe, enfin si, en partie, mais il aurait séduit et couché avec une de ses protégées, une jeune Africaine je crois.
Silvia. — C’est dégueulasse. Y a pas d’autres mots.
Hélène. — Il saute sur tout ce qui bouge. (À Jeanne.) Tu n’as pas fini d’en trouver des pauvres pommes qui, comme nous, se sont faites avoir ! Il doit y en avoir des wagons…
Jeanne acquiesce, puis s'adressant à Hélène. — Tu es bien installée, rien ne te manque ?
Hélène. — Rien, tout va bien ; Silvia m’a prise sous son aile, nous avons fait connaissance et avons même déjà fait un tour. C’est escarpé par ici mais quelle vue ! C’est le Ventoux, là ?
Jeanne. — Oui, et plus loin, par temps clair, on aperçoit les Alpes. Quelques sommets au-dessus de Gap.
Silvia, à Jeanne. — Si tu veux, on va la chercher ensemble cette…
Jeanne. — Annick. Non, je l’ai eue plusieurs fois sur Skype, je la reconnaîtrai plus facilement que vous. En plus, ça n’a pas été très facile de la décider ; j’ai peur que tu l’affoles avec ton histoire et ta… hargne, (Riant.) et qu’elle reprenne l’avion sur le champ !
Hélène, à Silvia. — Tu ne m’as encore rien dit, à moi. Raconte, qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Silvia, très sérieuse. — Non, pas à la va-vite ; bien que ce soit de l’histoire ancienne, comme toi, j’ai aussi hésité à venir. (Se tournant vers Jeanne.) Quand j’ai eu ton message, tout m’est revenu brutalement, comme un coup de poing dans la gueule. (À Hélène.) Excuse-moi, pas maintenant. (À Jeanne.) En revanche, j’aimerais bien que toi, tu nous dises pourquoi… Pourquoi après nous avoir cherchées puis trouvées, tu nous réunies ; et surtout ce que tu attends de nous. Tu n’as pas été très bavarde de ce côté-là.
Jeanne. — Nous en parlerons ce soir ou demain, avec Annick.
En gros, nous avons un point commun : cet homme. Encore que, pour moi… C’est, comment dire ? Compliqué ! On pourrait dire que… c’est par personne interposée. (Pour elle) Connard de mec, le jour de l’enterrement de sa femme, qu'il crève !
Silvia. — Rien ne l'arrêtera, jamais .
Jeanne. — Aucune femme ne semble lui résister. Vos vies ont été bouleversées ; les conséquences ont été terribles pour vos familles, pour ceux que vous aimiez. Il est venu le temps de lui présenter la note ! À dire vrai, je ne sais pas encore comment faire ; ce que je sais, c’est qu’il est dans la région, et que c’est le moment d’agir.
Silvia. — Que veux-tu qu’on lui fasse ? Qu’on lui coupe les couilles ?
Hélène sursaute.
Silvia, riant. — C’est bien par là qu’il a péché, non ? Il n’en mourra pas !
Hélène. — Pas si facile d’occire quelqu’un. Moi, je l’ai loupé, mais de peu !
Silvia. — Quoi ? Tu l’as agressé ?
Hélène. — Oui, mais je l’ai payé cher : plus d’un an d’HP.
Silvia. — HP ?
Hélène. — Hôpital psychiatrique.
Silvia et Jeanne, complètement sidérées, s’asseyent, interrogatives.
Hélène. — C’était ça ou la prison !
Jeanne. — Tu… Tu as fait ça comment ?
Hélène. — Un coup de couteau, un truc africain qui servait à ouvrir le courrier.
Silvia. — Il avait dû t’énerver… un peu !
Hélène. — Même pas, enfin oui ; une horrible scène, et j’ai pris ce que j’avais sous la main. Peut-être que je gérerais autrement la situation si c’était maintenant… Pas sûr ! Je ne le dis à personne, et encore moins à ma psy, je n’ai qu’un regret : l’avoir loupé !
Silence
Allez, je vous raconte, j’essaie d’être brève. On s’est connu en Afrique. Lui et moi, on bossait dans la même entreprise. Travaux publics. La boîte qui a fait le fameux Trans-Congo.
J’étais contrôleur de gestion ; un poste important. Lui, directeur de la logistique. Hiérarchiquement, je le chapeautais. Si je vous le dis, c’est que ça a son importance.
J’y suis arrivée en… en 1997, oui, fin 97, avec François, mon mari, et Antoine, mon fils. Il était petit, il avait six ans. François était aussi en poste là-bas, ingénieur chez Elf, il s’occupait de l’exploitation de gisements de pétrole. On s’entendait bien, vraiment très bien. Je l’aimais ; il faut me croire. Je l’aimais.
Silvia,— On te croit, on te croit !
Hélène. — Attendez, c’est douloureux de faire remonter tous ces souvenirs !
Flash back – La scène pivote et montre un bureau ; on voit qu’on est en Afrique.
Hélène continue en s’adressant au public. — Lui, pendant plusieurs mois, rien : un gros ours mal léché. Je le trouvais bizarre, malsain, j’avais presque de la répulsion pour lui. Il ne m’adressait pas la parole ou répondait par monosyllabes. Ennuyeux, d’autant plus que, chargée des comptes, tous les chiffres, de production ou de gestion, me revenaient. Il m’appartenait de les vérifier et de donner les résultats à Rémy Arvault, notre DG, pour qu’il les intègre dans sa stratégie de développement.
Contrairement aux autres directeurs de branche qui tentaient de justifier leurs dépenses quand les budgets étaient dépassés, lui, il annonçait ses chiffres sans commentaire aucun. À moi de faire avec. Quand j’avais vraiment besoin d’explications, il se soumettait de mauvaise grâce, petit sourire ironique et hautain au coin des lèvres. Jusqu’au jour où…
Rémy, le patron, sentant bien que cette froideur plombait l’ambiance de l’équipe de direction, m’appelle dans son bureau et me demande de créer du lien !
« Hélène, me dit-il, je crois qu’il est bêtement un peu macho. Je le regrette, mais à mon avis, c’est un brave type compétent, un bon pro ; sois plus intelligente, plus fine que lui, passe au-dessus de tout ça, fais le premier pas. »
Lui, l’homme, le don Juan, entre en scène, pas aimable, et jette sur le bureau une liasse de documents.
Hélène très souriante et aimable. — Belle journée, n’est-ce pas ? Les chiffres sont bons et les délais tenus, c’est un peu grâce à vous !
Lui, bougonnant, mais rien d’audible.
Hélène. — Ne dites pas non, vous contribuez beaucoup à cette réussite, votre poste est important, véritable rouage indispensable.
Lui, commençant à se redresser. — Ce n’est pas le premier grand chantier que je fais, ce ne sera pas le dernier !
Hélène. — Ah bon ? Toujours en Afrique ? Entre les hommes, le matériel, les camions, le climat, ce ne doit pas être facile.
Lui. — Question d’organisation.
Hélène, au public. — Du lien, j’en ai créé ! Louant ouvertement son travail, le valorisant à tout crin, il s’est laissé approcher, apprivoiser. Prise à mon propre jeu, je lui ai trouvé des qualités. Il m’a très vite embobinée. Spirale d’amour, plus rien ne comptait pour moi que lui, lui toujours, lui encore et encore ! Trois mois et demi, cent deux jours exactement, de folies, de bonheur ; bête comme une oie j’y ai cru, jusqu’au jour où…
Lui, charmeur, les mains en avant. — Hélène, viens là, il faut qu’on parle sérieusement. Je t’aime. Tu voulais l’entendre de ma bouche, je te le dis : je t’aime. La situation est insupportable maintenant, je ne veux te partager avec personne. Divorce.
Hélène. — Mon chéri, mon chéri, je…
Lui. — Tu hésites ? Oublions notre vie ici, rentrons en France, disparaissons au bout du monde, toi et moi.
Hélène. — Tu sais bien que c’est impossible, ton boulot, le mien, ta femme, mon mari, nos enfants…
Lui. — Rien n’est impossible ; il faut procéder par étapes. Engage déjà la procédure. Ne parle pas de moi, pas de vagues, personne ne doit le savoir, personne ne doit même s’en douter au boulot, et surtout pas Rémy.
Hélène. — Laisse-moi du temps… Je n’ai rien à reprocher à François, il ne va rien comprendre, avoir de la peine ; j’ai peur de sa réaction, et Antoine est encore petit
Lui. — Tu m’aimes ou tu ne m’aimes pas ? Tu veux vivre avec moi ou pas ? Ce ne sera pas facile, je le sais ; il nous faut du courage, mais nous ne pouvons pas faire autrement. Ton mari, on s’en fout, il s’en remettra, et tu garderas ton fils avec toi, avec nous. En six mois de temps, tu seras divorcée, enfin libre, à moi !
Hélène, au public. — Je n’avais encore rien dit à François que, quelques jours après, il réattaquait par une autre face.
Lui, l’attirant sur ses genoux, l’embrassant dans le cou. — Ton boulot ? Pour l’instant, personne ne se doute de notre relation, mais quand ils le sauront ! Tu vas les voir, tu vas les entendre, plaisanteries salaces et grossièretés ; on est dans une boîte d’hommes, et pas des plus raffinés, crois-moi. Toi, tu es cotée sur le marché, une bonne professionnelle ; démissionne, démissionne avant d’être virée, car on te virera sous un prétexte ou un autre. Les histoires de cul au boulot, personne n’aime ça.
Hélène. — Ce n’est pas une histoire de…
Lui. — Excuse-moi ma chérie, mais aux yeux de tous ces mecs, c’est plus du cul que de l’amour. On fait des routes, on ne fait pas dans la dentelle. De toutes les façons, c’est dans ton intérêt car j’ai entendu dire que Rémy et les autres te trouvaient moins performante, je te le dis, écoute-moi, n’attends pas d’être virée.
Hélène au public. — Le ver était dans le fruit. J’étais complètement désorientée ; je me cachais de tous, de François, bien sûr, de Rémy, des autres ; j’avais trente-cinq ans et, catastrophe, enceinte !
Silvia. — Quoi ? Enceinte ?
Hélène. — Oui, enceinte, alors que je croyais ne plus pouvoir faire de gosse. Déjà Antoine, à l’époque, on l’avait eu par FIV ; un miracle. (Comme dans un rêve, le visage douloureux.) De scène, il n’y en a eu qu’une, une seule. (Au public, voix monocorde.) Puis il a disparu. (Il sort de scène mais on entend sa voix en off.)
« Qu’est-ce que tu t’imagines ma pauvre fille ? Tu as cru me draguer, c’est moi qui t’ai eue, toi, la première de la classe, la grande dame, Mme Bernier, devant qui tout le monde s’incline, qui demande des comptes, qui exige, donne des deadlines, regarde de haut. Enculée, tu as été enculée par le pauvre type que t’emmerdais il n’y a pas si longtemps. Va te faire foutre, allez vous faire foutre, toi et ton niard. Poubelle, poubelle pour les deux, toi et ton résidu de bidet. »
J’ai pris le couteau. J’ai fait un an d’HP.
Silvia, grondant. — Le fumier, salopard de merde !
Jeanne, — C’est fini, c’est fini tout ça, il paiera.
Hélène. — Oui, c’est fini, enfin presque. Je continue à aller chez ma psy ; je n’y suis plus obligée, il y a longtemps que le traitement imposé pour ma libération conditionnelle est passé, mais il faut que moi, j’aie la certitude de m’être retrouvée, reconstruite. Ce n’est pas gagné, il y a des moments où je me sens encore fragile.
Jeanne. — Si c’est trop dur pour toi d’être avec nous, pars ; on ne t’en voudra pas.
Silvia, explosant. — Tu rigoles ? C’est bien qu’elle garde sa colère, comme moi, comme toi. (Se tournant vers Hélène.) Tu ne seras vraiment en paix que lorsqu’on l’aura exterminé, et on va s’y mettre, (Vers Jeanne.) n’est-ce pas ? C’est bien pour ça qu’on est là ?
Hélène. — Le plus dur maintenant, ce ne sont plus les faits : il est vivant et le temps a passé ; le plus dur, c’est la question qui reste posée : comment peut-on basculer du jour au lendemain dans un monde où il n’y a plus de repères, aucune notion du bien et du mal ?
Vie tranquille, rangée, heureuse, et puis l’amour qui dévaste tout ; mon geste, car enfin, j’ai bien tenté de le tuer, il s’en est fallu d’un cheveu. La question reste posée, je crois que je n’aurai jamais la réponse.
Silence. Chacune est dans ses pensées, dans son histoire.
Jeanne, se secouant. — Bon, il faut que j’aille chercher Annick. Ça ira ? Je te laisse avec Silvia, ressortez, allez faire un tour, respirez, changez-vous les idées.
Silvia lui fait signe de partir et reste seule avec Hélène.
Silvia. — Et après ?
Hélène. — Scandale ! Tu imagines ? Dans ce microcosme !
Moi, j’étais KO, complètement sonnée. Il a donné sa version aux flics. Un : « Oui, je connais Mme Bernier, nous travaillons dans la même boîte. » Deux : « Oui, notre relation a pris un tour plus personnel depuis quelques mois, mais je vous en prie, n’en faites pas état, soyez discrets, je suis marié, comprenez-le. » Trois : « J’ai voulu rompre, elle devenait trop accaparante, elle s’est jetée sur moi, comme une folle, un couteau à la main. » Quatre, le must, façon grand seigneur : « Si je n’avais pas pissé le sang et eu besoin d’aller me faire recoudre, jamais vous n’auriez été au courant. » Et enfin, cerise sur le gâteau : « Je lui pardonne, oublions tout cela, classez l’affaire. »
Classer l’affaire ? Tu parles ! Les flics locaux étaient trop contents : une affaire de blancs qui les changeait des rixes du samedi soir où l’alcool coule à flots, des vols à l’étalage les jours de marché ; il ne fallait pas y penser ! Ils se sont déchaînés sachant que très vite l’ordre leur serait donné de ne pas faire de zèle. Le mal était fait, ils se sont précipités, toutes sirènes hurlantes, à la maison pour annoncer à François la nouvelle et, d’un coup d’un seul, lui apprendre que je le trompais depuis des mois et que j’avais tenté de tuer mon amant. Dans les trois jours, il a disparu avec Antoine. Elf l’a rapatrié vite fait, bien fait.
Rémy a étouffé au mieux l’affaire ; il a soudoyé je ne sais qui. Rapatriée moi aussi, entre deux flics ! Simulacre de jugement, reconnue comme folle ; HP ! Mon fils y est né. Tu parles d’un début dans la vie.
Silvia. — Et ton mari ? Ton autre gamin ?
Hélène. — François ? Il n’a pas essayé de comprendre. Il ne m’a pas pardonné de s’être retrouvé au cœur d’un fait divers où il avait le plus mauvais rôle : celui du parfait cocu. Il a demandé le divorce et obtenu la garde d’Antoine. Avec lui, j’ai retissé des liens, fragiles mais existants. Il a quinze ans maintenant, je le vois le plus possible mais il préfère ses copains, c’est de son âge. Il est sympa avec son frère.
Silvia. — L’autre, il sait qu’il a un fils ?
Hélène. — Je ne sais pas, je ne crois pas. ...Si, il le sait car mon avocat a joué là-dessus. Pauvre femme, déboussolée, enceinte, etc. Je ne l’ai plus jamais revu ni entendu parler de lui jusqu’à l’annonce de Jeanne. Je sais juste qu’il est resté encore en Afrique quelques années.
Silence lourd – puis, Silvia, se levant. — On y va ? Côté montagne si tu veux bien, une grimpette ! Ça va nous faire les mollets !
Elles sortent. Les lumières s’éteignent.
Jeanne revient en scène et s’adressant à Juliane. — Les dés sont jetés, la vengeance est en route. Hélène nous a raconté son histoire ; pas de commentaires ; je pensais à toi, qu’aucune des deux n’évoquait. La femme de l’ombre, et pourtant l’officielle, celle qui en prend plein la figure et à qui personne ne fait attention. Cette affaire, à l’époque, a dû te bouleverser, mais, si je comprends bien, tu es restée fidèle au poste.
Voix off de Juliane. — S’il n’y avait eu que ça ! Notre vie commune n’est faite que d’histoires de ce genre qui me revenaient aux oreilles ; il niait, je passais l’éponge ! J’aurais dû le planter-là dès le début et revenir en France.
Jeanne. — Je te comprends, il est diabolique. J’ai failli moi aussi me laisser reprendre et, si tu ne m’avais pas prévenue, Dieu sait ce qu’il serait arrivé.
Quelques jours après ta mort, il m’a parlé de toi, de vous ; j’ai eu l’impression qu’il prenait conscience du mal qu’il t’avait fait. J’ai baissé la garde.
Il entre et, pitoyable. — Je suis responsable de la mort de Juliane, femme exceptionnelle, elle a tout supporté. Je l’ai trompée partout, avec toutes : mes secrétaires, ses copines, toutes ses copines, des filles. De braves filles dans l’ensemble. Je les laissais désemparées ; elles s’attachaient, je les quittais. J’avais ma tactique, je les écoutais le temps d’un dîner, d’un déjeuner. Il suffisait d’être silencieux, de les laisser dévider leur ennui, le vide de leur vie, et c’était gagné. J’étais précédé de ma réputation ; toutes les femmes rêvent d’être celle qui arrêtera don Juan dans sa course, d’être l’élue alors que les autres n’ont pas su le retenir.
Jeanne. — Il y a eu un long silence, si long que j’ai cru que ça y était, qu’il avait vomi son trop-plein de remords, que tout était dit, puis il a rajouté : « Nous allions nous séparer, je partais : il y avait une fille, là-bas, à Nevers, qui m’attendait, Aurore. Juliane le savait. Et puis l’accident, et puis sa mort. »
J’ai cru cinq minutes en lui, me suis dit qu’il prenait conscience de tout le gâchis dont il était responsable. J’avais presque pitié. Il a continué : « Tu es là maintenant, à nouveau, nos filles sont amies, construisons ensemble quelque chose de solide. J’ai besoin de toi, je veux une femme, une femme qui me comprenne, qui m’aime. »
Erreur fatale, je l’ai senti venir avec ses gros sabots. Se servir de ta mort pour me draguer m’a dégoûtée ; je me suis rappelé de toi, de notre entente, je t’ai sentie à côté de moi ; je l’ai envoyé aux pelotes. Cela ne l'a pas empêché de continuer à tout tenter, et chaque fois qu’il me voit, compliments et mains en avant !
Cet accident, l’accident dont tu as été victime, tu le pressentais n’est-ce pas ?
Voix off de Juliane. — Tu veux la vérité ? La voilà.
Oui, c’est pour elle, pour Aurore, qu’il a voulu me quitter.
Ce mercredi-là n’a pas été comme les autres.
Les filles avaient passé l’après-midi à la piscine, elles étaient rentrées dîner à la maison. Il faisait beau, très beau. J’avais fait un mélange sucré salé, tout ce qui me tombait sous la main. Un énorme saladier ; rouge, il était rouge, je m’en souviens très bien.
Ta fille a ri : « Vous êtes bien comme la mère, elle fait tout avec n’importe quoi ! »
J’avais été surprise de la façon dont elle t’appelait, « la mère ».
Jeanne, souriant. — C’est une autre histoire !
Voix off de Juliane. — Lui, avec sa démarche nonchalante, avait préparé le barbecue, là-bas, à côté du rosier ; ils ont parlé, ils ont ri, et moi je me disais que « jamais plus ». Jamais plus tout cela parce qu’il avait décidé de partir, jamais plus la famille réunie, jamais plus les rires, et j’ai eu le vertige.
Le dîner s’achevait, je me suis levée, j’ai pris mon vélo et je suis partie. Partie faire un tour.
« Ben dis, maman, t’en profites ? Tu vas te faire les muscles pendant qu’on dessert la table ? »
Ils ont tous ri. Je suis partie. Tu le sais, je ne suis jamais revenue.
Bien sûr que j’ai entendu venir cette moto. Je peux te le dire.
En un éclair, j’ai tout vu : le tracteur, là-bas, dans son champ ; l’homme qui travaillait ses vignes ; les derniers rayons du soleil ; j’ai vu la route blanche ; j’ai vu ce point noir arriver comme une bombe à l’horizon. J’ai entendu le ronflement du moteur, ça allait vite, très vite. J’ai vu la silhouette sur la moto ; j’ai revu l’homme dans son champ ; j’ai revu le soleil ; j’ai revu le blanc de la route. Tout s’accélérait, le vacarme devenait de plus en plus assourdissant. Puis tout s’est arrêté, si peu, juste le temps de décider, oui, juste le temps, l’ultime seconde, la bascule, le pied sur la pédale, le pied que j’appuie, l’obsession fugitive : avancer encore, encore.
J’ai appuyé, appuyé encore sur la pédale. Le tourbillon, la peur, l’ultime peur, elle m’étreint, le choc, et cet envol merveilleux qui a duré, duré…
Il n’y avait plus rien, j’étais libre. Et c’est d’une autre dimension que le monde m’est apparu.
Je n’étais pas triste, j’étais bien, délivrée, apaisée, tranquille ; s’il n’y avait eu ce bruit infernal, crissement des freins, dérapage, envol des graviers, sifflement métallique insupportable. Tout d’un coup, le silence, le silence absolu, rompu seulement par le cliquetis de la roue de mon vélo qui continuait de tourner. Dis, tu m’écoutes ?
Jeanne. — Bien sûr que je t’écoute ; je suis bouleversée.
Voix off de Juliane. — Le motard avait volé au loin. Il remuait un peu. Il était vivant. Les cigales se sont remises à chanter.
Je ne sentais rien. C’est la première chose que j’ai comprise. C’en est fini de la notion de mal. J’étais sur le dos, la tête tournée vers le ciel, les yeux grands ouverts. Un peu de sang sortait de mon oreille gauche et s’écoulait sur le bitume. Un peu, pas beaucoup, quelques gouttes qui disparaissaient tout de suite, aspirées par la terre, et puis la terre n’en a plus voulu, et une petite mare s’est formée.
Mon short blanc attirait le regard. Il semblait concentrer le peu de lumière qui restait par sa blancheur curieusement immaculée.
Rien de tragique dans tout cela. Je n’étais qu’une silhouette étendue sur une jolie route de campagne.
Jeanne. — Et le type, la moto ?
Voix off de Juliane. — Vivant, il s’est assis par terre. Il a bougé sa tête, de haut en bas, de droite à gauche, étonné qu’elle soit là, bien là. Il ouvrait et fermait la bouche comme s’il manquait d’air. Signe de vie, il a retiré un gant, passé la main dans ses cheveux et, surpris, a jeté un coup d’œil. J’ai compris qu’il cherchait son casque. Moi seule le voyais, il était un peu plus loin, caché par les herbes du bord de la route.
Il a regardé ses jambes, ses pieds, et n’a plus rien tenté. Vivant, assis, cela lui suffisait pour le moment.
Jeanne. — Et alors ? Toi ?
Voix off de Juliane. — De petits, très petits moucherons, voletaient au-dessus de moi. J’ai vu le paysan passer la haie. Il s’est agenouillé ; j’ai compris dans ses yeux que j’étais morte. La mort, les paysans la connaissent ; elle fait partie de leur vie quotidienne. Le sanglier qu’ils viennent de tuer, les lapins, les poulets… Elle est là, et c’est la même. Stop. Fini. Arrêt de vie.
J’étais bien. Tout simplement bien. Puis tout d’un coup, des bruits, des bruits assourdissants qui auraient dû m’être insupportables. Bruits de sirènes de police, de pompiers.
Il y avait trop de monde autour de moi ; je ne voyais plus les herbes folles, les gravillons, les vignes, les platanes. Je ne voyais que des bottes.
Des ordres ont claqué. « Reculez », « Circulez ». Je me souviens du bruit, du martèlement des pas autour de moi. Les pas de ces hommes qui allaient décider de mon sort. Je n’avais plus rien à dire.
J’aurais voulu rester ici encore un tout petit peu. Il faisait si beau. On ne fait jamais attention aux souhaits des morts. On m’a soulevée, mise sur un brancard, recouverte d’un drap.
Ils m’ont emmenée à Avignon. Klaxon et sirène ; pourquoi tout ce tintamarre ? Il n’y a aucune urgence, je suis morte. Puis, la morgue.
C’était un peu sinistre, alors j’ai choisi de m’en aller, d’aller voir ailleurs.
Voilà, tout est dit. Tu sais ce qu’ils ont fait de moi, lui et sa belle. À toi, à vous de jouer, de lui demander des comptes, de me venger.
Lumières ; la maison.
Silvia et Hélène reviennent avec une brassée de fleurs. Silvia cherche un vase, le trouve, Hélène le prend et met les fleurs dedans.
Silvia, le nez dans le placard. — Je cherche le thé, tu en veux ?
Hélène. — Oui, volontiers. Tu sais où dénicher un petit gâteau ou autre chose ? J’ai une faim de loup.
Silvia. — Regarde dans ce placard, il doit y avoir des Cracottes et un pot de miel, ça te va ?
Hélène. — Je me demande si je dois, elles vont être là dans cinq minutes…
Silvia. — Et alors ?
Hélène. — Trente secondes de plaisir pour trois jours de régime !
Silvia, riant. — C’est pareil en amour, quelques jours de bonheur et la Bérézina après ! Enfin, il y a une chose qu’on ne pourra pas dire, on ne s’est pas englué dans la routine et la popote ! Je ne sais pas trop ce qu’ont vécu Jeanne et Annick, mais si c’est du même acabit, on n’aura pas assez de temps pour tout se raconter.
Hélène. — Surtout s’il y a d’autres femmes qui débarquent ! Mais toi ?
Silvia. — Moi, il m’appelait Bellissima ! (Elle se regarde dans la glace.) J’ai changé, le temps a passé. Il ne me draguerait plus, ce fumier !
Entrent Jeanne et Annick – Jeanne présente Annick aux deux autres.
Jeanne. — Voilà qui est fait. Annick, si tu veux te reposer, je te montre ta chambre maintenant. (Du doigt, elle indique l’étage supérieur.)
Annick. — Ça va, j’ai beaucoup dormi dans l’avion.
Silvia. — Le thé est prêt, Hélène a une petite faim, c’est bientôt l’heure de l’apéro, que diriez-vous d’un thé apéro-dinatoire ? On sort ce qu’il y a dans le frige, sucré, salé, et c’est bon, on se débrouille avec ?
Hélène. — Je fais des toasts, qui en veut ?
Annick prend son sac de voyage style vieux baroudeur et va le porter sur les premières marches de l’escalier ; elle revient vers elles en retirant son blouson. — Thé et toasts pour commencer, ça me va bien. Retour dans la vieille Europe !
Silvia. — Bon vol ?
Annick. — Oui, c’est le départ qui a été folklo ! Pirogue pendant une demi-journée, autant de piste, avion, et me voilà. (Se tournant vers Jeanne.) C’est qu’elle a insisté ! J’exagère un peu… j’en profite aussi pour aller voir la famille ; des papiers et des formalités à remplir pour renouveler mon séjour là-bas, enfin bref, tout un tas d’obligations que je remettais à plus tard.
Hélène, montrant Silvia. — Elle m’a traînée en haut de la montagne, je suis flapie.
Silvia. — Quelle exagération ! Nous sommes montées jusqu’à la bergerie.
Jeanne. — Il faut le faire ! Je comprends que tu aies faim !
Silvia. — Bon, parlons peu, parlons bien ; on ne va pas se faire des politesses toute la soirée. Tu attends encore quelqu’un ?
Jeanne. — Non, pas aujourd’hui, mais j’ai rendez-vous demain en ville avec une certaine Martine Villiers. Vous la connaissez ?
Les trois filles se regardent, aucune ne répond.
Hélène. — Apparemment, nous nous sommes succédé dans la vie de ce monsieur dans des endroits très différents. Silvia, tu m’as dit que le plus souvent, sauf exception bien sûr, tu le voyais en France ou en Italie. Moi, c’était toujours à Kindamba, où nous étions basés, ou à Brazza, plus anonyme. Et toi, Annick ?
Annick. — Au départ, à Makoua, c’est plus au nord, puis à Damna, vous ne pouvez pas connaître, c’est un gros village, mais en pleine brousse. C’est là que j’ai été envoyée, il y a dix ans, pour faire de l’alphabétisation. C’est un bien grand mot ; en gros c’est l’école ! Je devais y rester un an ou deux, j’y suis encore, ma vie est maintenant là-bas.
Jeanne m’a dit ce qui nous réunissait, je suis d’accord pour qu’on fasse quelque chose, mais quoi ?
D’abord, où est-il ?
Jeanne. — À Paris pour le moment. Sa fille est au Canada, la mienne est chez sa grand-mère. Je sais qu’il doit venir dans la région dans deux jours pour régler des affaires.
Hélène, terrorisée. — Ici ? Je ne sais pas si je pourrais…
Silvia. — Que tu pourras quoi ? Le voir ? Bien sûr que tu pourras, on est là, et en force ! En revanche, deux jours c’est court pour monter l’opération Vengeance dans la prairie. Joli titre ! Vous ne trouvez pas que ça fait un peu western ? Le méchant et les justicières ? (À Jeanne.) Pourquoi, toi, tu te lances dans une aventure pareille ; nos histoires, tu devrais t’en foutre !
Jeanne nerveuse. — On en reparlera…
Annick. — C’est maintenant ou jamais, je ne reste qu’une dizaine de jours en France et j’ai aussi d’autres choses à faire. Qu’est-ce que vous envisagez ?
Silence.
Hélène, à Jeanne, changeant totalement de sujet. — C’est calme ici, loin de tout. Tu n’as pas peur ? Tu vis avec quelqu'un ? T'es mariée ?
Jeanne. — Non. Plutôt mourir ! J'ai donné ! Je ne suis pas ici depuis longtemps et je n’ai pas le temps de m’ennuyer ; de plus, on ne le dirait pas, mais il y a une vie associative très riche. Et la maison est grande, les filles peuvent venir quand elles le veulent avec leurs amis.
Annick. — Tes filles ? Tu en as combien ?
Jeanne. — Je n’en ai qu’une mais suis très proche de sa fille, Perrine ; elle a eu son bac cette année, ce n’était pas évident : perdre sa mère a été un vrai traumatisme, je crois qu’elle a voulu mettre de la distance pour oublier tout ça ; elle a cherché et trouvé comment partir loin de tout : un stage dans une faculté à Montréal, pour un an.
Silvia. — Elle est au courant qu’on veut dégommer son père ?
Jeanne. — Dégommer ! (La provoquant un peu)Tu irais jusqu'où ? C’est vrai qu'on veut marquer le coup, mais dans des limites qu’on va déterminer.
Silvia. — Quelles limites ? Il a pris des gants avec toi, avec nous ? Il nous a bousillées, pas de cadeaux ! On l’élimine ce porc !
Hélène— Je suis assez d’accord avec Silvia.
Silvia se lève, regarde par la fenêtre. — Moi, je ne pourrais pas m’enterrer dans un trou pareil, il me faut du monde, de l’agitation, des voyages, que ça bouge, et le regard des hommes ; pourtant je devrais être vaccinée, mais je les prends, je les garde un petit moment et puis… enfin bref, la vie !
Jeanne— Façon comme une autre de ne pas s’attacher.
Silvia. — Que veux-tu dire ?
Jeanne. — C’est peut-être de la psychologie de bazar, mais je pense qu’il t’a un peu bousculée et perturbée dans l’image que tu te fais des hommes.
Silvia — C’est vrai mais je m’en fiche, ma vie actuelle me convient bien : aucun lien durable, des amis ici et là, des amants aussi, ici et là. Je préserve ma liberté ; j’aurais fait un beau marin !
Jeanne— Je te vois aux escales, descendant de ton bateau. Les quais, nuit noire, pavés glissants, la fumée, les cornes de brume, lumières glauques, les bars, les plaisanteries salaces, les marins accrochés au zinc ou titubant et vomissant des trop-pleins de vin rouge et de bière !
Silvia, jouant le jeu, debout, magnifique. — Quelle horreur ! Et quelle erreur, madame !
J’aurais été un bel officier à l’uniforme impeccable, des barrettes dorées sur les épaulettes, une ligne, une prestance, reçue par les plus grandes familles, et tout, et tout. Pourquoi vous faites cette tête, vous n’y croyez pas ?
Annick. — Mais si, mais si, rêve, ça ne fait de mal à personne ! Réveillons-nous les filles, je crois qu’on s’éparpille ! On est là à conspirer, mais moi, j’aimerais bien savoir ce qu’il vous a fait, question de se connaître et d’adapter le boomerang ! Jeanne, un jour, tu nous le diras ?
Jeanne gênée — Promis, juré !
Annick. — Toi, Silvia, raconte ! Tu as l'air de ne pas t'en laisser conter, comment s’y est-il pris ?
Silvia. — Non, c’est trop tôt. Je… (Elle hésite longuement.) Bon, je vous le dis.
J’étais jeune, toute jeune, vingt-deux ans. J’allais présenter une collection, il revenait d’un congrès. Notre rencontre ? Un concours de circonstances incroyable. Il neigeait sur Rome ! Incroyable mais vrai, oui, il neigeait sur Rome ; on n’avait pas vu ça depuis des lustres ; la vie s’était arrêtée, et le trafic sur l’aéroport, aussi. Alors imaginez… en salle d’embarquement depuis des heures et des heures, des hommes d’affaires furieux, des parents qui ne savaient pas comment contenir leurs enfants, des gens qui ne disaient rien, prostrés, d’autres qui, au contraire, tous les quarts d’heure, se levaient, allaient aux nouvelles, gesticulaient, se rasseyaient. Les heures passaient, le jour avec, et les flocons tombaient, légers.
Enrico, Enrico c’était mon chéri, à Orly m’attendait.
Tout d’un coup…
Flash back. Glissement de décor ; elle est assise, elle attend, il apparaît sur scène, deux coupes de champagne à la main, il met un genou à terre.
Lui. — Bellissima, Bellissima, ce serait un honneur pour moi…
Silvia, au public. — C’est tout, pas un mot de plus.
La situation était étrange, incongrue. Les autres passagers s’étaient arrêtés de parler, de courir, de vitupérer ; ils attendaient, ébahis. Il n’était pas possible de l’éconduire ; de toutes les façons, à aucun moment cette idée ne m’a traversé l’esprit ! Il n’y a pas eu hésitation mais reddition immédiate.
Pendant ce temps-là, à Paris, Enrico s’impatientait.
Les heures suivantes, échanges de regards, de bons mots, frôlements, effleurements, caresses.
Enrico à Orly s’énervait, puis il s’est lassé.
Lui qui, quelques heures auparavant, m’assurait qu’il m’attendrait jusqu’à la fin des temps, a déserté, est rentré chez lui, laissant la place vide. À l’aube, quand notre avion a enfin atterri, elle était occupée !
Lui, à Silvia. — Faisons honneur au destin, ne laissons pas passer la chance ; vous êtes la beauté, la jeunesse.
Silvia — Qui êtes-vous, beau chevalier ?
Lui. — Celui qui passe, comme l’amour, et qu’il faut retenir car on ne sait pas s’il repassera à nouveau !
Silvia. — Mais encore ?
Lui. — Je saute d’un avion dans un autre, responsable de grands chantiers dans le monde entier. Basé en Afrique en ce moment, demain ailleurs ! Profitons du moment présent, oublions tout, le monde, nos obligations, offrons-nous quelques heures, quelques jours d’irréel, comme est irréelle votre beauté !
Silvia. — Je suis attendue, une séance de photos ; je dois absolument y aller.
Lui. — Je vous y emmène ?
Silvia. — Mais vous-même ? Vous n’avez pas d’obligations ?
Lui. — Bien sûr que si ! Quelques coups de fil à donner, le temps de votre séance, et je vous enlève. Laissez-moi faire, vous n’êtes pas femme à avoir peur ?
Silvia. — Peur ? Mais de quoi ?
Lui. — De l’imprévu, de la folie, de la vie ; de la vraie vie !
Silvia, au public. — Cet homme m’intriguait, me faisait rire. Le soir même, il est venu me chercher, comme il me l’avait promis, à la sortie du studio. Une voiture qui débordait de fleurs ; il y en avait partout ! Restaurant tout en haut de la tour Eiffel, champagne ; j’étais éblouie, jeune, stupide, je me suis laissée prendre. Je ne voulais rien savoir de sa vie officielle ; une alliance à son doigt, et alors ? Je ne voulais pas en savoir plus. Ma vie, à l’inverse, n’avait aucun secret pour lui. Je me suis laissée aller à tout lui confier, même mes secrets les plus intimes. J’étais naïve et flattée qu’il m’appelle sans cesse, qu’il m’envoie des messages. Pas un seul instant je n’ai pensé que, comme une araignée, il tissait sa toile autour de moi pour mieux m’étouffer, m’asphyxier.
Le plaisir de le retrouver était si grand que je n’avais plus l’envie de voir quiconque ; il y avait lui, il y avait moi, c’était bien suffisant. Je restais quasiment cloîtrée durant des jours, quelquefois des semaines, quand il n’était pas là. C’était mon choix, du moins je le croyais.
Les mois ont passé. Au printemps, je ne me rappelle plus quand exactement, j’ai senti à un je-ne-sais-quoi qu’il allait me dire quelque chose de particulier.
Lui. — Silvia, m’aimes-tu ?
Silvia. — Comment peux-tu me demander une chose pareille ? Je t’aime, mon amour, je t’aime.
Lui. — Bellissima, j’ai besoin