Fonce, vas-y, n’aie pas peur
Jeanne Sialelli
Fonce, vas-y, n'aie pas peur !
Théâtre
L'endroit :
Il est étrange ; il va assez souvent se transformer : jeux de glaces, une grande horloge sans aiguilles, reflets et ombres. Du côté droit de la scène, l'arrivée d'un « boyau » d'1,5 m de diamètre à peu près ; c'est par là qu'arrive à grand bruit un certain nombre de personnes. De l'autre, une porte, La Porte, qui s'ouvre toute seule et en « aspirera ».
Des murs/miroirs qui se reflètent les uns dans les autres pour montrer l'enfermement de l'homme sur l'homme qui est partout, du plus grand au plus petit.
La seule issue, c'est « La Porte »
En fond de scène, un grand écran pour video
Les personnages :
Selon l'ordre d'arrivée en scène :
Victor : Vieux Monsieur, 70 ans, pantalon de velours, chemise en laine à carreaux, une canne sur laquelle il s'appuie et une sorte de manteau houppelande. L'ensemble est très vieux, usé.
Thalis : beau garçon, style poète, chat écorché, cheveux un peu longs, chemise ouverte
Une femme, son nourrisson dans les bras. Elle ne fera que passer
Romeo et Juliette tels que nous les imaginons
Marie-Madeleine : une petite cinquantaine, ancienne prostituée, très maquillée, vêtements aux couleurs voyantes, franc-parler.
Le rideau s'ouvre.
En scène deux personnages, Victor, le vieux monsieur est assis; il semble là depuis longtemps, très longtemps, il est « poussiéreux » comme l'autre homme plus jeune, Thalis.
On entend un bruit d'expulsion et est projeté sur scène un soldat en armes, débraillé, sale, exténué ; il est éberlué, tombe, se relève, retombe et ne bouge plus. Aucun des deux ne va à son secours.
Victor - Pour une fois qu'on allait pouvoir bavarder, ce ne sera donc jamais
Thalis marchant et chantonnant (Air de Capri c'est fini)- Jamais, jamais...nous n'irons plus jamais...la la la la la... Nous n'irons plus jamais, tu viens de me quitter...
Victor regarde le soldat ; silence - D'où vient-il celui-là ?
Silence encore, pesant. Le vieux monsieur s'en désintéresse et reprend sa conversation avec Thalis - L'attente est longue pour certains, pour d'autres pfuitt...
Thalis - L'attente, l'attente de quoi ? Nous n'en savons rien. L'attente de l'attente, sans fin.
Silence
Thalis tout d'abord songeur puis relevant la tête et s'illuminant - C'est comme l'amour ; tu crois... tu crois le saisir, c'est déjà fini sans même savoir s'il a bien été là.
La beauté ? Éphémère elle-aussi. Tout redevient poussière.
Il reste, il reste... Il cherche, ne trouve pas.
Silence
Thalis montrant du menton avec un petit rictus d'inquiétude La Porte - Peut-être qu'après, nous le saurons.
Victor grondant – Thalis, ne dis pas de bêtises et donne-moi mon manteau
Thalis s'arrêtant, étonné - Mais, pourquoi ?
Victor maugréant - Pourquoi ? Pourquoi ! Parce que je le veux !
Thalis - Mais ici...
Victor le coupant - Je le veux, donne le moi.
Thalis prend, plus loin, une sorte de houppelande et lui met sur les épaules
Victor regardant le soldat - Il ne me plaît pas celui-là
Thalis - Ne le regardez pas ! Regardez-moi ! Que voulez-vous que je vous récite ? Baudelaire, Rimbaud ? Le bateau ivre ! Oui, le bateau ivre ! Comme je descendais....
Victor ronchon le coupe et se recroqueville sur lui-même - Dormons, il faut dormir. Encore dormir. Viens contre moi.
Thalis attend quelques instants, se relève, on le sent désœuvré ; il tourne en rond esquivant au mieux le soldat puis il s'adresse au public et plus il parle plus il s'anime
- J'ai trouvé : la poésie ! Elle est, elle ne prend pas une ride. La poésie... L'oubli, l'oubli est son seul maître mais il ne la violente pas, ne la désarticule pas avant de la projeter dans le néant.
Il faut noter, ne pas oublier ; mais ici, noter avec quoi ? Pour qui ?
La poésie, la poésie ! Elle seule permet d'intervertir les rôles. Les couleurs parlent, les mots dansent, les silences sont peuplés de tous les rêves oubliés. C'est la seule arme que nous ayons pour supporter l'attente, la seule arme contre le désespoir.
Victor bougonne - Baliverne, on tourne, on tourne toujours.
En aparté - Je n'y échapperai donc jamais.
Thalis survolté - Oubliez ! - Ici, grâce à elle, il n'y a plus de glaces, plus de murs, je perçois l'invisible, peut-être un jour le mystère des choses.
Victor regardant vers l'endroit d'où est sorti le soldat - Paroles tout ça ! Nous sommes enchaînés l'un à l'autre refusant de remonter à la source originelle, comme les autres, ces vagabonds qui espèrent encore et avancent inexorablement vers l'anéantissement.
Thalis - Il y aura des lendemains plus heureux
Victor - Tu n'as rien compris, nous sommes mais n'existons plus. Le temps est arrêté. Stop ! Nous reprenons sans fin la dernière séquence.
Regardant vers le soldat - Eux seuls qui en reviennent peuvent encore nous le raconter
Thalis - Quoi ?
Victor - Le monde.
Thalis étonné - Lui ? Nous raconter le monde ?
Victor criant - Ne t'en approche pas, ne lui parle pas, ne le touche pas, surtout ne le touche pas. Celui-là n'en sait plus rien. Il sort de l'horreur, des bombes, de la mitraille, du sang.
En entendant ces mots le soldat se relève non sans mal, il est terrifié, comme fou, il titube, retombe gémissant et marmonnant des « Maman »
Victor - Tu vois, c'est comme ça, il y va directement ; nous ne saurons rien ; peut-être est-ce mieux ainsi.
Thalis regardant le soldat qui rampe avec difficulté - Il y va, pas de doute, il y va.
Le soldat continue à avancer vers La Porte sans un regard vers eux. Ils le regardent faire
Thalis - Et s'il n'y avait rien ?
Victor - Rien ? C'est impossible, il y a nous.
Thalis qui se prend la tête dans les mains - Nous, que nous ! Alors...rien! N'attendre rien.. C'est la chose la plus stupide qui puisse exister.
Victor se réentortille dans sa houppelande et ferme les yeux. Il les ouvre à nouveau, regarde le soldat qui continue à aller vers La Porte. - Idiot. Si nous n'attendions plus, ce serait la mort.
Thalis - La mort ?
Victor - La mort.
Silence.
Victor à voix chevrotante - Au clair de la lune, mon ami Pierrot...
Thalis - Encore ! Vous n'en finirez donc jamais.
Victor se tenant la tête entre les mains et envoyant de plus en plus vite sa litanie – Je ne les supporte plus et pourtant je ne peux pas faire autrement. Elles sont là, continuellement là ; rengaines infernales qui débordent de ma tête, que je vomis les unes après les autres. Les Malbrough s'en va -'t- en guerre, A la claire fontaine, Ainsi font font font... La pire : la souris verte et même Meunier tu dors ; toutes, tu entends, toutes, en boucle, perpétuellement ! Vacarme infernal. Qu'y puis-je ?
Plus de 50 ans.
Victor martelant, montrant sa tête, puis faisant le geste de tourner sans fin - 52 ans, 3 mois, 6 jours sur un manège, à tourner, tourner. Elles sont là.
Je ne connais rien de la vie, je n'ai pas voyagé, je suis resté dessus....
Qu'est-elle la vie?
Des enfants, je n'ai vu que des enfants. Je les retrouve ici, de temps en temps, habillés comme des grands mais recherchant leur maman....
Silence
Le soldat a continué à ramper sans regarder ni à droite ni à gauche, comme si le chemin était tracé ; il est arrivé devant La Porte ; il est aspiré, il disparaît. Les deux autres continuent leur conversation.
Victor qui a entendu le bruit d'aspiration - Retour aux sources, comme les saumons pour le grand accouplement; bacchanales incestueuses ; et elle, la Mère des mères, qu'en fait-elle après ?
Thalis qui visiblement n'y comprend rien - Moi, je n'ai jamais connu ma mère ; je ne sais pas de qui je suis né.
Victor - C'est pour cela que rien ne te presse. Pas de mère, pas d'empreinte, le chemin est coupé ; nous sommes, toi et moi, des vagabonds qui suivons le mouvement comme des moutons de Panurge.
Thalis soupçonneux - Qui vous a dit tout ça ? Qui vous a renseigné ?
Victor - Personne car personne ne peut t'aider dans cette quête. J'étais seul et puis, un jour, un jour comme les autres, tout s'est éclairé.
Thalis - Mais il n'y a pas de jour ici ; pas de nuit non plus.
Victor contrarié - Mais c'était avant ! Ne m’interromps pas sans arrêt.
Thalis - Une révélation ?
Victor - Quelque chose comme ça, une évidence.
Silence
Victor avec un rictus de souffrance - Les enfants ! J'ai vu la blessure dans leurs regards, j'ai compris qu'aucun d'entre eux ne cicatriserait ; les mères aussi, infirmes à vie, amputées dès leur naissance de leur propre chair. Nous tournions ensemble, encore et encore, sans fin.
Silence
Victor - J'ai cru que ce serait sans fin jusqu'au jour où un gamin est venu faire un tour sur mon manège. Il avait un petit quelque chose d'inhabituel, comme une fêlure, il semblait sortir de nulle part
Thalis - De nulle part ?
Victor - D'ailleurs, c'est certain.
Thalis - Du ciel, du paradis ?
Victor - Le paradis, l'enfer ! Et quoi d'autre encore ! Tu n'y comprends vraiment rien.
Thalis - Mais si, continuez ; alors l'enfant ?
Victor - A quoi bon ! Aide-moi à me relever.
Victor avec un rire désabusé - L'enfer ? c'est l'enfer ici. Peut-être mon enfer !
Silence
Victor s'énerve puis tape de sa canne par terre - Il a dit que c'était les autres. Connerie ; les autres, ils passent, pantins décérébrés qui remontent la rivière.
Je ne veux rien avoir à faire avec eux.
Thalis - Mais pourquoi ?
Victor - Ils sont porteurs de mystères qu'il est dangereux de vouloir élucider.
Attentat contre la vérité. Lutte du pot de fer contre le pot de terre, nous sommes perdants à ce jeu là.
Thalis - Nous resterons seuls?
Victor - Oui. Et alors ? Ne fais pas cette tête, nous avons tout ici.
Thalis abattu - Rien ; nous n'avons rien ; ni faim, ni soif, ni projets, ni avenir.
Victor dans sa barbe - Je voudrais tellement savoir ce qu'a été le monde. Nord Sud Est Ouest mon regard a tout balayé mais loin, plus loin, qu'y avait-il ?
Thalis - La beauté des choses
Victor s'énervant - La beauté, la beauté, tu ne me parles que d'elle. Ça ne veut rien dire. Dis-moi de quoi était fait le plus loin ?
Thalis - De soleils et de lunes, de petits matins brumeux ; de champs de blé, de bleuets
Victor - De bleuets... Mais encore ? Mais encore ?
Thalis - De femmes sublimes, belles à couper le souffle.
Douceur de leur peau, beauté de leurs courbes et... et leurs parfums, leurs chevelures...
Bruit terrible ; arrivée ensemble en dansant de Romeo et Juliette
Juliette éclatant de rire puis regardant derrière elle, au loin - Au moins ici, ils ne viendront pas nous chercher ; je te l'avais dit,
Vois-les, ils sont tous dans les bras des uns des autres. Enfin réconciliés ; c'en est fini de cette querelle absurde ; Capulet et Montaigu pleurant ensemble sur nous. Enfin libres, libres de vivre notre amour.
Victor - Que dit-elle ?
Thalis s'éclairant - Elle est contente, heureuse
Victor - Mais de quoi, bon Dieu, de quoi ?
Thalis - Elle est avec l'amour de sa vie
Victor fronçant les sourcils - De sa vie ?
Thalis - Ils sont beaux, regardez-les.
Victor en convenant, s'époussetant un peu, se redressant - Oui, ils sont beaux. Gratte-moi, gratte-moi dans le dos
Thalis - Ah vous n'allez pas recommencer ! À chaque nouvelle arrivée c'est pareil, prenez le bout de bois.
Il lui lance un bout de bois un peu long, comme on lance un bout de bois à un chien, Victor l'attrape et par le haut se gratte le dos.
Victor - Tu es dur avec moi
Thalis - Laissez venir les choses, les gens. Vous gâchez tout ; toujours vous, encore vous ! Pour une fois qu'il y a un peu de jeunesse heureuse.
Victor - Pas pour longtemps, pas pour longtemps
Thalis ; il se dirige vers Romeo et Juliette - Taisez-vous, ils ne le savent pas,
Victor montrant du menton la porte - Dis leur, dis leur pour...
Thalis - Plus tard, ils ont d'autres choses à faire.
Victor - Ici, des choses à faire ?
Thalis - S'aimer tout simplement
De l'autre côté de la scène
Juliette - Romeo, c'est curieux ici, tu ne trouves pas, j'ai un peu peur
Romeo - Viens, viens dans mes bras. Tu es là, tu es bien là ! Dis-le-moi, dis-le-moi encore.
Juliette se serrant contre lui - J'ai froid, très froid
Romeo - Breuvage néfaste qui m'a fait croire à ta mort ; j'en tremble encore ma Juliette.
Juliette riant - C'est fini ! Enfin heureux ! Enfin toi et moi... Embrasse-moi !
Il le fait mais sans ardeur regardant avec un peu d'inquiétude autour de lui.
Juliette - Encore, encore mon aimé
Romeo voit Thalis arriver à lui et se dégage un peu
Thalis chaleureux - Bienvenue, bienvenue
Romeo – Où sommes-nous ?
Thalis – En sécurité ! Rien ni personne ne vous dérangera, il n'y a que Victor, le vieux monsieur que vous voyez là-bas et moi, vous serez tranquilles.
Juliette très souriante regardant de loin Victor - Bonjour. J'aime les personnes âgées, elles m'émeuvent.
Thalis - Il est souvent un peu grognon.
Victor au loin, mine renfrognée les regarde aussi mais ne s'approche pas
Thalis - Je suis content, oui, si content que vous soyez là
Romeo regardant autour de lui - Nous ne sommes que de passage
Juliette à Romeo - Ici ou ailleurs, peu importe, je suis avec toi mon amour
Thalis tout heureux recommence - Oui, cela fait tellement plaisir de voir de la jeunesse ici !
Romeo faisant glisser Juliette derrière lui, comme pour la protéger - Ici?
Thalis - Lieu étrange, lieu d'attente où rien ne vous manquera ; tout est permis ; le temps n'a plus prise sur nous. Il sera...
Thalis hésite, cherche le bon mot - Il sera comme vous le peindrez
Victor qui tend l'oreille - Que leur raconte t-il ? Au public - Une prison oui !
Romeo qui ne comprend pas ce que vient de dire Thalis - Comment ?
Thalis - Tout est en vous, le soleil retrouvé, les automnes flamboyants, choisissez les couleurs qui vous plaisent
Romeo de plus en plus perplexe
Victor toujours loin - Le fou !
Juliette prend Romeo dans ses bras, elle veut danser, il résiste - Le bonheur, enfin le bonheur ! Viens, viens mon amour, nous allons refaire le monde à notre guise
Romeo circonspect, statique - Et comment ? Regarde, c'est sinistre ici.
Thalis montre Victor puis s'adresse à Juliette - Parce qu'il n'y avait que nous jusqu'ici. Les autres ne font que passer. Vous apportez l'amour, la légèreté, la beauté, restez, je vous en supplie, ensemble nous pourrons peut-être...
Victor qui s'est approché, bourru - Balivernes
Thalis - Ne l'écoutez pas, il ne peut rien voir, rien faire, ses souvenirs tournent sur eux-mêmes alors imaginer quoi que ce soit, c'est tout simplement impossible pour lui.
Juliette - Nous avons toute la vie
Victor va dire quelque chose, Thalis le pousse de côté - Ne faites pas attention à lui, il voit tout en noir
Romeo inquiet - Qui me dit... ?
Juliette l’interrompt - Il a raison, il ne faut pas l'écouter, c'est un vieil homme, un peu aigri ; se tournant vers Thalis - Je suis Juliette, voilà Romeo et vous ?
Thalis - Thalis
Juliette - Vous connaissez notre histoire ?
Thalis - Qui ne la connaît pas !
Victor de loin - Mièvrerie et eau de rose !
Juliette – Un regard, le coup de foudre, l'amour... et nous voilà ! Elle se jette dans les bras de Romeo qui, lui, semble encore un peu inquiet.
Thalis souriant - L'amour...La beauté...La poésie...
Thalis se retourne vers eux et montre Victor - Pardonnez-lui, il est content aussi, il vous le dira ! Votre histoire est un véritable succès. 8211 représentations dans le monde sans compter les innombrables adaptations cinématographiques.
Romeo et Juliette dans les bras à nouveau l'un de l'autre. Juliette - Waouh !
Thalis - Il n'y a pas de meilleure recette que l'amour contrarié
Victor qui s'est approché - Qu'est-ce-que tu dis ?
Thalis venant à sa rencontre et parlant un peu plus fort - Il n'y a pas de meilleure recette que l'amour contrarié
Victor - L'amour, l'amour vous n'avez que ce mot là à la bouche. Quand on voit où il mène !
Thalis ne veut pas répondre et repousse Victor pour que Romeo et Juliette n'entendent pas
Victor - La mort ! Tiens, eux, quel bel exemple !
Thalis - Taisez-vous, laissez-leur encore quelques moments de légèreté, d'inconscience, de...bonheur.
Romeo revient suivi de Juliette à Thalis - Où pouvons-nous aller ?
Thalis - Où il vous plaira. Vous ne pouvez pas vous perdre, tous les chemins ramènent ici.
Romeo - Une île ?
Thalis - En quelque sorte ! Faisant un clin d’œil à Juliette - Les palmiers, le soleil, la plage... Fermez les yeux, laissez-vous aller !
Entre-temps, en toile de fond, video : un décor de mer, de vagues, bande sonore bruit des vagues, oiseaux
Juliette entre dans son jeu, imagine à haute voix un décor de rêve - Les vagues, le sable fin ! Toi, moi ! Un bateau au loin, la chaleur sur notre peau, quelques mouettes ; c'est bon ! C'est bon !
Romeo indulgent - Ma Juliette, sois sérieuse, un peu !
Juliette - Je suis bien, une légère brise et le bleu du ciel. Regarde, regarde le voilier, où part-il ? Ses passagers sont-ils aussi heureux que nous ?
Romeo - Arrête, arrête un peu !
Thalis très sérieux à Romeo puis montrant Victor qui dort maintenant dans un coin - Elle a raison, entrez dans le jeu et vous verrez. Je vous l'ai dit, c'est nous qui le créons !
Avec lui, mission impossible, déprime et mélancolie ! J'ai tout tenté ! Mais vous, vous êtes jeunes, beaux !
Romeo pragmatique - Au risque de vous paraître idiot, j'ai besoin de plus d'explications. Que pouvons-nous faire ici ? Où nous installer ? Combien de temps resterons-nous ?
Thalis fait quelques pas, un geste d'ignorance, les quitte.
Juliette riant puis montrant au loin Thalis - On s'en fiche ! Tu es là, je suis là. C'est ce qui importe.
Il y a lui aussi, ce sera notre ami, notre passeur
Romeo - Passeur ?
Juliette - Mais oui, c'est sûr, il nous a été envoyé
Romeo - Mais par qui, pourquoi ? tu dis n'importe quoi
Juliette - Quelle question ! je ne sais pas. Il est là. Quelqu'un qui voit la mer ici, qui nous l'offre, ne peut qu'être notre ami.
Romeo - Cette histoire de mer, qu'est-ce-que c'est ?
Juliette - Tu l'as vue comme moi, elle est là, encore là; il l'a évoquée et tout d'un coup...quelle merveille ! mais quelle merveille !
Romeo la regarde avec inquiétude ; Juliette comprend qu'il y a quelque chose d'anormal, elle tend la main vers l'écran - Tu la vois, comme moi ? Dis-moi que tu la vois !
Romeo - Non
Juliette contrariée - Demain, un autre jour, tu la verras ; avançons, partons voir ce qu'il y a ailleurs. Viens, viens avec moi.
Ils sortent de scène, la mer se retire. Arrêt de la video.
Thalis fredonnant une chanson d'amour se rapproche de Victor.
Thalis - C'est beau l'amour !
Victor grommelle
Thalis - Vous avez été amoureux ?
Victor hésite comme s'il ne voulait pas parler ; silence puis - Il me semble
Thalis riant - Il vous semble ou vous en êtes sûr ?
Victor - Il y a longtemps, si longtemps
Thalis - Comment s'appelait-elle ?
Victor - Colombe
Silence
Victor très ému - Elle ne s'habillait qu'en blanc, toujours en blanc ; les enfants croyaient que c'était une fée et puis la guerre et puis, après, elle n'a plus voulu tourner, encore tourner, elle est parti avec lui
Thalis - Qui lui ?
Victor se fâchant - Des questions, toujours des questions. Il vaut mieux tout oublier quand on sait qu'il n'y a pas de réponse.
Thalis conciliant - Vous avez dû avoir des jours heureux ?
Victor - Peut-être ; à moins que...
Thalis - Que quoi ?
Victor perturbé - Est-ce que c'était moi ? Ou est-ce que ce sont les souvenirs d'un autre ? Tout se brouille. Il passe tellement de monde ici.
Thalis - Vous jouez au vieil ours, ne parlez à personne, alors le monde....
Victor - Détrompe-toi, avant que tu n'arrives...
Thalis riant puis prenant le public à témoin - Ce serait moi qui vous aurais rendu silencieux ? Je n'y crois pas ! Le monde à l'envers !
Victor, des silences entre chaque phrase - Peut-être étais-je dans l'attente de quelqu'un ?
J'allais au devant d'eux, je les interrogeais, je voulais tout savoir de leur vie, du monde là-bas, si inconnu pour moi ; je leur demandais aussi s'il l'avait vue.
Et puis, je me suis lassé.
Trop de malheurs, toujours ! Trop de regrets ; trop de remords surtout. Ils vomissaient leur vie. Moi, j'ai eu la décence de ne pas étaler mes souffrances, j'ai tout étouffé au risque de m’asphyxier.
Victor se levant, le regard mauvais et montrant La Porte - C'est moi qui les envoyais là-bas pour ne plus les entendre, jérémiades insupportables, pour qu'ils disparaissent enfin, pour toujours. Vermine.
Thalis riant - J'ai échappé au massacre ! Dîtes-le que vous vouliez quelqu'un pour vous supporter et vous n'avez trouvé que moi !
Victor - Il s'est passé une drôle de chose
Thalis - Quoi ?
Victor perplexe puis montrant La Porte - Je ne sais pas, quelque chose d'inhabituel.
Toi, non je ne pouvais pas...
Thalis - Mystère. Bon ou mauvais ? Qu'y a-t-il derrière ? L'anéantissement ? Une autre vie ? Une autre dimension ? Les immenses retrouvailles ?
Victor - La source, l'empreinte originelle
Thalis - Le rire ? La beauté ? La tendresse ? Les femmes ? Une femme, l'élue !
Victor pas content du tout, se repliant sur lui-même – Ne dis pas de bêtises. Ce serait l'enfer !
Thalis - Curieuse conception !
On entend du bruit provenant du tunnel ; il devient de plus en plus fort
Thalis - Encore !
Victor - Oh non, c'est assez pour aujourd'hui !
Encore le bruit doublé d'un vagissement de nourrisson
Victor assis se relève brusquement ; il ordonne - Donne-moi ton bras, filons, partons le plus vite possible ; dépêche-toi, mais dépêche-toi donc
Sont projetés sur scène une jeune mère, un nourrisson dans les bras. Elle le serre fort contre elle.
Victor - Ne te retourne pas, avance, avance, je te dis avance, vite
Thalis qui s'est retourné - C'est une femme, elle est jeune, elle est avec son enfant
Victor qui continue à le tirer par la manche - Quel âge ?
Thalis - Je ne sais pas 25 ans, peut-être un peu plus.
Victor - L'enfant ! Pas la mère. Quel âge l'enfant ?
Thalis - Je ne le vois pas, elle le tient serré contre elle ; tout petit, un nourrisson sûrement ; pauvre petit, déjà là !
Victor - Il ne tient qu'à elle qu'il reparte. Si elle le lance dans la galerie d'où ils sont venus, il pourra repartir d'où il vient, faire le chemin de retour, sauvé.
Thalis - Vous en êtes sûr ?
Victor - Oui
Thalis - Je cours le dire à sa mère
Victor le tirant - N'en fais rien ; cela ne fera que compliquer les choses
Thalis - Mais pourquoi ? Il faut lui dire.
Victor martelant - Parce que je le sais, parce que c'est impossible pour elle, parce qu'elle devrait alors l'abandonner, parce que...
Ce ne sont pas nos affaires.
Thalis se dégageant puis courant vers la femme qui naturellement se dirigeait vers La Porte. - Vous êtes monstrueux.
Victor s'interroge puis la colère montant - Moi, monstrueux ? Peut-être. Sûrement, s'il le dit.
Est-ce ma faute à moi ?
J'ai tout vu : quand ils débarquent, les autres : les bons sentiments, les pleurs, les solidarités mais devant La Porte : les trahisons, les plus grandes lâchetés, l'angoisse qui prend aux tripes, la peur, l'immense peur et pourtant ils y vont.
J'irai, moi aussi, mais seulement quand je le déciderai, je n'en ai pas fini.
Il regarde au loin Thalis qui parle à la mère. La mère recule, revient vers le tunnel, repart, revient encore, hésite, regarde l'enfant ; pas en avant, pas en arrière, puis, comme une folle repliée autour de son enfant, court, trébuche, passe La Porte ; ils disparaissent.
Thalis est anéanti, il revient à petits pas vers Victor
Victor - Pas de commentaires, c'était écrit
Thalis - Il était si petit
Victor - Une mère ne se sépare pas de son enfant
Thalis - Mais si elle l'aime, pourquoi ne lui donne-t-elle pas une nouvelle chance de vie ?
Victor - Tu as raison « si » elle l'aime. L'amour, c'est une drôle de chose. Les femmes, tu as connu les femmes ? Thalis fait juste un signe de tête - Les femmes se racontent tellement d'histoires ; ce sont des hystériques. A la première tétée, c'en est fini, ils sont à elles, leurs gosses, rien qu'à elles ; on n'existe plus et surtout on n'a plus rien à dire. Et tu crois que c'est de l'amour ?
Thalis - Qu'est-ce que ce serait d'autre ?
Victor - Elles se donnent l'éternité en se perpétuant et devienne alors le Dieu créateur de l'enfant roi.
Thalis - Je n'ai pas eu d'enfant, je n'ai pas eu de mère, du moins je ne m'en souviens plus, quant au père, inconnu ! Alors je me les suis créés. Lui, il aurait été celui qui m'aurait tout appris et le rempart indéfectible qui m'aurait protégé et elle, la source de toute tendresse.
Victor - C'est d'un conventionnel ! Ce sont des ogresses, des pieuvres qui étouffent, qui retiennent. Leur amour est tissé de toutes les promesses qu'elles ne tiendront jamais. Regarde celle-là, elle avait le choix, le renvoyer vers la vie ou non, elle a préféré, au nom de ce qu'elle nomme amour, et que j'appelle possession, le serrer contre elle et basculer avec lui dans le vide.
Thalis - D'abord, on ne sait pas ce qu'il y a derrière. Pourquoi le vide ? Moi j'y vois autre chose, et cette autre chose est peut-être merveilleuse. Ensuite, la vie sans elle, orphelin dès le premier jour, elle a peut-être pensé que ce serait encore pire pour lui.
Victor - Une égoïste, oui, qui ne lui a laissé aucune chance. Son bien, elle ne voulait pas se départir de son bien.
Thalis - Non, non, je ne veux pas, regardez-les, imaginez-les maintenant, elle le nourrit encore, le réchauffe, ce ne peut être autrement !
Victor sceptique. Silence puis - Elle t'a manqué tant que cela ta mère ?
Thalis - Les deux m'ont manqué, oui tellement manqué! Mon père, ma mère !
En même temps, j'ai eu tellement de pères et mères que c'était bon !
Silence ; interrogation dans l’œil de Victor
Thalis - Je me les suis crées ; à 4-5 ans mon père était pompier et ma mère une fée toute enveloppée de voiles blancs étincelants. Le soir, dans mon lit, je les voyais, ils venaient tous les jours et c'était la fête !
Plus tard, ils ont tout fait pour moi ; il m'a emmené partout, explorateur, à la chasse aux lions, sur des vaisseaux spatiaux. Elle était danseuse, la plus belle des danseuses, magique, capable d'allumer les étoiles.
Il était grand, il était fort, il me disait « Fonce, vas-y, n'aie pas peur, je suis là » et j'avais alors tous les courages.
Elle, elle …, que je l'ai aimée, elle. Aussi douce qu'un oiseau, aussi généreuse que la pluie qui tombe en août sur des sols arides, tiède, nourricière. Ma mère...
Victor bourru, puis se radoucissant - Bon ça va ; du cinéma...
Du beau cinéma.
A nouveau rude - Mon manteau, où est mon manteau ?
Thalis - Vous l'avez sur le dos.
Silence
Thalis - Pourquoi le réclamez -vous toujours ?
Victor - Pourquoi pas ?
Thalis - Vous vous cachez dedans ; qu'avez-vous à dissimuler ?
Vous, peut-être ?
Victor - Ridicule !
Thalis - Il ne fait ni chaud, ni froid ici ; pas de jour, pas de nuit ; ni soleil, ni lune ; ni envie, ni dégoût ; ni désir, ni plaisir ; vous seul êtes en colère mais contre quoi, contre qui puisqu'il n'y a rien ? Pas une herbe, pas un arbre, rien... Qu'attendez-vous ?
Victor - Tu ne peux pas comprendre
Thalis - Dites toujours, j'essaierai
Victor changeant de conversation - Où sont-ils tes amoureux ?
Thalis - Ailleurs, ils vont revenir
Victor ricanant puis s'énervant - Pas d'autre choix. Je ne veux pas qu'ils restent. Qu'ils fichent le camp
Thalis - Mais pourquoi ?
Victor - Je suis mieux seul avec toi
Thalis - Elle est drôle, gaie et belle ; cela nous changera !
Victor - Quand elle aura compris, quelle désillusion ! Il ne faut pas qu'elle reste, je ne veux pas la voir ; chasse-les, renvoie-les.
Thalis - Allez plutôt ailleurs, vous !
Victor - Où ? Tu le sais bien qu'il n'y a pas d'ailleurs ; tout est désolation
Thalis - Pour vous. Pas pour moi et peut-être pas pour elle !
Victor - Faribole. Tu t'ennuies avec moi, dis-le
Thalis - Non, non mais...
Victor - Je ne suis qu'un vieux croûton qui n’intéresse personne.
Victor en aparté, tout doucement - J'aurais aimé la revoir, une fois encore.
Thalis qui a entendu, de même - Colombe ?
Victor sursautant - Comment le sais-tu ? Qui te l'a dit ?
Thalis - Vous, juste avant qu'ils n'arrivent, à moins que ce soit après ; cette femme avec l' enfant m'a bouleversé.
Victor - Qu'est-ce qui t'arrive ? On en a vu d'autres et bien pires. Tu n'as rien dit.
Tous ceux qui n'avaient pas réglé leurs comptes, les porteurs de secrets, les malfaisants que leur conscience in extremis avait rattrapés, tous ceux qui attendaient demain pour enfin faire la paix avec leurs proches, leurs voisins, les autres, et qui n'en avaient pas eu le temps
Thalis - Faire la paix ? Mais le monde n'est pas en guerre partout. Il y a des gens heureux, il y a des gens qui « ne voient en chaque chose que des choses jolies » ; c'était une chanson, là-bas, et je ne l'ai pas oubliée !
Victor - Brel
Thalis - Vous la connaissez ?
Victor - Oui
Thalis - Alors chantez-la plutôt que vos comptines pourries.
Long silence.
Thalis - Ce bébé qui pleurait. Je l'entends encore ; Je crois que j'aurais fait comme elle.
Victor - Je t'ai dit ce que j'en pensais. Les femmes... J'en voyais tant et tant; écoute moi bien et je ne te raconte pas d'histoires, elles me les amenaient pour s'en débarrasser. Occasion de bavarder comme des pies avec les copines, pendant ce temps-là, le gosse tournait. Et puis, tout d'un coup, quand elles l'avaient décidé, au moment où le gamin, étourdi, se prenait enfin pour le conducteur de la moto ou de l'engin spatial, elles te l'attrapaient, le faisaient descendre et l'embarquaient. Ils hurlaient tous ! Petit silence - Non, ne hurlaient que ceux qui étaient encore vivants, les autres, des larves, ils étaient déjà des larves.
Thalis - Vous déraillez complètement ; moi aussi je les ai vues ces mamans et leurs petits et si j'avais pu être leur petit... Elles riaient, les appelaient, faisaient des « coucous », prenaient des photos
Victor - Bonne conscience !
Thalis faisant apparemment des efforts pour se rappeler de quelque chose - Je crois, non maintenant j'en suis sûr, j' en ai fait un de tour, un seul. Je me vois encore. La mère de... Comment s'appelait-il ? La mère d’Amédée, c'est ça, Amédée mon copain à la petite école, j'étais là, elle m'a dit « grimpe ».
Heureux, ce jour là, j'ai été heureux comme un roi ! Les jours d'après je les ai attendus, ils ne sont jamais revenus.
Victor - Tu n'as rien perdu !
Thalis se rebellant puis plongeant dans la tristesse - Pourquoi vouloir tout décider pour les autres ? Je les regrette, moi, ces tours de manège non faits, que vous le vouliez ou non !
Alors je les ai rêvés et j'allais loin, très loin, je chevauchais des dragons, j'étais un astronaute perdu dans l'espace, des trucs de gosse. De pauvre gosse.
Victor adouci - Le manque exacerbe l'envie, c'est certain. Nous sommes débarrassés de ça ici ; bien sûr tout manque mais grâce à Dieu nous n'avons plus d'envies, plus de goût pour rien, plus de désir.
Thalis - Vous n'avez plus d'envies !
Silence
Thalis - En plus, ce n'est pas vrai. Colombe, vous attendez Colombe.
Victor se redressant et criant - Tais-toi ! Tais-toi ! Je t'interdis, elle n'est pas là, elle ne peut pas être là, je le sais...
Thalis - Mais qu'est-ce qui vous arrive ? Calmez-vous, calmez-vous !
Entrent Romeo et Juliette. Romeo a l'air sombre, Juliette toujours primesautière
Juliette - Ne criez pas comme ça, c'est mauvais pour vous, il est gentil, vous allez vous rendre malade
Victor entre ses dents - Vous, occupez-vous de vous et fichez le camp ; au diable !
Juliette à Thalis - Que lui arrive t-il ? Il n'est vraiment pas content, on l'entend de loin
Thalis fait le signe qu'il ne comprend pas.
Victor qui a entendu, hurlant puis retombant désespéré - Il n'y a pas de près, il n'y a pas de loin.
C'est le prix à payer pour nos ignominies.
Il s'approche de La Porte. Thalis se précipite, le retient, l'emmène en le soutenant de l'autre côté de la scène.
Thalis - Asseyez-vous. Tout doux, tout doux... Mettez votre manteau, reposez-vous.
Romeo qui regarde la scène de loin - C'est impossible de vivre ici ! On va devenir fous
Juliette - C'est mieux que là-bas, rappelle-toi, mon frère voulait te tuer. Jamais nous n'aurions pu vivre au grand jour notre amour
Romeo - Au grand jour ! Juliette arrête de jouer à la petite fille, c'est assommant à la longue. Tu le vois le grand jour ici ? Il aurait mieux valu disparaître.
Juliette - Disparaître, tu veux dire mourir mais je t'aurais perdu à tout jamais ! Embrasse-moi. Embrasse-moi vite.
Non seulement, il ne le fait pas mais il recule un peu. Thalis revient
Thalis - Excusez-le, il a de temps en temps des crises comme celle-là.
Juliette sourit - Il vous a, il devrait être heureux. Vous le connaissez depuis longtemps ?
Thalis - Je ne sais pas ; vous savez, ici...
Romeo - Ici, c'est insupportable, ici je n'y comprends rien, il faut partir
Thalis - Impossible
Juliette - Alors il faut faire quelque chose, changer
Romeo brutal - Quoi ?
Juliette regardant autour d'elle, allant vers Thalis - Changer...de décor ; on le peut n'est-ce pas ?
Thalis - Tous ne le peuvent pas
Juliette - Essayons
Romeo agressif - Tu es d'une bêtise, tu n'as rien compris, c'est une prison ici, un mouroir, nous n'en sortirons jamais !
Victor au loin gesticulant, montrant La Porte à Thalis avec l'air de dire « bascule le dedans »
Romeo - Qu'est-ce qu'il a encore le vieux ? Il ne peut pas la fermer !
Juliette réprobatrice - Romeo
Romeo - Il est fou à lier, regarde le qui gesticule ; qu'est-ce qu'il veut, mais qu'est-ce qu'il veut donc ?
Thalis lui répond puis se tourne vers Juliette – Rien.
Tentons l'impossible, changeons de décor, c'est vous qui décidez !
Romeo à Juliette - Toi aussi, tu deviens folle ici, cinglée, laisse-le ce type, tu ne vois pas que c'est un crétin !
Juliette - Il est comme nous, mon amour, un peu perdu, il ne nous veut que du bien.
Juliette se tourne vers Thalis - Dîtes-lui que vous êtes notre ami
Thalis lui sourit, plante ses yeux dans ceux de Juliette, ébloui - Je suis votre ami
Juliette remarque l'émoi de Thalis - Alors faisons-le ensemble, mon ami.
Elle est un peu en extase et au fur et à mesure qu'elle parle une video sur l'écran. - Juste un grand pré, vert, de ce vert tendre qu'il y a au printemps. Des boutons d'or, quelques marguerites, le soleil bien sûr, une petite brise fraîche...
Thalis continuant - Il y a un petit vallon, des noisetiers ; on pourrait se rouler dans l'herbe
Juliette se tournant vers Romeo - Tends l'oreille, la cloche du village sonne l'heure ; c'est la vie. Des nuées, des nuées de martinets dans le ciel font de grandes arabesques. Tout là-bas, on le voit à peine, sous le grand chêne, au bord du ruisseau, un gamin tente de faire des ricochets. Il te ressemble, il sera beau.
Elle court et veut se blottir dans les bras de Romeo encore plus sombre
Juliette - Pourquoi me repousses-tu ?
Juliette à Thalis – C'est beau, n'est-ce pas que c'est beau ?
Elle retourne vers Romeo toujours buté, revient vers Thalis, désemparée, interrogative
Thalis - Je vous l'avais dit que tout le monde ne le pouvait pas
Juliette - Comment faire pour qu'il voit ? Thalis ne répond pas
Juliette à Romeo - Tu m'avais dit là-bas, t'en souviens-tu ? « Tout ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter » ; je t'en prie, essaie, regarde encore, viens avec moi, je te prends moi par la main et tu verras, c'est sûr, tu verras.
Romeo hausse les épaules et tourne le dos
Juliette - J'ai besoin de réfléchir.
Elle regarde le nouveau décor, sourit à Thalis puis regarde Romeo ; elle se met à pleurer et part en courant. Le décor disparaît.
Romeo fonce sur Thalis - C'est malin, voilà ce à quoi t'es arrivé avec tes belles paroles. Continue et je te casse la gueule, c'est ma femme et si seulement tu t'avises de la regarder, tu le regretteras !
Thalis haussant les épaules mais se redressant - Tu peux toujours me casser la gueule, qu'est-ce que ça changera à ton avis. Tu es piégé ici, comme nous, comme d'autres à la différence près que Juliette et moi avons une clé que tu n'auras jamais, celle de l'innocence
Romeo furieux - Innocence mon cul ! Juliette je m'en fous, je n'ai plus aucun désir pour elle. Une midinette ; c'est l'image de l'amour, l'idée de l'amour qu'elle veut faire perdurer envers et contre tout; foutaise ! Par contre toi, pauvre type, pour le principe, le respect, tu n'as pas à t'approcher d'elle.
Thalis - Plus aucun désir, il n'y a rien d'étonnant à cela ici. Mais pour certains, plus... fins sans doute, qu'il n'y ait plus de désir ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'amour
Romeo de plus en plus en colère - Non content de la draguer, tu me fais la leçon en plus ! Elle est à moi Juliette, tu m'entends bien, personne ne me la prendra, toi pas plus qu'un autre
Thalis - On verra
Romeo - C'est tout vu !
Victor s'approche - Qu'est-ce qu'il y a ?
Romeo - Vous, le vieux, foutez-nous la paix !
Thalis – Rien Victor rien, il est furieux contre moi, contre Juliette
Victor - L'imbécile !
Romeo serrant les poings - La petite pute, tout ça pour elle et elle s'est tirée
Thalis se jette sur Romeo - Retire, retire immédiatement ce que tu as dit
Romeo - En quoi ça te gêne. Oui, c'est une pute de m'avoir entraîné dans un bordel pareil
Thalis et lui en viennent aux mains, s'approchent de La Porte, Romeo est aspiré et disparaît.
Thalis est abasourdi.
Victor - Bravo fiston, tu l'as eu ! Bon débarras !
Thalis - Non, non ce n'est pas possible, mon Dieu faîtes-le revenir, Juliette...
Victor - Il ne manquerait plus que ça !
Thalis - J'ai tué, j'ai tué..
Victor - Tu n'as rien fait, c'était inéluctable. C'est lui qui t'aurait tué ou pire encore qui aurait tué la petite. Plus de désir sexuel, il était perdu, ne se retrouvait plus et ne lui aurait jamais pardonné de paraître à ses yeux diminué. Alors il lui aurait fait payer. N'aie pas de remord, il n'y avait pas d'autres solutions.
Silence; Thalis est prostré ; Victor continue - Et même s'il était resté dans le désir, sa vie ici, avec toi à côté, aurait été un enfer car rien n'égale ce que vous pouvez faire Juliette et toi.
Thalis - Comment ai-je pu faire ça ? Comment le lui dire ? Jamais elle ne me le pardonnera, je l'ai tué !
Victor - Arrête ta chanson, c'est fini, on n'en parle plus. Il est gagnant, personne n'en saura rien, le mythe de l'amoureux transi, sublimé, est perpétué pour l'éternité alors que ce n'était qu'un petit salopard.
Thalis sort de scène, effondré.
Victor bougonnant - De toutes les façons, on y va tous, un peu plus tôt, un peu plus tard... S'il devait y avoir un coupable, une coupable ? Ce serait Elle. La Mère, la grande organisatrice vers qui ils retournent tous, pauvres ères.
Tout bonheur sur terre lui est intolérable et elle n'a de cesse que de brouiller les cartes.
Les hommes s’entre-tuent, les amours sont toujours contrariés, la maladie frappe ici ou là, à l'aveuglette et tous les espoirs sont déçus. Ici, ce n'est pas mieux, émiettement, pourriture, désolation. Pourquoi donc les Dieux sont-ils toujours en colère ?
Rares sont ceux qui y échappent.
Victor désabusé puis songeur presque inquiet - « Voir en chaque chose une chose jolie ! »
Le voila à son tour tout chamboulé. Je le croyais à l'abri de toutes ces turpitudes. Elle aussi. Aucune femme n'est plus ingénue qu'elle, on la dirait intouchable ; que vont-ils devenir ces petits ? Y aurait-il quelque chose que je puisse faire ?
On entend au loin Juliette - Romeo, Romeo, où es-tu ? Ne me laisse pas seul. Romeo ? J'ai peur, viens me chercher.
Elle apparaît en scène, un mouchoir à la main, elle a pleuré. Victor est dans un coin.
Juliette - Où est-il ? Il me rassure, c'est tellement particulier ici. Je fais ce que je peux, je ne veux pas lui montrer un visage triste, je fais la forte mais j'ai peur. Ma nounou, pauvre nounou que j'ai abandonnée et qui doit me pleurer ! Mes parents, mon frère que font-ils maintenant ? Pleurent-ils encore leur fille morte ou m'ont-ils pardonnée ?
La vie, tout était compliqué mais c'était la vie ; ici, c'est quoi ? Je suis là, Romeo est là, je peux le voir, je peux l'entendre. Nous ne sommes pas morts mais nous ne sommes plus vivants. Qu'avons-nous fait de mal, si ce n'est de nous aimer ? Nous aimer ?
Oui, nous aimer !
Victor qui était assis dans un coin remue un peu, elle le voit, s'approche - Romeo... Il vous a mal parlé tout à l'heure.
Victor fait le geste que ce n'est rien
Juliette - Si, si je veux m'excuser pour lui. Il n'est plus le même depuis que nous sommes arrivés. Nous ne savons plus très bien où nous sommes et puis ces sensations étranges
Victor est interrogatif, Juliette continue, s'approche le lui, très près - Plutôt ce manque de sensation. Touchez-moi, dites-moi si je suis froide ou chaude.
Victor fait un mouvement de retrait - Non, restez où vous êtes ; je ne veux pas vous toucher, je ne touche personne
Juliette - Désolée, c'est que....
Silence
Juliette - Je n'ai plus faim, je n'ai plus soif, je n'ai plus rien. Est-ce que j'existe encore ? Est-ce que je rêve ? Est-ce que ce sont des hallucinations ? Est-ce que je vais me réveiller et entendre le chant des oiseaux ?
Victor bourru - C'en est fini de ce monde-là mais vous avez, vous, quelque chose qui est un trésor
Grand bruit à ce moment là, un autre soldat est propulsé, tout débraillé lui aussi, hagard
Juliette est effrayée et se cache derrière Victor
Victor entre ses dents - Encore un, c'est le 5èm ; plus eux, décidément c'est la journée...
Victor à Juliette - N'ayez pas peur, il ne vous fera rien. Les soldats ne restent pas ici ; ils veulent instinctivement en finir une fois pour toutes, des fois que l'horreur recommencerait ; celui-ci fera comme les autres.
Juliette - Il est blessé, il a mal
Victor - Non, il ne souffre pas ; la souffrance n'existe pas ici, sauf à l'imaginer, pas plus que le plaisir. C'est comme ça.
Juliette - Regardez-le, ce rictus, ces grimaces
Victor - Il sort de l'horreur ; vous ne connaissez pas cela, vous êtes trop jeune. Les guerres, les guerres des hommes sont des boucheries où les soldats perdent tout. La vie, leur humanité, leurs têtes car ils deviennent fous et ceux qui en réchappent sont marqués à vie.
Juliette - Mais pourquoi ? Pourquoi ?
Victor - C'est la question que tout le monde se pose. Sommes-nous des marionnettes dans la main du destin et qui tire les ficelles ? Toute chose est-elle écrite ? Y'a-t-il un moyen d'échapper à la fatalité ? On parle alors de Liberté, de choix que pourrait faire l'homme. Il serait alors seul responsable de ses actes. C'est oublier notre constitution, nos pulsions, nos instincts.
Le soldat avance vers la porte, Juliette est toujours cachée derrière Victor et le regarde terrorisée
Victor pour lui, en aparté - Moi-même je n'ai rien pu faire d'autre ; j'ai levé le bras et je l'ai tuée.
Juliette criant , sur le point de courir vers lui, lui porter secours, Victor la retient fermement. - Où va-t-il ? Faites quelque chose, on ne peut pas le laisser comme cela. Pauvre homme.
Victor – Ne bougez pas, le cauchemar est bientôt fini pour lui
Le soldat arrive à La Porte qui l'aspire
Juliette ébahie - Où est-il ? Elle est à nouveau terrifiée et se colle contre Victor - Qu'y a-t-il derrière ? Vous ne nous avez pas dit qu'on peut sortir de cet enfer, pourquoi ?
Victor - Rien ne dit que c'est mieux de l'autre côté.
Juliette - Il faut aller voir
Victor - Personne n'en revient
Juliette - Ah ! Elle reste muette
Juliette - Thalis non plus ne le sait pas ce qu'il y a derrière ?
Victor - Non
Juliette - Mais Thalis...
Victor la coupant - Non, même Thalis ne le sait pas
Un grand moment se passe
Victor - Thalis, c'est un poète, il fait des choses étranges quelquefois
Juliette - Oui, je sais. Toute souriante - Vous a-t-il dit qu'on a vu la mer ? Et qu'on a vu la campagne aussi ; il sait la beauté des choses, lui.
Victor - Tu parles comme lui, petite, une bonne fée veille sur vous ! Thalis sera toujours là pour toi !
Juliette - Pas la peine de me le dire, je le sais
Victor - Il y a une chose que tu ne sais pas
Juliette - Quoi ?
Victor - La Porte !
Juliette qui prend peur - Quoi, La Porte ?
Victor - Tu n'es pas attirée ?
Juliette - Ah non, j'ai bien trop peur. Je vous ai, j'ai Thalis, j'ai...Romeo, jamais je ne m'en approcherai. Vous verrez, avec Thalis, on refera encore et encore les décors. Moi, j'ai plein d'idées, plein de rêves, je les ferai venir, la TV à demeure !
Victor - Tu as oublié que je ne peux rien voir. Je suis comme les autres
Juliette toute excitée - Alors je vous raconterai ! Je vous raconterai tout ! On fera venir des enfants
Victor - Ah non, pas des enfants, j'en ai trop vus
Juliette étonnée - Ah bon ? Eh bien, on ira en Chine, à Zanzibar, au Kilimandjaro, dans la jungle, sur l’Everest, au beau milieu d'une tempête, l'océan déchaîné ce doit être quelque chose ! je vous décrirai tout dans les moindres détails, vous ne vous ennuierez plus !
Victor l'arrêtant - J'ai autre chose à te dire à propos de cette porte, quelque chose qui n'est pas facile
Juliette - Ne me parlez plus d'elle, j'ai compris, enfin je crois avoir compris : quand tout est fini, quand rien ne vous retient, quand on n'a plus de surprises, ni d'émerveillements, ni d'attentes d'aucune sorte, plus aucune raison de rester là eh bien.... On y va !
Elle termine avec une petite voix apeurée.
Victor approuve et continue – C'est cela mais il y en a qui ne réfléchissent pas, d'autres qui sont curieux, d'autres encore qui ne supportent pas cet « entre deux mondes », ceux-là la franchissent sans penser à la suite
Juliette - Les fous. Attendons de voir !
Juliette se penche, lui fait un petit baiser sur la joue - Juré/promis, je ne m'y aventurerai pas !
Victor tout ému continue quand même - Et puis, il y a ceux qui ne la voient pas aveuglés par le ressentiment, la colère et qui basculent de l'autre côté sans même s'en apercevoir. Romeo...
Juliette - Quoi Romeo ?
Victor très sérieux - Oui, Romeo
Juliette réalise - Non ! Il ne m'a pas attendue
Victor - Il a été assez sot
Juliette - Il m'a laissée...
Victor - Pas vraiment. Romeo et Thalis se sont disputés, ils se sont même battus
Juliette - Mais pourquoi ?
Victor hésitant puis se lançant – La vérité, la voilà. Romeo a dit quelques mots...des mots un peu désobligeants à ton égard.
Juliette est éberluée
Victor - Thalis n'a pas supporté, le ton est monté, ils se sont empoignés, Romeo a basculé ; ç’aurait pu être Thalis
Juliette - Oh non, pas Thalis ! Il n'y a qu'avec lui que je peux changer de décor, que serions-nous devenus ?
Silence
Juliette abasourdie - Romeo, Romeo a dit du mal de moi ?
Victor - Ne remue pas la boue, tu vas te salir. Si tu le veux bien, si cela ne t'est pas impossible, pense à Thalis, il est bouleversé par cette histoire, je crains pour lui. Me voilà bien malgré moi gardien de La Porte car j'ai peur qu'il revienne et qu'il veuille la franchir.
Juliette effrayée - Je vais le chercher. Je ne veux pas vous perdre, ni l'un ni l'autre.
Victor - Vas petite et fais pour le mieux
Juliette au loin - Comptez sur moi !
Victor reste seul, il frissonne, il s'enveloppe de sa houppelande, il réfléchit - Il faudra bien que je me décide, il est là maintenant. C'est lui à ne pas douter. Que faire ? Lui dire ? Tout ? C'est impossible. Rien ? Continuer comme par le passé ? Le remord m'obsède, il m'empêche de dormir ; même ici.
Je suis un solitaire pour ne pas me départir de ce remord, pour le garder entier et ne jamais oublier. Et voilà que maintenant, il y a cette petite. Cela me perturbe, elle est si mignonne.
Victor grondant - Quant à l'autre, bien fait, c'était vraiment un sale type. Tête d'ange et tout pourri de l'intérieur . Comment a-t-elle fait pour s'amouracher de cette tête à claques? Son chagrin ne sera pas long, je me demande même si....
Grand bruit, une femme fait son apparition, elle est très maquillée, son habillement et son accent sont très vulgaires. Elle regarde partout, jette un coup d’œil à Victor, ne s'approche pas
Marie-Madeleine qui avance d'un pas, recule , finalement s'approche de Victor - Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Où suis-je ? J'suis toute tourneboulée, j'aurais trop picolé ? C'est ça, un coup de trop et c'est le cauchemar. Y'a rien ici, c'est sinistre. On voit rien, pas de musique, pas de... je rêve, y'a que ce vieux bonhomme. J'aurais jamais dû mais dû quoi, qu'est-ce que j'ai encore fait ? J'ai abusé vraiment abusé. Encore ; pourtant j'm'étais promis...
Oh là, vous ? Oui, vous ! Vous m'expliquez où qu'on est, qu'est-ce que je fous ici ? Des cigarettes, y me faut des cigarettes, où y 'en a ?
T'es sourd le vieux, t'entends pas ?
Victor - Si, très bien. Bonjour
Marie - Madeleine - Ouais bonjour ! Je vous ai causé, vous avez pas répondu. C'est quoi cet endroit ?
Victor - C'est comme une grande salle d'attente où on règle ses comptes
Marie – Madeleine - Ses comptes ? J'y comprends rien. Jamais venue ici, j'm'en souviendrai. Tu le sais toi où on est ?
Victor - Personne ne le sait vraiment, mais vous pouvez partir Il montre La Porte
Marie – Madeleine - Partir ? J'suis pas encore arrivée ! T'es tout seul ?
Ô pardon, vu ton âge j'devrais te dire du « vous » mais moi, les hommes, j'sais pas faire, c'est « tu » pour tous ! Ça t'ennuie pas ? Moi, c'est marie-Madeleine et toi ?
Victor - Victor
Marie – Madeleine - Alors Victor dis-moi ce que c'est que cette crèche ? Y'a personne ?
Victor - Du passage, de temps en temps. Aujourd'hui des soldats, beaucoup de soldats
Marie – Madeleine - j'fais plus dans le soldat, j'fais plus dans rien. Ça me revient, je me suis refait une honnêteté.
Marie-Madeleine fronce les sourcils, elle tente de se rappeler quelque chose - Attends c'est flou, Ca va me revenir , attends!
Victor - On ne fait que ça ici !
Marie – Madeleine - Y'avait du bruit, du monde, des gars qui se battaient mais qu'est ce que je faisais là ?
Victor - Votre travail, peut-être ?
Marie – Madeleine - Peut-être ; pourtant y me semble bien qu'j'avais tout largué et que, nom de Dieu, c'était pas facile. Tous y me crachaient dessus, ouais c'est ça, y'avait ceux qui venaient autrefois me faire leurs saloperies et qui m'appelaient ma poule, mon ange même pour certains et puis les autres, mes copines ; elles aussi, elles gueulaient après moi parce qui paraît que j'crachais dans la soupe.
Mais ça c'était avant, bien avant.
Victor - Asseyez vous, reprenez votre souffle
Marie – Madeleine - T'es un gentil, toi, ça se voit. Qu'est-ce que tu faisais quand t'étais jeune ?
Victor - J'avais un manège aux Champs-Élysées
Marie – Madeleine - Un vrai ? Avec des gnards qui tournent et des soucoupes volantes qui montent et qui descendent ?
Victor - Oui
Marie – Madeleine - J'y emmenais ma fille. Le dimanche. Faut dire qu'on n'avait pas grand monde, ils bouffaient tous le poulet en famille
Victor - Votre fille ?
Marie – Madeleine - Marylinn que j'l'ai appelée avec 2 n au bout, ça fait plus chic. C'est un beau nom, non ? La Maryline, j'voulais y ressembler ! Trop belle ! Alors j'm'étais décolorée, hyperoxydée, plus blonde que moi y'avait pas !
Victor - Et, qu'est-elle devenue votre Marylinn ?
Marie – Madeleine très fière puis un peu triste - J'y ai fait faire des études. Chez les bonnes sœurs. Elle est grande maintenant, elle a des diplômes, elle est courageuse, elle s'en est sortie. Faut dire que j'ai casqué ! J'la vois pas beaucoup, elle s'est mariée, elle n'est pas très fière de moi, elle me le dit pas mais c'est des choses qu'on sent ; mais on s'aime, on s'aime quand même, elle me phone souvent ou m'envoie des mails pour me donner des news. C'est son mari qui pose problème, rapport à mon taf
Victor - L'important, c'est de s'aimer et de se le dire
Marie – Madeleine - T'as raison Victor! Mais ça me dit pas ce que je fous ici !
Elle se lève, marche de long en large
Marie – Madeleine - T'es là depuis longtemps ?
Victor - Je ne sais pas...Oui, très longtemps probablement
Marie – Madeleine - Tu ne sais pas, comment ça tu ne sais pas !
Victor - Le temps ici, vous verrez, c'est...particulier ; tout est est mélangé
Marie – Madeleine - J'y pige couic
Victor - On s'y fait
Marie – Madeleine - Y'a d'autres gens ?
Victor - Thalis, Juliette
Marie – Madeleine - Ils sont où ? Ils ont quel âge ? Des viocs, excuse, des âgés comme vous ?
Victor - Non, ils sont jeunes et beaux, ils ont peut-être la clé... Un moyen de s'échapper .
Marie – Madeleine - Une chance! Alors tout n'est pas perdu, on va se tirer de là
Victor - Pas si simple, c'est un truc à eux, une chose inexpliquée, comment vous dire? Ils se créent un monde imaginaire, monde qu'eux seuls voient, dans lequel ils évoluent
Marie – Madeleine - Ben nous alors ?
Victor - A nous de trouver le moyen de les rejoindre. Je crois... je crois que tant qu'on n'a pas remis tout à plat, retrouvé une forme de...pureté, c'est impossible.
Marie – Madeleine - Pureté ? On n'est pas chez les curés ici. J'voudrais les voir tes jeunes.
Victor - Ils vont revenir, c'est sûr, mais quand ? Ils ont tant de choses à se dire !
Grand silence. Marie-Madeleine s'assoie et réfléchit. Victor s'entortille dans sa houppelande et s'endort.
Marie – Madeleine au public - Je crois qu'on est entre morts et vivants, entre deux mondes. Y'a personne qui m'avait dit qu'ça existait, même pas l'autre, le prophète, ils l'appelaient comme ça pour se foutre de sa gueule, en tous les cas, c'est celui qu'avait pris ma défense un jour où ça chauffait avec les autres. Les sales hypocrites, ils montaient avec moi et me crachaient dessus par derrière comme quoi des femmes comme moi ça devrait pas exister. Ils savaient rien de moi, juste mes spécialités comme ils disaient et qu'j'étais bonne fille.
Silence
Marie – Madeleine - Mes parents ? Ils m'ont foutue dehors quand ils ont su qu'j'étais en cloque. Est- ce que j'avais le choix, c'était ça ou crever. J'ai rien regretté, Marylinn c'est ma joie, mon trésor et personne, non personne la connaît, encore moins celui qui m'la faite. Le salaud, y s'est vite barré. C'est du passé tout ça.
Victor se réveille à moitié - Quoi, qu'est-ce que vous dîtes ?
Marie – Madeleine - Ma mère, elle m'a manqué ma mère. C'est l'autre, son Jules, qui voulait pas de nous ; elle, elle m'aurait gardée. Une mère ça fait pas ça à son enfant. On s'est vues en cachette, et puis un jour, fini, elle est plus venue ; j'sais pas pourquoi . Faut dire qu'elle était usée, elle faisait des ménages pour tous ces bourges qui la voyaient pas. A ramasser la merde des autres, toute la journée et à se faire payer des clopinettes. J'ai fait un autre chemin moi, il n'est pas glorieux non plus
Victor - Les petits vont revenir, attendez
Marie – Madeleine - J'm'en fiche un peu de vos p'tits. Moi, ce que je voudrais, c'est retrouver ma mère
Victor brusquement réveillé - Votre mère ?
Marie – Madeleine -J'lui en fais voir quand j'étais jeune et puis, j'ai pas pris la bonne voie comme elle disait et puis elle a disparu. J'voudrais lui dire que grâce à l'autre qu'est venu, qu'a été sympa avec moi, qui m'a dit que j'étais une fille bien et que tous les autres qui se la pêtaient, c'était des enfoirés, j'ai tout arrêté. Faut dire qu'j'avais 3 sous de côté. Je suis rangée des voitures maintenant, faut qu'elle le sache, faut qu'elle me pardonne tout l'souci que j'jui ai causé. Après, j'm'en fous ce qui peut bien m'arriver !
Victor pour lui - Le retour à la mère ? Le pardon ? Elle remonte la rivière elle-aussi. Ce serait bien pourtant qu'elle reste là, un peu, elle met de l'animation même si elle est un peu... un peu vive !
Marie – Madeleine - Vous êtes sûr que j'peux pas la retrouver ?
Victor - On n'est sûr de rien ici ; ceux qui passent puis qui choisissent de partir, ils disent que là-bas c'est possible
Marie – Madeleine - Et toi pourquoi qu't-y vas pas ? Qu'est ce que t'attends ?
Victor - Je ne suis pas prêt
Marie – Madeleine - Ah bon ? Faut être d'équerre ?
Victor - C'est comme on le sent, chacun a son histoire
Marie – Madeleine - Ca c'est vrai ! Moi, j'ai trop envie... S'il n'y a qu'une chance que j'la revois, j'la prends. T'es sûr qu'elle est pas ici ? Non ? Alors j'y vais de l'autre côté, j'y dirai juste « Maman, c'est moi » et le reste y viendra tout seul, j'en suis sûre
Elle s'approche de la porte, recule, avance à nouveau
Marie – Madeleine - J'ai un peu la trouille ; faut pas qu'j'arrive fringuée comme ça.
Elle retire pas mal de bijoux de colifichets, remet de l'ordre dans ses cheveux, les attachent - Comme ça, ça va, j'suis convenable ?
Victor sourit - Vous êtes très belle.
Marie – Madeleine - j'me souviendrai de toi, Victor . J't'le jure !
J'en ai pas connu des Victor, tu seras le seul ; c'est vrai qu'ils disent pas tous leur nom. Victor... Victor... c'était celui que sa petite fille était morte, on avait appris la récitation à l'école. Ce que j'ai pu pleurer, c'était trop triste. Ma mère, ma mère pour une fois elle m'avait fait réciter et on avait eu 10. Pour le coup, crêpes à gogo ! C'est un super souvenir, peut-être bien le seul. Ma mère, tu crois qu'elle m'pardonnera, ma vie, tous ces trucs où j'ai pas fait le bon choix.
Victor - Bien sûr. Les mères, c'est de l'amour, que de l'amour.
Marie – Madeleine - Si tu le dis. J't crois.
Victor - Je lui dirai au cas où
Marie – Madeleine - A qui ?
Victor - A votre mère. Si par hasard elle arrivait après vous, je lui dirai combien vous l'aimiez aussi.
Marie – Madeleine - Ah t'as raison, j'avais pas pensé à ça. Si j'arrive la prem ? Eh bien je l'attendrai mais j't'aurai pas toi, dommage.
Heureusement qu't'es là. Tu feras ça ? Tu feras ça pour moi ?
Victor - Bien sûr
Marie – Madeleine Elle l'embrasse - T'es vraiment un chic type. Il m'avait dit, l'autre, que tout le monde n'est pas pourri et il avait raison. Si t'avais vu comme il leur a parlé, wouah ! Et que c'était des faux culs et des enfoirés ! Moi, il m'a prise par la main et il m'a emmenée comme une reine dans un bon resto, chic, avec plein de gens qui faisaient des courbettes et tu sais quoi ? Il m'a rien demandé en retour, un gentleman !
Bon, j'y vais, j'y vais pas ?
Elle avance, recule - T'oublieras pas ?
Victor - Je te le jure.
Elle part à reculons en regardant Victor - Comme ça j'ai plus peur, t'es avec moi !
Elle disparaît. Victor reste seul. Il regarde autour de lui si quelqu'un vient. Personne ; il tente de se rendormir. Thalis arrive
Victor - Te voilà, enfin ! Il s'est passé plein de choses et tu n'arrivais pas ! Comment va la petite ?
Thalis - Elle va bien, très bien ; merci de tout lui avoir dit, elle ne m'a rien reproché, bien sûr un peu triste alors on s'est fait un décor, un beau décor de tendresse, de douceur, c'était chouette et puis j'ai pensé à vous, tout seul ; je suis venu vous chercher.
Victor - Je suis bien, ne t'inquiète pas. Et puis, je n'étais pas tout seul, il est venu Marie-Madeleine.
Thalis - Qui ?
Victor - Marie-Madeleine, une femme très bien, très étonnante, une vie compliquée, je l'ai tout de suite aimée bien qu'elle ne soit pas très...traditionnelle. Elle m'a, comment dire ? Elle m'a émue.
Thalis montre la porte - Elle est déjà partie Victor fait un signe affirmatif de la tête
Thalis - Pourquoi ? Elle a eu peur
Victor - Non, je crois qu'elle serait bien restée et j'aurais été content, oui content, cela t'étonne ? mais elle voulait au plus vite retrouver sa mère.
Thalis inquiet - Ah, sa mère.
Vous ne lui avez pas dit ce que vous pensiez des mères ?
Victor baissant la tête - Non et, à ce propos, je voulais te dire que je regrette, oui, je regrette mes propos. Je suis un vieil aigri. Je ne voulais voir que la noirceur des choses ; je m'y complaisais et puis il y a eu toi, et puis après Juliette, enfin cette femme, Marie-Madeleine ; vous m'avez sorti de cette boue infecte.
Thalis riant - Je me doutais bien que derrière le vieux bonhomme qui ronchonnait, il y avait quelqu'un d'autre.
Victor - Il n'est pas plus beau, celui qui est derrière. Mais, ce n'est pas une raison pour que je vous gâche la vie. Ça, je l'ai compris. Que je tourne et retourne dans ma tête ce que j'ai fait, c'est mon problème, pas le votre.
Thalis - On a tous des choses à se reprocher, il faut les laisser de côté, ne plus y penser et avancer
Victor - C'est ce qu'on dit. Quand ce sont de petites choses, c'est facile, comme des égratignures sur un bras, qui saignent un peu puis cicatrisent. Ce n'est pas pareil pour le reste. C'est pour cela sûrement que j'étais toujours en colère, que je ne voulais pas pleurer et que je l'alimentais cette colère que j'avais en moi, c'était pour ne rien oublier, jamais.
Thalis - Qu'avez-vous donc fait de si terrible ?
Victor - Colombe, j'ai tué Colombe
Thalis reste muet.
Victor comme un somnambule - Elle allait partir avec l'enfant. Notre enfant. J'étais fou, fou de jalousie depuis un moment ; jaloux de son courage, de sa jeunesse, elle allait partir et moi j'allais tourner, encore tourner toute ma vie mais tout seul. Depuis qu'elle me l'avait dit, je ne pensais plus qu'à ça, c'était comme une plaie qui suppurait et que je grattais, je grattais jusqu'au sang. Et puis un soir, elle est arrivée avec une petite valise, elle allait le faire, elle allait partir, j'ai pris un couteau ; un seul coup, en plein cœur. Elle m'a regardé, surprise, elle a souri, elle était morte.
Silence
Thalis - Et l'enfant ?
Victor - Elle l'avait mis à l'abri je ne sais pas où, je ne sais pas chez qui. Je l'ai cherché. Pas tout de suite, on allait me demander des explications et puis je n'y pensais pas, pas encore. Je ne voyais qu'elle avec ce rouge qui s'étalait, ruisselait sur sa robe blanche et mes mains qui tentaient d'endiguer ce flot tiède qui passait entre mes doigts comme de la lave.
Victor regarde ses mains avec horreur - Et puis j'ai compris que c'était fini, fini pour elle, fini pour moi. A tout jamais. Je l'ai déshabillée, lavée comme un enfant. Elle était toute petite. Je l'ai peignée, j'ai pris nos plus beaux draps, des draps blancs brodés avec les initiales de nos parents dessus. Pendant 3 jours, pendant 3 nuits, j'ai creusé au fond du jardin.
C'était pas pour la cacher, c'était pour qu'elle soit tranquille, au cœur de la terre. Si j'avais pu creuser encore plus, je l'aurais fait. Je l'ai couchée là. Je voulais pas que la terre lui tombe dessus, la salisse, alors j'ai bricolé comme un petit toit, un abri et puis,
j'ai repelleté sur elle, sur elle, sur Colombe.
Silence
Victor - Tu sais tout. Tu peux partir, me fuir, me laisser seul, je comprendrai
Silence
Victor se prenant la tête entre les mains - Ce meurtre, c'était un cri, il était là, tout près, sous ma peau, il palpitait, je n'ai eu qu'à faire le geste. Il est encore là, toujours là, dans ma tête, dans ma gorge.
Mon Dieu, comment ai-je pu faire ?
Silence
Victor montrant La Porte - Tu comprends pourquoi j'ai peur d'y aller. Elle y est, je le sais, jamais je ne pourrai supporter son regard ; jamais je ne trouverai les mots pour quémander son pardon.
Thalis tout doucement - Vous vous trompez peut-être. Le pardon sera le chemin qui vous permettra de vous retrouver et, à défaut de pardon, vous trouverez l'oubli.
Victor - Pardonner, c'est déchirer la page, la détruire, la brûler mais je les connais les mots qui sont écrits dessus, je les connais par cœur et sans cesse je me les répéterai
Thalis - Colombe les a sûrement oubliés, elle ; elle est là-bas dans sa robe blanche, j'en suis sûr. Il est peut-être temps....
Juliette arrive, toute heureuse, en chantant et dansant ; elle s'arrête brusquement en les voyant.
Juliette - Qu'est ce qui vous arrive, tous les deux ? Vous en faîtes une tête ! Remuez-vous, on a plein de choses à faire ! Pas question de se laisser aller.
Juliette à Thalis, montrant Victor - A nous de refaire le monde ; on lui racontera.
Juliette se rapprochant de Victor, câline - C'est comme si vous étiez aveugle, on vous décrira tout, dans le moindre détail ! Je vous promets ! Aveugle ou petit enfant le soir quand votre maman vous racontait des histoires, eh bien moi, ce sera moi qui vous les raconterai... des histoires d'amour bien sûr, y'a que celles-là que j'aime !
Thalis très sérieux - Je crois que Victor a d'autres projets. Il se sent prêt, n'est-ce pas Victor ?
Juliette comprenant - Ah non, vous n'allez pas nous quitter, je ne veux pas ! Je veux qu'il y ait au moins un spectateur, que vous puissiez aller raconter partout que Thalis et Juliette...
Thalis indulgent, amusé - Juliette...
Juliette continuant comme une petite fille - S'il n'y a pas de témoin de notre bonheur, personne n'en saura rien, trop dommage ! N'est-ce pas Victor que vous allez rester ici, un peu, un tout petit peu ! Je vous en prie, je vous en supplie.
Victor - Pour toi Juliette oui, un peu ; pour toi aussi Thalis mais tu le sais le temps presse maintenant.
Juliette battant des mains - Alors, qu'est-ce qu'on lui fait ? Une épopée sauvage ?
Thalis fait non de la tête
Juliette – Un truc d'extra-terrestres ? Un dîner au bord de l'eau ? Une soirée sous les étoiles ? Choisissez Victor, choisissez...
Victor hésite longuement puis au fur et à mesure qu'il parle le décor se construit – video
- Un joli mariage dans une chapelle nichée au creux d'un vallon ; le vôtre. Vous en sortez au bras l'un de l'autre ; radieux ! Tu as une robe blanche, à manches courtes, il fait beau ; ... et une toute petite couronne de fleurs d'orangers et puis aussi, et puis aussi, des gants blancs qui viennent jusqu'aux coudes. J'oublie le bouquet, ce sont des pâquerettes qu'une demoiselle d'honneur, une petite fille, toute potelée tient comme un trésor, des deux mains. Il y a plein d'oiseaux, ils volettent partout. Une ou deux abeilles, c'est pour le bourdonnement !
Il est plus beau que jamais ton Thalis, tu t'accroches à lui, rayonnante.
Il est droit, fier, il a dans le regard cette petite déchirure que j'avais vue autrefois.
Vous vous embrassez ; tout est lumineux, radieux. Il va t'emmener loin, très loin pour vivre votre bonheur .
Victor, les yeux pleins de larmes à Thalis avant de passer La Porte et de disparaître
- Fonce, vas-y, n'aie pas peur, je suis là.
Jeanne Sialelli laviesenvole@sfr.fr 06 09 37 22 76