La douleur du mot

M’asseoir devant ma fenêtre, ne pas me laisser distraire, jeter furtivement un vague coup d’œil à l’extérieur, tout est en place, rien n’a changé ; seules quelques feuilles du platane ont du encore tomber cette nuit, l’arbre semble plus squelettique qu’hier et laisse deviner ses moignons ; coupes assassines, que serait-il si personne jamais ne l’avait amputé ?

Prendre une feuille de papier, chercher le premier mot, l’écrire puis l’effacer car un autre s’est imposé ; pourquoi lui ? Un autre encore qui s’accroche au premier. Opération survie. Il le sait le mot, il le pressent que d’un seul coup de crayon, il peut ne plus exister, ne laisser aucune trace, fût-elle éphémère. L’eau a une mémoire, le mot n’en a pas, pas plus que les paroles jetées dans le vent.

Absurdité de la chose, pourquoi vouloir les choisir, en retenir quelques uns, les tisser en phrases, les écrire, prisonniers à jamais de pleins et de déliés. Épinglés alors comme des papillons dans une boite, ils tomberont en poussière au fil du temps ; pour certains au fil de l’instant, pour d’autres au fil d’une vie. Quelques-uns survivent et se transmettent de génération en génération ; héritage du passé dit-on qu’il faut préserver à toute force, conserver, mais qui, ne nous leurrons pas, rejoindra le rien. Le rien initial et le rien final.

Écrire est d’une incroyable violence ; un enchaînement inextricable d’idées à démêler, développer ou synthétiser et qui glissent entre les mains, entre les lignes. S’obliger alors à se concentrer, à faire des plans, à aligner des paragraphes avec des grands A, puis des B et ne jamais arriver beaucoup plus loin car l’édifice s’est déjà écroulé. Pourquoi le D est-il avant le F ; tout compte fait, n’aurait-il pas mieux valu commencer par C, miroir aux alouettes dont on ne peut se détacher.

Et puis, les chemins tout d’un coup se croisent ; l’un mène directement, sans ménagement vers le vide, le blanc, l’indicible et redoutée réalité du moment : rien, il n’y a plus l’ombre d’une inspiration, l’hébétement complet, la sidération par le vide ou, et c’est le miracle, il y a l’ébauche, le commencement qui enfin satisfait que l’on relit le sourire aux lèvres. Le sourire ne dure pas car le doute à nouveau ronge à petites dents pointus le peu crée, entreprise de sapement, le mot est contesté, l’idée mise en doute. Il faut alors s’imposer de passer outre car il reste le souvenir du contentement. Éclair fugace certes mais qui a laissé sa marque  et la marche reprend vers une issue à peine entrevue, comme une terre promise. Terre qui, comme la ligne de l’horizon, s’échappe à chaque pas.

Pourquoi s’obstiner, pourquoi ne pas accepter d’être seulement dans la contemplation de cette incroyable, de cette extraordinaire construction qu’est la vie. Ce serait tellement plus… mais non, illusion, ce ne doit pas être si facile de se retirer du monde, de soi, pour n’entrer que dans la beauté des choses.

Où sont les autres ? les amis, les amis des amis dont j’ai tant besoin dans le silence de ma petite chambre, le crayon à la main, où sont-ils ceux à qui je voudrais donner en cadeau cette guirlande de mots que je m’obstine à ordonner ?

Demain est un autre jour ; peut-être que demain….