Rappelle-toi

Ce récit est composé de 3 parties racontées par trois personnes différentes.

Rappelle-toi, rappelle-toi jamais elle n’a dit un mot plus haut qu’un autre, jamais elle ne nous a grondées. Silencieuse, souriante, un rien figée, elle nous regardait et nous arrêtions alors immédiatement de nous disputer. Rappelle-toi sa douceur et ses rides, ses cheveux relevés et son petit collier de perles qu’elle ne quittait jamais, ses baisers, son regard attendri et son sourire.

« Les enfants, disait-elle, la nuit va bientôt tomber, il faut aller chercher le lait » et nous partions chez les Vachon le seau à la main. J’avais un petit peu peur sur le chemin,  je l’aimais cette peur car je te savais là, prête à me protéger;  les branches des buissons semblaient s’étirer vers nous, tentant de nous agripper et nous nous dépêchions ; tu me prenais alors la main et c’est toutes essoufflées que nous arrivions à la ferme. Là, les mouches vrombissaient. Mme Vachon vêtue d’un grand tablier à carreaux bleus prenait une louche à long manche et sans un mot remplissait notre petit seau. Le lait était encore tiède. Elle soupirait, reposait la louche, attrapait un torchon et s’épongeait le front. Nous entendions alors son mari qui rentrait des champs dans la cour de la ferme avec le char et les bœufs.

Rappelle-toi les… « Mille milliards de Bon Dieu » qu’il criait et elle qui se rétrécissait et se signait pendant que les mouches allaient se coller sur le ruban accroché à la poutre et finissaient par mourir dans des bruits d’ailes exaspérants.

Rappelle-toi la route poudreuse et le facteur que nous guettions. Il arrivait en vélo et apportait dans sa grande sacoche les lettres de nos parents. Notre bonheur quand, tel un magicien, il sortait l’enveloppe tant attendue. Que tout cela est loin !

Rappelle-toi, était-ce toi ou moi qui lui avais écrit dans un moment d’ennui sur un petit bout de papier « Merde au facteur » Tout le village fut en émoi. « C’est la Parisienne » avait dit Gilles Lardy ;  Mamie s’était tournée vers moi, j’avais soutenu son regard ; c’est à toi qu’elle a demandé la vérité et c’est toi qui le lui as dite. …

Rappelle-toi aussi les vaches que nous allions garder avec Céline et Marinette ? Te rappelles-tu ces brassées de fleurs que nous cueillions, la beauté des crépuscules et « La Reine » qui se retournait quand munies d’un bâton nous tentions de l’empêcher d’aller dans le champ de trèfles du voisin ?

Mamie ne voulait plus que nous allions aux champs car nous rentrions les chaussures toutes mouillées de rosée alors, rappelle-toi, nous les retirions et c’est pieds nus que nous courions dans les prés.

Rappelle-toi le grand Charles. C’était un gosse de l’assistance, c’est comme ça que Mamie l’appelait, et nous, nous ne savions pas ce qu’était l’assistance ; ce devait être terrible car nous n’avions pas le droit de jouer avec lui. Il dormait dans le poulailler et  travaillait à la ferme des Peccoud sans relâche. La ferme des Peccoud. Belle bâtisse….

Rappelle-toi la batteuse. Le jour de la batteuse, quel événement ! L’énorme machine avec des sangles, des roues cerclées de fer, gigantesque, arrivait la veille au soir. Le vacarme sur la petite route et puis, dès l’aurore, tous les paysans des fermes voisines arrivaient.

L’un était perché tout en haut, c’était « le bleu » comme on l’appelait. On disait qu’il avait eu deux femmes et qu’il les avait toutes les deux tuées à la tâche; on disait aussi qu’il en culbutait d’autres. Je ne comprenais pas vraiment ce que cela voulait dire alors je te l’avais demandé, tu avais pris un air entendu et mystérieux et refusé de me répondre. Il attrapait les gerbes de blé que les hommes lui passaient avec des fourches et la machine les engloutissait dans un bruit infernal. Sortaient d’un côté la paille, d’un autre côté le grain.Les hommes transpiraient, le tricot de peau collé au torse, ils juraient, ils hurlaient.Des nuages de poussière dorée volaient partout. C’était féerique.Les vaches restaient à l’étable ce jour-là car personne n’avait le temps de les emmener aux champs. Elles beuglaient. Les hommes, les chiens, les poules, tous couraient dans tous les sens. Personne ne s’occupait alors des enfants ; nous allions dans la grange et regardions fascinés et apeurés ce spectacle étonnant.

A midi tout s’arrêtait ; brusquement. Plus un bruit ; les hommes ruisselants de sueur descendaient de la batteuse, posaient leurs fourches, s’épongeaient le front, soulevaient leurs bérets que certains ne quittaient jamais et le remettaient avec un grand sourire, un peu en arrière, ce qui dégageait leurs fronts. Leurs visages étaient rouges et leurs rides marquées, pleines de cette poussière épaisse qui maintenant commençait à retomber. Rappelle-toi les grandes tablées riantes et bruyantes. Mme Peccoud qui distribuait la soupe ; les canons de rouge, les coudes sur la table… et nous là-bas, nous faisant toutes petites car Mamie nous avait interdit de venir mais, comme chaque année… nous bravions l’interdit. Rappelle-toi Joseph qui s’était rapproché de toi et qui avait collé sa cuisse contre la tienne. Tu étais devenue toute rouge, et le rire, le rire des hommes qui s’étaient aperçu du manège.

Et puis ces jours où nous allions aux champignons avec mamie. Elle mettait alors ses chaussures jaunes, lacées, prenait un petit panier de paille, fermait la maison à double tour après avoir bien vérifié qu’aucune fenêtre ne soit ouverte.Nous partions alors, selon son humeur, vers le bois de Blanche Neige ou vers le bois du Loup. Sais-tu que j’avais plus de quarante ans quand je me suis aperçue que ce n’était pas leurs noms et que c’est Mamie qui les avait baptisés ainsi !Le bois du Loup, c’était le coin à cèpes que personne ne devait connaître ; un secret. Le bois de Blanche Neige : les mûres et les framboises, les colchiques à l’automne. Un bois « couleur-odeur » disait Mamie.

Comme est longue cette suite ininterrompue de souvenirs. Laissons-nous bercer…..Nous avons encore de beaux jours devant nous. S’y faire enterrer, quelle bonne idée, nous aurions alors, là-bas, au Carrel l’éternité pour jouer, nous amuser, retrouver ce bonheur perdu.

Rappelle toi 2

Alors là, c’est incroyable. Je t’écoute et ne retrouve rien de mes souvenirs. Mamie, oui, c’était la douceur et l’odeur de sa poudre de riz légèrement sucrée. Elle en avait souvent de petits paquets collés sur le nez. C’était bien tout un monde qu’elle nous créait et le bois du Loup, j’y suis, comme toi, allée. Nous courions devant sur la route mais dès que nous arrivions, les fougères arborescentes et déchiquetées, l’ombre épaisse des arbres, les taillis profonds te faisaient tellement peur que tu lui prenais la main et ne la quittais plus. J’avais horreur de ces sous-bois sombres, des branches qui me griffaient les jambes et des toiles d’araignées qui semblaient n’exister que pour nous barrer la route. A petits pas, courbées, dans un  silence inquiétant, nous cherchions ces cèpes que nous ne trouvions jamais et, quand par miracle, enfin, nous en trouvions un, il était soit mangé par les vers, soit tout baveux encore d’une limace gloutonne et cela nous dégoûtait. Mamie disait selon la météo, « il a trop plu » ou « le temps est trop sec » et nous rentrions bredouille.

Céline et Marinette Vachon? Guy et Gilles Lardy ? Nous les craignions comme la peste. « Parisiens, têtes de chiens » criaient-ils à tue-tête et toi de ta petite voix aiguë mais claironnante tu hurlais « Carrelans, têtes d’éléphants ». Mamie alors sortait de la maison et nous grondait.  Oui, elle nous grondait.  « Comportez-vous comme des êtres civilisés » disait-elle   « J’ai honte de vous; puisque vous avez tant de voix venez ici. » A cause de toi, nous avons appris au moins une dizaine de fables de la Fontaine par cœur ; tant qu’on ne les savait pas sur les bouts des doigts, elle refusait de nous faire ses fameux beignets aux pommes. Alors tu trichais, tu racontais que tu avais mal au ventre ; elle se laissait apitoyer et moi, pauvre pomme, je restais sous les tilleuls à ânonner ces maudites fables pendant que tu filais jouer avec les autres à l’ombre du poirier. Maligne, tu en avais quand même appris une, une seule : « L’âne et le petit chien ». Je suis sûre que maintenant encore tu pourrais la réciter à l’endroit comme à l’envers ; fable fétiche pour toi… Tu pleurnichais, fichais le camp et quand tu revenais, tu la lui récitais et Mamie faisait semblant de la découvrir. Que je t’ai enviée, que je t’ai détestée dans ces moments-là. Ce n’était pas possible que Mamie te croie et, pourtant, elle te laissait faire ; c’était incompréhensible pour moi qui avais droit au « savetier et au financier ». Je ne savais pas ce qu’était un savetier, pas plus qu’un financier d’ailleurs!

La batteuse, tu as raison, quel moment ! Et quel affreux souvenir pour moi. Peut-être un jour te dirais-je pourquoi. Enfin, ce que tu ne sais pas, c’est qu’elle mettait en présence des ennemies jurés : les Vachon et les Lardy bien obligés de se retrouver chez les Peccoud puisque tout le monde se devait d’y être. On raconte que dans le temps, Madame Lardy retrouvait dans les meules de foin le père Vachon qui, une fois n’est pas coutume, ne jurait plus comme un templier. Pas de « bon Dieu de bon Dieu » dans ces moments-là, de la discrétion, peut-être quelques soupirs de plaisir. Encore que… J’en doute ! Les choses s’étaient dites ; comment ? Nous ne l’avons jamais su. On dit que c’est le bleu qui les avait vus. Cette année-là, comme chaque année, tous les hommes étaient conviés à la batteuse qui passait de ferme en ferme. Ces deux-là, l’amant et le cocu, s’étaient retrouvés côte à côte dans la poussière, le bruit, la paille qui volait, les animaux qui beuglaient et un coup de fourche est parti ; le mollet de Vachon, transpercé, pissait le sang et Lardy l’a alors regardé droit dans les yeux en bombant le torse. L’atmosphère en un instant s’est électrisée. On a tous compris d’où venait le coup. Rien ne les a cependant arrêtés car tant que les gerbes de blés ne sont pas englouties par la machine il faut, coûte que coûte, continuer. La tache de sang s’agrandissait sur le pantalon de Vachon. Il commençait à couler sur sa chaussure. Je l’ai vu alors relever le poing;  j’ai vu des hommes s’interposer puis madame Peccoud est sortie de la ferme avec une bouteille de rouge, a donné à chacun un verre et leur a parlé. Nous n’avons rien entendu, nous étions bien trop loin et le vacarme était grand. Ils ont repris le travail.

Toi, tu étais trop petite pour avoir compris ce qui se passait. Tu disais que tu avais mal aux yeux, qu’il y avait trop de poussière et tu me tirais par la manche pour que nous rentrions à la maison. J’aurais mieux fait de t’écouter.

Quant à Joseph, c’est bien un jour de batteuse qu’il a collé sa cuisse contre la mienne ; cela faisait un moment qu’il me tournait autour. Nous étions attablés côte à côte et la soupe était servie à la louche dans de grands bols, sur la toile cirée. Il n’a pas fait que ça, il s’est penché vers moi, a mis un doigt sur ses lèvres pour que je comprenne qu’il ne fallait rien dire et tout doucement, sous la table, a soulevé ma jupe. J’avais un peu plus de douze ans ; lui ? Attends que je me souvienne, il travaillait déjà avec son père et avait passé le certificat d’études, il devait donc en avoir quatorze ou quinze. J’étais morte de peur. « Demain je te retrouve aux vaches » m’a t-il dit dans l’oreille. Un amoureux… j’avais un amoureux et j’étais toute contente alors je me suis débrouillée ; c’était bien mon tour d’être un peu maligne. Je ne suis pas fière de mon exploit. J’ai dit à Mamie que tu retirais tes sandales, que c’est pieds nus que tu courrais dans les champs et que j’en avais assez de cette petite sœur dont tout le monde se moquait. Elle a voulu, pour une fois, faire un exemple et t’a gardée à la maison. Crois bien, je le regrette encore, plus que tu te l’imagines. Cette trahison m’a poursuivie toute ma vie ; non, pas le fait lui-même mais ses conséquences.

Aller aux vaches, aller aux vaches, tu dis que c’était ton grand plaisir et pourtant quelle frousse tu avais car il n’y avait pas que « la Reine » qui se retournait et nous nous sentions vraiment petites, très petites devant ces énormes bestiaux.

Je ne suis plus revenue au Carrel l’année suivante, ni celle d’après. Sans regret. Ma belle, tu inventes ; ce n’était pas le paradis ; on s’y ennuyait ferme, à la croisée des chemins. Attendre le facteur, chercher l’eau à l’abreuvoir, éviter de glisser sur les planches qui permettaient d’accéder au trou réservé aux hommes sinon… c’était tomber les pieds dans ce mélange infect et nauséabond de gadoue et de bouses de vaches, se pencher, remplir les seaux, revenir à la maison, les doigts sciés par les anses du seau et les épaules endolories… Mourir de peur dans le chemin à la tombée de la nuit pour aller chercher le lait était notre quotidien. Tu l’as fantasmé ton Carrel. Au diable ces souvenirs ! Quant à y rester pour l’éternité… Jamais !

Rappelle toi  3

C’est presque par accident que je suis là, dans cette histoire. Elle ne me concerne pas ou si peu. Les Parisiennes ? bien sûr je les ai connues, elles venaient chaque année avec leur grand-mère. Une gentille femme la grand-mère, toujours un petit mot pour l’un ou pour l’autre mais elle avait son « quant à soi ». Nous lui donnions toujours du « Madame »… et il ne nous serait jamais venu à l’idée la moindre familiarité. Il faut dire qu’avec son collier de perles, ses corsages blancs et son chignon tiré… on n’a pas de ça dans nos campagnes.

Au printemps, le Fernand, Fernand Peccoud, de la ferme du haut lui envoyait son petit gars de l’assistance qui lui préparait son potager. Il bêchait, retournait la terre, plantait. Elle demandait toujours les mêmes choses : des haricots verts à rame, 3 rangées. « Je suis trop âgée maintenant pour me courber, il faut que les légumes s’offrent à moi » disait-elle d’une petite voix fluette. Touchante elle était, cette grand-mère. Elle voulait aussi des tomates et plus tard dans la saison des radis, des salades, enfin… ce qu’il faut…. Ici, l’épicerie est à deux kilomètres, alors on a tous nos jardins, nos poules, nos lapins. Elle voulait des fleurs aussi, beaucoup de fleurs. Charles y veillait, retirant les mauvaises herbes qui envahissaient les massifs de dahlias, glaïeuls et autres plantes dont je ne connais pas les noms. Si, des pivoines, il y avait des pivoines. Le Charles, il n’avait pas la vie facile ; ça ne rigolait pas chez les Peccoud ; il travaillait sept jours sur sept. De temps en temps, Fernand lui donnait quelques heures, le dimanche après-midi mais c’était rare. Eh bien, croyez-moi, c’est bizarre, il  allait chez les Parisiennes ; il restait jusqu’au soir, qu’elles soient là ou en promenade ; il s’occupait encore des fleurs ; il retirait les fanées, redressait celles que les pluies avaient penchées et repartait à la tombée de la nuit dans son poulailler. Il ne parlait à personne ce gosse là et pourtant y’en a, parait-il, qui l’ont entendu parler aux fleurs.

Les petites ? Elles venaient tous les étés, elles ont grandi après comme tout le monde ; on a joué aux gendarmes et aux voleurs ensemble dans le grand champ du bas. Pas tous les soirs ; à l’époque on travaillait dur à la ferme, c’était un autre temps et le père au lever du jour m’appelait « Joseph… la soupe… aujourd’hui au Gros Cailloux… » C’est un lieu-dit où nous avons des terres. Pas un mot de plus, j’avalais une grosse soupe et partais. Juin / Juillet, c’était les foins, Août le blé et après les vendanges. Jamais un jour de repos et regardez, j’ai une santé de fer aujourd’hui. Le travail ne m’a pas tué. Oui, elles étaient sympas ces parisiennes. La grande surtout, la Malou, me plaisait. Longue perche brune, le regard noir, on aurait cru un pruneau, bavarde comme une pie, sa petite sœur toujours à ses basques. Elle est devenue gironde et un jour de batteuse, je lui ai filé un rendez-vous. J’étais jeune et idiot. Elle, elle était raide comme un bout de bois. Tous les autres l’ont vu et se sont moqués de moi, n’empêche, le lendemain je l’ai un peu basculée, non, bousculée dans le champ d’en bas. Elle faisait la chochotte, elle a même pleurniché ; je me rappelle, elle voulait pas trop, elle a crié un peu, on aurait cru les couinements d’un chiot, je l’ai eue quand même et puis la Reine s’est barrée, il a fallu que j’aille la récupérer et le Fernand n’était pas content, elle avait été dans son trèfle. Ma mère l’a su ; enfin, elle n’a pas su grand-chose mais les hommes lui ont dit que j’essayais de me placer et je l’ai entendue de mes oreilles, alors que j’étais planqué derrière la porte dire à la grand-mère qui était venue lui acheter des œufs « Vous avez raison, Joseph n’est pas fait pour Malou et Malou n’est pas faite pour Joseph ».  Malou, c’était son petit nom ; personne ne s’appelle Malou mais j’ai jamais su le vrai. C’est tout ce que j’ai entendu ; elle ne m’a rien dit à moi. C’est loin tout ça. Je n’ai plus jamais revu Malou; la petite est revenue encore avec la grand-mère un été ou deux et puis la maison est restée fermée pendant des années. La petite… c’était la plus hardie. Elle n’avait pas froid aux yeux, ni la langue dans sa poche. Elle faisait ses coups en douce, disparaissait, revenait en riant, courant pieds nus dans les champs. Ma mère disait qu’elle devait être un peu toquée. Elle est devenue institutrice donc pas si toquée que ça mais la Mamie s’en plaignait. « Je n’arrive à rien avec cette petite, elle n’en fait qu’à sa tête mais elle est si gentille, si affectueuse. » Elles menaient leur petite vie, nous achetaient de temps en temps 4 poireaux, un lapin ou un poulet. Toujours un sourire quand on les rencontrait aux champignons.Elles seraient mortes de faim si elles avaient dû compter sur ce qu’elles trouvaient. Les cèpes, c’est à l’orée des bois qu’on les trouve, pas sous les fougères ; elles n’y connaissaient rien, ça se voyait, alors de temps en temps, quand on en avait ramassé beaucoup et qu’elle voulait pas faire de bocaux,  la mère m’envoyait leur en porter quelques-uns avec des œufs. C’était pour moi l’occasion de revoir la Malou. On se regardait, on se parlait pas ; j’aurais bien voulu mais à croire qu’elle essayait de filer dès que j’arrivais, je n’ai jamais pu la recoincer.

Bien plus tard, je les ai revues ensemble, les deux filles, c’était il y a au moins huit ou neuf ans, peut-être plus. Je n’ai pas eu de mal à les reconnaître. La Malou toujours brune, les cheveux bouclés, mince et l’autre, la plus petite, je crois que je n’ai jamais su son nom, rigolant et gesticulant. Elles sont sorties d’une petite auto, à la croisée des chemins et sont allées doucement vers leur maison. Elles se sont arrêtées au portail, car il y en a un maintenant, et ont regardé par-dessus en se mettant sur la pointe des pieds. Elles ont sonné. Tout est cadenassé depuis que les nouveaux ont acheté ; elles ont attendu. Ils n’étaient pas là ; heureusement, elles n’auraient pas pu parler avec eux, ce sont des sauvages, des fiers, ils passent sans vous dire un mot. Alors, elles sont reparties, sont allées jusqu’à l’abreuvoir qui est envahi d’herbes maintenant. Elles sont passées devant chez les Vachon, il ne reste plus que Marinette, puis devant la ferme des Peccoud. Elle est fermée, ils sont tous morts. Je les voyais de loin sur mon tracteur, je ne me suis pas fait connaître, à quoi ça servirait ?  J’étais pas fait pour Malou, elle n’était pas faite pour moi. C’est mieux ainsi.