La vache

La carte postale est arrivée ce matin au courrier. Un coin bleu vif dépassait des journaux ; je l’ai tout de suite saisie pour qu’elle ne tombe pas à terre.

Une vache ! Qui a osé m’envoyer une vache et… quelle vache ! Ou plutôt, qui s’est rappelé de mon amour des vaches ?

L’entrée de l’immeuble est sombre et sinistre; peu de luminosité sous le porche, il pleut aujourd’hui. Vous, vous êtes superbe, Madame, sur fond de décor brillant. Ciel bleu, soleil éclatant ; des alpages, herbes vertes et drues, avoines folles, quelques boutons d’or et chardons bleus en premier plan. Au loin, les sommets des montagnes, un glacier, quelques sapins verts nuit.

La journée est belle pour vous. Elle le sera pour moi aussi car je sens déjà la légèreté de l’air, la fraîcheur de ce matin d’été.

Campée sur vos quatre pattes, la tête tournée vers le photographe, vous le regardez. Regard de vache. Comment peut-on s’en moquer ?

Yeux ombragés par de longs cils, vous fixez l’objectif sereinement ; une tache blanche entre chacun d’eux, éclaire votre tête, altière. Deux magnifiques cornes blanches l’encadrent. Votre robe est marron, uniforme et le mouvement de votre queue démontre, s’il en était, que tous les moucherons qui volaient autour de vous, vous importunent. Une cloche autour du cou et j’entends maintenant sur le trottoir, derrière la porte d’entrée,  les sonnailles du troupeau. Car j’en aperçois d’autres, plusieurs autres, derrière, à l’arrière-plan ; elles paissent tranquillement.

Vous, vous regardez le monde, vous me regardez et semblez dire « Viens, viens me rejoindre, on est en paix ici. »

Je vois sur votre flanc quelques traces de boue séchée, presque émouvantes. Il a dû y avoir un orage et vous en gardez trace. Craquement de la foudre, grondement du tonnerre, écho qui se répercute, trombes d’eau qui s’abattent. Comme ici, mais je tremble, j’ai froid, et j’ai oublié mon parapluie. Remonter le chercher? Non, je n’en ai pas envie. Ma veste est trempée maintenant.

Se mettre à l’abri vite, s’asseoir au bistrot et vous retrouver. Quel plaisir !

Vous avez des pis magnifiques. Blancs, grumeleux ; y en a-t-il six ou huit ? La poche est lourde, presque sensuelle, prête à exploser, à répandre un lait tiède et onctueux, tache claire au milieu de la carte. Vache et mère nourricière.

Le monde des hommes a disparu, avec son grouillement, ses bruits, ses autos et tous ces insectes qui courent, se pressent, se bousculent pour attraper le métro.

Vous êtes là-haut et ruminez lentement. Qui a-t-il alors dans votre tête de vache ? Que digérez-vous avec tant d’application ?

Vos souvenirs d’une autre vie où vous étiez humain parmi les humains et où il vous arrivait de dire « Vache de vie ».

Il faut que j’y aille… Adieu la vache…